[0] SI LES ATHÉNIENS SE SONT PLUS ILLUSTRÉS A LA GUERRE QUE DANS LES LETTRES [1] - - - Plein de sens est le mot adressé par lui aux généraux, ses successeurs, de qui, à l'avance, il avait préparé les triomphes en chassant les Barbares et en affranchissant la Grèce. Ce trait n'aura pas moins de portée, si on l'applique aux écrivains qui se glorifient trop de leurs ouvrages. Supprimez, pourra-t-on leur dire, les héros qui accomplissent les grandes actions, et il n'y aura plus de gens pour les écrire. Oui : supprimez les actes politiques de Périclès, la victoire navale de Phormion près de Rhium, les exploits de Nicias à Cythère, à Mégare et à Corinthe, ceux de Démosthène à Pylos, les quatre cents prisonniers de Cléon, l'expédition maritime de Tolmidas le long du Péloponèse, les Béotiens battus par Myronidès à la journée d'Énophyte; d'un trait vous effacez Thucydide. Supprimez l'entreprise téméraire d'Alcibiade en Hellespont, celle de Thrasylle à Lesbos, le renversement de l'oligarchie consommé par Théramène; supprimez Thrasybule, Archippus, avec les soixante-dix citoyens partis de Phylé qui se révoltent contre la domination des Spartiates, ainsi que Conon faisant de nouveau marcher Athènes sur la mer, et voilà que Cratippe n'existe plus. Quant à Xenophon, il a été lui-même sa propre histoire : car il a écrit ses expéditions et ses succès, qu'il nous apprend, du reste, avoir été réunis sous forme d'annales par le Syracusain Thémistogène. Seulement, pour inspirer plus de confiance en racontant ses faits d'armes comme s'il y était étranger, Xénophon semble faire honneur de son histoire à un autre. Mais lui excepté, tous les historiens, les Clinodèmes, les Diyles, les Philochore, les Phylarque, sont en quelque sorte des acteurs représentant les faits des autres, comme si c'étaient des pièces de théâtre. Ils disposent des exploits des chefs d'armée et des souverains; ils se substituent aux souvenirs de ceux-ci, pour partager jusqu'à un certain point leur éclat et leur illustration. De la personne des héros, en effet, rejaillit et se reflète sur l'historien un rayon de gloire étrangère, en même temps que ses écrits sont comme un miroir dans lequel on voit l'image de leurs actes. [2] Entre autres arts nombreux dont cette ville a été la mère et la bienveillante nourrice , ayant découvert les uns et les ayant la première mis en évidence, ayant donné aux autres de la solidité, de la considération et des développements, c'est la peinture surtout qui lui doit ses progrès et sa gloire. En effet le peintre Apollodore, qui le premier trouva le moyen de fondre les couleurs et de nuancer les dégradations des ombres, était un Athénien. C'est au bas de ses ouvrages que l'on a écrit : "Il sera plus facile de s'en moquer que de les imiter". Après lui parurent Euphranor, Nicias, Asclépiodore, Plisténète, frère de Phidias; et les uns d'entre eux peignirent des généraux remportant des victoires, les autres, des combats, les autres, des demi-dieux. Parmi ces peintres, Euphranor, comparant son Thésée avec celui de Parrhasius, disait que celui de son rival avait été nourri de feuilles de rose, et le sien, de viande de boeuf. Effectivement, le Thésée de Parrhasius est un dameret, dont le teint rappelle assez bien celui de la rose; mais en voyant celui d'Euphranor, on aurait pu dire avec vraisemblance: "Oui : c'est bien là ton sang, magnanime Érechtée ; C'est bien le nourrisson de Pallas". Euphranor avait aussi représenté la charge de cavalerie contre Épaminondas à Mantinée ; et cette peinture semblait faite avec enthousiasme. En voici le sujet. Le Thébain Epaminondas, fier et enflé de la victoire de Leuctres, avait voulu profiter de la défaite des Spartiates pour envahir leur territoire et écraser l'orgueil et les prétentions de cette ville. Il entra d'abord dans la contrée avec soixante-dix mille hommes, la ravagea, et contraignit à la défection les peuples voisins. Ensuite les Spartiates étant rangés en bataille auprès de Mantinée, il leur présenta le combat. Ils ne voulurent ni n'osèrent s'y résoudre, parce qu'ils n'avaient pas reçu le secours qu'ils attendaient d'Athènes. Alors Epaminondas leva le camp au milieu de la nuit à l'insu de tous, et redescendit en Laconie. Peu s'en fallut que dès son arrivée il ne surprît la ville, presque vide de défenseurs, et qu'il ne s'en emparât. Mais leurs alliés avaient été prévenus, et des secours arrivèrent en toute hâte à la ville. Il fit alors semblant de n'être revenu que pour piller et ravager encore la contrée, mais c'était afin de tromper et d'endormir les ennemis. Il décampa nuitamment du territoire de Lacédémone, traversa comme un trait tout le pays intermédiaire, et se représenta à l'improviste devant les Mantinéens, au moment où ils délibéraient avec le plus d'activité pour envoyer du secours à Lacédémone. Il fit aussitôt prendre les armes aux Thébains, et ceux-ci, pleins de confiance en leurs forces, s'élancèrent contre la ville, dont ils cernèrent de tous côtés les remparts. L'effroi était au comble chez les Mantinéens. On criait, on allait et venait, on sentait qu'il était impossible de repousser ces flots d'ennemis qui se pressaient et se précipitaient comme un torrent; et l'on n'imaginait pas que l'on pût être secouru. Dans un moment aussi critique et aussi désespéré, les Athéniens débouchèrent, des hauteurs, dans la plaine de Mantinée. Ne sachant ni la situation critique, ni l'urgence du péril, ils s'acheminaient à loisir. Un des Mantinéens se détacha et courut les prévenir du danger. Bien qu'ils fussent très inférieurs par le nombre à la quantité de leurs adversaires, bien que la marche les eût fatigués, et qu'aucun autre des peuples alliés ne fût arrivé encore, ils n'hésitèrent pas cependant à se ranger en bataille devant ces lignes d'ennemis serrés. Leur cavalerie prend ses dispositions, elle s'élance; et aux portes mêmes de Mantinée, sous les murailles, s'engage un conflit terrible de cavaliers. Les Athéniens sont vainqueurs, et la ville de Mantinée échappe aux mains d'Epaminondas. C'est cette mêlée qu'Euphranor a reproduite sur la toile. On peut voir dans ce tableau l'ensemble de la bataille, et de part et d'autre la vigueur, le courage et l'enthousiasme des combattants. Mais pourtant, je ne crois pas que l'on puisse mettre le talent du peintre en parallèle avec la gloire du général. Qui oserait souffrir qu'au trophée on préférât le tableau, à la réalité ce qui en est la représentation? [3] Simonide, il est vrai, appelle la peinture une poésie muette, et la poésie, une peinture parlante. Les actions que les peintres présentent à nos yeux comme s'accomplissant, les historiens les racontent et les écrivent quand elles sont passées. Si les uns y emploient des couleurs et des figures, les autres usent de mots et de phrases. C'est la matière, en même temps que le mode d'imitation, qui diffère; mais des deux côtés le but est le même ; et le meilleur historien est celui qui reproduit le mieux, comme le ferait une peinture, les émotions et les personnages. C'est à cette fidélité frappante que Thucydide s'efforce constamment d'atteindre dans ses ouvrages. De ses lecteurs il veut faire en quelque sorte des spectateurs. Il veut que les événements se passent sous leurs regards ; il veut qu'en lisant ils éprouvent un saisissement et un trouble égal à celui qu'on ressent par la vue: c'est là sa coquetterie. II nous dépeint, sur les bords escarpés de Pylos, Démosthène rangeant les Athéniens en bataille , Brasidas pressant le pilote de toucher terre, allant et venant sur le tillac; il nous montre ce dernier général criblé de blessures, et s'évanouissant à la partie des deux extrémités du vaisseau où il n'y a point de rameurs; nous voyons les Lacédémoniens livrant sur mer, pour ainsi dire, un combat de terre, et les Athéniens, un combat de mer sur la terre ferme. Ailleurs, dans la guerre de Sicile, Thucydide nous fait voir deux armées qui sont aux prises dans un engagement naval dont l'issue est douteuse; il nous fait éprouver une angoisse profonde et des dispositions d'esprit analogues aux diverses dispositions prises par les combattants. Nous croyons être, de nos personnes mêmes, associés à la lutte; et l'illusion est telle, que nous en partageons les alarmes et les émotions : tant il y a d'art dans la manière dont l'historien dispose et présente les événements. Bref, sa plume est devenue un pinceau. Et pourtant, de même qu'il ne serait pas convenable de mettre les peintres sur la même ligne que les généraux, il ne le serait pas non plus d'y mettre les historiens. Le gain de la bataille de Marathon fut annoncé, selon l'historien Heraclide du Pont, par Thersippe d'Éroée; selon le plus grand nombre, par Euclès, qui se mit à courir en armes et tout bouillant encore de la bataille. Il vint tomber au seuil de l'enceinte qui réunissait les chefs de l'état, n'eut que le temps de dire : « Soyez joyeux : nous le sommes! » et il expira sur-le-champ. Euclès, du moins, venait annoncer en personne le succès d'une bataille où il avait figuré comme champion. Maintenant, supposez que d'une éminence ou d'un lieu d'observation, quelque chevrier, quelque pâtre eût été de loin spectateur du combat, et qu'après avoir suivi jusqu'au bout cette action si grande et si fort au-dessus de tout ce qu'on peut dire, il se fût rendu à la ville comme un messager ordinaire, sans aucune blessure et non épuisé par la perte de son sang; supposez qu'ensuite il y eût réclamé les récompenses qui furent décernées à Cynégire, à Callimaque, à Polyzèle, sous prétexte qu'il avait annoncé les brillants faits d'armes, les blessures et la mort de ces généraux; est-ce qu'une semblable prétention n'aurait pas été regardée comme le comble de l'impudence ? A celui qui leur apporta la nouvelle de la victoire de Mantinée, décrite par Thucydide, les Lacédémoniens envoyèrent, dit-on, pour toute récompense de cet heureux message, une portion de viande prise sur leur repas en commun. Or les historiens sont des espèces de messagers à périodes sonores. Ils tâchent d'égaler par leurs paroles la beauté et la puissance des faits; et ils ont droit à quelque reconnaissance de la part de ceux qui les lisent et les consultent les premiers. Mais ce qui est incontestable, c'est qu'on n'accorde d'éloge à leurs relations et à ce qu'ils écrivent qu'en considération des héros dont ils ont proclamé les succès. Car ce ne sont pas les récits qui font les grands exploits, ce ne sont pas des narrations que l'on veut connaître. [4] A quoi tient le charme et le prix qu'on attache à la poésie ? A ce que ses fictions ressemblent à des événements qui ont eu lieu. Ainsi le dit Homère : "Il donnait au mensonge un air de vérité". On rapporte qu'un des amis de Ménandre lui dit un jour : "Ménandre, les fêtes de Bacchus approchent, et tu n'as pas encore composé ta comédie!" "Vraiment, oui," répondit Ménandre, "ma comédie est faite : j'en ai disposé le plan, je n'ai plus qu'à la mettre en vers." C'était dire, qu'en poésie même on regarde le fond des choses comme plus nécessaire et plus capital que la manière de les exprimer. Corinne voyant Pindare qui, encore jeune, donnait l'essor à la magnificence de son langage, lui reprocha de ne rien entendre à son art, puisqu'il ne composait point de fictions, ce qui est vraiment l'oeuvre de la poésie. « Les mots,» lui disait-elle, « les figures, les périphrases, le nombre, la cadence, ne sont que des accessoires, agréables sans doute, mais subordonnés aux choses. » Aussi Pindare, ayant tenu compte de l'observation, composa-t-il l'ode qui commence ainsi: "Dois-je chanter Ismène, ou Mélia, si fière De sa quenouille d'or, Ou Cadmus ? Le saint nom de Sparte la guerrière, Ou d'Alcide au bras fort"? Il montra ensuite sa pièce à Corinne, qui lui dit en souriant : "C'est avec la main. qu'il faut semer, et non pas à plein sac". Pindare, en effet, avait répandu jusqu'à profusion dans cette ode les souvenirs de la mythologie. Il est bien vrai que la fiction est l'âme de la poésie, comme l'a dit Platon. Mais la fable ne consent à être un recueil de mensonges, qu'à la condition que ces mensonges ressembleront à des vérités : voilà pourquoi elle reste à une si grande distance des actes réels. Ce que les discours sont aux faits, la fable l'est aux discours : elle n'est qu'une image, qu'une représentation ; de sorte qu'entre les historiens qui reproduisent les événements et ceux qui en inventent d'imaginaires, il y a autant d'intervalle qu'entre ceux qui accomplissent les actions et ceux qui les racontent. [5] Athènes ne compte de poète illustre ni dans l'épopée ni dans le genre lyrique. Cinésias, en effet, semble n'avoir aucun mérite comme poète dithyrambique : il manque de fécondité et d'éclat. Les auteurs de comédies l'ont raillé, tourné en ridicule, et il n'a pas en partage un renom bien heureux. Pour ce qui est de la poésie dramatique, les Athéniens regardaient la comédie comme un genre si bas et si odieux, qu'une loi défendait à tout membre de l'Aréopage de composer des comédies. La tragédie, au contraire, y fut florissante, et jouissait d'une grande popularité. Nul spectacle ne frappait alors d'une plus grande admiration les yeux et les oreilles. Il s'y déployait des récits et des situations pathétiques, qui avaient tout le charme de la vraisemblance ; ce qui a fait dire à Gorgias, "que l'auteur de cette fiction reste plus dans le vrai que celui qui ne trompe pas, et que celui qui s'y laisse prendre fait preuve de plus d'intelligence que celui qui y résiste." Le trompeur est plus honnête en effet, parce qu'il a annoncé le genre de son oeuvre; celui qui s'est laissé prendre à l'illusion est plus intelligent, parce qu'il faut n'être pas sans esprit pour être sensible aux charmes du langage. Eh bien, quelle utilité ces tragédies magnifiques ont-elles donc procurée aux Athéniens? Peut-on en comparer le profit à la prudence de Thémistocle, qui entoure la ville de remparts; à la sollicitude de Périclès, qui embellit l'Acropole; à la valeur de Miltiade, qui affranchit l'Attique, de Cimon, qui lui assure la prépondérance? S'il en est réellement ainsi, et que l'habileté d'Euripide, l'éloquence de Sophocle, le style pompeux d'Eschyle aient préservé Athènes de quelque malheur, ou bien aient contribué à son illustration, c'est alors qu'il y aura véritablement justice à établir un parallèle entre leurs oeuvres et les trophées militaires, à mettre le théâtre sur le même niveau que la tente du général d'armée, à comparer les théories de l'art avec les exploits des guerriers. [6] Voulez-vous que nous introduisions des deux parts les personnages, apportant eux-mêmes des marques, des échantillons de leur puissance respective, et que nous leur ménagions successivement une entrée? De ce côté donc, voyons s'avancer les poètes au son des flûtes et des lyres. Ils chantent, et disent : "Sur les lèvres n'ayons que mots de bon augure. Qu'il s'éloigne des choeurs célébrés en ces lieux Celui qui n'entend rien à nos discours pieux, Le profane, à la bouche impure, Qui, danseur ou chanteur, Muses, dans vos mystères Ne figura jamais; que le mange-taureaux, Bacchus, n'initia jamais, près de Paros, A ses entretiens solitaires" {Aristophane, Les grenouilles}. Ils apportent leur attirail, leurs masques, leurs autels, leurs machines mobiles, leurs trépieds, prix de victoires. Voici les acteurs tragiques qui leur servent d'interprètes, les Nicostrate, les Callipide, les Menisque, les Théodore, les Polus : qu'ils soient tous réunis. Entre leurs mains la tragédie est comme une femme de condition riche ; ils la couvrent de parures, ils la mettent sur un char. Ou plutôt, c'est une statue, par eux travaillée à l'encaustique, dorée, enluminée, et à la suite de laquelle ils s'avancent. Derrière eux, c'est une quantité incroyable d'appareils, de masques, de manteaux d'écarlate, de machines de théâtre ; c'est tout un monde difficile à manoeuvrer, un peuple de choristes, de gardes ; enfin un matériel des plus coûteux, qu'ils ont organisé. C'est à la vue de ces dépenses qu'un Spartiate disait non sans raison : «Les Athéniens ont grand tort de se ruiner sérieusement pour des plaisanteries.» Il voulait dire : «ont grand tort de consacrer à des jeux, à des théâtres, l'argent qu'ils devraient employer à l'équipement d'imposantes flottes et aux frais de route de leurs armées.» En effet, si l'on calcule combien leur coûte chaque pièce de théâtre, on verra que le peuple athénien a prodigué plus d'argent pour les Bacchantes, les Phéniciennes, pour les Oedipes, pour Antigone, pour les malheurs de Médée et ceux d'Electre, qu'elle n'en a dépensé dans les guerres par elle soutenues contre les Barbares pour l'empire de la Grèce et pour la liberté. Les généraux souvent faisaient prendre aux soldats des provisions qui n'avaient pas même été présentées au feu, et ils les emmenaient ainsi au combat. Que dis-je! Les capitaines de galères ne donnaient à leur équipage que de la farine, et pour tous mets que des oignons et du fromage, puis ils les embarquaient ainsi. Mais les entrepreneurs des jeux servaient à leurs acteurs des anguilles, des laitues, des jambons , de la moelle, leur donnant ainsi la meilleure chère tant que ceux-ci s'exerçaient la voix au milieu de ce régime tout sensuel. Si ces artistes étaient vaincus, il leur arrivait en outre d'être hués et de devenir un objet de moquerie. Si au contraire ils étaient vainqueurs, ils n'avaient, comme dit Démétrius, ni trépieds ni autres prix des victorieux, et ils donnaient le triste exemple de gens qui ont follement dissipé leur vie et abandonné leurs maisons comme des tombeaux vides. [7] Passons maintenant aux généraux. Voyons-les s'avançant de cet autre côté. A leur approche, il faut réellement se tenir dans un silence respectueux, et de leur présence doivent s'écarter ceux qui n'ont jamais rien fait, qui sont restés étrangers aux affaires civiles comme au métier des armes, ceux dont l'âme abjecte ne saurait se purifier à la pensée d'actes si nobles, ceux que la main d'un Miltiade exterminateur des Mèdes, d'un Thémistocle destructeur des Perses, ne pourrait initier à ces martiales orgies. Troupe belliqueuse, ces nobles chefs s'avancent sur terre par phalanges, sur mer par escadres ; et ils plient sous le poids des dépouilles teintes de sang, sous le poids des trophées. "De ce prélude à coups de lance, Bellone, accepte le début. Nobles héros, que l'on s'élance Où ma main vous montre le but. Des glaives qu'importe l'atteinte! La mort, expiation sainte, Fera de vous autant de dieux. Heureux qui prodigue sa vie Pour le salut de sa patrie, Pour les tombes de ses aïeux!" Remarquons qne c'est Épaminondas qui a défini la mort «une expiation sainte». Il me semble voir aussi leurs Victoires qui s'avancent. Elles ne traînent pas à leur suite un taureau ou un bouc pour trophées; elles ne sont pas couronnées de lierre; elles n'exhalent pas l'odeur de la lie bachique. Non : leurs attributs sont des cités entières, des îles, des continents, des temples érigés à grands frais, des colonies considérablement peuplées; elles sont couronnées de trophées de toutes sortes et de dépouilles; leurs insignes et leurs symboles sont des Parthénons de cent pieds de large, des murailles au Midi, des arsenaux, des propylées, une Chersonèse, une Amphipolis. Marathon escorte la Victoire de Miltiade; Salamine, celle de Thémistocle, laquelle marche sur les débris naufragés de mille vaisseaux. La Victoire de Cimon s'avance, soutenant cent galères phéniciennes prises sur les bords de l'Eurymédon; celle de Démosthène et de Cléôn porte le bouclier de Brasidas pris à Sphactérie, et elle conduit des soldats enchaînés. La Victoire de Conon relève les murailles Athéniennes; celle de Thrasybule ramène de Phylé le peuple affranchi ; les Victoires d'Alcibiade raniment Athènes, rendue chancelante par les désastres de Sicile. Les succès de Néléus et d'Androclès dans la Lydie et la Carie font voir à la Grèce l'Ionie relevée de ses ruines. Demandez à toutes les autres Victoires, quels avantages chacune d'elles a procurés à la république. L'une nommera Lesbos, l'autre, Samos; celle-ci, Chypre; celle-là, le Pont-Euxin; une autre, cinq cents galères ; une autre, dix mille talents : et cela, sans parler de la gloire et des trophées. Ce sont ces exploits que fête la ville ; c'est en leur mémoire qu'elle sacrifie aux Dieux, et non pas à cause des triomphes d'Eschyle et de Sophocle, non plus qu'à cause des succès de l'acteur Carcinus dans la tragédie d'Erope ou d'Astydamas dans celle d'Hector. Le sixième jour du mois de Boédromien est encore aujourd'hui célébré comme une fête, en souvenir de la victoire de Marathon. Le seize du même mois, on répand des libations pour la victoire navale de Chabrias à Naxos. Le douze, c'est un sacrifice d'actions de grâces pour la liberté reconquise : car ce jour-là les bannis revinrent de Phylé. Le trois, c'est l'anniversaire de la victoire de Platée. Le seize du mois Munychion est consacré à Diane, parce que le jour de la bataille de Salamine était celui où brillait la pleine lune. Le douze du mois de Scirrophorion est plus particulièrement saint à cause de la bataille de Mantinée, dans laquelle, les autres auxiliaires ayant été culbutés et mis en fuite, les Athéniens, réduits à eux seuls, remportèrent la victoire, et dressèrent un trophée avec les dépouilles des ennemis, un instant supérieurs. Voilà les triomphes qui ont illustré Athènes et l'ont rendue glorieuse et grande. C'est en raison de tels exploits que Pindare appelle cette ville « le soutien de la Grèce », et non point à cause du relief que donnèrent aux Grecs les tragédies d'un Phrynicus ou d'un Thespis. C'est parce que d'abord, selon les expressions du poète lui-même, "En Artemisium les fils de la cité, Affermirent sa gloire avec sa liberté", et parce qu'ensuite à Salamine, à Mycale, à Platée, ils surent, véritables hommes de bronze, affermir plus solidement encore les bases de la liberté, transmettant cet héritage aux générations à venir. [8] On dira peut-être : Nous accordons que les oeuvres des poètes soient de purs badinages; mais les orateurs ont le droit d'être mis en parallèle avec les généraux. C'est pour cela, apparemment, qu'Eschine raille Démosthène, en disant de lui, "qu'il prétend faire déclarer la tribune un théâtre plus brillant que celui où manoeuvre le général." A ce compte, faudra-t-il donc mettre le discours d'Hypéride célébrant la journée de Platée au-dessus des glorieux exploits d'Aristide dans cette bataille ? La harangue de Lysias contre les Trente au-dessus de l'héroïsme de Thrasybule et d'Archias qui les mirent à mort? Le réquisitoire d'Eschine contre la prostitution de Timarque au-dessus des secours portés aux Byzantins par Phocion, quand celui-ci empêcha que les fils de nos alliés ne devinssent victimes de la brutalité et de l'ivresse des Macédoniens ? Les couronnes publiques décernées à ce libérateur de la Grèce devront-elles subir une comparaison avec le discours de Démosthène pour la Couronne, morceau dont le passage le plus brillant et le plus pathétique est celui où l'orateur jure par les mânes des ancêtres morts à Marathon? Certes il ne s'avise pas de jurer par les rhéteurs qui dans les écoles instruisent les jeunes gens, par les Isocrates, les Antiphons, les Isées. Il jure au nom de ceux que la ville a honorés à ses frais d'une sépulture, au nom de ceux dont elle a recueilli les restes mortels. L'orateur les range au nombre des Dieux ; et il jure par leur mémoire, en sachant bien qu'il ne pourrait pas les imiter. De son côté, Isocrate dit des Athéniens, admirablement braves au milieu des dangers de Marathon, "qu'ils avaient prodigué leur vie comme si elle ne leur avait pas appartenu " ; il préconise leur audace et leur mépris de la mort. Et maintenant, à ce que l'on raconte, quand il est arrivé lui-même à la vieillesse, et qu'on lui demande comment il se porte : Ainsi qu'un homme, répond-il, qui a passé les quatre-vingt-dix ans, et qui estime que la mort est le pire des maux. » En effet, ce n'était pas à aiguiser une épée, à armer de fer le bois d'une lance, à fourbir un casque, à faire partie d'une expédition, à manier la rame, qu'Isocrate avait vieilli , c'était, à opposer des antithèses, à ajuster des membres de phrases bien symétriques et de chute bien pareille, à prendre en quelque sorte le compas et la règle pour façonner et arrondir des périodes. Comment aurait-il pu se faire que le bruit des armes et le conflit des phalanges n'effrayassent pas un homme qui craignait de heurter une voyelle contre une autre, ou de risquer un membre de phrase trop court d'une syllabe ! Voyez Miltiade : après être allé livrer bataille à Marathon, il est rentré le lendemain dans Athènes avec son armée victorieuse. Périclès prend Samos en neuf mois , et il se regarde comme supérieur à Agamemnon, qui ne s'était emparé de Troie qu'au bout de dix ans. Voyez maintenant Isocrate : il ne consacra guère moins de trois Olympiades à écrire son Panégyrique, et durant ce nombre d'années, il ne prit part à aucune expédition militaire, à aucune ambassade, à la fondation d'aucune ville, au commandement d'aucun navire. Et pourtant que de guerres nombreuses cette époque vit éclater! Mais non : pendant le temps que Timothée affranchissait l'Eubée, que Chabrias combattait sur mer à Naxos, qu'Iphicrate, à Léchée, taillait en pièces la légion des Spartiates appelée "Mora", que le peuple, rendant la liberté à toute ville, mettait la Grèce entière sur un pied d'égalité parfaite avec les Athéniens, pendant ce temps, dis-je, notre orateur, installé chez lui, alignait des mots pour composer un livre; et la durée de ce travail égalait celle des opérations de Périclès construisant les Propylées et 1'Hécatompédon. Encore Périclès fut-il l'objet des railleries de Cratinus, qui trouvait que les travaux marchaient avec trop de lenteur, et qui disait à propos de la muraille élevée entre le port et la ville: "Il est vrai qu'en parole elle avance beaucoup, Mais on ne la voit pas, en fait, bouger du tout". Qu'après cela on caractérise cette déplorable petitesse d'esprit d'un rhéteur qui consacre à la composition d'un seul discours la neuvième partie de son existence ! Pour parler maintenant des harangues de Démosthène, serait-ce justice de les comparer aux exploits des généraux? Sa harangue contre Conon, à propos d'un outrage, pourra-t-elle le disputer aux trophées érigés près de Pylos par l'autre Démosthène ? Mérite-t-il autant d'éloges pour le discours adressé par lui à Amathusius, touchant des esclaves, que son homonyme pour les prisonniers qu'il fit sur les Spartiates? Pour sa harangue à propos des étrangers établis à Athènes, qu'Alcibiade pour avoir rattaché les Mantinéens et les Eléens à la ligne organisée contre Lacédémone? Si quelques discours de cet orateur méritent d'être admirés, ce sont les Philippiques, parce qu'il y pousse les Athéniens à agir, et qu'il approuve l'entreprise de Leptine - - -.