[208] APOPHTHEGMES DES LACÉDÉMONIENS. AGASICLÈS. <208a> Agasiclès, roi de Lacédémone, à qui quelqu'un témoignait sa surprise <208b> de ce qu'aimant à s'instruire, il ne prenait pas les leçons du sophiste Philophane, lui répondit : « Je veux être le disciple de ceux dont je suis le fils. » On lui demanda comment un prince qui n'avait point de gardes pouvait régner en sûreté : « C'est, dit-il, en commandant à ses sujets comme un père à ses enfants. » AGÉSILAS LE GRAND. Agésilas le Grand fut élu par le sort roi d'un festin. L'échanson vint lui demander combien de coups il verserait à chaque convive. « Si vous avez beaucoup de vin, lui dit Agésilas, <208c> donnez-en à chacun autant qu'il en voudra ; si vous en avez peu, partagez-le à tous également. » Témoin de la constance avec laquelle un scélérat souffrait les tourments de la question, « Que cet homme, dit-il, est horrible, de mettre tant de courage et de patience dans des souffrances que la honte et le mépris accompagnent! » On louait devant lui un orateur sur son talent à amplifier de petites choses. « Estimeriez-vous, dit-il, un cordonnier qui ferait de grands souliers pour de petits pieds? » Un citoyen lui rappelait souvent une promesse qu'il lui avait faite. « Si la chose est juste, lui dit Agésilas, je vous l'ai promise ; si elle ne l'est pas, j'ai proféré la promesse, mais je n'y ai pas consenti. » <208d> Cet homme ayant répliqué que les rois devaient tenir ce qu'ils avaient promis seulement d'un signe de tête : « Ils n'y sont pas plus obligés, repartit Agésilas, qu'il ne convient à ceux qui les approchent de ne leur demander que des choses justes, et de considérer ce que les occasions et la bienséance permettent aux rois. » Toutes les fois qu'il entendait louer ou blâmer quelqu'un, il voulait qu'on examinât les mœurs de ceux qui donnaient ces louanges ou faisaient ces reproches, autant que celles des personnes dont ils parlaient. Dans un spectacle public que donnait la jeunesse de Sparte, le président des jeux le mit à la dernière place. Quoiqu'il fût déjà désigné roi, il obéit en disant : « Tant mieux, je ferai voir que les places n'honorent point les hommes, <208e> mais les hommes, les places. » Son médecin, dans une maladie, lui prescrivait un régime long et assujettissant. « Si je dois mourir, lui dit Agésilas, tous vos remèdes ne me sauveront pas. » Un jour qu'il sacrifiait un bœuf sur l'autel de Minerve, il fut piqué par un de ces insectes qui ne s'attachent qu'à la misère. Il le prit sans honte, et le tua en présence de tout le monde. « Certes, dit-il, il est doux de se venger, même aux pieds des autels.» <208f> Une autre fois il vit une souris qu'un jeune enfant avait saisie sur une fenêtre, le mordre si fort, qu'elle lui fit lâcher prise, et s'échappa. « Puisqu'un si faible animal, dit-il aux assistants, se venge ainsi de ceux qui veulent lui faire violence, que ne doivent pas faire des hommes? » Lorsqu'il se disposait à faire la guerre au roi de Perse, pour mettre en liberté les colonies grecques d'Asie, il alla consulter l'oracle de Jupiter à Dodone. Il en reçut une réponse favorable, et la fit mander aux éphores, [209] <209a> qui lui mandèrent d'aller consulter aussi l'oracle de Delphes. Il s'y rendit, et lorsqu'il fut dans le temple, il fit ainsi sa demande : « Apollon, n'êtes-vous pas du même avis que votre père ? » Le dieu ayant confirmé par sa réponse celle de Jupiter, il fut nommé général, et partit aussitôt pour cette expédition. » Tissapherne, qui craignait Agésilas, lui avait promis, pour obtenir la paix, de laisser aux villes grecques d'Asie la liberté de se gouverner par leurs lois ; ensuite, ayant fait venir de Perse une puissante armée, il le menaça de la guerre s'il ne sortait d'Asie. Agésilas, ravi de ce manque de foi, fait semblant de marcher en Carie, <209b> et voyant que Tissapherne y rassemblait ses troupes, il change tout à coup sa marche, vient fondre sur la Phrygie, où il s'empare de plusieurs villes, et lève des contributions immenses. Ce fut à cette occasion qu'il dit à ses amis : « C'est une impiété que de violer injustement la foi qu'on a donnée; mais tromper ses ennemis, c'est une action aussi juste et aussi glorieuse qu'elle est douce et utile. » Comme il manquait de cavalerie, il revint à Éphèse, et enjoignit à tous les habitants un peu aisés de lui fournir chacun un homme et un cheval, à condition d'être personnellement exempts du service. Par ce moyen, il eut bientôt rassemblé un grand nombre de chevaux et de bons soldats, au lieu que ces riches citoyens n'auraient formé que de mauvaises troupes. Il disait à cette occasion qu'il avait fait comme Agamemnon, qui, pour avoir une excellente jument, <209c> dispensa un homme opulent et lâche de le suivre à l'armée. Les commissaires chargés de la vente des dépouilles ayant, par son ordre, exposé les prisonniers tout nus, il se présenta beaucoup de monde pour acheter leurs habits ; mais personne ne voulait de ces corps blancs et délicats, qui, toujours nourris à l'ombre, n'étaient propres à rien. Agésilas, qui était présent, dit à ses soldats : «Voilà pour quelles dépouilles vous faites la guerre, et contre quels hommes vous combattez. » Après avoir défait Tissapherne en Lydie, et passé au fil de l'épée une grande partie de ses troupes, il fit librement des courses sur le pays ennemi. Le roi de Perse lui ayant fait offrir une grande somme d'argent, s'il voulait mettre fin à la guerre, il répondit qu'il n'était qu'au pouvoir de Sparte de faire la paix; <209d> que, pour lui, il aimait mieux rendre ses soldats riches, que de s'enrichir lui-même, et qu'il croyait plus glorieux pour les Grecs d'emporter les dépouilles de leurs ennemis que de recevoir d'eux des présents. Mégabates, fils de Spithridate, jeune homme d'une grande beauté, qui se croyait fort aimé d'Agésilas, étant venu à lui pour l'embrasser, ce prince se détourna. Voyant ensuite que Mégabates n'avançait point, il demanda aux officiers qui étaient présents ce qui pouvait l'arrêter ; ils lui dirent qu'il en était lui-même la cause ; qu'après s'être refusé aux avances de ce jeune homme, la crainte l'empêcherait désormais de se rapprocher. <209e> Agésilas, après quelques moments de réflexion, leur dit : « Je ne dois pas chercher à l'attirer. J'aime mieux dompter mes propres désirs que de soumettre la ville la plus puissante, et je trouve bien plus beau de se conserver libre soi-même que d'ôter aux autres la liberté. » Observateur rigide des lois sur tout le reste, il disait qu'une justice trop exacte envers ses amis était un prétexte pour ne pas les obliger. On rapporte de lui une lettre par laquelle il sollicitait auprès d'Hydrius, roi de Carie, la liberté d'un de ses amis, et qui était conçue en ces termes : « Si Nicias est innocent, renvoyez-le ; s'il est coupable, faites-lui grâce à ma considération ; mais quoi qu'il en soit, rendez-lui la liberté. » Tel était ordinairement Agésilas pour ses amis. <209f> Dans une occasion cependant, il consulta plutôt l'utilité publique que l'intérêt particulier d'un ami. Un jour qu'obligé de décamper avec précipitation, il laissait derrière un jeune homme qu'il aimait, et à qui sa maladie ne permettait pas de suivre l'armée, ce jeune homme le conjurait avec larmes de ne pas l'abandonner. Agésilas dit, en se tournant vers lui : « Qu'il est difficile d'être à la fois compatissant et sage ! » Il menait le même genre de vie que les simples soldats. Il ne se permettait jamais le moindre excès dans le boire ni dans le manger ; loin de se laisser maîtriser par le sommeil, il le subordonnait toujours aux affaires. [210] <210a> Il supportait si facilement le froid et le chaud, qu'il était le seul pour qui toutes les saisons de l'année fussent égales. Il plaçait toujours sa tente au milieu des soldats, et n'avait pas un meilleur lit qu'eux. Il avait coutume de dire qu'un prince devait se distinguer de ses sujets, non par le luxe et la mollesse, mais par le courage et la patience à supporter les travaux. Quelqu'un lui demandait quel bien les lois de Lycurgue avaient procuré à Lacédémone : « Elles lui ont appris, répondit-il, à mépriser les plaisirs.» Il dit à un étranger qui lui témoignait sa surprise de ce que lui et tous les Spartiates étaient vêtus et nourris si simplement : « Le fruit que nous recueillons de ce genre de vie est la liberté. » <210b> Un autre l'exhortait à se relâcher un peu de cette vie austère, en lui disant que la fortune ne lui laisserait peut-être pas à l'avenir le temps de le faire. « Je m'accoutume, lui dit Agésilas, à n'avoir jamais besoin, quoi qu'il m'arrive, d'y rien changer. » La vieillesse même ne lui fit rien diminuer de ce régime sévère ; et comme on lui demandait un jour pourquoi, à son âge, et par le froid le plus rigoureux, il allait sans tunique. « C'est, répondit-il, afin que les jeunes gens suivent l'exemple que leur donnent les vieillards et les magistrats. » Il traversait avec son armée les terres des Thasiens, qui lui envoyèrent de la farine, des oies, de la pâtisserie, <210c> d'autres mets recherchés et des vins choisis. Il n'accepta que la farine, et ordonna aux députés de remporter tout le reste, qui lui était absolument inutile. Les Thasiens lui ayant fait de vives instances pour l'engager à tout accepter, il y consentit, et le fit sur-le-champ distribuer aux Ilotes. Comme ils lui en demandèrent la raison, il leur répondit : « Les hommes qui font profession de vertu ne doivent point se permettre ces raffinements de bonne chère ; ce qui attire des esclaves n'est point fait pour des hommes libres. » Les Thasiens, pour reconnaître les grands services qu'il leur avait rendus, lui décernèrent les honneurs divins, <210d> et lui envoyèrent une députation pour lui en faire part. Lorsqu'il eut lu les décrets qui contenaient ces témoignages de leur reconnaissance, il demanda aux députés si leur patrie avait le pouvoir de déifier les hommes. Sur leur réponse affirmative, il leur dit : « Commencez par en faire usage pour vous-mêmes, et alors je croirai que vous pouvez aussi faire de moi un dieu. » Les colonies grecques d'Asie avaient arrêté, par des décrets publics, qu'on lui érigerait des statues dans leurs principales villes. Quand Agésilas le sut, il leur écrivit : « Ne faites de moi aucun portrait, aucune image, ni aucune statue. » Il vit en Asie une maison dont le plancher était fait avec des poutres carrées. Il demanda au maître si, <210e> dans son pays, les arbres avaient naturellement cette forme. Il lui répondit qu'ils étaient ronds. « Eh quoi ! lui dit Agésilas, s'ils naissaient carrés, les arrondiriez-vous pour les employer? » On lui demandait un jour jusqu'où s'étendaient les bornes de la Laconie : « Jusqu'où ce fer peut atteindre, » répondit-il en branlant sa lance. Quelqu'un lui témoignait sa surprise de ce que Sparte n'avait point de murailles : « Voilà, dit-il en montrant les citoyens armés, voilà les murailles de Lacédémone. » Il répondit une autre fois à la même question : « Les villes ne doivent pas avoir pour défense des pierres et du bois, mais la valeur des habitants. » Il exhortait ses amis à faire consister leurs richesses, non dans l'argent, mais dans le courage et la vertu. <210f> Lorsqu'il voulait hâter les travaux des soldats, il mettait le premier la main à l'ouvrage, à la vue de tout le monde. Il mettait sa gloire à ne le céder à personne pour le travail, et à être plus maître de soi-même que de ses sujets. Quelqu'un voyant un Lacédémonien boiteux prêt à partir pour une expédition, cherchait pour lui un cheval. « Ne savez-vous point, lui dit Agésilas, qu'il ne faut pas à la guerre des gens qui fuient, mais qui tiennent ferme dans leur poste ? » Il répondit à ceux qui lui demandaient comment il avait acquis une si grande gloire : « En méprisant la mort. » On lui demandait pourquoi les Spartiates marchaient à l'ennemi au son des instruments : [211] <211a> « C'est, dit-il, afin qu'en les faisant marcher en cadence, on puisse distinguer les timides et les braves. » Quelqu'un vantait devant lui le bonheur du roi de Perse, qui était encore fort jeune : « Priam, à son âge, dit Agésilas, n'avait pas encore été malheureux. » Après avoir soumis une grande partie de l'Asie, il résolut de marcher contre le roi de Perse lui-même, et de troubler un repos dont ce prince abusait pour corrompre les orateurs de la Grèce. Mais, rappelé par les éphores à la défense de Sparte, menacée par les autres peuples de la Grèce qu'excitait l'argent du roi de Perse, il dit <211b> qu'un bon prince devait obéir aux lois; et il partit aussitôt de l'Asie, emportant les regrets de toutes les colonies grecques qui y étaient établies. Comme la monnaie des Perses avait pour empreinte un archer, il dit, en décampant, qu'il était chassé de l'Asie par trente mille archers du roi de Perse. En effet, ce prince avait envoyé, par Timocrate, un pareil nombre de dariques à Thèbes et à Athènes, pour être distribuées aux orateurs, qui, à ce prix, engagèrent les autres Grecs à déclarer la guerre aux Spartiates. Voici la lettre qu'Agésilas écrivit à cette occasion aux éphores : « Agésilas aux éphores, salut. « Nous avons soumis une grande partie de l'Asie, mis en fuite les Barbares, et fait <211c> dans l'Ionie de grands préparatifs de guerre. Mais puisque vous m'ordonnez de me rendre à Sparte à jour marqué, je suivrai de près ma lettre ; je voudrais même pouvoir la prévenir. Je commande, non pour moi-même, mais pour ma patrie et pour ses alliés. Un général ne l'est véritablement, et avec justice, que lorsqu'il agit sous la dépendance des lois, des éphores, et de tous les autres magistrats. » Lorsque après le passage de l'Hellespont, il eut à traverser la Thrace, il ne voulut point en demander la permission à ces peuples barbares ; il leur fit dire seulement s'ils voulaient qu'il passât sur leurs terres en ami ou en ennemi. Ils lui laissèrent tous le passage libre, et l'accompagnèrent même, par honneur, sur leur territoire, à l'exception de ceux de la Troade, a qui Xerxès avait, dit-on, acheté le droit de traverser leur pays, et qui demandèrent à Agésilas cent talents d'argent et autant de femmes. Agésilas leur répondit en se moquant d'eux : <211d> «Que ne venez-vous tout de suite les chercher?» En même temps il marche contre eux, leur livre bataille, les met en fuite, et, après leur avoir tué beaucoup de monde, il continue sa route. Le roi de Macédoine, à qui il fit faire la même demande qu'aux peuples de la Thrace, répondit qu'il en délibérerait. « Qu'il délibère à son aise, dit Agésilas ; en attendant, nous passerons. » Le roi, surpris de sa fierté, et n'osant se mesurer avec lui, le laissa passer librement. Il ravagea les terres des Thessaliens, alliés des ennemis de Sparte, <211e> et députa à Larisse Xénoclès et Scytha, pour proposer aux habitants de faire alliance avec les Lacédémoniens. Ceux de Larisse se saisirent des députés, et les mirent en prison. Toute l'armée, pleine d'indignation, voulait qu'Agésilas mît le siége devant la ville. Il répondit qu'il ne s'exposerait pas, pour la conquête même de toute la Thessalie, à perdre un seul de ces députés; et il négocia pour qu'on les lui rendît tous les deux. Lorsqu'il apprit que, dans une bataille donnée auprès de Corinthe, où les Spartiates n'avaient perdu que peu de monde, il avait péri un grand nombre d'Athéniens et d'autres alliés, au lieu de se réjouir ou de tirer avantage de cette victoire, <211f> il dit en poussant un profond soupir : «Malheureuse Grèce, qui vient de faire périr de ses propres mains ce qui suffirait de soldats pour soumettre tous les Barbares !» Pressé par la cavalerie pharsalienne, qui incommodait fort son armée, il l'attaqua avec cinq cents chevaux, et la mit en déroute. Il fît élever au pied du mont Narthacium un trophée pour cette victoire, qu'il préférait à toutes celles qu'il avait remportées jusqu'alors, parce qu'avec sa cavalerie seule il avait vaincu la nation qui avait le plus de confiance dans la sienne. [212] <212a> Diphridas étant venu de Sparte lui porter l'ordre d'entrer à l'heure même en Béotie, il obéit, quoiqu'il eût remis à faire cette expédition en un autre temps, et avec des troupes plus nombreuses. Il fit donc venir vingt mille hommes de l'armée qui campait auprès de Corinthe, entra dans la Béotie, attaqua près de Coronée les armées réunies d'Athènes, de Thèbes, d'Argos, de Corinthe et de Locres, et remporta la victoire. Il reçut plusieurs blessures dans ce combat, l'un des plus mémorables de ce temps-là, au témoignage de Xénophon. Lorsqu'il fut de retour à Sparte, tant de succès et de victoires ne lui firent rien changer à sa manière de vivre. Comme il vit que quelques citoyens tiraient vanité des chevaux <212b> qu'ils entretenaient, il engagea Cynisca, sa sœur, à monter sur un char, pour aller disputer le prix de la course aux jeux olympiques. Il voulait montrer aux Grecs que ces combats ne prouvaient aucune valeur, mais seulement de l'opulence. Il avait attiré auprès de lui le sage Xénophon, pour qui il avait la plus grande estime. Il le détermina à faire venir ses enfants à Lacédémone, pour y être élevés, et y apprendre la plus belle des sciences, celle d'obéir et de commander. On lui demandait un jour pourquoi les Spartiates étaient <212c> les plus heureux de tous les peuples : « C'est, répondit-il, parce qu'ils s'exercent plus que tous les autres peuples à la science d'obéir et de commander. » Après la mort de Lysandre, Agésilas, qui savait que cet homme ambitieux, à son retour d'Asie, avait formé contre lui une faction considérable, résolut de le démasquer et de le faire connaître tel qu'il avait été pendant sa vie. Il avait trouvé chez lui une harangue que Cléon d'Halicarnasse avait composée, qui devait être prononcée devant le peuple par Lysandre, et dont le but était de changer la constitution actuelle de Lacédémone. Agésilas voulait la lire en pleine assemblée ; mais un des anciens à qui il l'avait communiquée, craignant que l'art avec lequel elle était écrite ne fît impression sur les esprits, lui conseilla de ne pas troubler les cendres de Lysandre, <212d> et d'ensevelir plutôt ce discours avec lui. Agésilas le crut, et ne fit plus aucune démarche. Quant à ses ennemis secrets, il ne les attaqua point ouvertement ; au contraire, il en fit nommer plusieurs à des charges civiles ou militaires qui les obligeaient de l'accompagner, et prouva qu'ils s'étaient mal conduits dans l'exercice de leur pouvoir. Lorsque ensuite ils furent traduits en justice, il se rendit leur défenseur, et par ce moyen, il se les attacha si fortement, qu'il n'eut plus un seul ennemi à Lacédémone. Quelqu'un le priait d'écrire à ses amis d'Asie, pour lui faire obtenir une chose qu'il disait juste : « Mes amis, lui dit Agésilas, n'ont pas besoin que je leur écrive pour rendre la justice. » <212e> On lui montrait les murailles d'une ville, en lui demandant s'il ne les trouvait pas bien belles : «Assurément, dit-il, et faites bien plutôt pour des femmes que pour des hommes. » Un Mégarien parlait fort avantageusement de sa patrie. « Mon ami, lui dit Agésilas, vos discours supposent une grande puissance. » Il ne se souciait pas même de connaître ce qui faisait l'admiration des autres. Callipidas, célèbre acteur tragique, jouissait à ce titre d'une grande considération dans la Grèce. La première fois qu'il vit Agésilas, il l'aborda familièrement, <212f> et se mêlant avec fierté parmi ceux de sa suite, il affectait de se montrer au prince, dans l'espérance qu'il en recevrait quelque témoignage d'estime et de bienveillance. Comme il vit qu'Agésilas ne lui disait rien : «Eh quoi! prince, lui dit-il, est-ce que vous ne me connaissez pas? est-ce que vous n'avez pas entendu parler de moi? » Agésilas lui dit, en le regardant froidement : « N' êtes-vous pas le comédien Callipidas? » [213] <213a> Le médecin Ménécrate, à qui la guérison de plusieurs maladies désespérées avait fait donner le surnom de Jupiter, fier de ce titre, osa écrire à Agésilas en ces termes : Ménécrate-Jupiter, au roi Agésilas, salut. Agésilas, sans lire la lettre, lui récrivit sur-le-champ : Agésilas roi, à Ménécrate, santé. Conon et Pharnabaze, qui commandaient l'armée navale des Perses, étant maîtres de la mer, assiégeaient la côte maritime de la Laconie, et les Athéniens fortifiaient leur ville avec l'argent que Pharnabaze leur fournissait. Alors les Lacédémoniens <213b> firent la paix avec le roi de Perse, et députèrent vers Téribase un de leurs concitoyens nommé Antalcidas, chargé de remettre sous la puissance de ce général les villes grecques d'Asie, pour la défense desquelles Agésilas avait tant combattu : démarche honteuse dont le blâme ne peut retomber sur ce prince. C'était Antalcidas qui, ennemi déclaré de ce grand homme, voulait la paix à quelque prix que ce fût, parce que la guerre augmentait beaucoup le crédit et la gloire d'Agésilas. Quelqu'un ayant dit à cette occasion que les Lacédémoniens persisaient, il répondit que c'était plutôt les Perses qui laconisaient. Interrogé quelle vertu il croyait préférable, de la force ou de la justice, il répondit <213c> que la force, sans la justice, était inutile, et que si tous les hommes étaient justes, on n'aurait pas besoin de force. Les Grecs d'Asie avaient coutume d'appeler le roi de Perse, le grand roi : « Comment, dit Agésilas, est-il plus grand que moi, s'il n'est ni plus juste, ni plus sage? » Il disait de ces mêmes Grecs, qu'ils ne savaient pas être libres, mais qu'ils étaient de bons esclaves. Quelqu'un lui demandait quel était le plus sûr moyen de se faire estimer : « C'est, répondit-il, de dire et de faire ce qu'il y a de meilleur. » Il disait qu'un général devait être plein d'audace contre ses ennemis, et de bienveillance pour ses soldats. On lui demandait ce qu'il fallait enseigner aux enfants : <213d> « Les choses, dit-il, dont ils feront usage quand ils seront hommes. » Dans un procès dont il était juge, l'accusateur avait très bien parlé, et l'accusé, qui se défendait mal, répétait à tout moment : « Agésilas, il faut que le prince vienne au secours des lois. Eh quoi ! lui dit Agésilas, si on avait abattu votre maison, ou qu'on vous eût enlevé votre habit, attendriez-vous que votre architecte ou votre tailleur vinssent à votre secours ? » Quand la paix eut été conclue, Artaxerxés écrivit à Agésilas une lettre qui lui fut remise par un Perse venu à Sparte avec le Lacédémonien Callias, et dans laquelle ce prince lui offrait son amitié. Agésilas ne voulut pas recevoir la lettre, et chargea l'envoyé de dire à son roi <213e> qu'il n'avait pas besoin de lui écrire en particulier ; que s'il était dans des dispositions favorables pour Sparte et pour la Grèce, Agésilas serait le meilleur de ses amis : « Mais, ajouta-t-il, si je découvre qu'il ait de mauvais desseins contre nous, qu'il ne se flatte pas de m'avoir jamais pour ami, quand il m'accablerait de ses lettres. » Il aimait si tendrement ses enfants, qu'il partageait leurs amusements, et allait avec eux à cheval sur un bâton. Un de ses amis l'ayant surpris dans cette posture, il lui dit de n'en parler à personne, avant d'être lui-même devenu père. Il était presque toujours en guerre avec les Thébains ; et comme il fut blessé dans un de ces combats, Antalcidas lui dit : <213f> « Vous recevez un beau salaire des Thébains, pour leur avoir appris malgré eux à faire la guerre. » En effet, on prétend que les Thébains ne furent jamais plus belliqueux que dans ce temps-là, à cause des fréquentes expéditions des Lacédémoniens contre eux. Aussi l'ancien Lycurgue avait-il défendu par ses lois qu'on fit souvent la guerre aux mêmes ennemis, de peur qu'on ne leur apprît à la faire. [214] Agésilas ayant su que les alliés de Sparte trouvaient mauvais que dans toutes les expéditions ils fussent obligés de marcher sous les ordres des Lacédémoniens, <214a> beaucoup moins nombreux qu'eux, il voulut les convaincre que le nombre des Spartiates était bien plus grand qu'ils ne croyaient. Il fil mettre d'un côté tous les alliés pêle-mêle, et de l'autre, les seuls Lacédémoniens. Ensuite il dit au héraut de faire lever d'abord les potiers de terre, puis les forgerons, après eux les architectes et les maçons, et ainsi de suite tous les autres artisans. Les alliés se levèrent presque tous, et il ne se leva pas un seul Lacédémonien, car les lois leur défendaient d'exercer aucun art mécanique. Alors Agésilas dit en souriant aux alliés : <214b> « Vous voyez combien nous fournissons plus de soldats que vous. » Après la bataille de Leuctres, un grand nombre de Lacédémoniens qui avaient pris la fuite devaient, selon les lois, être déclarés infâmes. Les éphores voyant que si on les punissait à la rigueur, la ville n'aurait plus de soldats, et elle en avait le plus grand besoin, cherchaient un expédient pour abolir la peine d'infamie, sans cependant porter ouvertement atteinte aux lois. Ils chargèrent Agésilas de faire à ce sujet telle loi qu'il jugerait à propos. Il se rendit donc sur la place publique, où il parla ainsi : « Je ne ferai point de nouvelles lois, et je me garderai bien de rien changer, ni ajouter ou retrancher aux anciennes. J'ordonne donc qu'à compter de demain, toutes nos lois soient en vigueur.» <214c> Épaminondas, à la tête des Thébains et des alliés enflés de leur victoire, venait, comme un orage terrible, fondre sur Lacédémone. Agésilas, qui n'avait avec lui que très peu de monde, l'empêcha d'entrer dans la ville, et le força même de s'éloigner. A la bataille de Mantinée, il conseilla aux Lacédémoniens de négliger tous les autres combattants, pour s'attacher au seul Épaminondas. Il disait à cette occasion qu'il n'y avait de véritablement braves que les gens prudents; qu'eux seuls décidaient de la victoire. « Si donc, ajoutait-il, nous faisons périr Épaminondas, nous serons facilement maîtres des autres, qui n'ont ni bon sens, ni prudence. » L'événement justifia sa précaution, car au moment qu' Épaminondas, déjà vainqueur, mettait en fuite les ennemis, <214d> et se retournait pour rappeler les siens, un Spartiate le frappa d'un coup mortel. Les troupes d'Agésilas le voyant blessé, revinrent à la charge, et les Thébains ne se défendirent plus avec la même ardeur, tandis que les Spartiates redoublèrent de courage ; et la victoire demeura indécise. Lacédémone manquait d'argent pour payer les troupes étrangères qu'elle avait à sa solde. Agésilas, que le roi d'Egypte appelait à son secours, s'engagea au service de ce prince, moyennant une somme dont ils convinrent. La simplicité de son habillement le fit mépriser des Égyptiens. Ces peuples, qui avaient des rois l'idée la plus fausse, s'attendaient à voir le roi de Sparte <214e> aussi magnifiquement vêtu que celui de Perse. Mais Agésilas leur fit bientôt voir que c'est dans la prudence et le courage que consistent la gloire et la puissance. Il s'était aperçu que les troupes qu'il devait commander étaient effrayées de leur petit nombre, et de la multitude des ennemis, dont l'armée montait à deux cent mille hommes. Il s'avisa donc, avant le combat, d'une ruse secrète, pour relever leur courage. Il écrivit sur sa main gauche le mot victoire: ensuite, ayant pris <214f> des mains du prêtre le foie de la victime, il le mit dans sa main, et affectant un air rêveur et pensif, il l'y tint assez longtemps pour que les caractères tracés dans sa main pussent s'imprimer sur le foie. Alors il le montre à ses soldats, et leur dit que c'est un présage assuré que les dieux leur donnent de la victoire. Les troupes ne doutent plus du succès, et remplies de confiance, ne demandent qu'à combattre. Les ennemis se voyant très supérieurs en nombre, travaillèrent à enfermer le camp des Égyptiens. Nectabanis (c'était le roi d'Egypte) voulait sortir des lignes pour livrer la bataille. Agésilas lui dit qu'il n'avait garde de s'opposer à l'égalité que les ennemis allaient mettre entre les deux armées. [215] <215a> Lorsque les deux bouts du retranchement furent près d'être joints, il rangea ses troupes en bataille vis-à-vis l'ouverture qui restait encore; et par ce moyen, combattant à nombre égal, il mit en fuite, avec le peu de monde qu'il avait, cette armée si nombreuse, en fit un grand carnage, et envoya à Lacédémone des sommes considérables. Il tomba malade dans son voyage d'Égypte à Lacédémone ; et comme il était sur le point de mourir, il pria ses amis de ne lui ériger aucune statue, ni aucune espèce de monument : « Car, ajouta-t-il, si j'ai fait de belles actions, elles me serviront de trophée ; autrement, toutes les statues, ouvrages de la main des hommes, ne sauraient éterniser ma mémoire. » AGÉSIPOLIS. <215b> Agésipolis, fils de Cléombrote, dit, en apprenant que Philippe avait en peu de temps pris et détruit la ville d'Olynthe : « Il ne pourrait en plusieurs années en rebâtir une pareille. » Quelqu'un lui reprochait qu'étant déjà roi, il avait été donné en otage avec plusieurs autres jeunes gens, au lieu de leurs enfants et de leurs femmes. « Cela était juste, répondit-il ; les fautes doivent être expiées par ceux qui les ont commises. » Il voulait faire venir des chiens de Sparte ; et quelqu'un lui ayant dit qu'on n'en laissait pas sortir de la ville, il répondit : « Les hommes n'en sortaient pas non plus autrefois, et ils le font aujourd'hui. » AGÉSIPOLIS, fils de Pausanias. <215c> Agésipolis, fils de Pausanias, sur l'offre que les Athéniens lui faisaient de prendre les Mégariens pour arbitres de leurs différends, leur répondit : « Il serait honteux Athéniens, que deux peuples qui commandent au reste de la Grèce connussent moins ce qui est juste que des Mégariens.» AGIS, fils d'Archidamus. Agis, fils d'Archidamus, reçut ordre des éphores de prendre avec lui un certain nombre de jeunes citoyens, et de suivre un homme qui avait promis de les introduire dans la citadelle de sa ville. <215d> « Est-il prudent, leur dit Agis, de confier un si grand nombre de jeunes gens à quelqu'un qui trahit sa patrie? » On lui demandait à quelle science les Lacédémoniens s'appliquaient davantage : « A celle d'obéir et de commander, » répondit-il. Il disait que les Spartiates ne s'informaient pas si leurs ennemis étaient nombreux, mais seulement où ils étaient. A Mantinée, comme on voulait l'empêcher de combattre, parce que les ennemis étaient trop supérieurs en nombre : « Il faut bien, dit-il, que celui qui veut commander à tout un peuple soit en état de combattre contre des ennemis nombreux. » Quelqu'un lui demandait un jour si les Lacédémoniens étaient bien nombreux : « Assez, répondit-il, pour contenir les méchants. » Il faisait le tour de la ville de Corinthe ; et considérant la hauteur, l'étendue et la force de ses murailles : « Quelles sont, dit-il, les femmes qui habitent dans cette enceinte? » <215e> Un sophiste disait qu'il n'y avait rien de meilleur que la parole : « Tu ne vaux donc rien, lui dit Agis, quand tu ne parles pas? » Les Argiens, après avoir été battus, revenaient fièrement au combat, et la plupart des alliés en paraissaient troublés : « Mes amis, leur dit Agis, si nous qui venons de vaincre, nous éprouvons des sentiments de crainte, que doivent faire ceux que nous avons battus? » Un député d'Abdère, après l'avoir entretenu fort longuement, lui demanda ce qu'il le chargeait de rapporter à ses concitoyens. « Dites-leur, répondit Agis, que tant qu'il vous a plu de parler, je vous ai écouté dans le plus grand silence. » On louait devant lui les Éléens de ce qu'ils observaient la plus exacte justice dans les jeux olympiques. <215f> « Quelle merveille, dit Agis, si dans l'espace de cinq ans, ils sont justes une seule fois ! » Quelqu'un lui disait que des gens d'une famille étrangère lui portaient envie. « Eh bien ! dit Agis, outre leurs maux personnels, ils auront encore à souffrir du bien qui m'arrivera à moi et à mes amis. » Un de ses officiers lui conseillait de laisser un libre passage aux ennemis qui fuyaient. « Comment, lui dit-il, pourrons-nous combattre ceux qui nous résisteront avec courage, si nous n'attaquons pas ceux à qui leur lâcheté fait prendre la fuite? » [216] <216a> Un citoyen proposait pour la liberté de la Grèce des moyens généreux, à la vérité, mais d'une exécution très difficile. « Vos conseils, lui dit Agis, supposent beaucoup de pouvoir et d'argent. » On lui disait que Philippe fermerait aux Spartiates l'entrée de la Grèce. «Il nous suffît, répondit-il, de notre territoire. ». Un député de Périnthe, qui était venu à Lacédémone, tint un très long discours. Lorsqu'il eut fini de parler, il demanda quelle réponse il rendrait aux Périnthiens. « Rien autre chose, lui dit Agis, sinon que tu as eu bien de la peine à finir, et que je n'ai rien répondu. » Il fut envoyé seul, en qualité d'ambassadeur, vers le roi Philippe, et ce prince lui, ayant dit : <216b> « Quoi! vous venez seul? — Oui, lui répondit Agis, seul vers un seul.» Un vieillard de Lacédémone, qui voyait que les anciennes lois avaient perdu de leur vigueur, et que des usages pernicieux en prenaient la place, disait à Agis, déjà vieux, que tout était renversé dans Sparte. «Si cela est, lui dit Agis en badinant, il faut que cette révolution soit naturelle». J'étais encore enfant, que j'entendais dire à mon père qu'à Sparte tout était bouleversé, et son père lui en avait dit autant dans son enfance. Il n'est donc pas étonnant que les choses aillent toujours de mal en pis; ce qui le serait, c'est qu'elles devinssent meilleures ou qu'elles se maintinssent dans le même état. » <216c> On lui demandait comment on pouvait se conserver libre : « En méprisant la mort, répondit-il. » AGIS LE JEUNE. Agis le jeune entendait dire à l'orateur Démade que les épées des Lacédémoniens étaient si courtes, que les joueurs de gobelets les escamotaient sans peine. « C'est pourtant avec nos épées, lui dit Agis, que nous atteignons nos ennemis. » Un méchant homme lui demandait souvent quel était le meilleur d'entre les Spartiates : "C'est, lui dit-il un jour, celui qui te ressemble le moins". AGIS, DERNIER ROI DE SPARTE. Agis, le dernier roi de Lacédémone, s'était laissé prendre à une embuscade. Les éphores le condamnèrent à mort, <216d> sans vouloir seulement l'entendre. Comme on le menait au supplice, il vit un des exécuteurs qui pleurait. « Mon ami, lui dit Agis, ne pleure pas sur moi; condamné injustement, je suis plus heureux que ceux qui me font mourir. » En disant ces mots, il présenta son cou au lacet. ACROTATUS. Acrotatus, après avoir résisté quelque temps à ses parents, qui exigeaient de lui une chose injuste et lui faisaient les plus vives instances, leur parla ainsi : « Tant que j'ai été auprès de vous, je n'ai eu aucune idée de la justice. Maintenant que vous m'avez remis entre les mains de la patrie et des lois, et que vous avez fait tout ce qui était en vous pour m'instruire dans la justice et l'honnêteté, je dois obéir à ces vertus plus qu'à vous-mêmes. <216e> Puisque vous désirez que je pratique ce qui est mieux, et que rien n'est meilleur pour tout homme, et à plus forte raison pour un prince, que de suivre la justice, j'aurai moins d'égard à ce que vous me dites qu'à ce que vous voulez. » ALCAMÈNE, FILS DE TÉLÉCLUS. On demandait à Alcamène, fils de Téléclus, quel était pour un prince le plus sûr moyen de conserver son royaume : « C'est, répondit-il, de se mettre au-dessus d'un vil intérêt. » Un autre lui demandait pourquoi il n'avait pas reçu les présents des Messéniens : « C'est, répondit-il, que si je les avais acceptés, je n'aurais pu vivre en paix avec les lois. » Quelqu'un lui disait qu'il vivait bien frugalement pour la fortune qu'il avait. <216f> « Quelque riche qu'on soit, répondit-il, il est beau de vivre d'après ce que la raison prescrit, et non d'après ses désirs. » ANAXANDRIDAS. Anaxandridas, fils de Léon, disait à un homme qui supportait avec peine son exil : «Mon ami, il ne faut pas s'affliger d'être éloigné de sa patrie, mais de l'être de la justice. » Un étranger parlait aux éphores sur un sujet intéressant, mais il le faisait trop longuement : « Mon ami, lui dit Anaxandridas, vous employez sans nécessité une chose nécessaire. » On lui demandait pourquoi les Lacédémoniens faisaient labourer leurs terres par les Ilotes, au lieu de les cultiver eux-mêmes. [217] <217a> « Nous les avons, répondit-il, non pour avoir soin d'eux, mais pour pouvoir nous soigner nous-mêmes. » Quelqu'un lui disait que l'estime publique était à charge, et que celui qui n'en faisait aucun cas était heureux. « A votre compte, lui dit Anaxandridas, les scélérats seront heureux, car un sacrilège, un malfaiteur, ne font aucun cas de l'estime publique. » Un autre lui demandait pourquoi les Spartiates, dans les combats, s'exposaient si courageusement aux dangers. « C'est, répondit-il, que quoiqu'ils estiment la vie, ils ne craignent pas, comme les autres, de la perdre. » On lui demandait pour quelle raison, dans les causes capitales, les sénateurs employaient plusieurs jours à discuter l'affaire, et que l'accusé, lors même qu'il était absous, restait toujours sous la main de la justice. <217b> « Les juges, répondit-il, discutent l'affaire pendant plusieurs jours, parce que, dans les jugements à mort, l'erreur est sans remède ; mais l'accusé reste toujours sous le pouvoir des lois, parce qu'elles permettent de revenir sur le jugement et de le réformer. » ANAXANDRE. On demandait à Anaxandre, fils d'Eurycrate, pourquoi les Spartiates n'avaient pas de trésor public : « C'est, dit-il, de peur que ceux qui seraient préposés à sa garde ne fussent exposés à se corrompre. » ANAXILAS. Quelqu'un lui témoignait sa surprise de ce que les éphores ne se levaient pas <217c> devant les rois, par qui ils étaient établis. « C'est, dit-il, par la raison qu'ils sont éphores.» ANDROCLIDAS. Androclidas, tout estropié qu'il était, se présenta pour être enrôlé. Et comme on ne voulait pas l'inscrire, à cause de ce défaut naturel : « Il ne faut pas, dit-il, pour combattre, un homme qui fuie, mais qui tienne ferme contre les ennemis. » ANTALCIDAS. Lorsque Antalcidas se faisait initier aux mystères de Samothrace, le prêtre lui demanda quel était le plus grand crime qu'il eût fait dans sa vie. « Si j'en ai commis quelqu'un, répondit-il, les dieux le savent. » <217d> Un Athénien traitait devant lui les Spartiates d'ignorants. « Nous sommes donc les seuls, lui dit Antalcidas, à qui vous n'ayez pu rien apprendre de mal. » Un autre Athénien lui disait que les Lacédémoniens avaient été souvent repoussés loin du Céphise. « Pour nous, repartit Antalcidas, nous ne vous avons jamais chassés des bords de l'Eurotas. » Quelqu'un lui demandait comment on réussirait à se faire aimer des hommes : « En leur tenant les discours les plus agréables, répondit-il, et en leur rendant les services, les plus utiles. » Un sophiste annonça qu'il allait faire le panégyrique d'Hercule. « Eh ! qui pense à le blâmer? » lui dit Antalcidas. Agésilas ayant été blessé dans un combat contre les Thébains, Antalcidas lui dit : « Vous avez été bien payé d'avoir voulu leur apprendre malgré eux à faire la guerre.» <217e> En effet, on croyait qu'Agésilas, par ses fréquentes expéditions contre eux, les avait beaucoup aguerris. Il disait que Sparte avait pour remparts ses jeunes gens, et pour bornes de son territoire le fer de leurs piques. On lui demandait pourquoi les Lacédémoniens avaient des épées si courtes : « C'est, répondit-il, parce que nous combattons de près l'ennemi. » ANTIOCHUS L'ÉPHORE. Antiochus l'éphore, apprenant que Philippe avait adjugé aux Messéniens les terres qui étaient en litige entre eux et les Spartiates, demanda s'il leur avait donné aussi la force de les défendre contre ceux qui viendraient les attaquer. ARIGÉE. <217f> Arigée entendait des Spartiates louer d'autres femmes que les leurs. «Il ne faut point, leur dit-il, parler légèrement sur le compte des femmes belles et honnêtes ; car leur beauté et leur vertu doivent être inconnues à tout autre qu'à leurs maris. » En traversant la ville de Sélinonte en Sicile, il vit sur un monument l'inscription suivante : "Tandis qu'ils éteignaient l'ardente tyrannie, Aux pieds de Sélinonte ils perdirent la vie". «Vous méritiez de mourir, dit-il, pour avoir voulu éteindre les feux de la tyrannie, au lieu de la laisser se consumer dans les flammes. » [218] ARISTON. <218a> Quelqu'un louait devant Ariston ce mot de Cléomène, qui, interrogé quel était le devoir d'un bon roi, avait répondu qu'il devait faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis. « Mon ami, dit Ariston, il serait bien plus beau de faire du bien à ses amis et de gagner l'amitié de ses ennemis. » Au reste, l'opinion générale est que Socrate a, le premier, proféré cette belle maxime. On demandait à Ariston si les Spartiates étaient bien nombreux : « Assez, répondit-il, pour repousser leurs ennemis. » Un Athénien faisait l'éloge funèbre de ceux de ses concitoyens qui avaient péri dans la guerre contre les Lacédémoniens. <218b> « Que pensez-vous, dit Ariston, que soient nos soldats, qui ont vaincu de pareils hommes? » ARCHIDAMIDAS. Archidamidas entendait louer le roi Charilaüs sur la douceur dont il était envers tout le monde. « Comment, dit-il, peut-on louer à juste titre un homme qui est doux même envers les méchants? » Quelqu'un blâmait devant lui le sophiste Hécatée, qui, admis au banquet public de Lacédémone, y gardait un profond silence. « Ignorez-vous, lui dit Archidamidas, que celui qui sait parler sait aussi le temps où il doit le faire ? » ARCHlDAMUS. <218c> On demandait à Archidamus, fils de Zeuxidamus, quels étaient ceux qui commandaient à Sparte : « Ce sont les lois, dit-il, et les magistrats d'après elles. » Quelqu'un louait devant lui un joueur de flûte, et faisait le plus grand cas de son talent. « Mon ami, lui dit Archidamus, quelle estime réservez-vous aux gens de bien, vous qui louez si fort un musicien? » Un autre lui recommandait un musicien dont il louait fort le talent. « Nous avons chez nous, dit-il, un fort bon cuisinier. » Il montrait par là qu'il ne mettait aucune différence entre les plaisirs qui n'affectent que les sens. On lui offrait un jour du très bon vin. « Pourquoi faire? dit-il; nous en boirons davantage, et il affaiblira nos forces. » <218d> Pendant qu'il campait auprès de Corinthe, il vit sortir des lièvres d'un endroit voisin des murailles de la ville. « Compagnons, dit-il aux soldats, nous nous rendrons facilement maîtres des ennemis. » Deux citoyens l'ayant pris pour arbitre de leurs différends, il les mena dans le temple de Minerve et leur fit jurer qu'ils s'en tiendraient au jugement qu'il allait prononcer. Lorsqu'ils en eurent fait le serment, il leur dit : « J'ordonne que vous ne sortiez point d'ici sans vous être accordés. » Denis, tyran de Sicile, lui avait envoyé des robes de grand prix, <218e> il les refusa, en disant : « Je craindrais que mes filles ne m'en parussent moins belles. » Un jour qu'il voyait son fils combattre avec trop d'audace contre les Athéniens, il lui dit : « Ou ajoute à ta force, ou diminue de ta témérité.» ARCHIDAMUS, FILS D'AGÉSILAS. Archidamus, après la bataille de Chéronée, reçut de Philippe une lettre pleine de fierté, à laquelle il répondit en ces termes : « Si vous mesurez votre ombre, vous ne la trouverez pas plus grande qu'avant votre victoire.» On lui demandait combien les Spartiates avaient de territoire : <218f> « Autant qu'ils peuvent en atteindre avec leurs lances, » répondit-il. Périandre, médecin habile et renommé, faisait de très mauvais vers. «Comment, lui dit Archidamus, étant aussi bon médecin, aimez-vous mieux être appelé mauvais poète? » Lorsqu'on délibérait sur la guerre contre Philippe, quelques citoyens étaient d'avis qu'on en portât le théâtre aussi loin qu'il se pourrait de Lacédémone. « Ce n'est point sur cela, dit-il, qu'il faut délibérer, mais sur les moyens de nous assurer la victoire. » [219] <219a> Comme on le félicitait de l'avantage qu'il avait eu sur les Arcadiens, il dit qu'il serait plus glorieux d'avoir sur eux l'avantage de la prudence que celui de la force. Lorsqu'il entra dans l'Arcadie, il apprit que les Éléens venaient pour la secourir. Il leur écrivit simplement ces mots : ARCIHDAMUS AUX ELËENS. « Le repos est une belle chose. » Dans la guerre du Péloponnèse, les alliés de Sparte demandaient combien il faudrait d'argent, et ils voulaient qu'on déterminât la portion que chacun aurait à fournir. « La guerre, leur dit Archidamus, ne se fait point à un prix fixe. » Lorsqu'il vit le premier trait de batterie qu'on avait apporté de Sicile, il s'écria : « Grands dieux ! la force de l'homme devient inutile. » Les Grecs ne voulaient pas suivre le conseil qu'il leur donnait de renoncer à leur alliance avec Antigonus et Cratère, et de se mettre en liberté. Ils craignaient que les Spartiates ne les traitassent plus durement que les Macédoniens : <219b> « La brebis, leur dit-il, n'a qu'une seule voix, mais l'homme en change souvent, jusqu'à ce qu'il vienne à bout de ce qu'il désire. » ASTYCRATIDAS. Lorsque Agis eut été battu par Antigonus, auprès de Mégalopolis, quelqu'un dit à Astycratidas : « Lacédémoniens, qu'allez-vous faire maintenant? subirez-vous le joug des Macédoniens? — Eh quoi! repartit Astycratidas, Antigonus, par sa victoire, peut-il empêcher que nous ne mourions en combattant pour notre patrie? » BIAS. <219c> Bias était tombé dans une embuscade que lui avait tendue Iphicrate, général des Athéniens. Ses soldats lui demandaient ce qu'il fallait faire. « Rien autre chose, leur dit-il, que de vous sauver, tandis que je vais mourir les armes à la main. » BRASIDAS. Brasidas fut mordu par une souris qu'il avait saisie en mettant la main dans un panier de figues ; il la lâche aussitôt, et dit à ceux qui étaient présents : « Voyez comment le plus petit animal peut sauver sa vie, s'il ose la défendre. » Dans un combat, il fut blessé d'un trait qui perça son bouclier. A l'instant il arrache le trait de sa blessure, et en tue l'ennemi qui l'avait frappé. Lorsqu'on lui demandait comment il avait été blessé, il disait : « C'est mon bouclier qui m'a trahi. » <219d> En partant pour une expédition, il écrivit aux éphores : « Je ferai tout ce que je désire, ou je mourrai. » Il fut tué dans la guerre de Thrace, après avoir mis en liberté les Grecs qui habitaient cette contrée. Les députés envoyés à Sparte pour y annoncer sa mort, vinrent rendre visite à sa mère Argiléonis. La première question qu'elle leur fit fut si Brasidas était mort honorablement. Les députés firent le plus grand éloge de sa valeur, et dirent qu'il n'y avait pas d'aussi brave général que lui. « Vous vous trompez, leur dit-elle; Brasidas avait du courage, mais Sparte a plusieurs citoyens qui valent mieux que lui. » DAMONIDAS. <219e> Damonidas dit au président des jeux, qui, dans un spectacle public, l'avait mis au dernier rang : « Vous avez trouvé le moyen de rendre cette place honorable. » DAMIS. Alexandre avait écrit aux Spartiates de le reconnaître pour un dieu par un décret public. « Nous consentons, dit Damis, qu'Alexandre, puisqu'il le veut, soit appelé dieu. » DAMINDAS. Lorsque Philippe entra les armes à la main dans le Péloponnèse, quelqu'un dit que les Lacédémoniens avaient tout à risquer, s'ils ne faisaient la paix avec Philippe. « Homme lâche, lui dit Damindas, qu'avons-nous à craindre en méprisant la mort ? » DERCYLLIDAS. <219f> Dercyllidas fut député vers Pyrrhus, qui venait de faire entrer ses troupes dans la Laconie, et qui exigeait que les Lacédémoniens reçussent leur roi Cléonyme, avec menaces, s'ils le refusaient, de leur faire voir qu'ils n'étaient pas plus forts que les autres peuples. « Si c'est un dieu, dit Dercyllidas, nous ne le craignons pas, puisque nous n'avons fait aucune injustice; s'il n'est qu'un homme, il n'est pas plus que nous. » DÉMARATE. Quelqu'un témoin de la dureté avec laquelle Oronte traitait Démarate, disait à ce dernier : [220] <220a> « Démarate, Oronte vous traite bien mal. — Il ne me fait point de tort, repartit Démarate ; ce n'est point par des paroles dures qu'on peut nous nuire, mais bien plutôt par des flatteries. » On lui demandait pourquoi les Spartiates notaient d'infamie ceux qui jetaient leur bouclier, et non pas ceux qui abandonnaient leur casque ou leur cuirasse : « C'est, dit-il, qu'on porte ces deux dernières armes pour soi-même, et le bouclier pour l'intérêt général de l'armée. » Il dit, en entendant un musicien jouer de la flûte : « Cet homme, ce me semble, sait assez bien s'amuser. » On lui demandait dans une assemblée si c'était par folie, ou faute d'avoir quelque chose à dire, qu'il gardait le silence. «Un fou, répondit-il, pourrait-il se taire? » <220b> Quelqu'un lui ayant demandé pourquoi il avait été banni de Sparte, dont il était roi : « C'est, dit-il, qu'à Sparte les lois ont plus de force que les rois. » Un Perse qui, à force de présents, avait séduit un jeune homme que Démarate aimait, lui dit qu'il avait gagné son ami. « Non, répondit Démarate, vous l'avez acheté. » Un officier du roi de Perse, qui s'était révolté, rentra dans le devoir à la persuasion de Démarate. Le roi cependant voulait le faire mourir : « Prince, lui dit Démarate, il vous serait honteux de punir, aujourd'hui qu'il est votre ami, un homme dont vous n'avez pu vous venger lorsqu'il était votre ennemi. » <220c> Un parasite du roi le raillait souvent sur son exil. « Mon ami, lui dit un jour Démarate, je ne puis me battre avec toi ; j'ai perdu le rang de ma vie. » ECPREPÈS. L'éphore Ecprepès coupa les deux cordes que le musicien Phrynis avait ajoutées aux sept qui composaient la lyre, en lui disant : « Ne vas-tu pas corrompre la musique? » ÉPENÈTE. Épenête disait que les menteurs étaient la cause de toutes les injustices et de toutes les fautes qui se commettaient. EUBOIDAS. Euboidas entendait quelqu'un louer la femme d'un autre; il l'en blâma, en lui disant <220d> qu'il ne fallait jamais s'entretenir de la femme d'autrui. EUDAMIDAS. Eudamidas, fils d'Archidamus et frère d'Agis, voyant dans l'Académie Xénocrate, déjà vieux, qui conversait avec ses disciples, demanda quel était ce vieillard. On lui dit que c'était un sage du nombre de ceux qui s'appliquaient à la recherche de la vertu. « Eh! quand donc en fera-t-il usage, dit Eudamidas, s'il est encore à la chercher? » Un philosophe disait devant lui que le sage seul était bon général. «Belle maxime, dit-il ; <220e> mais celui qui la débite n'a jamais entendu le son de la trompette. » Il entra dans l'école de Xénocrate au moment où ce philosophe finissait sa conférence. « Comment! dit quelqu'un de la suite d'Eudamidas, il cesse de parler quand nous entrons? — N'a-t-il pas raison, dit Eudamidas, s'il n'a plus rien à dire. — Cependant, reprit l'autre, nous serions bien aises de l'entendre. — Eh quoi! repartit Eudamidas, si nous arrivions chez lui après son repas, l'obligerions-nous de recommencer? » On lui demandait pourquoi seul il était d'un avis contraire à celui de tous les Spartiates qui voulaient qu'on fit la guerre aux Macédoniens. « Je ne veux pas qu'ils attendent à être convaincus par leur propre expérience, qu'ils prennent un mauvais parti. » Un citoyen, pour le déterminer à cette guerre, lui racontait les victoires qu'on avait remportées sur les Perses. <220f> « Conseilleriez-vous à quelqu'un, dit Eudamidas, d'attaquer cinquante loups, parce qu'il aurait vaincu cinq cents brebis? » On lui demanda ce qu'il pensait d'en musicien qui avait été fort applaudi : « Il amuse beaucoup de monde avec bien peu de chose, » répondit-il. On faisait devant lui l'éloge d'Athènes. « Comment, dit-il, peut-on justement louer une ville que personne n'a jamais aimée pour y être devenu meilleur? » Un Argien disait que les Spartiates se corrompaient dans leurs voyages, parce qu'ils négligeaient d'y observer les lois de leur patrie. [221] <221a> «Pour vous, lui dit Eudamidas, loin de vous corrompre à Sparte, vous y devenez meilleurs. » Alexandre avait fait proclamer à Olympie une permission à tous les bannis de retourner dans leur pays, les Thébains seuls exceptés. « Thébains, dit Eudamidas, ce décret est rigoureux pour vous, mais il vous fait bien de l'honneur : vous êtes les seuls qu'Alexandre craigne. » On lui demandait pourquoi les Spartiates, avant de combattre, sacrifiaient aux Muses : « Afin, répondit-il, que nos exploits soient dignement célébrés. » EURYCRATIDAS. Eurycratidas, fils d'Anaxandridas, interrogé pourquoi les éphores jugeaient tous les jours les affaires qui regardaient les contrats, répondit : <221b> « C'est afin qu'à la guerre même, nous observions une bonne foi mutuelle. » ZEUXIDAMUS. Quelqu'un demandait à Zeuxidamus pour quelle raison il n'y avait point à Sparte, sur la valeur, des lois écrites qu'on pût faire lire aux jeunes gens : « C'est, dit-il, pour les accoutumer à être plus attentifs aux actions qu'aux écrits. » Un Étolien disait que la guerre était préférable à la paix pour ceux qui désiraient de signaler leur courage : <221c> « Non, dit Eudamidas, c'est la mort qui pour eux est meilleure que la vie. » HÉRONDAS. Hérondas, étant à Athènes, apprit qu'un citoyen avait été condamné pour cause d'oisiveté ; il demanda à voir un homme qui avait été convaincu du crime d'un homme libre. THÉARIDAS. Pendant que Théaridas aiguisait son épée, quelqu'un lui demanda si elle était bien aiguë : « Plus que la calomnie, » répondit-il. THÉMYSTIAS. Le devin Thémystias avait prédit au roi Léonidas qu'il mourrait aux Thermopyles avec toute son armée. Ce prince voulut l'envoyer à Sparte, <221d> sous prétexte d'y annoncer ce qui devait arriver, mais dans le fait, pour le sauver d'une mort certaine. Il refusa d'y aller, en disant qu'il était venu pour combattre, et non pour servir de courrier. THÉOPOMPE. On demandait à Théopompe comment un roi pouvait assurer sa puissance : « En permettant à ses amis de lui dire la vérité, et en prévenant de tout son pouvoir l'oppression de ses sujets, » répondit-il. Un étranger disait de lui-même qu'on l'appelait dans son pays l'ami des Spartiates. « Il vaudrait mieux, lui dit Théopompe, qu'on vous appelât l'ami de vos concitoyens. » <221e> Un député de la ville d'Élis lui disait qu'on l'avait choisi pour cette députation, parce qu'il était le seul qui vécût comme les Lacédémoniens. « Quel genre de vie est le meilleur, lui dit Théopompe, du vôtre, ou de celui des autres citoyens? — Le mien, répondit le député. — Une ville, reprit Théopompe, où parmi tant d'habitants, il ne se trouve qu'un seul homme de bien, pourrait-elle subsister longtemps? » Quelqu'un disait que Sparte devait sa conservation à la capacité de ses rois pour le gouvernement. « Non, dit Théopompe, c'est à l'obéissance des citoyens. » Il écrivit aux habitants de Pylos, qui lui avaient décerné des honneurs extraordinaires, que le temps affermissait les distinctions modérées, et détruisait celles qui étaient excessives. THÉRYCION. <221f> Thérycion, en retournant de Delphes à Lacédémone, vit les passages de l'isthme de Corinthe occupés par les troupes de Philippe. « Corinthiens, dit-il, le Péloponnèse a en vous de bien mauvais portiers. » THECTAMÈNE. Thectamène, condamné à mort par les éphores, allait au supplice en riant. On lui demanda s'il insultait aux lois de Sparte : « Non, répondit-il, mais je me réjouis d'avoir été condamné à une amende que je puis payer, sans la demander ni l'emprunter à personne. » [222] HIPPODAMUS. <222a> Archidamus, prêt à livrer bataille, voulut envoyer à Sparte Hippodamus et Agis, pour y vaquer à quelques affaires. « Ne mourrai-je pas ici plus honorablement, lui dit Hippodamus, en combattant pour ma patrie?» Il avait plus de quatre-vingts ans. Aussitôt il prend ses armes, se place à la droite du roi, et périt glorieusement dans le combat. HIPPOCRATIDAS. Un satrape de Carie écrivit à Hippocratidas qu'un Spartiate qui avait su un complot contre sa personne ne l'en avait pas averti, et il lui demandait ce qu'il devait faire. « Si vous lui avez rendu quelque service signalé, lui répondit-il, faites-le mourir; sinon, chassez-le de votre gouvernement, comme un homme que sa lâcheté rend incapable de toute vertu. » Un jeune homme poursuivi par quelqu'un qui l'aimait rencontra Hippocratidas, <222b> et rougit à sa vue. « Il ne faut, lui dit ce dernier, s'associer qu'à des personnes avec qui l'on puisse être vu sans changer de couleur. » CALLICRATIDAS. Callicratidas, qui commandait la flotte de Sparte, fut sollicité par les amis de Lysandre de leur accorder la mort d'un de leurs ennemis, moyennant cinquante talents qu'ils lui donneraient. <222c> Quoiqu'il fût très pressé d'argent pour payer ses matelots, il ne voulut point y consentir. Cléandre, un de ses officiers, lui ayant dit : « Je l'aurais accordé, si j'eusse été Callicratidas.—Et moi aussi, répliqua-t-il, si j'avais été Cléandre. » Il alla trouver à Sardes Cyrus le jeune, allié de Lacédémone, qui devait lui donner de quoi payer ses troupes. Le jour même de son arrivée, il fit demander audience à Cyrus; on lui répondit qu'il buvait. « J'attendrai, dit Callicratidas, qu'il ait fini. » Mais voyant qu'il ne lui serait pas possible de le voir ce jour-là, il s'en alla, et se fit regarder comme un homme un peu sauvage. <222d> Le lendemain , il se présenta de nouveau à l'audience, et reçut la même réponse. Enfin, Cyrus ne paraissant point, il dit qu'il fallait bien moins songer à avoir de l'argent qu'à ne rien faire d'indigne de Sparte, et il retourna à Éphèse, en faisant mille imprécations contre ceux qui les premier s'étaient exposés aux insultes des Barbares, et les avaient autorisés, pour tirer de l'argent d'eux, à traiter leurs alliés avec fierté. Il jura, en présence des assistants, qu'une fois de retour à Sparte, il ne négligerait rien pour ramener les Grecs à la concorde ; qu'alors ils se rendraient redoutables aux Barbares, au lieu d'avoir besoin de leur secours pour se détruire les uns les autres. Interrogé sur ce qu'il pensait des Ioniens, « Ils ne savent pas être libres, répondit-il, <222e> mais ils sont de bons esclaves (45). » Enfin, Cyrus lui ayant envoyé de l'argent pour ses troupes, et des présents pour lui en particulier, il refusa les présents, et fit dire à Cyrus qu'il ne devait y avoir entre eux d'autre liaison que celle qui lui était commune avec tous les Spartiates. Comme il se préparait à combattre auprès d'Aryinuse, Hermon, son pilote, lui conseilla de se retirer, parce que la flotte des Athéniens était beaucoup plus nombreuse que la sienne. « N'importe, lui dit-il, ma fuite couvrirait Sparte de honte, et pourrait lui être funeste; mais il sera glorieux de rester pour mourir ou pour vaincre. » <222f> Avant la bataille, on vint lui dire que le prêtre, à l'inspection des victimes, présageait la victoire et la mort du général. Alors, sans témoigner aucun effroi, il dit simplement : « Le salut de Sparte ne tient pas à la vie d'un seul homme ; ma mort ne fera rien perdre à ma patrie ; et si je fuyais devant les ennemis, je ferais tort à sa gloire. » Il nomma Cléandre pouf lui succéder dans le commandement de la flotte, livra la bataille, et fut tué. [223] CLÉOMBROTE, FILS DE PAUSANIAS. <223a> Cléombrote dit à un étranger qui disputait à son père la supériorité de la vertu : « Tant que vous n'aurez pas d'enfants, mon père aura du moins un avantage sur vous. » CLÉOMÈNE, FILS D'ANAXANDRIDAS. Cléomène disait qu'Homère était le poète des Spartiates, et Hésiode celui des Ilotes, parce que le premier apprenait à combattre, et le second à cultiver les terres. Il avait fait avec les Argiens une trêve de quelques jours; mais la troisième nuit, <223b> ayant su qu'ils dormaient paisiblement sur la foi de la trêve, il les attaqua, en tua un grand nombre, et fit le reste prisonnier. Quand ensuite on lui reprocha d'avoir violé son serment, il répondit qu'il n'avait compris dans la trêve que les jours, et non pas les nuits ; qu'au reste, tout le mal qu'on pouvait faire à ses ennemis était toujours juste aux yeux des dieux et des hommes. Il ne put cependant pas s'emparer d'Argos, quoique c'eût été le motif de son manque de foi. Les femmes argiennes ayant pris les armes déposées dans les temples, le repoussèrent. Dans la suite, saisi d'un accès de fureur, il prit un couteau, <223c> se mutila tout le corps, et expira dans des convulsions horribles. Un devin le détournait de conduire ses troupes devant Argos, en lui annonçant qu'il en reviendrait avec ignominie. Cependant il se mit en marche. Lorsqu'il fut proche de la ville, il trouva les portes fermées, et vit les femmes rangées sur les murailles. « Croyez-vous, dit-il au devin, qu'il soit ignominieux de se retirer de devant une ville dont, après la mort des hommes, les femmes ont fermé les portes? » Il répondit aux Argiens, qui lui reprochaient son parjure et son impiété : « Vous avez le pouvoir de me dire du mal, et moi celui de vous en faire. » <223d> Les députés de Samos avaient fait un très long discours, pour l'engager à déclarer la guerre à leur tyran Polycrate. « Je ne me souviens pas, leur dit-il, du commencement de votre discours, ce qui fait que je n'en comprends pas le milieu ; et pour la fin, je ne l'approuve pas. » Un pirate qui infestait les côtes de la Laconie ayant été pris, disait pour sa défense, que manquant de vivres pour ses gens, et ne pouvant en obtenir de ceux qui en avaient, il était venu les leur arracher de force. « La méchanceté abrége tout, » dit CIéomène. Un méchant homme médisait de lui. « Sans doute, lui dit Cléomène, tu nous attaques ainsi tous, afin qu'occupés à nous justifier, <223e> nous n'ayons pas le loisir de parler de tes vices. » Un Lacédémonien prétendait qu'un bon roi devait être doux envers tout le monde. « Oui, dit Cléomène, pourvu que cela n'aille pas jusqu'à le faire mépriser. » Tourmenté par une longue maladie, il eut recours aux devins et aux enchanteurs, en qui jusqu'alors il avait eu très peu de confiance, et dit à ceux qui lui en témoignaient leur surprise : « De quoi vous étonnez-vous? je ne suis plus le même qu'auparavant, et ce changement amène celui de mes pensées. » Un sophiste qui discourait sur la valeur, le voyant rire aux éclats, lui demanda ce qui pouvait le faire rire dans un pareil sujet, lui surtout qui était roi. <223f> « Mon ami, lui dit Cléomène, je ferais de même si j'entendais une hirondelle traiter ce sujet ; mais si c'était un aigle, je l'écouterais avec la plus grande attention. » Les Argiens disaient qu'ils répareraient leur défaite. « Eh quoi ! leur dit Cléomène, l'addition de deux syllabes vous rendra-t-elle plus braves que vous n'étiez? » Il dit à quelqu'un qui lui reprochait sa manière de vivre trop délicate : « Cela vaut mieux que d'être injuste. Vous, quoique très riche, vous aimez l'argent. » [224] On lui recommandait un joueur de flûte, dont on faisait le plus grand éloge, <224a> comme du meilleur musicien de la Grèce. « Voilà, dit Cléomène en montrant un de ceux qui étaient auprès de lui, voilà le meilleur cuisinier que j'aie chez moi. » Méandre, tyran de Samos, qui, effrayé de l'irruption des Perses dans la Grèce, s'était réfugié à Sparte, montrait à Cléomène les trésors qu'il avait apportés, et lui laissait la liberté de prendre tout ce qu'il voudrait. Cléomène n'accepta rien ; mais craignant qu'il ne fit à d'autres les mêmes offres, il dit aux éphores qu'il croyait nécessaire au bien de Sparte de faire sortir son hôte du Péloponnèse, de peur qu'il ne corrompit quelque Spartiate. <224b> Les éphores suivirent son conseil, et firent signifier à Méandre de se retirer dans le jour. On lui demandait pourquoi les Spartiates ne détruisaient pas les Argiens, qui, tant de fois vaincus, recommençaient toujours la guerre. « Nous nous en garderons bien, dit-il ; ils servent d'exercice à nos jeunes gens. » Interrogé pourquoi les Lacédémoniens n'offraient pas aux dieux les dépouilles des ennemis, « C'est, dit-il, qu'elles ont été prises sur des lâches, et qu'il ne convient pas de mettre sons les yeux de notre jeunesse de pareilles dépouilles, ni de les offrir aux dieux. » CLÉOMÈNE, FILS DE CLÉOMBROTE. On offrait à Cléomène des coqs qui, disait-on, étaient si braves, <224c> qu'ils se faisaient tuer dans le combat : « Donnez-moi plutôt, dit-il, de ceux qui les tuent; ils sont sûrement plus braves. » LABOTAS. Labotas dit à un orateur qui discourait trop longuement : « A quoi bon tous ces grands préambules sur un objet si peu important ? Ne savez-vous pas que le discours doit être mesuré sur la grandeur du sujet? » LÉOTHYCHIDAS. Léothychidas, premier du nom, répondit au reproche qu'on lui faisait de changer aisément : « C'est à raison des circonstances, et non, comme vous, par l'effet d'une inconstance naturelle. » On lui demandait comment on pouvait conserver ses biens : <224d> « En ne confiant pas tout à la Fortune, » répondit-il. Interrogé de quoi il fallait préférablement instruire les enfants, il répondit : « De ce qui leur sera plus utile dans l'age mûr. » Un autre lui demandait pourquoi les Spartiates buvaient peu de vin : « C'est, dit-il, afin que les autres n'aient pas à délibérer pour nous, mais nous plutôt pour les autres. » LÉOTHYCHIDAS, FILS D'ARlSTON. On vint rapporter à Léothychidas que les fils de Démarate disaient du mal de lui. «Je ne m'en étonne point, dit-il ; aucun d'eux n'est capable de bien parler. » <224e> Un serpent s'était entortillé à la clef de sa chambre, et les devins regardaient cela comme un prodige : « Je ne pense pas de même, leur dit-il ; mais ce qui me paraîtrait un vrai prodige, ce serait que la clef se fût entortillée au serpent. » Un prêtre d'Orphée nommé Philippe, réduit à une extrême pauvreté, promettait à ceux qui se feraient initier un bonheur parfait après leur mort. « Imbécile, lui dit Léothychidas, que ne te hâtes-tu de mourir, pour n'avoir plus à déplorer ta misère et ton infortune?» LÉON , FILS D'EURYCRATIDAS. On demandait à Léon dans quelle république on pouvait habiter avec plus de sûreté : <224f> « Dans celle, répondit-il, où les possessions de tous les citoyens sont égales, où la justice conserve tout son pouvoir, et l'injustice est sans force. » Il voyait aux jeux olympiques les athlètes étudier les moyens de se nuire mutuellement quand ils s'élanceraient dans la carrière. « Comme ils sont, dit-il, bien plus occupés de l'emporter à la course, que d'être supérieurs en justice ! » Quelqu'un venait l'entretenir mal à propos de choses assez importantes. « Mon ami, lui dit-il, vous me parlez inutilement d'une chose fort utile. » LÉONIDAS , FILS D'ANAXANDRIDAS. Léonidas, fils d'Anaxandridas et frère de Cléomène, répondit à un citoyen [225] qui lui disait qu'il n'y avait d'autre différence entre lui et les autres citoyens que le titre de roi : <225a> « Cela est vrai ; mais si je n'avais pas valu mieux que vous, je ne serais pas votre roi. » Lorsqu'il partit pour aller combattre les Perses aux Thermopyles, sa femme Gorgo lui demanda quels ordres il lui donnait : « D'épouser, lui dit-il, un homme de bien, et d'avoir des enfants dignes de lui. » Les éphores lui représentaient qu'il menait bien peu de monde à cette expédition : « C'est bien assez, leur dit-il, pour ce que nous allons faire. » Ils lui demandèrent s'il avait quelque dessein secret. «Je vais, leur répondit-il, en apparence pour défendre le passage contre les Barbares, mais, en effet, mourir pour la Grèce. » <225b> Arrivé aux Thermopyles, il parla ainsi à ses soldats : « On dit que les Barbares sont près de nous, et nous perdons ici le temps. Voici le moment de les vaincre ou de mourir! » Quelqu'un disait que les flèches des Barbares déroberaient la vue du soleil : «Tant mieux, dit Léonidas ; nous combattrons à l'ombre. » Un soldat vint lui dire : « Les ennemis sont près de nous. — Et nous près d'eux, » lui répondit-il. « Léonidas, lui dit un autre, vous venez avec bien peu de monde, combattre une multitude si prodigieuse. — Si la chose dépendait du nombre, repartit Léonidas, la Grèce entière ne suffirait pas, puisqu'elle ne ferait qu'une très petite portion des troupes ennemies. <225c> Si c'est de la valeur, ce nombre est suffisant. » Il répondit à un autre qui répétait le même propos : « J'ai assez de soldats, puisque je les mène à la mort. » Xerxès lui écrivit que s'il voulait ne pas combattre contre un dieu et embrasser son parti, il lui donnerait l'empire de toute la Grèce. « Si vous connaissiez les vrais biens de la vie, lui répondit Léonidas, vous n'ambitionneriez pas les possessions des autres. J'aime mieux mourir pour la Grèce que de dominer sur ses habitants. » Ce prince lui ayant mandé de lui envoyer ses armes : «Venez les prendre, » lui récrivit Léonidas. <225d> Comme il se disposait à livrer la bataille, les officiers de l'armée lui représentèrent qu'il serait bon d'attendre les troupes des alliés. « Eh quoi! dit-il, tous ceux qui doivent combattre ne sont-ils pas ici ? Ignorez-vous que ceux-là seuls en viennent aux mains avec les ennemis, qui respectent et craignent leurs rois ? » Il avertit ses soldats de dîner, comme devant souper aux Enfers. Il répondit à cette question : Pourquoi les gens de cœur préféraient une mort glorieuse à une vie obscure : «C'est qu'ils regardent celle-ci comme propre à la nature ; et l'autre, comme particulière à eux seuls. » Comme il voulait sauver quelques jeunes gens de son armée, et qu'il savait bien qu'ils n'y consentiraient pas s'il le leur disait clairement, il les chargea l'un après l'autre d'aller à Lacédémone porter des avis aux éphores. <225e> Il voulut sauver de même trois citoyens de la classe des hommes faits. Mais ceux-ci pénétrèrent son dessein, et refusèrent de porter ses ordres à Sparte. Le premier lui dit : « Je suis venu ici en qualité de soldat, et non pour servir de courrier. » Le second : « Je vaudrai bien davantage si je me trouve à la bataille. » Le troisième : « Je combattrai le premier de nous trois. » LOCHAGUS. On vint annoncer à Lochagus qu'un de ses deux fils Polyénide el Siron était mort. « Je savais, dit-il, depuis longtemps, qu'il devait mourir. » LYCURGUE. Lycurgue le législateur, pour tirer les Spartiates de la vie molle <225f> qu'ils avaient menée jusqu'alors, et leur inspirer une conduite plus sage et des mœurs plus honnêtes, fit élever deux chiens nés d'un même père et d'une même mère. Il laissa l'un à la maison, vivre au gré de sa gourmandise, et exerça l'autre à la chasse. Ensuite il les mena tous les deux à une assemblée du peuple, et fit placer d'un côté un plat de viande et de l'autre un lièvre vivant. Chacun suivit son penchant accoutumé: l'un se jeta sur la viande et l'autre courut au lièvre. « Citoyens, dit alors Lycurgue, voyez comment ces chiens, qui ont une même origine, ont pris dans leur éducation des inclinations différentes , [226] <226a> et reconnaissez que l'habitude a plus de pouvoir que la nature pour nous former à la vertu. » D'autres prétendent que ces deux chiens avaient une origine différente; que l'un était né de chiens de chasse et l'autre de chiens domestiques ; que Lycurgue avait exercé celui-ci à la chasse et laissé vivre l'autre à la maison dans l'oisiveté et la gourmandise; que lorsqu'il les produisit à l'assemblée du peuple, l'un et l'autre ayant suivi l'impulsion de l'habitude, Lycurgue fit observer aux citoyens combien l'éducation avait de pouvoir pour le bien et pour le mal : « Nous sommes de même, leur dit-il ; il ne nous servira de rien d'avoir l'origine la plus illustre et de descendre d'Hercule, <226b> si, pratiquant toute notre vie ce qui est beau et honnête, nous n'imitons les actions glorieuses qui ont élevé ce héros au-dessus du reste des mortels. » Après avoir partagé les terres par portions égales à tous les citoyens, il entreprit un assez long voyage. Au retour, en traversant le territoire de Sparte, qu'on venait de moissonner, il vit les tas de blé rangés les uns auprès des autres et tous égaux. Cette vue le combla de joie, et il dit d'un air riant à ceux qui l'accompagnaient, que toute la Laconie ressemblait à un héritage que des frères venaient de partager. Il abolit toutes les dettes et conçut le projet de diviser aussi également toutes les richesses domestiques, afin de taire disparaître jusqu'à la moindre trace d'inégalité. <226c> Mais comme il se doutait que les citoyens ne se les verraient pas enlever sans répugnance, il commença par supprimer toute la monnaie d'or et d'argent, et ne conserva que celle de fer, et fixa sur le prix de cette monnaie le bien que chaque particulier pourrait avoir. Par là il bannit de Lacédémone toute espèce d'injustice. On ne pouvait plus ni voler ni se laisser corrompre, ni tromper ou surprendre personne, puisqu'il était impossible de le cacher, que rien ne pouvait exciter la cupidité, qu'il eût été dangereux de faire usage de ce qu'on aurait dérobé, et qu'il n'y aurait point eu de sûreté à en faire commerce avec les étrangers. <226d> De plus, il bannit de Sparte tout superflu, et par là il sut en écarter les marchands, les sophistes, les devins, les charlatans et tous les arts inutiles. Car il avait proscrit l'espèce de monnaie dont le commerce eût pu être lucratif pour les étrangers, et n'avait permis que celle de fer, dont le poids était d'une mine éginète, et la valeur, de quatre chalcos. Pour prévenir le luxe et extirper l'amour des richesses il introduisit les repas communs ; et lorsqu'on lui demandait quel but il avait eu dans cet établissement, et pourquoi il avait ainsi divisé les citoyens dans les salles par petits pelotons armés, il répondait : « <226e> C'est afin qu'il soient plus prêts à exécuter les ordres qu'ils reçoivent et que s'il se passe quelque désordre, la faute se renferma dans un plus petit nombre. » On leur distribuait à tous, par portions égales, la nourriture et la boisson ; et, à cet égard, le riche n'était pas distingué du pauvre. Il en était de même pour les lits, la vaisselle et tous les autres meubles. Après avoir par là avili les richesses, puisqu'on ne pouvait ni en faire usage ni les étaler, il disait à ses amis : « Il est beau de prouver par les effets la vérité de cette parole : Que les richesses sont aveugles. » Il défendit de rien manger chez soi avant de venir à ces repas, et livra aux railleries des autres convives ceux qui y assistaient sans boire ni manger. <226f> On leur reprochait leur intempérance et leur mollesse, qui ne pouvaient s'accommoder de la nourriture ordinaire. Celui qu'on avait convaincu de l'avoir fait était mis à l'amende. Dans la suite, le roi Agis lui-même, au retour d'une expédition dans laquelle il avait vaincu les Athéniens, ayant voulu souper le premier jour avec sa femme, envoya chercher sa portion à la salle commune. [227] <227a> Les polémarques la lui refusèrent, et le lendemain il fut dénoncé aux éphores, qui le condamnèrent à l'amende. Tous ces établissements déplurent beaucoup aux riches, qui se soulevèrent contre lui, le chargèrent d'injures et voulurent même le lapider. Il se sauva de la place publique, échappa à ses ennemis, et se retira dans le temple de Minerve. Alcandre seul s'acharna à sa poursuite ; et comme Lycurgue, en fuyant, tourna la tête, il lui creva l'œil avec son bâton. <227b> Dans la suite, Alcandre lui fut livré pour qu'il le punît comme il voudrait. Lycurgue, sans le maltraiter, sans lui faire aucun reproche, le prit chez lui, le rendit témoin de sa conduite, et en fit bientôt un admirateur zélé de toutes ses actions. En mémoire de la perte de son œil, il bâtit, dans un terrain consacré à Minerve, une chapelle en l'honneur de cette déesse, sous le nom d'Optillétide. Les yeux, en langue dorique, s'appellent optiles. On lui demanda pourquoi il n'avait pas donné aux Spartiates des lois écrites. «Les hommes qui ont été bien élevés, répondit-il, savent juger de ce que les circonstances exigent. » On lui demandait pourquoi il avait défendu à ses citoyens d'employer d'autres instruments que la cognée pour construire la charpente de leurs maisons, et la scie pour en faire les portes. <227c> « C'est, dit-il, afin qu'ils gardent la médiocrité dans tout leur ameublement, et qu'ils n'aient rien de ce que le commun des hommes recherche avec tant d'ardeur. » C'est sans doute d'après cet usage, que le roi Léothychidas, premier du nom, qui soupait chez un de ses hôtes, voyant le plancher lambrissé et travaillé avec art, lui demanda si, dans son pays, les arbres étaient carrés. Il avait défendu de faire souvent la guerre aux mêmes ennemis; et comme on lui en demandait la raison, il répondit : «C'est afin que l'habitude de se défendre ne les forme point à l'art militaire. » <227d> Aussi Agésilas fut-il bien blâmé d'avoir, par ses expéditions fréquentes en Béotie, mis les Thébains en état de tenir tète aux Spartiates. Interrogé pourquoi il exerçait les jeunes filles de Lacédémone à la course, à la lutte, au palet et à tirer de l'arc : « C'est, répondit-il, afin que les enfants, formés dans des corps robustes, en aient plus de vigueur ; que les femmes elles-mêmes, fortifiées dès leur jeunesse par ces exercices, supportent avec plus de courage les douleurs de l'enfantement, et même, s'il est nécessaire, qu'elles soient en état de combattre pour leur défense, pour celle de leurs enfants et de leur patrie. » <227e> Comme on le blâmait de les faire paraître d'une manière peu décente dans les cérémonies publiques, et qu'on lui demandait les motifs de cet usage : « J'ai voulu, dit-il, qu'accoutumées aux mêmes exercices que les hommes, elles eussent autant de force et de vigueur dans le corps, autant d'élévation et de vertu dans l'âme, et qu'elles sussent mépriser comme eux l'opinion du public sur leur compte. » De là, sans doute, cette réponse de Gorgo, femme de Léonidas, à une étrangère qui lui disait : « Vous autres Lacédémoniennes, vous êtes les seules femmes qui commandiez à vos maris. — Aussi, repartit Gorgo, sommes-nous les seules qui mettions au monde des hommes. » Il interdit aux célibataires l'assistance aux jeux publics, et les nota même d'infamie, <227f> pour engager tous les citoyens à donner des enfants à l'État ; il les priva aussi de l'honneur et des déférences que les jeunes gens rendaient aux vieillards. Aussi personne ne blâma la conduite d'un jeune Spartiate envers Dercyllidas, général d'ailleurs très distingué. Lorsqu'il vint s'asseoir dans une assemblée, ce jeune homme ne lui céda point sa place, et lui dit : « Vous n'avez pas mis au monde d'enfant qui puisse un jour me céder la sienne. » Il fixa pour chaque sexe l'âge où on pourrait se marier, et dit à ceux qui lui en demandaient le motif, que les enfants qui naîtraient de personnes déjà formées en seraient plus forts. Quelqu'un lui témoignait sa surprise de ce qu'au lieu de permettre aux nouveaux mariés de rester librement avec leurs femmes, il les avait obligés de passer la plus grande partie du jour, et presque toutes les nuits, avec leurs camarades, et de ne s'approcher de leurs femmes, pour ainsi dire, qu'à la dérobée : [228] « J'ai voulu, dit-il, ménager leurs forces, et en prévenant la satiété des plaisirs, <228a> laisser à leur amour le mérite de la nouveauté, et les rendre capables d'avoir des enfants plus vigoureux. » Il défendit l'usage des parfums, comme altérant l'huile, et la consumant en pure perte ; et l'art de la teinture, parce qu'il ne servait qu'à flatter les sens. Il ferma l'entrée de Sparte à tous les artisans dont le travail n'a pour objet que l'ornement et la parure, et dont l'industrie funeste est le fléau des mœurs. Telle était, dans ces premiers temps, la chasteté des femmes de Lacédémone, tel leur éloignement des mœurs trop faciles des siècles postérieurs, qu'elles ne croyaient pas l'adultère possible. On rapporte à ce sujet la réponse que fit un ancien Spartiate nommé Géradate à un étranger qui lui demandait <228c> quelle peine on infligeait à Sparte aux adultères ; qu'il ne voyait point que Lycurgue eût rien statué sur cet objet. « Il n'y a point d'adultère parmi nous, répondit Géradate. — Mais enfin, s'il s'en trouvait un, reprit l'étranger? — On l'obligerait de donner un taureau assez grand pour pouvoir boire dans l'Eurotas par dessus le mont Taygète. — Mais où trouver, répliqua l'autre, un taureau d'une grandeur si prodigieuse ? — Mais plutôt, repartit Géradate, comment trouver un adultère à Sparte, où la parure, le luxe et les richesses sont dans le mépris? où l'on n'estime que la pudeur, la modestie et la soumission des citoyens aux magistrats? » Il répondit à celui qui lui conseillait d'établir la démocratie à Lacédémone : « Commencez par l'établir dans votre maison. » On lui demandait par quel motif il avait ordonné des sacrifices si simples et si peu coûteux : <228d> « Afin, dit-il, que nous ne cessions jamais de rendre honneur aux dieux. » Il n'avait permis aux citoyens que les combats où l'on ne tend point les mains pour s'avouer vaincu ; et il disait à ceux qui lui en demandaient la raison, qu'il n'avait pas voulu qu'ils s'accoutumassent à perdre courage dans les fatigues et les travaux. Interrogé pourquoi il avait ordonné aux généraux de décamper souvent: «Afin, dit-il, qu'ils fassent plus de mal aux ennemis. » Un autre lui demandait pour quelle raison il avait défendu qu'on attaquât les tours et les remparts des villes : « Je ne veux pas, répondit-il, que des gens de cœur soient exposés à périr de la main d'une femme, d'un enfant ou d'un lâche. » Les Thébains le consultèrent <228e> sur le deuil et les sacrifices qu'ils font en l'honneur de Leucothée (57). Il leur dit que si c'était une déesse, ils ne devaient pas la pleurer; que si elle était une simple mortelle, il ne fallait pas lui sacrifier. <228f> Ses concitoyens lui demandaient comment ils pourraient repousser les attaques de leurs ennemis. « Vous le ferez, leur dit-il, si vous restez pauvres, et que les uns ne veuillent pas être plus riches que les autres. » Ils lui demandèrent encore s'ils enfermeraient Sparte de murailles. « Une ville, leur dit-il, n'est point sans murailles, lorsqu'au lieu d'une enceinte de pierres, elle a pour défense des gens de cœur. » Les Spartiates laissaient croître leurs cheveux, parce que Lycurgue avait coutume de dire qu'une longue chevelure relevait la beauté, et rendait la laideur plus terrible. Il avait ordonné qu'à la guerre, quand on aurait mis les ennemis en déroute, on ne les poursuivît qu'autant qu'il le faudrait pour assurer la victoire, et qu'aussitôt on sonnât la retraite. Il en donnait pour raison, qu'outre qu'il ne convenait pas à des Grecs d'égorger des gens qui fuyaient, ils y trouveraient un très grand avantage : leurs ennemis, en voyant qu'ils épargnaient les fuyards, et qu'ils ne faisaient point de quartier à ceux qui résistaient, prendraient plus aisement le parti de la fuite, comme le plus sûr. On lui demandait par quel motif il avait défendu qu'on dépouillât les corps des ennemis : [229] « De peur, répondit-il, qu'occupés <229a> des dépouilles, les citoyens ne se négligent dans le combat; et de plus, afin qu'ils conservent leur vertu avec leur pauvreté. » LYSANDRE. Denys le tyran avait envoyé à Lysandre deux robes pour sa fille, en lui faisant dire de choisir celle qu'il voudrait. Il répondit que sa fille ferait ce choix mieux que lui, et les garda toutes les deux. C'était un homme fin et rusé, qui se faisait un jeu de la fraude, plaçait la justice et l'honnêteté dans l'intérêt propre, disait que la vérité ne valait pas mieux en soi que le mensonge, <229b> et que l'utilité seule déterminait le prix et la dignité de l'un et de l'autre. On lui reprochait un jour ses tromperies fréquentes et cette conduite pleine d'artifice et de fausseté, si peu digne d'un descendant d'Hercule. « Ne savez-vous pas, dit-il en riant, qu'où la peau du lion ne peut atteindre, il faut coudre celle du renard? » Il répondit à ceux qui le blâmaient d'avoir violé le serment qu'il avait fait à ceux de Milet : Qu'on amusait les enfants avec des hochets, et les hommes avec des serments. Lorsqu'il eut vaincu, auprès d'Egos-Potamos, les Athéniens qui avaient donné dans une embuscade, et qu'il les eut réduits par famine à rendre la ville à discrétion, il n'écrivit aux éphores que ces mots : « Athènes est prise. » <229c> Les Argiens étaient en dispute avec les Spartiates sur les limites de leurs territoires respectifs, et soutenaient que leurs raisons étaient les meilleures. Lysandre tirant son épée, leur dit : «. Celui qui est le plus fort avec cette arme est celui qui raisonne le mieux sur les limites des terres.» Comme les Béotiens balançaient à lui accorder le passage sur leurs terres, il leur envoya demander s'ils voulaient qu'il les traversât les lances droites ou baissées. Dans une assemblée des députés de la Grèce, celui de Mégare parlait à Lysandre avec beaucoup de liberté, « Mon ami, lui dit-il, tes discours auraient besoin d'une ville. » Il marcha contre Corinthe, qui avait quitté le parti des Lacédémoniens. <229d> Mais ses troupes montraient peu d'ardeur pour en faire le siége. Au moment même il vit un lièvre qui sautait le fossé. « Eh quoi ! leur dit-il, n'avez-vous pas honte de craindre des ennemis dont l'indolence est telle qu'ils laissent les lièvres reposer tranquillement au pied de leurs murailles? » Comme il se faisait initier aux mystères de Samothrace, le prêtre lui ordonna de déclarer le plus grand crime qu'il eût commis dans sa vie. « Est-ce vous ou les dieux qui l'exigent, lui demanda Lysandre? — Ce sont les dieux. — Sortez donc d'ici, dit-il au prêtre, et si les dieux m'interrogent, je saurai leur répondre. » Il répondit à un Perse qui lui demandait quelle forme de gouvernement lui paraissait préférable : <229e> «Celle où l'on rend également aux gens de cœur et aux lâches ce qui leur est dû. » Quelqu'un lui disait qu'il le louait toujours, et prenait partout sa défense. « J'ai deux bœufs à la campagne, lui dit Lysandre, et quoiqu'ils ne parlent point, je sais très bien lequel des deux est bon travailleur, et quel est celui qui ne fait rien. » Un étranger ne cessait de médire de lui. « Continuez, petit homme, lui dit Lysandre, continuez, et ne vous lassez point. Peut-être que vous parviendrez enfin à vider votre âme de tout le poison dont elle est remplie. » Peu de temps après sa mort, il s'éleva une contestation entre Sparte et les alliés. Agésilas se transporta dans la maison de Lysandre <229f> pour y consulter les mémoires qu'il avait laissés relatifs à cette affaire. Il en trouva un sur le gouvernement, écrit de la main de Lysandre, lequel portait qu'il fallait enlever la royauté à la famille des Eurytionides et des Agides, et choisir pour roi un des principaux citoyens ; que cet honneur devait être le partage, non des descendants d'Hercule, mais de celui qui aurait imité la vertu de ce héros, que ses exploits avaient élevé au rang des dieux. Agésilas voulait rendre ce mémoire public, afin de démasquer Lysandre, et de mettre les citoyens en garde contre ses partisans; mais Lacratidas, alors le premier des éphores, craignant que cette lecture ne produisît un effet dangereux, retint Agésilas, lui conseilla de laisser Lysandre en paix, [230] <230a> et d'ensevelir avec lui un discours rempli d'art et trop propre à persuader. Ceux qui avaient recherché ses filles en mariage, voyant qu'il ne leur laissait aucun bien, ne voulurent plus les épouser. Les éphores les condamnèrent à l'amende, pour les punir de ce qu'après lui avoir fait la cour pendant sa vie, par l'opinion qu'ils avaient de sa richesse, ils méprisaient son alliance, lorsque sa pauvreté attestait son honnêteté et sa justice. NAMERTÈS. Namertès avait été député vers une république dont un des citoyens le félicitait sur le grand nombre de ses amis. Namertès lui demanda s'il avait un moyen sûr de connaître qu'un homme eût beaucoup d'amis. L'étranger lui dit que non, mais qu'il voudrait bien en avoir un : « <230b> C'est l'adversité, reprit Namertès. » NICANDRE. On rapportait à Nicandre que les Argiens disaient du mal de lui. « Ils seront punis, dit-il, puisqu'ils médisent des gens de bien. » Quelqu'un lui demandait pourquoi les Spartiates laissaient croître leurs cheveux et leur barbe. «. C'est, répondit-il , que cet ornement est le plus naturel à l'homme, celui qui sied le mieux et qui coûte le moins. » Un Athénien lui disait que les Spartiates aimaient trop l'oisiveté. « Cela est vrai, répondit Nicandre, mais aussi nous ne nous occupons pas comme vous des choses les plus futiles. » PANTHÉDAS. <230c> Panthédas avait été député en Asie, où quelqu'un lui faisait remarquer une ville dont les murailles étaient très fortes. « Voilà, dit-il, un bel appartement de femme. » Il était un jour à l'Académie, où des philosophes qui venaient de discourir sur les sujets les plus importants lui demandèrent ce qu'il pensait de leurs discours. « Ils sont parfaitement beaux, leur dit-il, mais ils perdent tout leur prix dès que vous ne les pratiquez pas. » PAUSANIAS, FILS DE CLEOMBROTE. Les habitants de Délos disputaient avec les Athéniens sur les privilèges de leur île, où, disaient-ils, il était défendu par une de leurs lois qu'aucune femme accouchât, ou qu'aucun mort fût enterré, <230d> « Eh ! pouvez-vous, leur dit Pausanias, regarder comme votre patrie une île où nul de vous n'a pris naissance et ne reposera après sa mort? » Les exilés d'Athènes, pour l'animer à faire la guerre aux Athéniens, lui disaient qu'aux jeux olympiques, lorsqu'on l'avait proclamé vainqueur, ils étaient les seuls qui l'eussent sifflé. « S'ils me sifflent, dit Pausanias, après que je leur ai fait du bien, que serait-ce donc si je les maltraitais? » Quelqu'un lui demandait pourquoi les Spartiates avaient donné le droit de bourgeoisie au poète Tyrtée : « Afin, répondit-il, qu'on ne pût pas dire que nous avions eu pour général un étranger. » Un homme d'une constitution très faible voulait qu'on fit en même temps la guerre par terre et par mer. <230e> « Voulez-vous quitter vos habits, lui dit Pausanias, afin qu'on juge si vous êtes fait pour nous conseiller la guerre? » Quelques soldats regardaient avec admiration, parmi les dépouilles des Barbares, des vêtements très riches. Il leur dit qu'il valait mieux être soi-même d'un grand prix, que de posséder des choses précieuses. Après la bataille de Platée, il se fit servir le souper qu'on avait préparé pour le général des Perses, et comme il était de la plus grande magnificence, il dit aux convives: « Assurément cet homme était bien gourmand, de ne pouvoir pas se contenter d'un pareil repas, et de venir encore chercher notre pain bis. » PAUSANIAS, FILS DE PLISTONAX. <230f> On demandait à Pausanias pourquoi il était défendu à Lacédémone de changer aucune des anciennes lois. « C'est, dit-il, parce que les lois doivent commander aux hommes, et non les hommes aux lois. » Il vivait en exil à Tégée, et comme il faisait l'éloge des Lacédémoniens, quelqu'un lui demanda pourquoi il avait abandonné Sparte. « Par la raison, dit-il, que les médecins se tiennent ordinairement auprès des malades, et non auprès des gens sains. » Il répondit à un citoyen qui lui demandait comment on pourrait vaincre les Thraces : « En mettant à la tête de nos troupes le meilleur de nos généraux. » [231] <231a> Un médecin qui était venu le voir lui dit qu'il se portait bien. « Je le crois, repartit Pausanias ; vous n'êtes pas mon médecin. » Un de ses amis lui reprochait de ce qu'il disait du mal d'un médecin qu'il n'avait pas éprouvé, et dont, par conséquent, il ne pouvait pas se plaindre. « Si je l'avais mis à l'épreuve, lui dit Pausanias, je ne serais plus en vie. » Un médecin lui disait un jour : « Vous voilà devenu vieux. — C'est que je ne vous ai pas eu pour médecin, » lui répondit-il. Le meilleur médecin, disait-il, est celui qui, sans faire languir son malade, le tue sur-le-champ. PÉDARÈTE. Quelqu'un disait à Pédarète que les ennemis étaient bien nombreux. <231b> « Tant mieux, dit-il, nous en tuerons davantage, et par là nous acquerrons plus de gloire. » Un homme naturellement mou était vanté pour sa douceur. Pédarète dit qu'il ne fallait louer ni les hommes qui imitaient les femmes, ni les femmes qui ressemblaient aux hommes, à moins que les dernières n'eussent pour le faire un motif de nécessité. Il n'avait pas été admis au nombre des trois cents qui formaient le premier conseil de la ville, et il sortait de l'assemblée en souriant. Les éphores l'ayant rappelé pour en savoir la cause : « Je me réjouis, dit-il, de ce que Lacédémone a trois cents citoyens meilleurs que moi. » PLISTARCHUS. <231c> On demandait à Plistarchus, fils de Léonidas, pourquoi les branches régnantes n'avaient pas pris leur nom des premiers rois de Sparte. « C'est, répondit-il, que ces premiers rois étaient plutôt des chefs que des rois, et qu'il n'en a pas été de même des autres. » Il entendait un orateur dire en plaidant beaucoup de plaisanteries. « Mon ami, lui dit Plistarchus, ne crains-tu pas, en voulant faire rire, de te rendre enfin ridicule, comme ceux qui s'exercent continuellement dans les gymnases finissent par devenir athlètes? » On lui rapportait qu'un médisant parlait avantageusement de lui. « Je m'en étonne, dit-il, à moins qu'il ne me croie mort; car il ne saurait dire du bien d'un homme vivant. » PLISTONAX, FILS DE PAUSANIAS. <231d> Un rhéteur athénien traitait les Spartiates d'ignorants. « Vous avez raison, lui dit Plistonax, nous sommes le seul peuple de la Grèce à qui vous n'ayez pu rien apprendre de mal. » POLYDORE, FILS D'ALCAMÈNE. Polydore dit à un homme qu'il entendait faire souvent des menaces aux ennemis : « Ne voyez-vous pas que vous employez en vain la plus grande partie de votre vengeance? » Comme il marchait contre les Messéniens, quelqu'un lui demanda s'il allait< combattre contre ses frères : « Non, répondit-il, mais je vais dans une portion de l'héritage qui n'est pas encore partagée. » <231e> Les Argiens, après le combat des trois cents, ayant encore perdu une grande bataille, les alliés pressaient Polydore d'aller, sans perdre de temps, s'emparer de la ville ; que rien ne lui serait plus aisé, puisque les habitants avaient presque tous péri, et qu'il n'y restait guère que des femmes. Il leur répondit : « Je crois qu'il est très glorieux de vaincre des ennemis en bataille rangée mais dans une guerre qui n'a pour objet que des limites de terre, il serait injuste de s'emparer d'Argos. Je ne suis pas venu pour prendre la ville, mais pour revendiquer une partie de son territoire. » On lui demandait pourquoi les Spartiates s'exposaient avec tant de courage aux dangers de la guerre : <231f> « C'est, dit-il, parce que nous avons appris à respecter nos chefs, et non pas à les craindre. » POLYCRATIDAS. Polycratidas avait été député, avec d'autres Spartiates, vers les généraux du roi de Perse, qui leur demandèrent s'ils venaient en leur nom ou au nom de la république. « Si nous obtenons ce que nous désirons, répondit Polycratidas, c'est au nom de la république ; sinon, c'est au nôtre. » PHÉBIDAS. Avant la bataille de Leuctres, quelques soldats disaient que cette journée ferait connaître les gens de cœur. « Ce sera, dit Phébidas, une journée bien précieuse. » [232] SOUS. <232a> Sous étant assiégé par les Clitoriens dans un poste désavantageux où il manquait d'eau, convint avec eux de leur abandonner les terres conquises s'ils laissaient à toute son armée la liberté de boire dans une fontaine voisine, qui était au pouvoir des ennemis. La convention ayant été ratifiée avec serment de part et d'autre, il assembla ses troupes, et dit qu'il déférait la royauté à celui qui se passerait de boire. Mais aucun n'en ayant eu le courage, après qu'ils eurent tous bu, il descendit le dernier dans la fontaine, et s'étant seulement arrosé d'eau, il en sortit en présence des ennemis, et retint les terres, parce qu'il n'avait pas bu. TÉLÉCLUS. On disait à Téléclus que son père se plaignait de lui. <232b> « Il ne le ferait pas, dit-il, s'il ne croyait pas devoir le faire. » Son frère trouvait mauvais que ses concitoyens ne lui témoignassent pas autant de bienveillance qu'à lui, quoiqu'ils fussent nés d'un même père et d'une même mère. « C'est, lui dit Téléclus, que vous ne savez pas, comme moi, supporter une injure. » Interrogé pourquoi, chez les Spartiates, les jeunes gens se levaient devant les vieillards : « Afin, dit-il, qu'accoutumés à rendre cet honneur à des étrangers, ils en respectent davantage leurs parents. » On lui demandait ce qu'il avait de bien : « Pas plus qu'il ne m'en faut, répondit-il. » CHARILAUS. Charilaus répondit à ceux qui lui demandaient pourquoi Lycurgue avait fait si peu de lois : « Il n'en faut pas beaucoup aux personnes qui parlent peu. » <232c> On lui demandait pour quelle raison, à Sparte, les femmes ne sortaient jamais sans voile, et que les filles n'en portaient point : « C'est, répondit-il, que les filles ont besoin de trouver un mari, et les femmes, de conserver le leur. » Il dit à un Ilote qui lui parlait avec beaucoup d'insolence : « Je te tuerais, si je n'étais pas en colère. » On lui demandait un jour quelle forme de gouvernement il croyait la meilleure : « Celle, dit-il, où le plus grand nombre des citoyens ont entre eux une noble émulation pour la vertu, sans que jamais elle dégénère en sédition. » Interrogé pourquoi, à Sparte , toutes les statues des dieux étaient armées : « C'est, répondit-il, afin de ne pas imputer aux dieux la lâcheté dont nous faisons un crime aux hommes, et que nos jeunes gens ne prient jamais les dieux qu'en armes. » APOPHTEGMES DES LACÉDÉMONIENS DONT LES NOMS NE SONT PAS RAPPORTÉS. <232d> Les députés de Samos ayant prononcé un très long discours, les Spartiates leur dirent qu'ils en avaient oublié le commencement, ce qui les empêchait d'en comprendre la fin. Les Thébains disputaient avec chaleur sur quelques affaires publiques. « Il faut, leur dit-on, avoir plus de puissance, ou moins de fierté. » <232e> Un Lacédémonien répondit à quelqu'un qui lui demandait pourquoi il laissait si fort croître sa barbe : « C'est, répondit-il, afin qu'en voyant sa blancheur, je prenne garde de rien faire qui soit indigne de ma vieillesse. » Quelqu'un louait des guerriers comme très braves. « Ils furent à Troie, » dit un Lacédémonien. Un autre, à qui on rapportait que, dans un repas, les convives s'étaient réciproquement forcés de boire, demanda s'ils avaient fait de même pour manger. Pindare avait dit d'Athènes qu'elle était le soutien de la Grèce : « Elle s'écroulerait bientôt, dit un Spartiate, si elle n'avait pas d'autre appui. » <232f> Un citoyen paraissait écouter volontiers des discours calomnieux. « Cessez, lui dit le Spartiate qu'ils intéressaient, cessez de prêter vos oreilles contre moi. » Un homme, condamné au dernier supplice, disait que sa faute avait été involontaire. « Eh bien ! lui dit un Spartiate, votre supplice l'est aussi.» Un autre voyant des hommes en voyage montés sur des chars, dit : « A Dieu ne plaise que je m'assoie jamais dans un siége d'où je ne pourrais me lever en présence d'un vieillard ! » Des habitants de Chios qui étaient à Sparte, ayant, après le repas, vomi dans la salle des éphores, et sali les siéges de ces magistrats, [233] <233a> on s'informa d'abord avec le plus grand soin si les auteurs de cette indignité étaient des citoyens. Lorsqu'on eut découvert qu'elle venait de ces étrangers, on fit proclamer, par un décret public, qu'il était permis à des gens de Chios de faire des actions honteuses. Un Spartiate voyant vendre des amandes fort dures le double des autres, demanda si les pierres étaient rares. Un autre, après avoir plumé un rossignol, dit, en y trouvant si peu de chair : « Tu n'es que du son, et rien autre chose. » Diogène le cynique embrassait une statue d'airain par un froid très rigoureux. Un Lacédémonien lui ayant demandé s'il avait froid, il répondit que non. « Que faites-vous donc là de si merveilleux? » lui répliqua le Spartiate. Un habitant de Métaponte, traité de lâche par un Spartiate, lui dit <233b> que ses concitoyens possédaient cependant beaucoup de terres qu'ils avaient conquises sur d'autres peuples. « A ce compte, lui dit le Lacédémonien, vous êtes coupables non seulement de lâcheté, mais encore d'injustice. » Un étranger, qui se tenait très longtemps sur un seul pied, disait à un Spartiate qu'il ne pourrait en faire autant. « J'en conviens, répondit-il; mais aussi il n'est pas d'oie qui ne puisse le faire. » Un orateur relevait avec ostentation l'excellence de l'art oratoire. « Il n'est, lui dit un Lacédémonien, et il ne sera jamais d'art sans la vérité.» Un Argien disait qu'il y avait dans son pays beaucoup de tombeaux de Spartiates. « Pour nous, dit un Lacédémonien, nous n'avons aucun Argien enterré dans le nôtre. » <233c> Il voulait dire que les Spartiates avaient souvent fait des expéditions dans le pays d'Argos, et jamais les Argiens en Laconie. Un prisonnier Spartiate était vendu à l'encan, et le crieur disait : « Un Lacédémonien à vendre. — Dis donc un prisonnier, » lui dit avec fermeté le Spartiate. Le roi Lysimaque demandait à un soldat qui servait dans son armée s'il était un des Ilotes. « Croyez-vous, lui dit le soldat, qu'un Lacédémonien vînt gagner quatre oboles à votre service ? » Les Thébains, après la victoire de Leuctres, étant arrivés jusqu'aux bords de l'Eurotas, un d'eux dit avec fierté : « Où sont les Spartiates? — <233d> Ils sont absents, répondit un prisonnier lacédémonien ; sans cela, vous ne seriez pas ici.» Lorsque les Athéniens remirent leur ville, à la discrétion des Spartiates, ils demandèrent qu'on leur abandonnât Samos. «Comment! leur répondit-on, vous n'êtes pas maîtres de vos personnes, et vous voulez avoir les autres en votre puissance? » De là est venu le proverbe : Il n'est point à soi-même, et veut avoir Samos. Les éphores dirent, en apprenant la réduction d'une ville ennemie : « Notre jeunesse a perdu le théâtre où elle s'exerçait ; elle n'a plus d'adversaires. » Un de leurs rois offrait de détruire de fond en comble une ville qui leur avait suscité souvent bien des affaires. « Gardez-vous, lui dirent les éphores, d'ôter à nos jeunes gens l'aiguillon de leur courage. » <233e> Ils ne donnaient point de maîtres à la jeunesse qui s'exerçait dans les gymnases, afin que son émulation vînt de la vertu, et non pas de l'art. Aussi Lysandre disait-il à ceux qui lui demandaient comment Charon l'avait vaincu, que c'était à force d'art. Quand Philippe entra en Laconie, il écrivit aux Spartiates s'ils voulaient qu'il vînt comme ami ou comme ennemi. Ils lui répondirent : « Ni l'un, ni l'autre. » Un citoyen qu'ils avaient député vers Antigonus, fils de Démétrius, fut mis à l'amende pour lui avoir donné le titre de roi, quoiqu'il eût obtenu de ce prince, dans un temps de disette, un muid de blé pour chaque citoyen. <233f> Un homme décrié par sa conduite avait ouvert un bon avis : ils l'adoptèrent; mais ils le firent proposer par un citoyen d'une probité reconnue. Des frères étaient en différend les uns avec les autres. On mit le père à l'amende, parce qu'il souffrait de la division parmi ses enfants. Ils condamnèrent aussi un musicien étranger, parce qu'il pinçait la lyre avec les doigts. Deux jeunes gens s'étaient battus, et l'un avait fait à l'autre, avec sa faux, une blessure mortelle. Leurs compagnons, qui étaient venus pour les séparer, dirent à celui qui était blessé qu'ils vengeraient sa mort par celle de son adversaire. [234] <234a> « Gardez-vous-en, leur dit-il, vous commettriez une injustice ; j'en aurais fait autant, si j'avais été aussi adroit que lui, ou que j'eusse pu le prévenir. » Dans le temps où la loi permettait aux enfants de voler tout ce qu'ils pouvaient, et où il n'y avait de honte qu'à être découvert, des enfants dérobèrent un renardeau vivant, qu'ils donnèrent à garder à l'un d'entre eux. Ceux à qui le renardeau appartenait étant venus pour le chercher, le jeune homme le cacha sous sa tunique. L'animal, irrité, lui déchira les flancs sans qu'il jetât le moindre cri. <234b> Lorsque ces gens se furent retirés, et que ses camarades le virent dans cet état, ils lui dirent qu'il aurait dû lâcher le renard, plutôt que de se laisser déchirer si cruellement. «Point du tout, leur répondit-il ; il valait mieux mourir dans les douleurs et se taire, que d'être, par faiblesse, convaincu de vol, et vivre dans l'ignominie. » Des Lacédémoniens en voyage rencontrèrent des gens qui leur dirent qu'ils étaient fort heureux de n'être pas arrivés plus tôt dans ce lieu, que des voleurs venaient d'en partir. « Il faut plutôt les féliciter, répondirent-ils, de ce qu'ils ne nous ont pas rencontrés. » On demandait à un Spartiate ce qu'il savait faire : « Être libre, » répondit-il. Un jeune Spartiate, qui avait été pris et vendu par le roi Antigonus, exécutait ponctuellement <234c> tout ce que son maître lui ordonnait, quand il ne le croyait pas indigne d'un homme libre. Mais un jour qu'il exigea de lui un service trop bas, il refusa de le lui rendre, et dit qu'il n'était pas esclave. Comme son maître insistait, il monta sur le toit de la maison, en lui disant : « Vous saurez qui vous avez acheté. » Et il se précipita du haut du toit. Un autre était exposé en vente, et quelqu'un lui ayant dit : « Si je t'achète, seras-tu honnête homme? — Je le serais, répondit-il, quand tu ne m'achèterais pas. » Un crieur qui faisait la vente d'un prisonnier lacédémonien, criait : « Un esclave à vendre. — Malheureux ! lui dit le Spartiate, ne diras-tu pas un prisonnier? » Un Lacédémonien avait mis pour enseigne à son bouclier une mouche de grandeur naturelle. On lui disait, en le raillant, qu'il l'avait fait pour se cacher. <234d> « Au contraire, dit-il, c'est pour mieux me faire connaître ; car j'approcherai les ennemis de si près, qu'ils pourront discerner mon enseigne. » Un autre à qui l'on présentait une lyre dans un festin, dit que les Spartiates ne s'amusaient pas à des bagatelles. Un Lacédémonien interrogé si le chemin de Sparte était sûr, répondit : « C'est selon la disposition dans laquelle on y vient ; car les lions y sont maltraités, et nous y chassons les lièvres à l'ombre. » Dans une lutte, un Spartiate saisi au cou par son adversaire, qui le tirait à terre avec violence sans qu'il pût lui résister, le mordit au bras. <234e> « Tu mords comme une femme, lui dit l'autre. — Non, répliqua-t-il, mais comme un lion. » Un boiteux, qui partait pour l'armée, voyant qu'on se moquait de lui, dit qu'il fallait à la guerre non des gens qui pussent fuir, mais des soldats qui tinssent ferme dans leur poste. Un soldat blessé mortellement d'une flèche dit en mourant, qu'il ne regrettait pas la vie, mais qu'il trouvait bien dur de périr avant d'avoir rien fait de glorieux, et de la main d'un archer efféminé. Un Spartiate arrivé dans une hôtellerie donna à l'hôte un petit poisson à accommoder. Celui-ci lui demanda s'il avait du fromage et de l'huile pour l'apprêter. « Aurais-je acheté ce poisson, lui dit le Lacédémonien, si j'avais eu du fromage? » On vantait le bonheur d'un habitant d'Égine, nommé Lampris, <234f> à cause des richesses immenses que lui rapportait le grand nombre des vaisseaux marchands qu'il avait sur mer. « Je ne fais point cas, dit un Spartiate, d'un bonheur qui ne tient qu'à des cordages. » Quelqu'un demandait à un Spartiate pourquoi on ne mentait pas à Lacédémone : « Parce que nous sommes libres, répondit-il ; les autres, au contraire, ont tout à craindre quand ils disent la vérité. » Un autre avait entrepris de faire tenir debout un cadavre , et comme il ne pouvait en venir à bout : « Par Jupiter! dit-il, il faut qu'il y ait quelque chose là-dedans. » Tynnichus supporta avec le plus grand courage la mort de son fils Thrasybule ; et l'on fit à cette occasion l'épigramme suivante : [235] <235a> Dessus son bouclier Thrasybule sans vie Arrive tout sanglant au sein de sa patrie. Il tomba sons les coups d'Argos, qu'il combattait. Son père le reçoit, et ses mains paternelles Placent sur le bûcher ses dépouilles mortelles. « Du lâche seul, dit-il, on doit pleurer le sort; Je ne donnerai pas des larmes à ta mort. A ta cendre il suffit que la gloire couronne Le fils de Tynnichus et de Lacédémone. » Alcibiade étant au bain, se faisait verser une grande quantité d'eau. « Cet Athénien, dit un Spartiate, doit être bien sale, puisqu'il lui faut tant d'eau pour se laver. » Quand Philippe fut entré en Laconie, où il menaçait de tout détruire, il demanda à un Spartiate <235b> ce qu'ils allaient faire maintenant : « Mourir généreusement, répondit-il, car nous sommes le seul peuple de la Grèce qui sache être libre et qui n'ait pas appris à obéir. » Antipater, après avoir vaincu le roi Agis, demanda aux Lacédémoniens cinquante jeunes gens pour otages. L'éphore Étéocle lui déclara qu'on ne consentirait jamais à les lui donner, de peur qu'en recevant des principes d'éducation contraires à ceux qu'on leur donnait à Lacédémone, ils ne devinssent de mauvais citoyens; mais que, s'il voulait, on donnerait le double de vieillards ou de femmes. Et comme Antipater lui faisait les plus grandes menaces au cas qu'on persistât à les lui refuser, Étéocle lui répondit au nom de la république : « Si vous exigez de nous des choses plus pénibles que la mort, il nous sera plus facile de mourir. » <235c> Un vieillard voulait voir les jeux olympiques, qui étaient commencés, et ne trouvait point de place. Il allait de rang en rang sans que personne voulût lui en faire, et essuyait partout les plaisanteries les plus mortifiantes. Lorsqu'il vint à l'endroit où étaient assis les Lacédémoniens, tous les jeunes gens et la plupart des hommes faits se levèrent à l'instant, et le placèrent au milieu d'eux. Toute l'assemblée ayant témoigné par ses applaudissements combien elle approuvait cet usage respectable des Lacédémoniens, le vieillard, les larmes aux yeux, En secouant sa barbe et ses longs cheveux blancs, s'écria : « Hélas ! tous les Grecs savent très bien ce qui est honnête ; les Spartiates seuls le pratiquent. » <235d> On dit que la même chose arriva un jour à Athènes. Pendant qu'on y célébrait les Panathénées, les Athéniens se jouaient d'un malheureux vieillard qu'ils appelaient comme pour lui faire place, et lorsqu'il s'était approché, ils le renvoyaient. Après avoir ainsi parcouru tous les rangs, il vint du côté où étaient les députés de Lacédémone, qui se levèrent aussitôt de leurs sièges, et le placèrent au milieu d'eux. Le peuple, plein d'admiration pour ce trait d'honnêteté, applaudit avec transport. « Les Athéniens, dit alors un Spartiate, connaissent le bien, mais ils ne le font pas. » Un pauvre demandait l'aumône à un Lacédémonien. « Si je le donnais, lui dit-il, ce serait une raison pour toi de mendier encore ; <235e> le premier qui t'a fait l'aumône, en favorisant ta paresse, a donné lieu à la vie honteuse que tu mènes. » Un prêtre faisait la quête pour ses dieux. « Je n'ai que faire, lui dit un Spartiate, de dieux qui sont plus pauvres que moi. » Un Lacédémonien surprit un homme en adultère avec sa femme, qui était fort laide. « Malheureux ! lui dit-il, quelle nécessité a pu te porter à ce crime? » Un autre entendait un rhéteur faire de longues périodes. « Oh ! le grand orateur, dit-il, qui parle beaucoup pour ne rien dire ! » Un étranger qui se trouvait à Sparte, témoin du respect que les jeunes gens avaient pour les vieillards : « Ce n'est qu'à Sparte, dit-il, qu'il est beau de vieillir. » On demandait à un Spartiate ce qu'il pensait du poète Tyrtée. <235f> « Il est bon, dit-il, pour exciter le courage des jeunes gens. » Un autre qui avait mal aux yeux partait pour une expédition ; et comme on lui demandait où il allait, et ce qu'il comptait faire en cet état : «J'émousserai, dit-il , l'épée d'un ennemi, si je ne puis lui faire du mal.» [236] Sparte avait mérité pour avoir fait mourir les ambassadeurs de ce prince. Lorsqu'ils furent devant le roi, ils lui demandèrent de les punir pour tous les Lacédémoniens, <236a> et de leur faire souffrir tel genre de mort qu'il voudrait. Xerxès, plein d'admiration pour leur vertu, leur fit grâce, et leur proposa même de rester à sa cour. « Prince, lui dirent-ils, comment pourrions-nous vivre ici, et abandonner une patrie, des lois et des concitoyens pour qui nous sommes venus de si loin chercher la mort? » Indarnus, général de Xerxès, leur faisait les plus vives instances, et les assurait que ce prince les traiterait à l'égal de ses plus intimes favoris. «Vous ignorez sans doute, lui dirent-ils , le prix de la liberté. Est-il un homme sensé qui voulût la changer même contre le royaume de Perse? » <236b> Un étranger n'ayant point de lit à donner à un Spartiate, fit semblant de ne pas le voir ; le lendemain il en emprunta un, et reçut très bien son hôte. Celui-ci foula aux pieds les couvertures, en disant : « Elles sont cause qu'hier je n'ai pas eu même une natte pour me coucher.» Un Lacédémonien étant à Athènes, y vit les citoyens vendre de la viande et des poissons salés, lever les impôts, trafiquer des esclaves et exercer, sans en rougir, beaucoup d'autres métiers peu honnêtes. De retour dans sa patrie, on lui demanda ce qu'il pensait d'Athènes : <236c> « Il n'y a rien dans cette ville, répondit-il, qui ne soit honnête. » Il faisait entendre ironiquement que les Athéniens ne connaissaient rien de honteux. Un autre avait répondu négativement à une question qu'on lui avait faite. « Vous mentez, lui dit celui qui l'avait interrogé. « Vous avez donc tort, répliqua le premier, de me questionner sur ce que vous savez. » Des Lacédémoniens qu'on avait députés vers le tyran Lygdamis, furent plusieurs jours sans pouvoir obtenir audience. Enfin il leur fit dire qu'il ne se portait pas assez bien pour les recevoir. — « Allez lui dire, répondirent-ils, que nous ne venons pas pour lutter avec lui, mais pour l'entretenir. » <236d> Un prêtre qui initiait un Spartiate à des mystères, lui dit de déclarer l'action la plus criminelle qu'il eût commise. L'initié répondit que les dieux la savaient. Mais le prêtre en exigeait l'aveu comme un préliminaire indispensable. « Est-ce à vous ou au dieu que je dois le dire ? reprit le Spartiate. — C'est au dieu, dit le prêtre. — Commencez donc par vous éloigner, » répliqua le Spartiate. Un autre passait la nuit auprès d'un tombeau, et croyant voir un spectre, il courut à lui la lance à la main, en disant : « Où fuis-tu ? attends, et tu mourras deux fois ! » Un Spartiate avait fait vœu de se précipiter du haut du promontoire de Leucate. Mais lorsqu'il y fut monté et qu'il en eut vu toute la profondeur, il se retira. Comme on lui en faisait des reproches, il répondit : « Je n'avais pas réfléchi que ce vœu en supposait un autre bien plus grand. » <236e> Dans une bataille, un soldat avait le bras levé pour frapper son ennemi, lorsque entendant sonner la retraite, il s'arrêta. Un de ses camarades lui ayant demandé pourquoi il avait épargné un ennemi dont il lui était si facile de se défaire : « Il vaut mieux, dit-il, obéir à son général que de tuer un ennemi. » On disait à un Lacédémonien qui avait été vaincu aux jeux olympiques, que son adversaire était plus brave que lui : « Non, répondit-il ; mais plus adroit à terrasser. » ANCIENNES INSTITUTIONS DES SPARTIATES. <236f> Lorsque les Lacédémoniens entraient dans les salles où ils mangeaient en commun, le plus ancien de l'assemblée disait à chacun d'eux, en lui montrant la porte : « Il ne sort pas un mot par là. » Ils aimaient avec tant de passion leur brouet noir, que les vieillards le préféraient à la viande, qu'ils abandonnaient aux jeunes gens. On dit que Denys le tyran, curieux de manger de ce ragoût, acheta exprès un cuisinier lacédémonien, et lui dit de ne rien épargner pour le bien apprêter. [237] Mais a peine en eut-il goûté, <237a> qu'il le rejeta avec indignation. « Prince, lui dit alors le cuisinier, il faut, avant de manger ce brouet, avoir exercé son corps, comme les Spartiates, et s'être baigné dans l'Eurotas. » Les Lacédémoniens, après avoir bu modérément dans leurs repas, s'en retournaient chez eux sans flambeaux. Il ne leur était permis, ni dans cette occasion, ni dans aucune autre, d'aller la nuit avec de la lumière, parce qu'on voulait les accoutumer à marcher hardiment au milieu des ténèbres. Ils ne s'instruisaient dans les lettres que pour le simple besoin. Pour toutes les autres sciences, ils les avaient bannies de leur ville, aussi bien que les étrangers qui les professaient. Toute leur éducation consistait à savoir bien obéir, supporter les travaux, et vaincre ou mourir en combattant. <237b> Ils ne portaient toute l'année qu'une simple tunique, soignaient très peu leur corps, et ne faisaient presque point d'usage de bain ni d'huile. Les jeunes gens dormaient par troupes sur des lits qu'ils faisaient eux-mêmes avec des joncs qui croissent sur le bord de l'Eurotas, et dont ils rompaient le bout avec leurs mains, sans y employer le fer. L'hiver, ils étendaient sur ces joncs des espèces de couvertures qu'ils appelaient des lycophons, et auxquelles ils attribuaient la vertu d'échauffer. Il était permis chez eux de s'attacher à des jeunes gens d'un heureux naturel , mais ils regardaient comme une infamie de concevoir pour eux un amour criminel ; <237c> et celui qu'on aurait convaincu d'un pareil attachement eût été déshonoré pour la vie. Un vieillard qui rencontrait un jeune homme avait droit de lui demander où il allait, et ce qu'il allait faire. S'il ne répondait pas, ou qu'il cherchât quelque détour, il devait le réprimander. Si le vieillard lui voyait faire une faute, et qu'il ne l'en reprît pas, il était condamné à la même peine que le jeune homme avait encourue. Celui-ci recevait-il mal la réprimande , c'était pour lui le plus grand déshonneur. Lorsqu'un citoyen était pris en faute, on l'obligeait de faire le tour d'un des autels de la ville, en chantant une chanson qui contenait la censure du mal qu'il avait fait, ce qui n'était autre chose que se réprimander soi-même. On accoutumait les enfants, non seulement à respecter leurs parents <237d> et à leur obéir, mais encore à honorer tous les vieillards, à leur céder le pas, à se lever pour leur donner leur place, à se tenir devant eux dans un respectueux silence. Aussi chaque père de famille avait-il soin, non seulement de ses enfants, de ses esclaves, de ses biens, comme on fait dans les autres villes , mais encore de ceux de ses voisins, autant que des siens propres ; en sorte que tout paraissait commun entre les citoyens. Si un enfant corrigé par un autre que son père allait se plaindre, le père, sous peine de se déshonorer, devait aggraver la punition. D'après l'éducation qu'ils avaient reçue, ils étaient persuadés que personne ne pouvait exiger de leurs enfants rien que d'honnête. Les jeunes gens dérobaient, pour se nourrir, tout ce qu'ils trouvaient. <237e> Ils s'exerçaient à surprendre adroitement les personnes négligentes ou endormies. Lorsqu'ils étaient pris sur le fait, on les châtiait, et ils étaient obligés d'endurer la faim. On leur donnait très peu à manger, afin qu'étant contraints de chercher eux-mêmes le supplément de leur nourriture, la nécessité les rendît entreprenants et industrieux. Outre ce premier motif, on voulait encore par là les accoutumer à n'être jamais rassasiés, et à savoir supporter la faim. Ils comptaient aussi en tirer plus de service à la guerre, dont ils pourraient, même en mangeant très peu, soutenir les fatigues. Ils les rendaient en même temps plus sobres et plus économes, en faisant qu'une dépense très médiocre suffit longtemps à leurs besoins. <237f> D'ailleurs une nourriture simple et sans apprêt était beaucoup plus saine, leur formait un tempérament mâle et robuste, et, en ne leur donnant que l'embonpoint nécessaire, ne les empêchait pas d'acquérir cette taille avantageuse qui contribue tant à la beauté . En effet, les corps maigres et déliés ont une souplesse et une agilité que n'ont point ceux qui sont gras et épais. On ne les instruisait pas avec moins de soin de la poésie et de la musique, [238] <238a> comme propres à exciter le courage, à élever l'âme, et à inspirer de l'audace. Leur composition était simple et sévère ; elle n'avait pour objet que les louanges de ceux qui avaient servi leur patrie avec honneur, que la gloire et le bonheur d'être morts pour elle. Le blâme des lâches entrait aussi dans leurs chants ; ils y exposaient leur honte et leur bassesse. L'exhortation et l'encouragement à la vertu, selon les trois différents âges, étaient encore le sujet de leurs chansons. Dans les fêtes publiques, ces trois classes de citoyens divisées en trois chœurs chant aient tour à tour. Celui des vieillards commençait ainsi : « Nous avons eu tous un partage, Dans la jeunesse, le courage. ». <238b> Après eux, venait celui des hommes faits, qui disaient : « Nous sommes tous dignes de vous, N'en doutez pas, regardez-nous. » Celui des enfants finissait : « Nous aurons, vous pouvez le croire, Plus de courage et plus de gloire.» La cadence de leurs chœurs de musique était celle de leur marche. Ils attaquaient l'ennemi au son de la flûte, afin d'exciter le courage, d'inspirer la confiance et le mépris de la mort. Lycurgue avait joint la musique aux exercices militaires. Il voulait régler l'ardeur guerrière par les accords d'un art propre pour cet effet. Aussi leur roi sacrifiait aux Muses avant le combat, afin que les citoyens fissent des actions dignes de passer à la postérité. <238c> Ils ne permettaient pas qu'on fit aucun changement dans l'ancienne musique. Il arriva que Terpandre, le meilleur joueur de lyre de son temps, qui excellait dans l'art de célébrer les actions héroïques, quoique fort instruit des anciens usages ajouta une corde à la lyre, pour en varier les tons. Les éphores condamnèrent cette nouveauté, et clouèrent sa lyre à un mur, tant on était attaché aux plus simples accords ! Le musicien Timothée ayant aussi ajouté deux cordes à sa lyre, lorsqu'il disputa le prix aux jeux carnéens, un des éphores vint, un couteau à la main, lui demander de quel côté il voulait qu'il coupât les cordes qui excédaient le nombre de sept. <238d> Lycurgue abolit les usages superstitieux dans la sépulture des morts ; il permit de les enterrer dans la ville, et de leur élever des monuments auprès des tombeaux. Il proscrivit aussi les sacrifices funèbres; il défendit d'ensevelir les morts avec autre chose qu'une robe de pourpre et des feuilles d'olivier; et cela, sans aucune distinction. Il abolit encore l'usage du deuil et des lamentations, et défendit les épitaphes, qu'il réserva pour ceux qui étaient morts à la guerre. Il ne permettait pas à ses citoyens de voyager; il craignaient qu'ils ne se corrompissent, et qu'ils n'apportassent à Lacédémone les mœurs étrangères ; il ferma même la ville aux étrangers, <238e> à cause de leurs mauvais exemples. Si un Spartiate refusait de faire donner à ses enfants l'éducation commune, il était privé des droits de citoyen. Il y en a qui disent que Lycurgue avait voulu que les étrangers qui se soumettraient aux institutions de Sparte pussent entrer dans l'ancien partage du territoire ; mais personne ne pouvait vendre sa portion. Il était d'usage de se servir des esclaves, des chiens et des chevaux de ses voisins, pourvu que ceux-ci n'en eussent pas besoin. A la campagne, ils pouvaient entrer dans les maisons pour y prendre les choses qui leur convenaient, et ils se retiraient après en avoir fermé les portes. <238f> A la guerre, ils portaient des robes de pourpre, parce que cette couleur donnait un air plus martial ; que sa ressemblance avec celle du sang pouvait effrayer des soldats sans expérience, et par la même raison, tromper les ennemis, en leur cachant les blessures qu'ils avaient faites. Lorsqu'ils devaient la victoire à une ruse du général, ils immolaient un bœuf au dieu Mars. S'il avait défait les ennemis en bataille rangée, ils sacrifiaient un coq. Ils voulaient accoutumer leurs généraux à être non seulement courageux, mais encore adroits et rusés. [239] <239a> Dans toutes les prières qu'ils faisaient aux dieux, ils demandaient la force de souffrir les injures. Tous leurs vœux se bornaient à obtenir les moyens de bien faire, et rien de plus. Ils honoraient Vénus armée, et représentaient leurs divinités, dieux et déesses, avec une lance à la main, parce qu'ils leur attribuaient également à tous la vertu guerrière en partage. Ce proverbe usité parmi eux : La main sur ton ouvrage invoque la Fortune, signifiait qu'il ne faut implorer le secours des dieux qu'après avoir commencé d'agir. Pour détourner les jeunes gens de l'ivresse, ils leur faisaient voir les ilotes ivres. Lorsqu'ils voulaient entrer dans une maison, au lieu de frapper à la porte, ils appelaient du dehors. <239b> Ils se servaient d'étrilles de roseau, et non de fer. Ils n'assistaient jamais à des tragédies, ni à des comédies, pour ne pas entendre, même dans les choses d'amusement, des discours contraires aux lois. Le poète Archiloque étant venu à Sparte, ils l'en chassèrent bien vite, parce qu'ils surent qu'il avait dit dans un de ses poèmes qu'il valait mieux jeter son bouclier que de périr : J'ai laissé malgré moi mon bouclier aux champs. Que de le posséder un ennemi se vante, N'importe; de la Mort j'ai fui la main sanglante. Je saurai d'un meilleur me pourvoir dans le temps. <239c> Les jeunes garçons et les jeunes filles participaient aux mêmes sacrifices. Les éphores condamnèrent à l'amende un citoyen nommé Sciraphidas, parce qu'il était l'objet du mépris public. Ils en condamnèrent un autre à mort, parce qu'il avait mis sur sa tunique une robe de pourpre. Ils réprimandèrent vivement un jeune homme du gymnase, parce qu'il savait le chemin du Pylée. L'orateur Céphisonte s'étant vanté qu'il parlerait une journée entière sur tel sujet qu'on voudrait lui marquer, ils le bannirent de Sparte, en disant qu'un bon orateur devait toujours proportionner la grandeur de son discours à celle de son sujet. Il y avait un certain jour où, à Lacédémone, l'on fouettait les enfants, souvent jusqu'à la mort, sur l'autel de Diane Orthia. Ils supportaient avec joie cette exécution sanglante, et se disputaient l'honneur de recevoir plus de coups sans se plaindre ; <239d> le vainqueur était comblé de gloire. Cette rivalité, qu'on appelait la flagellation, se renouvelait tous les ans. Une des plus sages et des plus heureuses institutions de Lycurgue, c'est le grand loisir qu'il avait procuré aux Lacédémoniens. Il ne leur était permis d'exercer aucun art mercenaire. Ils n'avaient besoin ni de travailler, ni de faire aucun commerce, pour acquérir des biens, puisqu'il avait ôté aux richesses le prix et l'estime qu'on y attachait partout ailleurs. Les Ilotes cultivaient la terre pour eux et leur en payaient la rente, suivant l'ancien taux fixé par Lycurgue. Un citoyen qui aurait affermé sa terre au-dessus de ce prix serait devenu l'objet de l'exécration publique. <239e> Son motif en cela avait été d'attacher les Ilotes à la culture par l'appât du gain, et d'ôter à leurs maîtres l'envie d'augmenter leur fortune. Il leur avait interdit aussi le commerce maritime et les guerres de mer. Dans la suite ils se relâchèrent sur ce dernier point et devinrent maîtres de la mer ; mais s'étant aperçus de la dépravation que ces guerres maritimes introduisaient dans les mœurs, ils les abandonnèrent. Au reste, sur ce point comme sur tous les autres, ils varièrent beaucoup. Dans les commencements, ceux qui apportaient de l'argent à Sparte étaient condamnés à mort. Car les rois Alcamène et Théopompe avaient reçu de l'oracle cette réponse : L'avarice à la fin perdra Lacédémone. <239f> Cependant lorsque Lysandre, après la prise d'Athènes, fit transporter à Lacédémone beaucoup d'or et d'argent, ses concitoyens le reçurent avec plaisir, et lui en surent le plus grand gré. Tant que Sparte fut fidèle au serment qu'elle avait fait d'observer les lois de Lycurgue, elle eut, pendant l'espace de cinq cents ans, la supériorité sur toutes les autres villes de la Grèce, par la sagesse de son administration et par la gloire qui en fut le fruit. [240] Dès qu'elle commença à s'en écarter et qu'une sordide avarice s'empara peu à peu du cœur des citoyens, <240a> elle vit diminuer sa puissance et aliéna l'esprit de ses alliés. Dans cet état même d'affaiblissement, lorsque Philippe de Macédoine, vainqueur à Chéronée, eut été déclaré généralissime des troupes de la Grèce sur terre et sur mer; quand, après lui, Alexandre son fils eut soumis les Thébains, les Spartiates, qui n'avaient pour défense qu'une ville sans murailles, que des guerres fréquentes avaient réduits à un très petit nombre, et mis dans un état de faiblesse qui rendait leur oppression facile, les Spartiates, dis-je, furent les seuls qui, conservant encore un germe précieux des lois de Lycurgue, <240b> ne servirent point dans les armées de ces deux princes et de leurs successeurs au royaume de Macédoine. Ils ne se rendirent jamais aux assemblées communes de tous les autres peuples de la Grèce, et ne payèrent aucune contribution. Mais ensuite, ayant entièrement abandonné les lois de Lycurgue, ils furent asservis par leurs propres concitoyens. Alors, ne conservant plus rien de leurs anciennes institutions, devenus semblables à tous les autres peuples, ils perdirent avec la liberté leur ancienne splendeur, et finrent par subir, comme le reste de la Grèce, le joug des Romains. APOPHTEGMES DES FEMMES LACÉDÉMONIENNES. ARGILÉONIS. <240c> Brasidas, fils d'Argiléonis, ayant été tué à l'armée, les députés que ceux d'Amphipolis envoyèrent à Sparte vinrent visiter sa mère. Elle leur demanda si Brasidas était mort glorieusement et en digne Spartiate. Ils firent un éloge magnifique de sa valeur, et lui dirent que c'était le plus grand homme de guerre qu'eût eu Lacédémone. « Étrangers, leur dit-elle, il est vrai que mon fils était brave, mais Sparte a plusieurs citoyens qui valent mieux que lui. » GORGO. <240d> Aristagoras, tyran de Milet, sollicitait vivement Cléomène, roi de Sparte, de prendre, contre le roi de Perse, la défense des Ioniens, et lui offrait beaucoup d'argent pour l'y déterminer. Plus Cléomène refusait, plus Aristagoras ajoutait à la somme. Sa fille, témoin de leur conversation, dit à Cléomène : « Mon père, ce misérable étranger vous corrompra, si vous ne le chassez promptement de chez vous. » Son père lui dit un jour de donner du froment à un homme, pour récompense de ce qu'il lui avait appris à mieux faire le vin. « Mon père, lui dit-elle, il ne vous a pas rendu service, ce sera le moyen qu'on en boive davantage, et la licence, qui en sera la suite, rendra les citoyens plus méchants. » Pendant qu'Aristagoras était chez Cléomène, elle vit qu'il se faisait chausser par un de ses esclaves : <240e> « Mon père, dit-elle, est-ce que votre hôte n'a point de mains ? » Elle voyait un jour un étranger qui passait sa robe d'une manière molle et efféminée. « Va, lui dit Gorgo en le repoussant, tu n'es pas capable de ce que fait la moindre femme. » GYRTIAS. Acrotatus, petit-fils de Gyrtias, dans une querelle de jeunes gens, avait reçu tant de coups qu'on le rapporta chez lui presque mort. Les proches et les amis de Gyrtias fondaient en larmes : « Ne finirez-vous pas ? leur dit-elle ; il a montré de quel sang il était sorti. Il ne faut pas donner à des gens de cœur des regrets inutiles, mais penser à les guérir. » <240f> Lorsqu'on lui apporta la nouvelle de la mort de son petit-fils, elle dit : « Dès qu'il allait à la guerre, ne fallait-il pas qu'il y mourût ou qu'il tuât les ennemis ? Il m'est bien plus doux d'apprendre que sa mort a été digne de lui, de sa patrie et de ses ancêtres, que de lui voir traîner longtemps une vie honteuse. » DAMATRIA. Damatria ayant appris que son fils avait agi lâchement et d'une manière indigne d'elle , elle le fit mourir à son retour de l'armée. On fit à ce sujet l'épigramme suivante : Damatrie à la mort condamne un lâche fils : De sa mère, de Sparte il était le mépris. [241] APOPHTEGMES DES LACÉDÉMONIENNES DONT LES NOMS NE SONT PAS CONNUS. <241a> Une autre Lacédémonienne punit aussi de mort son fils, comme indigne de sa patrie, pour avoir abandonné son poste. « Il n'était pas mon fils, » dit-elle. Voici une épigramme où on la fait parler ainsi : Va, fils dégénéré, dans ces cavernes sombres, Qui des lâches mortels gardent les tristes ombres. Est-ce donc pour des cerfs, timides animaux, Que le noble Eurotas roule ses belles eaux? Va, fuis dans les Enfers, rebut de ta patrie; Ce n'est point dans mon sein que tu reçus la vie. <241b> Une mère apprenant que son fils avait fui pour sauver sa vie, lui écrivit en ces termes : « On répand sur ton compte des bruits déshonorants. Ou justifie-toi, ou meurs. » Une autre dont les fils avaient fui de la bataille, les voyant arriver, alla au-devant d'eux : « Lâches, où fuyez-vous, s'écria-t-elle en soulevant sa robe et leur montrant son ventre, prétendez-vous rentrer dans ce sein d'où vous êtes sortis?» Une troisième, dont le fils revenait de l'armée, lui demanda ce qui s'était passé; et, sur sa réponse que les troupes avaient été taillées en pièces, elle le tua d'un coup de tuile, en disant : « T'a-t-on donc été choisi pour être le porteur d'une si funeste nouvelle ? » Un Spartiate racontait à sa mère la manière glorieuse dont son frère était mort. « N'as-tu pas honte, lui dit- elle, d'avoir manqué une si belle occasion de le suivre ? » Une mère dont les cinq fils étaient à l'armée, <241c> attendait aux portes de la ville des nouvelles du combat ; elle en demande au premier qu'elle rencontre, qui lui dit que tous ses fils étaient morts. «Misérable,-lui dit-elle, est-ce là ce que je te demande? Je veux savoir quel a été l'événement de la bataille. — Nous l'avons gagnée, répondit-il. — J'apprends donc sans regret la mort de mes enfants. » Pendant qu'une autre mère rendait à son fils les derniers devoirs, une pauvre femme s'approchant, lui témoigna qu'elle partageait sa douleur. « Félicitez-moi plutôt, lui dit la mère. Je l'avais mis au monde afin qu'il mourût pour sa patrie ; je l'ai obtenu. » Une femme d'Ionie tirait vanité d'une superbe étoffe qu'elle avait brodée elle-même. <241d> Une Lacédémonienne lui montrant ses quatre fils, tous parfaitement bien élevés, lui dit que c'était de ces sortes d'ouvrages qu'une femme sage et honnête devait se glorifier.» Une Lacédémonienne sachant que son fils se conduisait mal dans une ville étrangère, lui écrivit ces mots: « Il se répand de mauvais bruits sur ton compte ; fais-le cesser, ou meurs. » Des exilés de Chios, qui étaient venus à Sparte, imputaient à Pédarète une conduite très répréhensible. Sa mère Téleutia les fit venir, et, d'après leur rapport, croyant son fils coupable, elle lui écrivit : <241e> « Ou change de conduite, ou demeure à Chios, et ne compte pas pouvoir revenir à Lacédémone. » Une autre, voyant son fils accusé d'un crime fort grave, lui dit : « Repousse l'accusation, ou renonce à la vie. » Une mère envoyait à l'armée son fils qui était boiteux. « A chaque pas que tu feras, lui dit-elle, souviens-toi de la vertu. » Un soldat, au retour d'une bataille , souffrait cruellement d'une blessure qu'il avait reçue au pied. « Mon fils, lui dit sa mère, si tu penses à la vertu, tu ne souffriras plus, et tu reprendras courage. » Un Spartiate avait été si fort blessé à la guerre qu'il ne pouvait plus marcher qu'à quatre pattes ; et comme il avait honte d'une posture qui le rendait ridicule, sa mère lui dit : <241f> « Mon fils, il est bien plus beau de se réjouir de son courage que de rougir d'un rire insensé. » Une mère donnait le bouclier à son fils qui partait pour l'armée, et l'exhortant à se conduire en homme de cœur, elle lui disait : « Reviens avec lui, ou sur lui. » Une autre, remettant de même le bouclier à son fils, au moment qu'il partait, lui dit : « Ton père l'a toujours conservé ; fais de même, ou meurs. » Une troisième dit à son fils, qui se plaignait d'avoir une épée trop courte : « Allonge-la d'un pas. » [242] <242a> Une mère, apprenant que son fils était mort en combattant vaillamment, dit : « Il était mon fils. » Une autre, à qui l'on rapporta que le sien avait sauvé sa vie en fuyant, s'écria : « Il n'est pas mon fils. » On vint dire à une autre que son fils avait été tué en tenant ferme dans son poste : « Qu'on l'ensevelisse , dit-elle, et que son frère prenne sa place. » Une femme, au milieu d'une pompe solennelle, apprit que son fils avait remporté la victoire, mais qu'il était mort de la suite de ses blessures. Alors, sans ôter la couronne de fleurs qu'elle avait sur sa tête, elle dit d'un air de triomphe aux femmes qui étaient près d'elle : « Mes amies, il est bien plus beau de mourir sur le champ de bataille, au sein de la victoire, que d'être couronné aux jeux olympiques. » Un Spartiate racontait à sa sœur la manière honorable dont son fils était mort. « Autant, lui dit-elle, la mort de mon fils me cause de joie, autant je rougis pour toi de ce que tu ne l'as pas suivi dans une si belle occasion. » <242c> Une femme mariée que quelqu'un faisait solliciter de consentir à ses désirs criminels , répondit : « Dans mon enfance, on m'a appris qu'il fallait obéir à mon père, et je l'ai toujours fait; depuis mon mariage, j'obéis à mon mari. Si cet homme me demande une chose honnête, qu'il ne craigne pas de lui en faire part. » On demandait à une fille pauvre ce qu'elle apporterait en dot : « La pudeur de ma famille, » répondit-elle. Une jeune femme dit à quelqu'un qui lui demandait si elle s'était approchée de son mari : «Non, c'est lui qui s'est approché de moi. » Une jeune fille, qui s'était laissé corrompre et avait fait avorter son fruit, souffrit avec tant de courage qu'elle ne jeta pas un seul cri, en sorte que ni son père, ni aucun de ses voisins, n'en eurent le moindre soupçon ; tant la crainte de l'infamie lui faisait surmonter la violence de la douleur ! Une Lacédémonienne était exposée en vente ; quelqu'un lui ayant demandé ce qu'elle savait faire, elle répondit: « Être fidèle. » Une autre, en pareil cas, répondit à la même question, qu'elle savait garder la maison. Une troisième à qui quelqu'un demandait si elle serait sage, au cas qu'il l'achetât, lui dit : « Je le serai, quand même vous ne m'achèteriez pas. » <242d> Un crieur public demandait à une autre qui était exposée en vente, ce qu'elle savait faire : « Être libre , » répondit-elle. Celui qui l'avait achetée ayant voulu exiger d'elle un service qu'elle croyait indigne d'une femme libre, elle lui dit : « Vous vous repentirez de vous être privé d'un tel bien ; » et en même temps elle se donna la mort.