[0] PIERRE DE VAULX-CERNAY (XIIIe s.), HISTOIRE DE LA GUERRE DES ALBIGEOIS. PROLOGUE adressé par l'Auteur au pape Innocent III. Au très saint père et très-bienheureux seigneur Innocent, par la grâce de Dieu, souverain pontife de l'Église universelle, son humble bien qu'indigne serviteur frère Pierre, quel qu'il puisse être, moine de Vaulx-Cernay. Il baise, non seulement ses pieds, mais encore, et en toute humilité, la trace de ses pas. Béni soit le seigneur des armées, qui, de nos jours et tout récemment, a, très saint père, par la coopération de votre active sollicitude, et par les mains de ses ministres, arraché miséricordieusement de la gueule des lions son Église déjà près de faire naufrage complet dans les régions de la Provence, au milieu des tempêtes que lui suscitaient les hérétiques, et l'a délivrée de la griffe des bêtes féroces! Mais pour qu'un acte si glorieux et si merveilleux ne puisse venir à oubli par les successives révolutions des temps, et que les grandes choses de notre Dieu deviennent notoires parmi les nations, j'offre, très bienheureux père, à votre majesté, la série des faits rédigée telle quelle par écrit: la suppliant humblement de ne pas attribuer à présomption qu'un enfant, borné aux premiers rudiments, ait mis la main à si forte affaire, et osé prendre un faix au dessus de ses forces: car mon dessein dans tel travail et mon motif pour écrire ont été que les peuples connussent les œuvres merveilleuses de Dieu, d'autant plus que je ne me suis étudié, ainsi qu'il appert de ma manière de dire, à orner ce même livre de paroles superflues, mais bien à exprimer simplement la simple vérité. Que votre dignité et sainteté tiennent donc pour assuré, bon père, que si je n'ai eu pouvoir de présenter par ordre tous les faits que j'avais à retracer, du moins ceux dont j'ai parlé sont vrais et sincères; n'ayant rien dit nulle part que je n'aie vu de mes yeux, ou entendu de personnes d'autorité grande et dignes d'une foi très entière. Dans la partie première de ce livre, je touche brièvement des sectes des hérétiques, et dis comment les Provençaux ont été infectés dans les temps passés de la ladrerie d'infidélité. Après quoi, je raconte de quelle manière les susdits Provençaux hérétiques ont été admonestés par les prédicateurs de la parole de Dieu et ministres de votre sainteté, et plus que souvent requis pour qu'ils eussent à retourner, prévaricateurs qu'ils étaient, au cœur et giron de notre sainte mère l'Église. Puis, autant que je puis, je représente par ordre la venue des Croisés, les prises des cités et châteaux, et autres faits et gestes appartenant au progrès des affaires de la foi. Sauront les lecteurs qu'en plusieurs endroits de cette œuvre, les Toulousains, hérétiques des autres cités et châteaux, tout ainsi que leurs défenseurs, sont généralement appelés Albigeois, vu qu'ainsi les autres nations ont nommé les hérétiques de Provence. Finalement, et pour que le lecteur puisse trouver plus à son aise en ce livre ce qu'il y voudrait querir, il est averti que cet ouvrage est ordonné en divers chapitres, selon les divers événements et successions des choses de la foi. [1] CHAPITRE PREMIER. Comment des moines prêchèrent contre les hérésies de Toulouse. En la province de Narbonne, où jadis avait fleuri la religion, l'ennemi de la foi se prit à parsemer l'ivraie. Le peuple tourna à folie, profanant les sacrements du Christ, qui est de Dieu la vraie saveur et sagesse, se donnant au mensonge, déviant de la véritable sapience divine, errant et divaguant d'erreurs en erreurs jusqu'en l'abîme, marchant dans les voies perdues, et non plus dans le droit chemin. Deux moines de Cîteaux, enflammés du zèle de la foi, à savoir, frère Pierre de Castelnau et frère Raoul, par l'autorité du saint pontife institués légats contre la peste de l'infidélité, déposant toute négligence et remplissant avec ardeur la mission à eux prescrite, vinrent en la ville de Toulouse, d'où découlait principalement le venin qui infectait les peuples et les entraînait en défection de la science du Christ, de la véridique splendeur, de la divine charité. Or la racine d'amertume avait germé et avait pris force et profondeur dans le cœur des hommes, et ne pouvait sans difficulté bien grande en être extirpée. Il fut conseillé aux Toulousains, il le fut souvent, et bien fort, d'abjurer l'hérésie et de chasser les hérétiques. Si leur fut-il conseillé par ces hommes apostoliques; mais très peu furent-ils persuadés: tant s'étaient pris à la mort ceux qui avaient détesté la vie, affectés et infectés d'une méchante sagesse animale, terrestre, diabolique, vides de cette sagesse qui vient d'en haut, docile et consentant aux bonnes croyances. Enfin, ces deux oliviers saints, ces deux candélabres resplendissants devant le Seigneur, imprimant aux serfs une crainte servile, les menaçant de déprédation, faisant tonner l'indignation des rois et des princes, les décidèrent à l'abjuration de l'hérésie et à l'expulsion des hérétiques; en telle sorte qu'ils craignirent l'offense et le malfaire, plus par peur du châtiment que, selon l'expression du poète, par amour de la vertu. {Horace, Épîtres, I, XVI, 52} Et bien l'ont-ils démontré par indices manifestes; car, se parjurant aussitôt, et endurant de recheoir en leurs misères, ils cachaient des herétiques prêchant au beau milieu de la nuit, dans leurs conventicules. Hélas! combien il est difficile d'être arraché à l'habitude! Cette Toulouse toute pleine de dols, jamais ou bien rarement, ainsi qu'on l'assure, et ce depuis sa première fondation, n'a été exempte de cette peste ou épidémie détestable, de cette hérétique dépravation dont le poison d'infidélité superstitieuse a découlé successivement des pères sur les enfants. C'est pourquoi, et en châtiment d'un tel et si grand crime, elle est dite avoir jadis souffert le fléau d'une juste dépopulation vengeresse; à ce point que le soc aurait passé jusque par le cœur de la ville, et y aurait porté le niveau des champs. Voire même, un des plus illustres rois qui régnaient alors sur elle, lequel on croit avoir eu comme nom Alaric, fut, pour plus grande ignominie, pendu à un gibet au devant des portes de la ville. Toute gâtée par la lie de cette vieille glu d'hérésie, la génération des Toulousains, véritable race de vipères, ne pouvait, même en nos jours, être arrachée à sa perversité. Bien plus, ayant toujours souffert qu'en elle vinssent derechef cette nature hérétique et souillure d'esclaves, bien que chassées par la rigueur et violence de peines méritées, elle a soif d'agir en guise de ses pères, ne voulant entendre à en dégénérer; et ni plus ni moins que le mal de l'un se gagne aux autres, et que le troupeau tout entier périt par la ladrerie d'un seul, {Juvénal, Satires, II, 79-81} de même, par l'exemple de ce voisinage empesté, les hérésiarques venant à prendre racine dans les villes et bourgs circonvoisins, ils étaient merveilleusement et misérablement infectés des méchantes greffes d'infidélité qui pullulaient dans leur sein; même les barons de la terre provençale, se portant presque tous champions et receleurs d'hérétiques, les aimaient plus vivement qu'à bon droit, et les défendaient contre Dieu et l'Église. [2] CHAPITRE II. Des sectes des hérétiques. Or, puisqu'en quelque manière l'occasion s'en présente en cet endroit, il m'est avis de traiter brièvement et intelligiblement des hérésies et des diverses sectes qui étaient parmi les hérétiques. Et premièrement, il faut savoir que ces hérétiques établissaient deux créateurs, l'un des choses invisibles, qu'ils appelaient le Dieu bénin, l'autre des visibles, qu'ils appelaient le Dieu malin, attribuant au premier le Nouveau Testament, et l'Ancien au second; lequel Ancien Testament ils rejetaient en son entier, hormis certains textes transportés de celui-ci dans le Nouveau, et que, par révérence pour ce dernier, ils trouvaient bon d'admettre. L'auteur de l'Ancien Testament, ils le traitaient de menteur, pour autant qu'il est dit en la Genèse: «En quelque jour que vous mangiez de l'arbre de la science du bien et du mal, vous mourrez de mort;» et, ainsi qu'ils disaient, pour ce qu'en ayant mangé ils ne moururent pas, tandis pourtant qu'après avoir goûté du fruit défendu, ils ont été sujets à la misère de mort. Ce même auteur, ils l'appelaient aussi meurtrier, tant pour ce qu'il a brûlé les habitants de Sodome et Gomorrhe, et effacé le monde sons les eaux diluviennes, que pour avoir submergé Pharaon et les Égyptiens dans les flots de la mer. Quant aux Pères de l'Ancien Testament, ils les certifiaient tous dévolus à damnation, et disaient que Jean-Baptiste était un des majeurs démons et des pires diables. Même disaient-ils entre eux que ce Christ qui est né dans la Bethléem terrestre et visible, et qui a été crucifié à Jérusalem, était homme de mal, que Marie Madelaine fut sa concubine, et qu'elle est la femme surprise en adultère dont il est parlé dans l'Évangile {Jean, ch. VIII}. Pour ce qui est du bon Christ, selon leur dire, il ne mangea oncques, ni ne but, ni se reput de véritable chair, et ne fut jamais en ce monde, sinon spirituellement dans le corps de Paul. Nous avons parlé d'une certaine Bethléem terrestre et visible, d'autant que les hérétiques feignaient qu'il fût une autre terre nouvelle et invisible, et qu'en icelle, suivant aucuns d'entre eux, le bon Christ est né et a été crucifié. En outre ils disaient que le Dieu bon avait eu deux femmes, savoir, Collant et Collibant, et que d'elles il avait procréé fils et filles. Il se trouvait d'autres hérétiques qui reconnaissaient un seul créateur; mais ils allaient de là à soutenir qu'il a eu deux enfans, l'un Christ et diable l'autre. Ceux-ci ajoutaient que toutes créatures avaient été bonnes dans l'origine; mais qu'elles avaient été corrompues toutes par les filles dont il est fait mention dans l'Apocalypse (ch. XIX). Lesquels, tous tant qu'ils étaient, membres de l'Antechrist, premiers nés de Satan, semence de méchanceté, enfants de scélératesse, parlant par hypocrisie, et séduisant par mensonges les cœurs des simples, avaient infecté la province narbonnaise du venin de leur perfidie. Ils disaient de l'église romaine presque toute entière qu'elle était une caverne de larrons, et la prostituée dont il est parlé dans l'Apocalypse. Ils annullaient les sacrements de l'Église à tel point qu'ils prêchaient publiquement que l'onde du sacré baptême ne difiere aucunement de l'eau des fleuves, et que l'hostie du très saint corps du Christ est la même chose que le pain laïque et d'usage commun; distillant dans l'oreille des simples ce blasphème que le corps du Christ, quand bien même il contiendrait en lui l'immensité des Alpes, aurait été consommé depuis longtemps par ceux qui en mangent et annihilé. Ils attestaient de plus que la confirmation et la confession sont deux choses frivoles et du tout vaines, disant encore que le sacrement de mariage est une prostitution, et que nul ne peut être sauvé en lui en engendrant fils et filles. Désavouant aussi la résurrection de la chair, ils forgeaient sur ce point certaines inventions inouies; prétendant que nos âmes sont ces esprits angéliques qui, précipités du ciel comme apostats d'orgueil, ont laissé dans les airs leurs corps glorieux; et que ces mêmes âmes, après une successive habitation en sept corps quelconques et formes terrestres, doivent retourner aux premiers, comme si était enfin parachevée leur pénitence. Il faut savoir en outre que certains entre les hérétiques étaient dits parfaits ou bons, et d'autres croyants. Les parfaits portaient vêtemens noirs, se disaient faussement observateurs de chasteté, détestaient l'usage des viandes, œufs et fromage, et affectaient de paraître ne pas mentir, tandis qu'ils mentaient tout d'une suite et de toutes leurs forces en discourant de Dieu. Ils disaient encore qu'il n'était raison aucune pour laquelle ils dussent jurer. Étaient appelés croyants ceux qui, vivant dans le siècle, et bien qu'ils ne cherchassent à imiter les parfaits, espéraient néanmoins qu'ils seraient sauvés en la foi de ceux-ci. Différents qu'ils étaient dans la manière de voir, bien étaient-ils unis en croyance et infidélité. Les croyants étaient adonnés aux usures, rapines, homicides, plaisirs de la chair, parjures et toutes façons de perversités: et ne péchaient-ils que plus sûrement et sans frein, pensant, comme ils faisaient, qu'ils seraient sauvés sans restitution des choses ravies, sans confession ni pénitence, pourvu qu'à l'article de la mort ils pussent dire une patenôtre et recevoir l'imposition des mains de leurs maîtres. Entre les parfaits, ils choisissaient leurs magistrats, qu'ils appelaient diacres et évêques, desquels l'imposition des mains était nécessaire, à ce qu'ils pensaient, pour le salut de quiconque, parmi les croyants, était en point de mourir. Mais ceux-ci avaient-ils opéré ladite imposition sur aucun moribond, tant méchant fût-il, pourvu qu'il pût dire sa patenôtre, ils l'assuraient sauvé; et, selon leur expression vulgaire, consolé; à telles enseignes que, sans nulle satisfaction ni autre remède, il s'envolait aussitôt devers le ciel. Sur quoi nous avons ouï compter le fait ridicule que voici, et bon à rapporter. Un certain croyant, à l'article de la mort, reçut consolation d'un sien maître par l'imposition des mains, mais ne put dire sa patenôtre, et expira sur ces entrefaites, pour quoi le consolateur ne savait qu'en dire. En effet, il semblait sauvé par l'imposition et damné faute d'avoir récité l'oraison dominicale. Que dirai-je? les hérétiques consultèrent sur tel cas difficile un certain homme d'armes, ayant nom Bertrand de Saissac, hérétique lui-même, pour savoir de lui ce qu'ils devaient penser à l'occasion du mort; lequel homme d'armes donna son sentiment et fit réponse comme il suit: «Pour cettuy-ci, dit-il, nous le tiendrons sauvé; mais tous les autres, s'ils ne disent Pater noster à leur dernier moment, nous les déclarons en damnation.» Autre fait pour rire. Un autre croyant légua, près de mourir, trois cents sous aux hérétiques, et commanda à son fils qu'il eût à leur bailler ladite somme. Mais comme eux, après la mort du père, l'eurent requise du fils, il leur répondit: «Je veux que d'abord me disiez en quel point est mon père. — Sache de certitude, reprirent-ils, qu'il est sauvé et colloqué déjà aux cieux. — Je rends grâce, dit-il lors en souriant, à Dieu et à vous. Puis donc que mon père est déjà dans la gloire, aumônes ne font plus besoin à son âme; et pour vous je vous sais assez benins que de ne l'en vouloir retirer. Par ainsi n'aurez aucun denier de moi.» Je ne crois pas devoir taire qu'aussi certains hérétiques prétendaient que nul ne pouvait pécher depuis l'ombilic et plus bas. Ils traitaient d'idolâtrie les images qui sont en les églises, assurant, sur le sujet des cloches, qu'elles sont trompettes du diable. Bien plus, ils disaient qu'on ne pèche davantage en dormant avec sa mère ou sa sœur qu'avec toute autre femme quelconque. Finalement, au nombre de leurs plus grandes fadaises et sottes crédulités, faut-il bien compter cette opinion, que si quelqu'un entre les parfaits venait à commettre péché mortel en mangeant chair, œufs ou fromage, ou autre chose à eux interdite, pour peu que ce pût être, tous ceux qu'il avait consolés perdaient l'esprit saint, et qu'il fallait les consoler derechef; et quant à ceux qui étaient déjà sauvés, que, pour le péché du maître, ils tombaient incontinent du ciel. Il y avait encore d'autres hérétiques appelés Vaudois, du nom d'un certain Valdo, Lyonnais. Ceux-ci étaient mauvais; mais, comparés aux autres hérétiques, ils étaient beaucoup moins pervers, car ils s'accordaient en beaucoup de choses avec nous, ne différant que sur quelques-unes. Pour ne rien dire de la plus grande partie de leurs erreurs, elles consistaient principalement en quatre points, à savoir: porter des sandales à la manière des apôtres; dire qu'il n'était permis en aucune façon de jurer ou de tuer, et en cela, surtout, qu'ils assuraient que le premier venu d'entre eux pouvait, en cas de besoin et pour urgence, consacrer le corps du Christ sans avoir reçu les ordres de la main de l'évêque, pourvu toutefois qu'il portât sandales. Qu'il suffise de ce peu que j'ai dit touchant les sectes des hérétiques. Lorsque quelqu'un se rend à eux, celui qui le reçoit lui dit: «Ami, si tu veux être des nôtres, il faut que tu renonces à la foi toute entière, telle que la tient l'Église de Rome.» Il répond: «Oui, j'y renonce. — Reçois donc l'Esprit saint des bons.» Et lors il lui souffle sept fois dans la bouche. «Renonces-tu, lui dit-il encore, à cette croix qu'en ton baptême le prêtre t'a faite sur la poitrine, les épaules et la tête, avec l'huile et le chrême?» Et il répond: «Oui, j'y renonce. — Crois-tu que cette eau baptismale opère pour toi le salut? — Non, répond-il, je ne le crois pas. — Renonces-tu à ce voile que le prêtre a posé sur ta tête en te donnant le baptême?» II répond: «Oui, j'y renonce.» Et c'est en cette sorte qu'il reçoit le baptême des hérétiques, et renie celui de l'Église. Tous alors lui imposent les mains sur le chef, le baisent, le revêtent de la robe noire; et dès l'heure, il est comme un d'entre eux. [3] CHAPITRE III. Quand et comment les prédicateurs vinrent au pays albigeois. L'an du verbe incarné 1206, l'évêque d'Osma, nommé Diégue, homme d'excellents mérites et bien digne qu'on l'exalte par magnifiques louanges, vint en cour de Rome, poussé d'un desir véhément de résigner son évêché, pour pouvoir plus librement se transporter chez les Païens, et leur prêcher l'Évangile du Christ. Mais le seigneur pape Innocent III ne voulut acquiescer au desir du saint homme; ains il lui commanda de retourner dans son siége. Or, il advint, comme il revenait de la cour du saint Père, qu'étant aux entours de Montpellier, il rencontra le vénérable homme, Arnauld, abbé de Cîteaux, père Pierre de Castelnau et frère Raoul, moines dudit ordre, légats du siége apostolique; lesquels, par dégoût, voulaient renoncer à la mission qui leur avait été enjointe, pour ce que leurs prédications n'avaient en rien ou que très peu réussi près des hérétiques. Toutes fois, en effet, qu'ils avaient tenté de les prêcher, ceux-ci leur avaient objecté la très méchante conduite des clercs, et qu'ainsi, s'ils ne voulaient amender leurs mœurs, ils devaient s'abstenir de poursuivre leurs prédications. Dans une telle perplexité, le susdit évêque ouvrit un avis salutaire; disant et conseillant aux légats du siége apostolique qu'abandonnant tout autre soin, ils n'épargnassant ni sueurs ni peines pour répandre avec plus d'ardeur la semence de la parole sainte, et que, pour fermer la bouche aux méchants, ils marchassent en toute humilité, faisant et enseignant à l'exemple du divin maître, allant à pied sans or ni argent; bref, imitant en tout la manière apostolique. Mais eux, refusant de prendre sur eux ces choses, en tant qu'elles semblaient une sorte de nouveauté, répondirent que si une personne d'autorité suffisante consentait à les précéder en telle façon, ils la suivraient très volontiers. Que dirai-je de plus? il s'offrit, cet homme plein de Dieu, et renvoyant aussitôt sa suite à Osma, ne gardant avec lui qu'un seul compagnon et suivi des deux moines souvent indiqués, savoir Pierre et Raoul, il s'en vint à Montpellier. Quant à l'abbé Arnauld, il regagna Cîteaux, pour autant que le chapitre de l'ordre devait très prochainement se tenir, et partie pour le dessein qu'il avait, ce chapitre terminé, de mener avec lui quelques-uns de ses abbés, qui l'aidassent à poursuivre la tâche de prédication qui lui était prescrite. Au sortir de Montpellier, l'évêque d'Osma et les deux moines susdits vinrent en un certain château de Carmaing, où ils rencontrèrent un hérésiarque nommé Baudouin, et un certain Théodore, fils de perdition et chaume d'éternel incendie: lequel, originaire de France, était de race noble, et même avait eu canonicat à Nevers. Mais ensuite un homme d'armes, qui était son oncle et des pires hérétiques, ayant été condamné pour sa doctrine dans le concile de Paris, en présence d'Octave, cardinal et légat du siége apostolique, il vit qu'il ne pourrait se cacher lui-même plus longtemps, et gagna le pays de Narbonne, où il fut en très grand amour et très haute vénération parmi les hérétiques, tant pour ce qu'il semblait surpasser quelque peu les autres en subtilité, que parce qu'ils se glorifiaient d'avoir pour leur frère en iniquité, et défenseur de leur corruption, un homme de France qui est la source de la science et religion chrétienne. Et il ne faut pas taire qu'il se faisait appeler Théodore, bien qu'auparavant il eût nom Guillaume. Ayant disputé pendant huit jours avec ces deux hommes, à savoir, Baudouin et Théodore, nos prédicateurs convertirent tout le peuple du susdit château, par leurs salutaires avertissements, à la haine des hérétiques: si bien qu'il eût de lui-même, et très volontiers, expulsé lesdits hérétiques, n'était que le seigneur du lieu, infecté du poison de perfidie, les avait faits ses familiers et amis. Il serait trop long de rapporter tous les termes de cette dispute; j'ai cru seulement devoir en recueillir ceci que, lorsque par la discussion le vénérable évêque eut poussé Théodore jusqu'aux dernières conséquences: «Je sais, dit celui-ci, je sais de quel esprit tu es; car tu es venu dans l'esprit d'Élie.» A cela le saint répondit: «Si je suis venu dans l'esprit d’Élie, tu es venu, toi, dans celui de l'Antechrist.» Ayant donc passé là huit jours, ces vénérables hommes furent suivis par le peuple, à leur sortie du château, pendant une lieue environ. Poursuivant droit leur chemin, ils arrivèrent en la cité de Béziers, où, prêchant et disputant durant quinze jours, ils affermissaient dans la foi le peu de catholiques qui s'y trouvaient, et confondaient les hérétiques. C'est alors que le vénérable évêque d'Osma et frère Raoul conseillèrent à frère Pierre de Castelnau de s'éloigner d'eux pendant un temps: car ils craignaient que Pierre ne fût tué, parce qu'à lui surtout s'attaquait la haine des hérétiques: pour un temps donc, frère Pierre quitta l'évêque et frère Raoul. Ceux-ci étant sortis de Béziers arrivèrent heureusement à Carcassonne, où ils demeurèrent huit jours, poursuivant leurs disputes et prédications. En ce temps-là, il arriva près de Carcassonne un miracle que l'on ne doit point passer sous silence. Comme les hérétiques faisaient leur moisson, le jour de la nativité de saint Jean-Baptiste (lequel ils ne tenaient point pour prophète, mais bien pour un démon très malin), un d'eux, regardant à sa main, vit que la gerbe était toute sanglante; ce que voyant, il crut que sa main était blessée: mais la trouvant saine et entière, il cria à ses compagnons. Quoi plus! Chacun d'eux, regardant la gerbe qu'il tenait la trouva pareillement souillée de sang, sans que sa main fût aucunement atteinte. Le vénérable Gui, abbé de Vaulx-Cernay, qui était alors en cette terre, vit une de ces gerbes sanglantes, et c'est lui-même qui m'a raconté ceci. Comme il serait trop long de réciter par ordre comment ces hommes apostoliques (je veux parler de nos prédicateurs) allaient de çà et de là, de château en château, évangélisant et disputant en tous lieux, omettons ces choses, et arrivons aux plus notables. Un jour se réunirent tous les hérésiarques dans un certain château, au diocèse de Carcassonne, que l'on nomme Mont-Réal, pour disserter d'accord contre les susdits personnages. Frère Pierre de Castelnau qui, comme nous l'avons dit tout à l'heure, les avait quittés à Béziers, revint pour assister à cette dispute, où furent pris pour juges aucuns d'entre ceux que les hérétiques nommaient croyants. Or, l'argumentation dura quinze jours, et fut rédigé par écrit tout ce qui s'y était traité, et remis en la main des juges, pour qu'ils prononçassent la sentence définitive; mais eux, voyant que les leurs étaient manifestement battus, ne voulurent la rendre, non plus que les écrits qu'ils avaient reçus des nôtres, de peur qu'ils ne vinssent à publicité, et les livrèrent aux hérétiques. Ces choses faites, frère Pierre de Castelnau, laissant de nouveau ses compagnons, s'en alla en Provence, et travailla à réunir les nobles, dans le dessein d'extirper les hérétiques du pays de Narbonné, à l'aide de ceux qui avaient juré la paix; mais le comte de Toulouse, nommé Raimond, ennemi de cette trève, ne voulut y acquiescer, jusqu'à tant qu'il fût forcé de la jurer, tant par suite des guerres que lui suscitèrent les nobles de la province, par la médiation et industrie de l'homme de Dieu, que par l'excommunication qu'il lanca contre ledit comte. Mais lui qui avait reçu la foi, et qui était pis qu'un infidèle, n'obéissant oncques à son serment, jura souvent, et souvent fut parjure. Pour quoi le reprit avec grande vertu d'esprit le très-saint frère Pierre, abordant sans peur le tyran, lui résistant en face, pour ce qu'il était répréhensible, voire même bien fort damnable; et cet homme de grande constance et de conscience sans tache le confondait à ce point de lui reprocher qu'il était en tout parjure, comme de vrai il l'était. [4] CHAPITRE IV. Malice du comte Raimond de Toulouse, fauteur des Albigeois. Puis donc que l'occasion s'en présente, parlons un peu de la crédulité de ce comte. Il est à dire d'abord que, quasi dès son berceau, il chérit toujours et choya les hérétiques, et les accueillant dans ses terres, il les honora par toutes les faveurs qu'il put. Même jusqu'à ce jour, ainsi qu'on l'assure, partout où il va, il mène avec lui quelques-uns de ces hommes, cachés sous l'habit laïque, afin que, s'il venait à mourir, il meure entre leurs mains. Il croyait en effet que, sans faire aucunement pénitence, et si grand pécheur qu'il fût, il serait sauvé, pourvu qu'à l'article de la mort il pût recevoir d'eux l'imposition des mains. Il faisait aussi porter avec soi le Nouveau Testament, pour qu'au besoin il reçût des mains des infidèles l'imposition et ledit livre. De vrai, l'Ancien Testament est détestable aux hérétiques: ils disent que ce Dieu, qui a institué la vieille loi, est mauvais, l'appelant traître à cause de la spoliation d'Egypte, et meurtrier pour le déluge et la submersion des Egyptiens. Ils ajoutent que Moïse, Josué et David ont été les ministres de ce mauvais Dieu, et routiers à son service. Un jour le susdit comte dit aux hérétiques, comme le savons certainement, qu'il voulait faire nourrir son fils à Toulouse parmi eux, à cette fin qu'il s'instruisît davantage en leur foi, ou plutôt dans leur infidélité. Il dit encore, une autre fois, qu'il donnerait volontiers cent marcs d'argent pour qu'un de ses chevaliers embrassât leur croyance, à laquelle il l'avait maintes fois appelé, et qu'il lui faisait prêcher souvent. Outre cela, quantes fois les hérétiques lui envoyaient des présents ou des provisions, il les recevait avec grande reconnaissance, et les faisait conserver très soigneusement, ne souffrant pas que personne en mangeât, sinon lui et certains d'entre ses familiers. Très souvent aussi, comme nous l'avons appris de science certaine, s'agenouillant, il adorait les hérétiques, requérait leurs bénédictions, et les baisait. Un jour qu'il était à attendre quelques gens qui devaient venir à lui, comme ils ne venaient pas, il s'écria: «Il appert clairement que le diable a fait ce monde, puisque rien ne nous succède à souhait.» Il dit, en outre, au vénérable évêque de Toulouse, ainsi que nous l'avons ouï dudit évêque, que les moines de Cîteaux ne pouvaient être sauvés pour autant qu'ils avaient des ouailles adonnées su péché de luxure. O hérésie inouïe! Le même comte dit à cet évêque de Toulouse qu'il vînt la nuit dans son palais, et que là il entendrait la prédication des hérétiques; par quoi il est patent qu'il les entendait souvent durant la nuit. Étant un jour dans une église où était célébrée la messe, ce Raimond avait en sa compagnie un certain mime qui suivait la mode des bouffons de cette sorte, raillait les gens par grimaces et autres gestes d'histrion: or, comme le prêtre célébrant se retournait vers le peuple en disant "Dominus uobiscum", le très scélérat comte commanda à son mime de contrefaire l'officiant et le tourner en dérision. Il dit encore une autre fois qu'il aimerait mieux ressembler à un certain hérétique de Castres au diocèse d'Alby, auquel on avait tranché les membres, et qui vivait dans un état misérable, que d'être empereur ou roi. Que ledit comte protégea toujours les hérétiques, nous en avons la preuve très convaincante en ce que jamais il ne put être induit par aucun légat du siége apostolique à les chasser de son pays; bien que, contraint par ces mêmes légats, il ait fait de fréquentes abjurations. Il faisait en outre si peu de cas du sacrement de mariage que, toutes fois et quantes sa propre épouse lui désagréait, la répudiant, il en prenait une autre, si bien qu'il en eut quatre, dont trois vivent encore. Il eut d'abord la sœur du vicomte de Béziers, nommée Béatrix; laquelle ayant été répudiée, il prit la sœur du duc de Chypre. Ayant encore quitté celle-ci, il épousa la sœur du roi d'Angleterre, qui lui était unie par conséquent au troisième degré; et cette dernière étant morte, il reçut en mariage la sœur du roi d'Arragon, qui pareillement était sa cousine au quatrième degré. On ne doit point taire que, durant son premier mariage, il conseilla souvent à sa femme de prendre l'habit religieux. Celle-ci, comprenant ce qu'il voulait dire, exprès lui demanda s'il voulait qu'elle se fît religieuse de l'ordre de Cîteaux; à quoi il répondit que non. Lors elle lui demanda s'il entendait plutôt qu'elle entrât dans l'ordre de Fontevrault; mais il dit encore qu'il ne le voulait ainsi. Finalement elle lui demanda quelle était sa volonté, et il lui dit que, si elle consentait à se faire ermite, il pourvoierait à tous ses besoins, et il fut fait de la sorte. Il y avait à Toulouse un détestable hérétique nommé Hugues Fabri, qui jadis était tombé dans une telle démence qu'il avait profané l'autel d'une église de la manière la plus immonde, et qu'au mépris de Dieu, il s'était servi salement du poêle qui couvrait ledit autel. O forfait inoui! le même hérétique avait dit un jour qu'au moment où le prêtre reçoit dans la messe le sacrement de l'Eucharistie, c'est le démon qu'il fait passer dans son propre corps. Or le vénérable abbé de Cîteaux, qui était alors abbé de Granselve dans le territoire de Toulouse, ayant rapporté tout ceci au comte, et lui ayant indiqué qui avait commis un si grand crime, celui-ci répondit qu'à telle cause il ne punirait aucunement un citoyen de ses domaines. Le seigneur abbé de Cîteaux, qui était pour lors archevêque de Narbonne, a raconté ces abominations à environ vingt évêques, moi présent, au concile de Lavaur. En outre, ledit comte fut à tel point luxurieux et débauché que, comme nous l'avons appris avec certitude, il abusait de sa propre sœur, au mépris de la religion chrétienne. Dès son enfance, il recherchait avec grand empressement les concubines de son père, et couchait avec elles dans des transports d'ardeur extrême, à ce point qu'à peine une femme pouvait lui plaire s'il ne savait qu'elle fût entrée d'abord au lit de son père; d'où suit que celui-ci, tant à cause de son hérésie que pour cette énormité, lui annonçait souvent qu'il perdrait son héritage. Davantage, ledit Raimond se prit d'une merveilleuse affection pour des pillards et routiers, à l'aide desquels il dépouillait les églises, détruisait les monastères, et dépossédait tous ceux de ses voisins qu'il pouvait. C'est en cette façon qu'il se comporta toujours comme un membre du diable, fils de perdition, premier né de Satan, ennemi de la croix et persécuteur de l'Église, champion des hérétiques, oppresseur des catholiques, ministre de damnation, apostat de la foi, rempli de crimes, et vrai magasin de toute espèce de péchés. Un jour qu'il jouait aux échecs avec un chapelain, il lui dit tout en jouant: «Le Dieu de Moïse en qui vous croyez ne pourra vous aider à ce jeu; et quant à moi, ajouta-t-il, que jamais ce Dieu ne me soit en aide!» Une autre fois, comme il devait marcher du pays de Toulouse contre quelques ennemis à lui qui étaient en Provence, se levant au beau milieu de la nuit, il vint à la maison où les hérétiques toulousains étaient assemblés, et il leur dit: «Seigneurs et frères, divers sont les événements de la guerre. Quoi qu'il arrive de moi, je recommande en vos mains mon âme et mon corps.» Ce qu'ayant dit, il emmena, pour plus de précaution, avec lui, des hérétiques en habit commun, pour que si, d'aventure, il venait à mourir, au moins ce pût être entre leurs bras. Un jour ce maudit comte était malade en Arragon; et, comme son mal augmentait, il se fit construire une litière, et, dans cette litière, transporter à Toulouse; comme on lui demandait pourquoi il se faisait porter en si grande hâte à Toulouse, affligé qu'il était d'une si grave maladie, il répondit, le misérable: «C'est pour ce qu'il n'y a point en cette terre de bons hommes entre les mains desquels je puisse mourir;» car étaient les hérétiques nommés bons hommes par leurs fauteurs. Pour finir, par bien d'autres signes et paroles il s'avouait hérétique. «Je sais bien, disait-il, que je dois être déshérité pour ces gens de bien; mais suis-je prêt à endurer non seulement l'exhérédation, bien plus, à perdre la tête pour eux.» Qu'il suffise de ce que nous avons dit touchant l'incrédulité et malice de ce malheureux, Maintenant retournons à notre propos. [5] CHAPITRE V. De la venue de douze abbés de Cîteaux et de leurs prédications. La dispute plus haut rappelée ayant eu lieu dans Mont-Réal, tandis que nos prédicateurs y étaient encore, et que semant de toutes parts la parole de Dieu et les leçons du salut, ils mendiaient partout leur pain; survint le vénérable homme abbé de Cîteaux, nommé Arnauld, arrivant de France et menant avec lui douze abbés, hommes de religion entière, hommes de sainte science et parfaite, hommes de sainteté incomparable, lesquels, selon le nombre sacré des douze apôtres, vinrent au nombre de douze avec l'abbé, lui treizième, préposés à rendre raison à tout disputeur quelconque des choses qui étaient en eux touchant la foi et l'espérance; et tous en compagnie de plusieurs moines qu'ils avaient amenés avec eux professant complète humilité, suivant le modèle qui leur avait été montré à Montpellier, c'est-à-dire selon le précepte de l'évêque d'Osma, faisaient route à pied. Soudain ils furent dispersés au loin par l'abbé de Cîteaux, et furent à chacun assignées les bornes dans lesquelles ils se livreraient au discours de la prédication, et persévéreraient dans le labeur des disputes contre les hérétiques. [6] CHAPITRE VI. Du colloque de Pamiers et de la mort de l'évéque d'Osma. L'évéque d'Osma voulut lors retourner à son évêché, partie pour veiller sur ses ouailles, et partie pour fournir de ses revenus aux nécessités des prédicateurs de Dieu en la province de Narbonne. Or donc, comme il s'en allait devers l'Espagne, il vint à Pamiers au territoire de Toulouse, et près de lui se rendirent Foulques, évêque de Toulouse, et Navarre, évêque de Couserans, avec plusieurs abbés. Là, ils disputèrent avec les Vaudois, lesquels furent vaincus à plat et confondus; et le peuple du lieu, principalement les pauvres, se rangèrent pour la plupart au parti des nôtres; voire même celui qui avait été institué juge de la dispute (lequel était favorable aux Vaudois et considérable en son endroit) renonça à la perversité hérétique, et s'offrit lui et tout son bien aux mains du seigneur évêque d'Osma, et dès lors il a combattu virilement les sectateurs de la superstition. Fut présent à cette dispute ce traître et méchant comte de Foix, ce très cruel persécuteur de l'Église et ennemi du Christ, lequel avait une femme qui faisait manifeste profession de l'hérésie des Vaudois; plus deux sœurs dont l'une professait cette même doctrine, et l'autre, ainsi que le comte, celle des autres sectes déloyales des hérétiques. La dispute susdite ayant eu lieu dans le palais du comte même, celui-ci un jour pratiquait les Vaudois, et l'autre jour nos prédicateurs. O feinte humilité! Ceci achevé, l'évêque d'Osma s'achemina vers son évêché, résolu de revenir le plus tôt possible, afin de poursuivre les affaires de la foi dans la province de Narbonne. Mais, après avoir passé peu de jours dans son siége, comme il se disposait au retour, il fut prévenu par la mort, et s'endormit heureusement dans sa vieillesse. Avant son décès, était mort pareillement le frère Raoul, dont nous avons parlé ci-dessus, homme de bonne mémoire, lequel rendit l'âme dans une certaine abbaye de l'ordre de Cîteaux, dite Franquevaux, près Saint-Gilles. Ces deux luminaires étant ravis au monde (savoir l'évêque d'Osma et frère Raoul), le vénérable Gui, abbé de Vaulx-Cernay, au diocèse de Paris, qui était venu avec les autres abbés au pays de Narbonne à cause de la prédication, homme de noble lignage, mais plus noble encore de beaucoup par science et par vertu, le même qui fut fait ensuite évêque de Carcassonne, fut constitué le premier et maître entre les prédicateurs; d'autant que l'abbé de Cîteaux se transporta en d'autres lieux, empêché qu'il était par les grandes affaires du temps. Nos saints prêcheurs discourant donc et confondant très apertement les hérétiques, mais ne pouvant, en leur obstination dans la malice, les convertir à la vérité, après beaucoup de temps employé à des prédications et disputes qui furent de mince ou nulle utilité, ils revinrent au pays de France. Du reste, il n'est à omettre que ledit abbé de Vaulx-Cernay ayant disputé plusieurs fois avec Théodore, plus haut nommé, et un certain autre hérésiarque très notable, à savoir Bernard de l'Argentière, estimé le premier dans le diocèse de Carcassonne, et les ayant maintes et maintes fois confondus, ledit Théodore, n'ayant un jour pu répondre rien autre, dit à l'abbé: «La paillarde (il entendait par là l'Église romaine ) m'a longtemps retenu à elle; mais elle ne me retiendra plus.» Il ne faut taire davantage que le même abbé de Vaulx-Cernay ayant gagné un castel près de Carcassonne, nommé Laurac, afin d'y prêcher à son entrée dans ledit lieu, il se signa: ce que voyant un certain homme d'armes hérétique qui était dans le château, il dit à l'abbé: «Que ce signe ne me soit oncques en aide!» [7] CHAPITRE VII. Miracle de la cédule écrite de la main du bienheureux Dominique, laquelle jetée trois fois au feu en ressauta intacte. En ce temps advint un miracle qui nous a semblé digne d'être placé ici. Un jour que nos prédicateurs avaient disputé contre les hérétiques, un des nôtres nommé Dominique, homme tout en sainteté, lequel avait été compagnon de l'évêque d'Osma, rédigea par écrit les arguments qu'il avait employés dans le cours de la discussion, et donna la cédule à un hérétique, pour qu'il délibérât sur les objections y contenues. Cette nuit même, les hérétiques étaient assemblés dans une maison, siégeant près du feu. Lors celui à qui l'homme de Dieu avait baillé la cédule, la produisit devant tous: sur quoi ses compagnons lui dirent de la jeter au milieu du feu, et que si elle brûlait, leur foi (ou plutôt leur perfidie) serait véritable; du contraire, si elle demeurait intacte, qu'ils avoueraient pour telle la foi que prêchaient les nôtres, et qu'ils la confesseraient vraie. Que dirai-je de plus? A ce tous consentant, la cédule est jetée au feu: mais comme elle eut demeuré quelque peu au milieu des flammes, soudain elle en ressauta sans être du tout atteinte. Les spectateurs restant stupéfaits, l'un, plus endurci que les autres, leur dit: «Qu'on la remette au feu, et alors vous expérimenterez plus pleinement la vérité.» On l'y jeta derechef, et derechef elle ressauta intacte. Ce que voyant cet homme dur et lent à croire, il dit: «Qu'on la jette pour la troisième fois, et lors nous connaîtrons avec certitude! l'issue de la chose.» Pour la troisième fois donc on la jette au feu; mais elle n'est pas davantage offensée, et saute hors du feu entière et sans lésion aucune. Pourtant, et bien que les hérétiques eussent vu tant de signes, ils ne voulurent se convertir à la foi. Ainsi, persistant dans leur malice, ils se firent entre eux très expresse inhibition pour que personne, en racontant ce miracle, ne le fît parvenir à notre connaissance; mais un homme d'armes qui était avec eux, et se rapprochait tant soit peu de notre foi, ne voulut celer ce dont il avait été témoin, et en fit récit à plusieurs. Or cela se passa à Mont-Réal, ainsi que je l'ai ouï de la bouche même du très-pieux personnage qui avait donné à l'hérétique la cédule en question. [8] CHAPITRE VIII. Mort sanglante de frère Pierre de Castelnau qui succomba sous le glaive des impies. Ayant dit ce peu de mots touchant les prédicateurs de la parole divine, arrivons, avec l'aide de Dieu, au martyre de cet homme vénérable, de cet athlète très courageux, frère Pierre de Castelnau; à quelle fin nous pensons ne pouvoir mieux faire, ni plus authentiquement, qu'en insérant dans notre narration les lettres du seigneur pape, adressées par lui aux fidèles du Christ, et contenant plus au long le récit de ce martyre. La teneur de ces lettres est ainsi qu'il suit: «Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à nos chers fils, nobles hommes, comtes, barons et tous chevaliers établis dans les provinces de Narbonne, d'Arles, d'Embrun, d'Aix et de Vienne: salut et bénédiction apostolique. «Nous avons ouï une chose que nous sommes forcés de croire et déduire pour le deuil commun de toute l'Église, à savoir, que comme frère Pierre de Castelnau, de sainte mémoire, moine et prêtre, homme vertueux entre tous les hommes, illustre par sa vie, sa science et son renom, député avec plusieurs autres pour évangéliser la paix et affermir la foi dans la province d'Occitanie, travaillait louablement au ministère à lui commis, et ne cessait de travailler encore, comme celui qui avait pleinement appris en l'école du Christ ce qu'il enseignait; et, doué de paroles selon la foi, avait moyen d'exhorter suivant la saine doctrine celui qui est selon cette doctrine, et de repousser les contredisants, toujours préparé à rendre raison à qui l'en sommait, ainsi que le pouvait faire homme catholique, docte en la loi, éloquent en langage; contre ledit frère donc fut suscité par le diable son ministre, le comte Raimond de Toulouse: lequel, pour beaucoup et de grands excès commis envers l'Église et envers Dieu, ayant souvent encouru la censure ecclésiastique, et souvent (homme qu'il était de couleur changeante, rusé, impossible à saisir et inconstant) s'étant fait absoudre par une repentance simulée; ne pouvant enfin contenir la haine qu'il avait conçue contre ledit saint personnage, pour autant qu'en sa bouche était parole de vérité, pour réprimander et châtier les nations, et lui surtout, comte Raimond, qui méritait d'être repris davantage à cause de plus grands crimes, convoqua les légats du siége apostolique, savoir, frère Pierre et son collègue, dans la ville de Saint-Gilles, leur promettant de leur donner satisfaction sur tous les chefs pour lesquels il était reproché. Mais comme eux se furent rendus en la susdite ville, ledit comte, tantôt comme homme facile et de bonne foi, promettait de se soumettre aux salutaires admonitions à lui faites, et tantôt, comme homme double et endurci, refusait tout net de ce faire. Nos légats, voulant enfin se retirer dudit lieu, Raimond les menaça publiquement de mort, disant que par quelque endroit de la terre ou de l'eau qu'ils s'en fussent, il observerait avec vigilance leur départ; et aussitôt, accommodant les effets aux paroles, il envoya ses complices pour dresser les embûches qu'il méditait. «Comme donc, ni aux prières de notre cher fils l'abbé de Saint-Gilles, ni aux instances des consuls et bourgeois, le délire de la rage ne le pouvait adoucir, eux, en dépit du comte et à son grand déplaisir, conduisirent les saints prédicateurs, à main armée, près des rivages du Rhône, où, pressés par la nuit, ils se reposèrent, tandis que certains satellites à eux du tout inconnus se venaient loger près d'eux; lesquels, comme l'issue l'a fait voir, cherchaient leur sang. « Le lendemain matin étant survenu, et la messe célébrée comme de coutume, au moment où les innocents soldats du Christ se préparaient à passer le fleuve, un de ces satellites de Satan, brandissant sa lance, blessa entre les côtes inférieures le susdit Pierre de Castelnau (pierre en effet fondée sur le Christ par immobile assiette), lequel ne se méfiait pas d'une si grande trahison. «Lors, regardant d'abord l'assassin, et suivant l'exemple de son maître Jésus et du bienheureux Etienne, le martyr lui dit: «Que Dieu te pardonne, car moi je te pardonne,» répétant à plusieurs fois ce mot de piété et patience; ensuite, étant ainsi transpercé, il oublia l'amère douleur de sa blessure par l'espérance des choses célestes; et, à l'article de sa glorieuse mort, ne cessant d'ordonner, de concert avec les compagnons de son ministère, en quelle façon ils répandraient la paix et la foi, il s'endormit heureusement dans le Christ après les pieuses oraisons dernières. Pierre donc ayant, pour la paix et la foi (si justes causes de martyre qu'il n'y en a de plus justes), répandu son sang, il aurait déjà brillé, ainsi que nous le croyons, par d'éclatans miracles, si l'incrédulité des hérétiques ne l'eût empêché, à l'instar de ceux dont il est dit dans l'Evangile que Jésus ne faisait point parmi eux beaucoup de miracles à cause de leur incrédulité. C'est pourquoi, bien que la parole soit un signe nécessaire, non aux fidèles, mais aux infidèles, le Sauveur étant présenté à Hérode qui, au témoignage de Luc, se réjouit grandement de le voir, dans l'espoir qu'il ferait quelque miracle, il dédaigna d'en faire et de répondre à qui l'interrogeait, sachant que l'incrédulité qui demande des miracles n'est pas disposée à croire, et qu'Hérode recherchait seulement une vaine surprise. «Bien donc que cette méchante race perverse de Provençaux ne soit digne que si promptement, comme elle le cherche peut-être, lui soit donné un signe du martyre de frère Pierre, nous croyons cependant qu'il a fallu qu'un seul mourût pour elle, à cette fin qu'elle ne pérît pas tout entière, et qu'infectée par la contagion de l'hérésie, elle fût rappelée de son erreur par l'intercession du sang du martyr. «Tel est en effet le durable mérite du sacrifice de Jésus-Christ; tel est l'esprit miraculeux du Sauveur, que, lorsqu'on le croit vaincu dans les siens, c'est alors même qu'il est plus fortement victorieux en eux; et de la même vertu par qui lui-même a détruit la mort en mourant, il fait triompher de leurs triomphateurs ses serviteurs parfois abattus. A moins que le grain de froment qui tombe en terre ne meure, il reste seul; mais s'il meurt, il produit des fruits abondants. Espérant donc qu'il doit provenir dans l'Église du Christ un fruit de cette semence très féconde, bien qu'assurément soit durement criminel et criminellement dur celui dont l'âme n'a pas été percée par le glaive qui a percé Pierre, et ne désespérant jamais entièrement, vu qu'une si grande utilité doit être dans l'effusion de son sang, que Dieu accordera les succès desirés aux nonces de sa prédication dans ladite province, pour laquelle le martyr est tombé en la corruption de la mort, nous jugeons devoir avertir plus soigneusement nos vénérables frères les évêques et leurs suffragants, et les exhorter par le Saint-Esprit, leur ordonnant strictement, en vertu de la sainte obédience, que, faisant prendre force à la parole de paix et de foi, semée par ledit Pierre dans ceux qui ont été abreuvés de sa prédication, pour combattre la perversité hérétique, affermir la foi catholique, extirper les vices et implanter les vertus, persistant dans les efforts d'un zèle infatigable, ils dénoncent à tous, par leurs diocèses, le meurtrier dudit serviteur de Dieu, ensemble tous ceux à l'aide, par l'œuvre, conseil ou faveur de qui il a accompli un si grand crime, plus ses recèleurs ou défenseurs, au nom du tout puissant Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, ainsi que par l'autorité des bienheureux apôtres Pierre et Paul, et la nôtre, comme excommuniés et frappés d'anathème; et qu'ils fassent obtempérer à l'interdit ecclésiastique tous les lieux auxquels le susdit meurtrier ou autre précité apparaîtrait, voire même en leur présence, chaque jour de dimanche et fête, au son des cloches et à la lueur des cierges, jusqu'à ce que, approchant du siége apostolique, ils méritent, par une digne satisfaction, d'être absous, et fassent révoquer solennellement la présente sentence. Leur mandons en outre que, quant à ceux qui, animés du zèle de la foi orthodoxe, et pour venger le sang du juste qui ne cesse de crier de la terre vers le ciel, jusqu'à ce que le Dieu des vengeances descende du ciel sur la terre pour la confusion des pervertis et pervertisseurs, quant à ceux, disons-nous, qui se seraient virilement ceints et armés contre ces pestiférés qui s'attaquent tout d'une fois à la paix et à la vérité, ils leur promettent en toute sûreté la rémission de leurs péchés accordée par Dieu et son vicaire; à cette fin que ce labeur leur suffise pour réparation des offenses à cause desquelles ils auront offert à Dieu la contrition de leur cœur et une confession véridique: le tout attendu que ces empestés Provencaux tentent non seulement de ravir ce qui est nôtre, mais de nous renverser nous-mêmes, et que, non contens d'aiguiser leurs langues pour la ruine des âmes, ils mettent encore la main à la destruction des corps, devenus qu'ils sont corrupteurs des unes et meurtriers des autres. «Bien que le comte dont il est parle plus haut soit depuis longtemps frappé du couteau d'anathême à cause de nombreux et énormes crimes qu'il serait trop long de raconter par le menu; vu cependant que, suivant des indices assurés, il est présumé coupable de la mort du saint homme, non seulement pour ce qu'il l'a menacé publiquement de le faire mourir, et lui a dressé des embûches, mais encore en ce qu'il a admis en sa grande familiarité le meurtrier dudit frère, voire l'a récompensé par des riches dons (sans parler des autres présomptions qui sont plus pleinement notoires à plusieurs); à cette cause, voulons que les archevêques et évêques le déclarent publiquement anathématisé. Et comme, selon les sanctions canoniques des saints Pères, la foi ne doit pas être gardée à qui ne la garde point envers Dieu, étant ledit comte séparé de la communion des fidèles, et, pour ce, à éviter plutôt qu'à soutenir, voulons encore qu'ils déclarent déliés, par l'autorité apostolique, tous ceux qui sont astreints audit comte par serments de fidélité, société, alliance et autres semblables causes, et libre à tout catholique (sauf le droit du seigneur suzerain) non seulement de poursuivre sa personne, mais encore d'occuper et de tenir ses terres et domaines, afin, par ce moyen, d'arriver surtout à purger d'hérésie, par force et savoir faire, le territoire qui, jusqu'à ce jour, a été honteusement endommagé et souillé par la méchanceté dudit comte, étant juste en effet que les mains de tous se lèvent contre celui dont la main a été contre tous. Que si telle vexation ne lui donne enfin meilleur entendement, nous aurons soin d'appesantir notre bras sur sa tête. Mais si, par aucun moyen, il promet d'exhiber satisfaction, ores faudra-t-il qu'il promette, pour signe de sa repentance, qu'il chassera de tout son pouvoir les sectateurs de l'hérétique impiété, et qu'il s'empresse de se réconcilier à la paix fraternelle, vu que c'est surtout pour la faute qu'il est reconnu avoir commise en l'un et l'autre point, que la censure ecclésiastique a été proférée contre lui. Bien que si Dieu voulait prendre garde à toutes ses iniquités, à peine pourrait-il faire satisfaction convenable, non seulement pour lui-même, mais encore pour cette multitude qu'il a conduite dans les lacs de damnation. Mais pour ce que, selon la sentence de vérité, ceux-là ne sont à craindre qui tuent le corps, mais bien ceux qui peuvent envoyer le corps et l'âme en la géhenne, nous nous confions et espérons en celui qui, afin d'ôter à ses fidèles la crainte de la mort, mourut et ressuscita le troisième jour, pour que le meurtre dudit homme de Dieu, frère Pierre de Castelnau, non seulement n'imprime pas la crainte à notre vénérable frère l'évêque de Couserans ni à notre bien-aimé fils Arnauld, abbé de Cîteaux, légat du siége apostolique, ni aux autres orthodoxes sectateurs de la vraie foi, mais, du contraire, les enflamme d'amour, afin qu'à l'exemple de celui qui a mérité heureusement la vie éternelle au prix d'une mort temporelle, ils ne redoutent pas d'employer pour le Christ, s'il est nécessaire, leur vie en si glorieux combat. C'est pourquoi nous avons jugé bon de conseiller aux archevêques et évêques qu'admonestant leurs ouailles, inculquant prières par préceptes et préceptes par prières, et s'unissant efficacement aux avis salutaires et commandements de nos légats, ils assistent ceux-ci en toutes choses pour lesquelles ils jugeraient devoir leur faire telles injonctions qu'il leur plairait, ainsi que de braves compagnons d'armes; leur faisant savoir que la sentence que cesdits légats auraient promulguée, non seulement contre les rebelles, mais encore contre les paresseux, nous ordonnons qu'elle soit tenue pour ratifiée et soit observée inviolablement. «Sus donc, soldats du Christ! sus donc, novices intrépides de la milice chrétienne! que l'universel gémissement de l'Église vous émeuve, et qu'un pieux zèle vous enflamme du desir de venger une si grande injure faite à notre Dieu! Souvenez-vous que notre Créateur n'avait pas besoin de nous alors qu'il nous fit, et que, bien que notre service ne lui soit nécessaire, comme si, par ce concours, il se fatiguait moins dans l'opération de ses œuvres, et que son omnipotence fût moindre quand notre assistance vient à lui faillir, il nous a néanmoins accordé en telle circonstance l'occasion de le servir et de lui agréer. «Puis donc qu'après le meurtre du susdit juste, il est dit que l'Église, en les pays où vous êtes, siége dans la tristesse et la douleur, sans appui ni consolateur, que la foi s'est évanouie, que la paix a péri, que l'hérétique peste et la rage de l'ennemi ont plus fort prévalu; puis aussi que si, dès l'origine de la tempête, on ne porte un puissant secours à la religion, le vaisseau de l'Église sera vu presque entièrement perdu en naufrage; nous vous avertissons tous soigneusement et promptement exhortons, vous enjoignons, dans une telle urgence et si grande nécessité, avec confiance et en vertu du Christ, vous donnant rémission de tous péchés, pour que vous ne tardiez à courir au devant de maux si énormes, et que vous fassiez en sorte de pacifier ces gens-là en celui qui est un Dieu de paix et d'amour; finalement pour que vous vous étudiez en vos régions à exterminer l'impiété et l'hérésie par tous les moyens quelconques que Dieu vous aura révélés, combattant d'une main forte et d'un bras au loin étendu leurs sectateurs plus sévèrement que les Sarrasins, en ce qu'ils sont pires. «D'ailleurs, vous mandons, si ledit comte Raimond (qui, par ainsi que s'il eût fait pacte avec la mort, pèche et ne réfléchit sur son crime) venait d'aventure à prendre meilleur entendement dans la vexation qui lui est infligée, et que, la face couverte d'ignominie, il se prenne à rechercher le nom de Dieu, pour nous donner satisfaction et à l'Église, ou plutôt à Dieu, que vous ne vous désistiez pour cela de faire peser sur lui le fardeau d'oppression qu'il s'est attiré, chassant lui et ses fauteurs des châteaux du seigneur, et leur enlevant leurs terres, auxquelles, après l'expulsion des hérétiques, aient à être subrogés les habitants catholiques, qui, selon la discipline de notre foi orthodoxe, servent devant Dieu en sainteté et justice. «Donné à Latran, le 6 des ides de mars, de notre pontificat l'an II.» Ces choses étant rapportées touchant là mort du très-saint homme, retournons à suivre notre narration. [9] CHAPITRE IX. Comment les évêques de Toulouse et de Couserans furent envoyés à Rome pour exposer au souverain pontife l'état de l'Église dans la province de Narbonne. Les prélats de la province de Narbonne et autres que touchaient les affaires de la paix et de la foi dans la province de Narbonne, voyant qu'étaient morts les hommes de bien, l'évêque d'Osma, frère Pierre de Castelnau et frère Raoul, lesquels avaient été en ladite terre les promoteurs principaux et maîtres de la prédication; remarquant, de plus, que cette prédication avait déjà accompli son cours pour majeure partie, sans avoir beaucoup profité, ainsi qu'elle avait été du tout frustrée des fruits desirés, ils délibérèrent d'en transmettre avis aux pieds du souverain pontife. A cette cause, les vénérables hommes Foulques, évêque de Toulouse, et Navarre, évêque de Couserans, se ceignent et s'acheminent vers Rome, pour supplier le seigneur pape qu'à la religion grandement périclitante en la province de Narbonne, de Béziers et Bordeaux, et faisant dans ces contrées presque entièrement naufrage, il tende une main secourable, et pourvoie à la paix de l'Église. Sur quoi, le seigneur pape Innocent, qui s'appliquait de toutes ses forces à veiller aux nécessités de la foi catholique, porta remède à si grand mal, envoyant en France lettres circulaires et efficaces sur telle affaire, comme nous l'expliquerons mieux plus bas. Ce qu'ayant ouï le comte de Toulouse, ou pour mieux dire ce comte de fourberie à savoir, que les susdits évêques s'en étaient allés à Rome, craignant d'être châtié selon ses mérites, et voyant que ses bons faits et gestes ne pouvaient passer impunis, après avoir député plusieurs autres émissaires à Rome, il y envoya finalement deux hommes méchants et exécrables, l'archevêque d'Auch et Raimond de Rabastens lequel avait été autrefois évêque de Toulouse, et pour ses mérites déposé depuis; et par ces truchements, il se plaignit au seigneur pape de l'abbé de Cîteaux, qui à titre de légat traitait des choses de la foi, assurant qu'il l'avait aigri contre lui, Raimond, avec trop d'âpreté, et plus que de raison; promettant en outre ledit comte, que si le seigneur pape lui adressait un légat, il se rangerait en tout à ses volontés: ce qu'il ne disait par desir qu'il eût de s'amender en aucune façon, mais bien dans l'idée que si le seigneur pape lui envoyait quelqu'un d'entre ses cardinaux, il pourrait le circonvenir, homme qu'il était de couleur changeante et bien fort rusé. Mais le Tout-Puissant, qui est scrutateur des cœurs, et les connaît jusque dans leurs, secrets, ne voulut permettre que la pureté apostolique pût être induite à erreur, ni davantage que la perversité de ce comte fût cachée plus longtemps. Il pourvut donc, en sa justice et miséricorde, juge clément et équitable, à ce que ledit seigneur pape satisfit à sa requête, comme s'il demandait chose juste, et à ce que sa malice ne demeurât plus longtemps celée. En effet, le seigneur pape fit passer en Provence un de ses propres clercs, ayant nom Milon, homme de vie honnête assurément, illustre en science, disert en paroles, lequel (pour en peu de mots figurer sa vertu et probité), ne put être épouvanté par terreur, non plus que plier sous les menaces. Toutefois, apprenant la venue de maître Milon, le comte se réjouit grandement, pensant, comme il osait faire, que celui-ci s'accommoderait en toutes choses à son bon plaisir; et, courant par ses domaines, il commença à se glorifier, et à dire: «Voici qu'à cette heure je suis bien, car j'ai un légat selon mon cœur. Voire, je serai moi-même légat.» Mais il advint pourtant au contraire de son souhait, ainsi qu'il sera dit ci-après. [10] CHAPITRE X. Comment maître Théodise fut délégué avec maître Milon. En compagnie du susdit maître Milon fut envoyé un certain clerc, nommé Théodise, chanoine de Gènes, lequel devait l'assister et aider dans l'expédition des affaires de la foi. Or, ce Théodise était homme de grande science, homme de constance admirable, homme d'exquise bonté, qui se comporta très bien pour les intérêts de Jésus-Christ. Quels dangers il eut à courir dans sa mission, et quels travaux à endurer, c'est ce que l'issue a fait voir, comme nous aurons soin par la suite de le rapporter plus amplement. Le seigneur pape avait donné commandement à maître Milon de disposer, en tout ce qui touchait à la foi, et surtout au fait du comte de Toulouse, selon l'avis de l'abbé de Cîteaux, vu que l'abbé connaissait à plein l'état des affaires aussi bien que les fourberies de ce comte. Par quoi, le seigneur pape avait dit expressément à maître Milon: «L'abbé de Cîteaux sera de tout le faiseur, et toi, tu seras son organe; car le comte de Toulouse le tient pour suspect, mais toi, tu ne lui seras point tel.» Maître Milon et maître Théodise étant donc venus en France, ils trouvèrent l'abbé de Cîteaux à Auxerre. Là, maître Milon le consulta sur plusieurs articles concernant les affaires de la foi; au sujet de quoi l'abbé l'instruisant avec soin, lui délivra son avis écrit et scellé. Il lui conseilla en outre de convoquer les archevêques, évêques et autres prélats qu'il jugerait expédients au bien de la chose, avant que d'arriver au comte de Toulouse, de prendre leurs avis et opinions et de s'y tenir. Il lui indiqua même spécialement et par leurs noms quelques-uns d'entre les prélats aux conseils de qui il devait particulièrement adhérer. Après, l'abbé de Cîteaux et maître Milon, s'acheminèrent vers le roi de France, Philippe, qui pour lors tenait une conférence solennelle avec plusieurs de ses barons à Villeneuve, au territoire de Sens, où se trouvaient le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers et de Saint-Pol, et beaucoup d'autres nobles et puissants personnages. Or, le seigneur pape avait envoyé au roi lettres spéciales, l'avertissant et priant d'employer secours opportun par lui-même, ou du moins par son fils Louis, pour la défense de l'Église, qui courait grands risques en la province de Narbonne. Mais le roi donna pour réponse au nonce du seigneur pape, qu'il avait à ses flancs deux grands et terribles lions, savoir Othon qui était dit empereur, et le roi Jean d'Angleterre; lesquels, d'un et d'autre côté, travaillaient de toutes leurs forces à porter le trouble dans le royaume de France; par ainsi qu'il ne voulait sortir en aucune façon de France, ni même envoyer son fils; mais que lui semblait assez pour le présent s'il permettait à ses barons de marcher contre les perturbateurs de la paix et de la foi dans la province de Narbonne. D'autre part, le souverain pontife avait adressé lettres circulaires à tous prélats, comtes et barons, et au peuple entier du royaume de France, pour rendre les peuples fidèles plus prompts à extirper la peste d'hérésie; les admonestant efficacement et les exhortant de faire hâte à venger, dans le pays de Narbonne, l'injure du Crucifix; leur faisant savoir de plus que quiconque, enflammé du zèle de la foi orthodoxe, s'emploirait à cette œuvre de piété, obtiendrait rémission de tous ses péchés devant Dieu et son vicaire, pourvu qu'il fût contrit et confessé. Que dirai-je? Ladite indulgence est publiée en France, et une grande multitude de fidèles s'arment du signe de la croix.