[1,0,0] LIVRE PREMIER. [1,1,0] ÉLÉGIE 1. Va, petit livre, j'y consens, va sans moi dans cette ville où, hélas ! il ne m' est point permis d'aller, à moi qui suis ton père; va, mais sans ornements, comme il convient au fils de l'exilé ; et mallheureux, adopte les insignes du malheur. Que le vaciet ne te farde point de sa teinture de pourpre ; cette couleur n'est pas la couleur du deuil ; que le vermillon ne donne pas de lustre à ton titre, ni l'huile de cèdre à tes feuillets. Qu'on ne voie point de blanches pommettes se détacher sur tes pages noires ; cet appareil peut orner des livres heureux, [1,1,10] mais toi, tu dois te souvenir de ma misère ; que ta double surface ne soit point polie par la tendre pierre-ponce ; présente-toi hérissé de poils épars cà et là , et ne sois pas honteux de quelques tâches : celui qui les verra y reconnaîtra l'effet de mes larmes. Va, mon livre, et salue de ma part les lieux qui me sont chers ; j'y pénétrerai ainsi par la seule voie qui me reste ouverte. S'il est quelqu'un dans la foule qui pense encore à moi, s'il est quelqu'un qui demande par hasard ce que je fais, dis-lui que j'existe, mais que je ne vis pas, [1,1,20] et que cependant cette existence précaire est le bienfait d'un dieu. Par prudence, et de peur d'aller trop loin, tu ne répondras aux questions indiscrètes qu'en te laissant lire. A ton aspect, le lecteur aussitôt se préoccupera de mes crimes, et je serai poursuivi par la clameur populaire, comme un ennemi public. Abstiens-toi de répliquer, même aux plus mordants propos ; une cause déjà mauvaise se gâte encore quand on la plaide. Peut-être trouveras-tu quelqu'un qui gémira de m'avoir perdu, qui lira ces vers les joues mouillées de pleurs, et dont les yeux silencieux, de peur des oreilles malveillantes, [1,1,30] invoqueront la clémence de César et le soulagernent de mes maux. Quel qu'il soit, puisse-t-il n'être pas malheureux un jour, celui qui sollicite l'indulgence des dieux en faveur des malheureux ! Puissent ses voeux s'accomplir ! puisse le ressentiment du prince s'éteindre et me permettre de mourir au sein de la patrie ! Quelque fidèle que tu sois à mes ordres, peut-être, ô mon livre, seras-tu critiqué et mis bien au-dessous de ma réputation. Le devoir du juge est d'examiner les circonstances des faits aussi bien que les faits eux-mêmes ; cet examen te sauvera. La poésie ne peut éclore que dans la sérénité de l'âme, [1,1,40] et des malheurs soudains ont assombri mon existence ; la poésie réclame la solitude et le calme, je suis le jouet de la mer, des vents et de la tempête ; la poésie veut être libre de crainte, et, dans mon délire, je vois sans cesse un glaive menacer ma poitrine. Mais ces vers devront encore étonner le critique impartial ; et, quelque faibles qu'ils soient, il les lira avec indulgence. Mettez à ma place un Homère, et l'entourez d'autant d'infortune que moi-même, tout son génie en serait bientôt frappé d'impuissance. Enfin , mon livre, pars indifférent à l'opinion [1,1,50] et ne rougis pas si tu déplais au lecteur. La fortune ne nous est pas assez favorable pour que tu fasses cas de la gloire. Au temps de ma pospérité, j'aspirais à la renommée, et j'en étais avide ; aujourd'hui, si je ne maudis pas la poésie, ce penchant qui m'a été fatal, cela doit suffire, puisque mon exil est aussi l'oeuvre de mon génie. Va cependant, va pour moi, tu le peux du moins, contempler Rome. Dieux ! que ne puis-je, en ce jour, être mon livre ! Ne crois pas cependant, parce que tu arriveras étranger dans la ville immense, [1,1,60] que tu puisses y arriver inconnu, sans titre même. Ta sombre couleur te trahirait, si tu voulais renier ton père. Ne t'introduis toutefois qu'avec mystère ; mes anciennes poésies pourraient te nuire, et je ne suis plus, comme jadis, le favori du public. Si quelqu'un, par cela seul que tu viens de moi, se fait scrupule de te lire et te rejette de son sein, dis-lui : "Regarde le titre ; je n'enseigne pas ici l'art d'aimer ; une peine était due à ce livre, et il l'a subie." Peut être veux-tu savoir si je t'ordonnerai de gravir la colline où s'élève le palais de César ? [1,1,70] Pardon, séjour auguste ; pardon, divinités de ce séjour ! Mais c'est de cette demeure redoutable que la foudre est tombée sur ma tête. Je connais, sans doute, la clémence des divinités qui y résident, mais je redoute celles qui m'ont frappé. Elle tremble au moindre bruit d'ailes, la colombe que les serres de l'épervier ont blessé ; elle n'ose plus s'éloigner de la bergerie, la brebis arrachée à la gueule du loup ravisseur; Phaéton, s'il revenait à la vie, fuirait le ciel, [1,1,80] et n'oserait approcher de ces coursiers qu'il voulut follement conduire. Et moi aussi je crains encore, je l'avoue, après en avoir senti les atteintes, les traits de Jupiter, et je me crois menacé de ses feux vengeurs chaque fois que le tonnerre gronde. Celui des Grecs dont le navire a une fois évité les écueils de Capharée détourne ses voiles des eaux de l'Eubée ; ma barque aussi, déjà battue par une terrible tempête, frémit d'approcher des côtes où elle fut maltraitée. Sois donc, livre chéri, sois timide et circonspect, et qu'il te suffise d'être lu des gens de condition médiocre. Icare, pour s'être élancé d'une aile trop faible vers les régions élevées de l'air, [1,1,90] a donné son nom à la mer Icarienne. II est difficile cependant de décider si tu dois faire usage de la rame ou des voiles ; tu consulteras le temps et les lieux. Si tu peux être présenté dans un moment de loisir, si tu vois le calme régner partout, si la colère a épuisé sa fougue, s'il se trouve un introducteur généreux qui, malgré tes hésitations et tes craintes, la présente, après avoir préparé en peu de mois ta réception, risque-toi. Puisses-tu, plus heureux que ton maître, arriver en temps opportun et soulager ma misère ; car nul autre que l'auteur de ma blessure, [1,1,100] comme autrefois Achille, ne peut la guérir. Prends garde surtout de me nuire en voulant me servir : mon coeur, hélas ! craint plus qu'il n'espère. Ne va pas éveiller et ranimer cette colère qui sommeille, et ne sois pas pour moi la cause d'un châtiment nouveau. Quand tu seras entré dans le sanctuaire de mes travaux, que tu auras trouvé la cassette arrondie, domicile qui t'est destiné, tu y verras rangés en bon ordre tes frères, autres enfants de mes veilles ; tous montreront. leurs titres à découvert, [1,1,110] et porteront fièrement leur nom inscrit en toutes lettres. Il en est trois seulement que tu découvriras cachés dans un coin obscur. Ceux-là enseignent un art que personne n'ignore, l'Art d'Aimer. Fuis leur contact, ou flétris-les, si tu l'oses, du nom d'Oedipe et de Télégone; si tu as de la déférence pour ton père, je te conjure de ne pas en aimer un seul des trois, quoi qu'il fasse pour t'apprendre à aimer. Il est aussi quinze volumes de métamorphoses, poésies échappées à mes funérailles ; je te charge de leur, dire [1,1,120] que ma fortune peut fournir une métamorphose de plus à celles que j'ai chantées, car elle a pris tout à coup un aspect bien différent de ce qu'elle était d'abord, aussi pitoyable aujourd'hui qu'elle était heureuse hier. J'aurais encore, si tu veux le savoir, beaucoup d'instructions à te donner, mais je crains d'avoir déjà trop retardé ton départ ; si d'ailleurs je te chargeais de tout ce qui oppresse mon âme, tu deviendrais toi-même un fardeau trop lourd à transporter ; le voyage est long ! hâte-toi donc. Pour moi, je resterai confiné aux extrémités du monde, sur une terre bien éloignée de celle qui m'a vu naitre ! [1,2,0] ÉLÉGIE II. [1,2,1] Dieux de la mer et du ciel (car il ne me reste plus maintenant qu'à faire des voeux !), n'achevez pas de mettre en pièces ce navire, déjà si maltraité, et ne vous associez pas à la vengeance du grand César. Souvent un dieu protége ceux qu'un autre persécute. Si Vulcain prit parti contre Troie, Apollon se déclara pour elle. Vénus favorisa les Troyens, quand Pallas leur était contraire ; Junon, si propice à Turnus, haïssait Énée, mais celui-ci était en sûreté sous la sauvegarde de Vénus ; souvent Neptune en courroux a attaqué le prudent Ulysse, [1,2,10] et souvent Minerve le déroba aux coups du frère de son père. Et nous aussi, malgré la distance qui nous sépare de ces héros, qui empêche qu'une divinité ne nous protège contre les agressions d'une autre divinité : Mais, infortuné que je suis ! mes voeux impuissants se perdent dans les airs ! d'énormes vagues couvrent la bouche qui les profère. L'impétueux Notus disperse mes paroles et ne permet pas d'arriver jusqu'aux dieux les prières que je leur adresse. Ainsi les mêmes vents, comme si c'était trop peu pour moi d'un seul dommage, emportent je ne sais où et mes voiles et mes voeux ! O malheur ! quelles vastes montagnes d'eau roulent les unes sur les autres [1,2,20] et semblent vouloir s'élancer jusqu'au ciel ! Quelles vallées profondes, quand les flots s'abaissent, s'entr'ouvrent sous nos pieds, et semblent toucher au sombreTartare ; de quelque côté que se portent les regards, partout la mer et le ciel, l'une grosse de vagues amoncelées, l'autre de nuages menaçants. Au milieu de ces deux éléments, les vents se déchaînent en tourbillons furieux. La mer ne sait à quel maître obéir : tantôt c'est l'Eurus qui s'élance de l'orient embrasé ; tantôt le Zéphyr qui souffle de l'occident ; tantôt le froid Borée accourt avec furie de l'aride septentrion, [1,2,30] et tantôt le Notus vient le combattre en l'attaquant de front. Le pilote éperdu ne sait plus quelle route éviter ou suivre ; dans cette affreuse perplexité, son art même est frappé d'impuissance. Ainsi donc nous mourons ! plus d'espoir de salut qui ne soit chimérique ! Pendant que je parle, la vague inonde mon visage ; elle m'ôte la respiration, et ma bouche, ouverte en vain pour implorer l'assistance des dieux, se remplit d'une onde homicide. Heureusement ma fidèle épouse ne pleure que mon exil ! De tous mes malheurs, elle ne connaît et ne déplore que celui-là ; elle ignore que je suis le jouet du vaste Océan, [1,2,40] elle ignore que je suis à la merci des vents, elle ignore enfin que la mort est là, sous mes yeux. Je rends grâces aux dieux de ce que je n'ai pas souffert qu'elle s'embarquât avec moi, de ce que la fatalité n'a pas voulu que je subisse deux fois la mort. Quand je périrais maintenant, puisqu'elle est en sûreté, je me survirais encore dans la moitié de moi-même. Hélas ! quel rapide éclair a sillonné la nue ! de quels terribles éclats retentit la voûte éthérée ! La lame frappe les flancs du navire aussi violemment que la pesante baliste qui ébranle les remparts ; et la vague qui s'élève surpasse toutes les autres vagues, [1,2,50] c'est celle qui suit la neuvième et précède la onzième. Ce n'est pas la mort que je redoute, ce sont les horreurs d'une telle mort: sauvez-moi du naufrage, la mort sera pour moi un bienfait. C'est quelque chose, pour celui qui meurt de mort naturelle ou par le fer, de rendre son corps à la terre sur laquelle il a vécu ; c'est quelque chose d'espérer un tombeau de la tendresse de ses proches et de ne pas être la pâture des monstres marins. Supposez-moi digne d'un tel supplice, je ne suis pas seul sur ce navire ; pourquoi envelopper dans ma perte des hommes innocents ? Dieux de l'Olympe, et vous, dieux azurés qui régnez sur les mers, [1,2,60] cessez vos menaces les uns et les autres ; cette vie que m'a laissée la colère généreuse de César, souffrez que je la traîne douloureusement jusqu'au séjour qu'il m'assigne. Si vous voulez que mon expiation soit proportionnée à mon crime, ma faute, César lui-même l'a décidé, n'est pas de celles que l'on punit de mort ; s'il eût voulu m'envoyer sur tes bords du Styx, certes il le pouvait sans votre aide ! Toujours maître de verser mon sang, il ne m'envie pas le bonheur de vivre, et peut encore, quand il le voudra, m'ôter ce qu'il m'a laissé. Mais vous, envers qui du moins je ne me crois coupable d'aucune offense, ô dieux, je vous en supplie, [1,2,70] contentez-vous des maux que j'endure. Et pourtant quand vous vous uniriez tous pour sauver un malheureux, l'être déjà frappé de mort. ne peut plus être sauvé ; que la mer se calme, que les vents me deviennent favorables, que vous me fassiez grâce enfin, en serai-je moins exilé ? Ce n'est pas pour trafiquer ni pour assouvir ma cupidité de richesses infinies que je sillonne la vaste mer ; ce n'est pas pour aller, comme autrefois, étudier à Athènes, ni pour visiter les villes de l'Asie et les contrés que j'y ai déjà vues, ni pour aborder à la célèbre ville d'Alexandre [1,2,80] et voir tes rives enchantées, ô Nil capricieux ! Si je demande des vents favorables, qui le croirait ? c'est la Sarmatie qui est la terre où j'aspire ! Je fais des voeux pour toucher aux rivages barbares du Pont occidental, et je suis réduit à me plaindre de m'éloigner trop lentement de ma patrie ! Pour voir Tomes, située je ne sais dans quel coin du monde, j'abrège par mes voeux la route de l'exil. Si je vous suis cher, calmez ces flots furieux, et servez de guide à mon vaisseau ; si je vous suis odieux, poussez-le vers ces côtes où César me relègue, [1,2,90] puisque le pays même contribue en partie à l'aggravation de mon supplice. Hâtez donc (que fais-je ici ?), vents rapides, hâtez ma course. Pourquoi mes voiles sont-elles encore en vue des bords ausoniens ? César ne le veut pas ; pourquoi retenir celui qu'il bannit ? Que les côtes du Pont s'offrent plutôt à mes regards ; ainsi l'ordonne-t-il, et je l'ai mérité. Je ne crois pas même que le crime condamné par lui puisse être légitimement et saintement défendu. Toutefois, puisque les dieux ne peuvent s'abuser sur les actions des hommes, je fus coupable, vous le savez, mais non pas criminel. Que dis-je ! si, comme vous le savez encore, je n'ai cédé qu'à une erreur involontaire, [1,2,100] si mon esprit a été aveuglé et non pervers ; si j'ai soutenu la famille d'Auguste, autant que le peut un citoyen obscur ; si ses ordres furent toujours sacrés pour moi ; si j'ai célébré le bonheur du peuple sous son empire; si j'ai fait fumer un pieux encens en son honneur, en l'honneur des Césars ; si tels furent toujours mes sentiments, veuillez, grands dieux, m'épargner en retour. S'il en est autrement, que la vague suspendue sur ma tête retombe sur elle et m'engloutisse. Me trompé-je ? vois-je bien se dissiper les sombres nuages et la mer, dont le courroux s'épuise, changer d'aspect ? Ce n'est pas l'effet du hasard, non ! c'est vous, dieux, dont j'ai, sous condition, invoqué l'appui, [1,2,110] vous qu'on ne peut jamais tromper, c'est vous qui m'exaucez en ce fatal moment. [1,3,0] ÉLÉGIE III. [1,3,1] Quand m'apparaît le lugubre tableau de cette nuit qui fut l'agonie de ma vie à Rome, quand je songe à cette nuit où je quittai tant d'objets si chers, maintenant encore des larmes s'échappent de mes yeux. Déjà approchait le jour où je devais, d'après l'ordre de César, franchir les frontières de l'Ausonie : je n'avais ni le temps ni la liberté d'esprit suffisants pour faire mes préparatifs ; mon âme était restée engourdie dans une longue inaction ; je ne m'étais occupé ni du choix des esclaves qui devaient m'accompagner, [1,3,10] ni des vêtements et des autres nécessités de l'exil. Je n'étais pas moins étourdi de ce coup qu'un homme foudroyé par Jupiter, qui existe encore, mais sans avoir encore recouvré le sentiment de l'existence. Lorsque l'excès même de la douleur eut dissipé le nuage qui enveloppait mon esprit, et que mes sens se furent un peu calmés, prêt à partir, j'adresse une dernière fois la parole à mes amis consternés, naguère si nombreux, et dont je ne voyais plus que deux près de moi. Ma tendre épouse, me serrant dans ses bras, mêlait à mes pleurs ses pleurs plus abondants, ses pleurs qui coulaient à flots le long de son visage indigné de cette souillure. Ma fille, alors absente et loin de moi, retenue en Libye, [1,3,20] ne pouvait être informée de mon désastre. De quelque côté qu'on tournât les yeux, on ne voyait que des gens éplorés et sanglotants ; on eût dit des funérailles, de celles où la douleur n'est pas muette ; hommes, femmes, enfants même pleuraient comme si j'étais mort, et, dans toute la maison, il n'était pas une place qui ne fût arrosée de larmes: tel, si l'on peut comparer de grandes scènes à des scènes moins imposantes, tel dut être l'aspect de Troie au moment de sa chute. Déjà l'on n'entendait plus la voix de l'homme ni l'aboiement des chiens, et la lune guidait au haut des airs son char nocturne. Élevant mes regards jusqu'à elle, et les reportant de l'astre au Capitole, [1,3,30] dont le voisinage, hélas ! fut inutile au salut de mes pénates. "Divinités habitantes de ces demeures voisines", m'écriai-je, "temples que désormais mes yeux ne verront plus ; dieux, à qui la noble ville de Quirinus dresse des autels qu'il me faut abandonner, salut pour toujours ! Quoiqu'il soit trop tard de prendre le bouclier après la blessure, cependant déchargez-moi de la haine que m'impose mon exil ; dites à ce mortel céleste, à l'auteur de mon châtiment, quelle erreur m'aveugla, afin qu'il ne persiste pas à voir un crime là où il n'y a qu'une faute ; dites-lui qu'il juge cette faute comme vous la jugez vous-mêmes. [1,3,40] Ce dieu apaisé, je puis n'être pas malheureux." Ainsi je priai les dieux ; ma femme, dont les paroles étaient entrecoupées de sanglots, pria plus longuement. Ensuite, les cheveux en désordre, elle se prosterna devant nos Lares, baisa les foyers éteints de ses lèvres tremblantes, et prodigua aux pénates insensibles des supplications, hélas ! sans profit pour son époux infortuné. Déjà la nuit se précipite et ne permet plus de retard : déjà l'Ourse de Parrhasie a détourné son char. Que faire ? J'étais retenu par le doux amour de la patrie ; [1,3,50] mais cette nuit était la dernière qui précédât mon exil. Ah ! que de fois, en voyant l'empressement de mes compagnons, ne leur ai-je pas dit : "Pourquoi vous hâter ? Songez-donc aux lieux d'où vous partez, à ceux où vous allez si vite !" Que de fois ai-je feint d'avoir fixé d'avance, comme plus favorable, une heure à ce fatal départ ! Trois fois je touchai le seuil, et trois fois je reculai. Mes pieds, par leur lenteur, semblaient d'accord avec mon âme. Souvent, après un adieu, je parlai beaucoup encore ; souvent je donnai les derniers baisers, comme si je m'éloignais enfin ; souvent je réitérai les mêmes ordres et je m'abusai-moi-même, [1,3,60] reportant mes regards sur les objets de ma tendresse. Enfin. "Pourquoi me presser ? C'est en Scythie qu'on m'envoie", m'écriai-je, "et c'est Rome que je quitte, double excuse de ma lenteur ! Vivant, je perds à jamais mon épouse vivante, ma famille, ma maison et les membres fidèles qui la composent ; et vous que j'aimai comme des frères, vous dont le coeur eut pour moi la fidélité de Thésée, que je vous embrasse quand je le puis encore, car peut-être ne le pourrai-je plus jamais ! L'heure qui me reste est une heure de grâce ; plus de retard!" Mes paroles restent inachevées, [1,3,70] et j'embrasse ceux qui m'approchent de plus près. Tandis que je parle et que nous pleurons, l'étoile importune du matin brille sur l'horizon ; Lucifer se lève. Soudain je me sens déchiré comme si l'on m'arrachait quelque membre, ou comme si une partie de mon corps était séparée de l'autre. Tel fut le supplice de Métius, quand des coursiers, vengeurs de sa trahison, l'écartelèrent. Ce n'est plus alors chez les miens qu'une explosion de cris et de gémissements : chacun se meurtrit le sein d'une main désespérée, et ma femme, suspendue à mon cou, [1,3,80] mêla à ses sanglots ces tristes paroles : "Non, tu ne peux m'être ravi : nous partirons ensemble ; je suivrai tes pas ; femme d'un exilé, je le serai moi-rnéme, le chemin m'est aussi ouvert ; ma place est près de toi, à l'extrémité du monde. Je n'ajouterai pas beaucoup à la charge du vaisseau. La colère de César te force à quitter ta patrie ; moi, c'est la piété conjugale ; ses lois seront pour moi plus puissantes que les ordres de César." Tels étaient ses efforts, efforts déjà tentés auparavant. A peine céda-t-elle aux importants motifs de notre intérêt commun. Je sors (ou plutôt il semblait, moins le cérémonial, qu'on me portât au tombeau) [1,3,90] tout en désordre, les cheveux épars et le visage hérissé de barbe. Pour elle, anéantie par la douleur, elle sentit sa vue s'obscurcir et tomba, comme je l'ai su depuis, à demi morte, sur le carreau. Quand elle fut revenue à elle, et que les cheveux souillés de poussière, elle eut soulevé son corps gisant sur le marbre glacé, elle pleura sur elle d'abord, et puis sur nos pénates abandonnés ; elle prononça mille fois le nom de l'époux qu'elle perdait, et son désespoir ne fut pas moindre que si elle avait vu le bûcher recevoir le corps de sa fille ou le mien. Surtout elle voulut mourir et perdre le sentiment avec la vie ; [1,3,100] elle ne consentit à vivre que pour moi. Qu'elle vive donc pour l'exilé, puisque les dieux l'ont voulu ainsi , qu'elle vive et me continue ses soins bienveillants. [1,4,0] ÉLÉGIE IV. [1,4,1] Le gardien de l'Ourse d'Érymanthe se reflète dans l'Océan, et son influence trouble les flots ; et cependant c'est en dépit de nous que nous sillonnons la mer Ionienne ; mais la peur nous impose tant d'audace. Malheureux que je suis ! quelles masses d'eau soulève la tempête, et comme le sable bouillonne, arraché du fond des abîmes ; des vagues hautes comme des montagnes viennent assaillir la proue et frapper l'image des dieux. Ses flancs de bois de sapin craquent de toutes parts ; le vent fait siffler les cordages, [1,4,10] et le navire lui-même témoigne par ses frémissements qu'il est sensible à notre détresse. Pâle et frissonnant , le pilote trahit son effroi ; il cède au mouvement du navire qu'il ne peut plus régler. De même qu'un écuyer malhabile abandonne au coursier rebelle ses rênes impuissantes, ainsi je vois le pilote lâcher les voiles au vaisseau, et voguer, non pas dans la direction qu'il voudrait, mais au gré de la violence impétueuse des flots. Si donc Eole ne nous envoie pas des vents opposés, je serai peut-être entraîné vers les lieux où il m'est détendu d'aborder ! Déjà, laissant l'Illyrie à gauche, [1,4,20] j'aperçois dans le lointain l'Italie qui m'est interdite. Cessez donc, ô vents, cessez, je vous supplie, de me pousser vers des rivages qu'on m'a rendu inaccessibles, et obéisssez ainsi que moi à un dieu tout puissant. Tandis que je parle, et que j'hésite entre le désir et le regret de m'éloigner, avec quelle furie la vague vient de frapper le flanc du navire ! Grâce, divinités de l'empire azuré ! grâce, n'ai-je pas assez déjà de la haine de Jupiter ? Sauvez d'une mort affreuse un malheureux épuisé, si toutefois celui qui est déjà anéanti peut être sauvé du néant. [1,5,0] ÉLÉGIE V. [1,5,1] O toi que je ne mettrai jamais au second rang sur la liste de mes amis ! toi qui envisageas ma disgrâce comme si elle eût été la tienne propre, toi enfin, cher ami, qui le premier, il m'en souvient, osas me relever de mon abattement par tes paroles encourageantes, et me donner le doux conseil de vivre quand le désir de la mort possédait toute entière mon âme infortunée, tu te reconnais sans doute à ces traits substitués à ton nom ? Tu ne peux prendre le change sur l'expression d'une reconnaissance que tu as inspirée. Les souvenirs sont pour toujours fixés au fond de mon coeur, [1,5,10] et je t'aimerai à jamais comme mon sauveur. Le souffle qui m'anime se perdra dans les airs, et abandonnera mon corps aux flammes du bûcher ardent, avant que l'oubli de ta générosité pénètre dans mon âme, avant que le temps éteigne les sentiments de tendresse que je t'ai voués. Que les dieux te soient propices ; qu'ils rendent ta destinée assez heureuse pour n'avoir pas besoin d'aide, qu'ils la rendent toute autre que la mienne. Et pourtant, si ma barque eût vogué au gré d'un vent favorable, tant de dévouement ne se fût peut-être pas révélé ! Pirithoüs n'eût pas éprouvé l'infatigable amité de Thésée, [1,5,20] s'il ne fût descendu vivant aux sombres bords ; tes fureurs, malheureux Oreste, ont été pour Pylade l'occasion de paraître le modèle des amis ; si Euryale ne fût tombé entre les mains ennemies des Rutules, Nisus, le fils d'Hyrtaque, n'eût acquis aucune gloire. Comme le feu éprouve l'or, l'adversité éprouve l'amitié : tant que la fortune nous favorise et nous montre un visage serein, tout sourit à une destinée jusqu'alors à l'abri de toute atteinte. La foudre vient-elle à gronder, tout fuit, et personne ne connaît plus celui [1,5,30] qu'entourait naguère un essaim d'adulateurs. Ces vérités que j'avais observées dans l'histoire du passé, une triste expérience m'en fait connaître la réalité : de tant d'amis à peine êtes-vous deux ou trois qui me restiez fidèles ; les autres étaient les amis de la Fortune, et non les miens. Mais plus votre nombre est restreint, plus j'appelle votre zèle au secours de ma disgrâce. Offrez un port sûr au naufragé : surtout ne vous effrayez pas inconsidérément de l'idée que votre attachement puisse offenser un dieu. César a souvent loué la fidélité méme dans ceux qui le combattaient ; [1,5,40] il l'aime dans ses partisans et l'estime dans ses ennemis. Ma cause est plus facile à défendre, puisque je n'ai jamais soutenu le parti contraire à César, et que je n'ai mérité mon exil que par une inconséquence. Ainsi donc ; je t'en supplie, au nom de mes malheurs, sois attentif à calmer, s'il est possible, le ressentiment de cette divinité. Au reste, si quelqu'un veut connaître, tous mes malheurs, il demande plus qu'il ne m'est permis de lui dire. Les maux que j'ai soufferts sont aussi nombreux que les astres brillants du ciel, que les imperceptibles atômes contenus dans l'aride poussière. Ce que j'ai souffert surpasse toute vraisemblance ; [1,5,50] et mes peines, quoique trop réelles, seront regardées comme des fables. Il en est d'ailleurs une partie qui doit mourir avec moi ; et puisse ce mystère, alors que je garderai le silence, n'être jamais révélé ! Eussé je une voix infatigable, une poitrine plus dure que l'airain, plusieurs bouches avec plusieurs langues, le sujet épuiserait mes forces avant que j'aie pu le traiter en entier. Laissez là, poètes fameux, le roi de Nérite, et dites mes infortunes. J'en ai plus essuyé qu'Ulysse même : il erra plusieurs années dans un étroit espace [1,5,60] entre Dulychium et les ruines d'Ilion; mais moi, après avoir traversé des mers situées au-delà des étoiles qui m'étaient connues,j'ai été poussé par le sort sur les côtes des Gètes et des Sarrnates. Il eut avec lui une troupe dévouée de fidèles amis ; et tout le monde m'abandonna quand me il fallut partir. Vainqueur joyeux, il cherchait sa patrie ; vaincu et banni, je fuis la mienne; et ma patrie, ce n'est ni Dulychium, ni Ithaque, ni Samos, séjours dont la privation était supportable ; c'est la ville qui, du haut de ses sept collines, surveille l'univers, [1,5,70] c'est Rome, le siège de l'empire et le séjour des dieux. Ulysse était robuste et rompu à la fatigue ; mon corps est faible et délicat : il était habitué aux terribles vicissitudes de la guerre, et je ne connus jamais que le doux loisir des Muses. Accablé par un dieu, je n'ai reçu l'assistance d'aucun autre ; la déesse des combats le protégeait. Le dieu qui règne sur les ondes indociles est moins redoutable que Jupiter ; or, la colère de Neptune pesa seule sur Ulysse, et sur moi, celle de Jupiter. Ajoutez à cela que la plupart de ses malheurs sont imaginaires, et il n'y a rien de fabuleux dans les miens. Il revit enfin ses pénates si longtemps désirés, cette terre si longtemps cherchée ; mais moi, c'est pour toujours que j'ai perdu ma patrie, si le dieu que j'ai offensé ne s'adoucit pas. [1,6,0] ÉLÉGIE VI. [1,6,1] Lydée fut moins aimée du poète de Claros, et Battis de celui de Cos, que tu ne l'es de moi, chère épouse, toi dont l'image est gravée au fond de mon coeur, et à qui le sort devait un époux plus heureux, mais non pas plus dévoué. Tu fus l'appui qui soutint ma destinée croulante, et le peu que je suis encore est un bienfait de toi ; c'est à toi que je dois de n'être pas tout-à-fait dépouillé, ni devenu la proie des hommes avides qui convoitaient les débris de mon naufrage : comme un loup ravisseur, pressé par la faim et altéré de sang, [1,6,10] épie l'instant de surprendre une bergerie sans défense, ou comme un vautour affamé cherche autour de lui s'il n'apercevra pas quelque cadavre sans sépulture, ainsi je ne sais quel lâche ennemi du malheur allait s'emparer de mes biens, si tu l'avais souffert. Ton courage lui opposa victorieusement ces amis généreux à qui je ne témoignerai jamais assez de reconnaissance. Tu trouves donc en moi un témoin de ton dévouement aussi sincère qu'il est malheureux, si toutefois un pareil témoin peut avoir quelque poids ; en effet, ton dévouement surpasse celui de la femme d'Hector [1,6,20] et celui de cette Laodamie, qui partagea la mort de son époux. Si les destins t'eussent donné un Homère, ta gloire eût éclipsé la gloire de Pénélope ; soit que tu ne doives ton mérite qu'à toi seule, sans en avoir emprunté le modèle à aucune école, et grâce aux heureux penchants dont tu fus dotée en naissant ; soit que cette femme d'un rang suprême, et à laquelle tu fus attachée toute ta vie, t'enseigne à être l'exemple de la perfection conjugale, et que, par une longue habitude de vous voir, elle t'ait rendue semblable à elle-même, si de tels rapports peuvent s'établir entre une destinée si élevée et une si humble fortune. Ah ! pourquoi ma verve s'est-elle affaiblie ? [1,6,30] Pourquoi mon génie est-il maintenant au-dessous de ton mérite ? Pourquoi le peu d'énergie que j'eus autrefois s'est-il amorti sous le poids de mes longues infortunes ? Tu aurais la première place parmi les saintes héroïnes, tu serais la plus illustre d'entre elles par les qualités de ton âme ! Cependant, quelle que soit la valeur de mes éloges, tu vivras du moins éternellement dans mes vers. [1,7,0] ÉLÉGIE VII. [1,7,1] Qui que tu sois qui possèdes l'image fidèle de mes traits, détaches-en le lierre, couronne bachique qui ceint ma tête ; ces symboles heureux ne conviennent qu'aux poètes heureux. Une couronne me sied mal dans l'état où je suis. Tu dissimules en vain, tu sais que je m'adresse à toi, le meilleur des amis, qui me portes partout à ton doigt, qui as fait enchâsser mon portrait dans un or pur, afin de contempler, par le seul moyen possible, les traits chéris de l'exilé. Peut-être, chaque fois que tu les regardes, te prends-tu à te dire : [1,7,10] "Qu'il est loin de moi, ce cher Ovide !" Je suis heureux de ce souvenir ; mais je suis peint plus en grand dans ces vers que je t'envoie, et que je le prie de lire, malgré leurs défauts, J'y chante les métamorphoses des êtres, ouvrage que le funeste exil de son auteur avait interrompu ; ce poème, comme beaucoup d'autres écrits, je l'avais, lors de mon départ, et dans l'emportement de la douleur, livré aux flammes ; et comme la fille de Thestias, soeur dévouée plutôt que tendre mère, brûla, dit-on, son fils avec le tison fatal , ainsi, pour qu'ils ne me survécussent pas, [1,7,20] je brûlai ces livres innocents, mes propres entrailles, soit par ressentiment contre les muses, cause de ma disgrâce, soit parce que mon oeuvre ne me semblait qu'une ébauche encore informe. Si elle n'a pas péri tout entière, si elle existe encore, c'est, je pense, que quelque copie l'avait reproduite. Qu'elle vive ! je le demande maintenant, et qu'amusant les loisirs du public, elle s'emploie avec ardeur à le faire souvenir de moi. Personne, toutefois, n'en supporterait la lecture, si l'on n'était prévenu que je n'ai pu y mettre la dernière main, qu'elle a été enlevée de l'enclume à peine forgée, [1,7,30] que le poli de la lime lui a manqué ; aussi est-ce l'indulgence que je sollicite, et non des éloges ; et ce sera me louer assez, Latins, que de ne pas me rejeter. Voilà, si tu les en crois dignes, six vers à placer en tête du livre : "Qui que tu sois, aux mains de qui tombe cet ouvrage orphelin, donne-lui du moins un asile dans cette Rome qui est restée ton séjour. Rappelle-toi, pour lui être favorable, qu'il n'a point été publié par son auteur, qu'on l'a comme sauvé de mon bûcher funèbre. Tout ce qu'un travail interrompu y a laissé de fautes, [1,7,40] songe que, si le sort l'eût permis, je les eusse corrigées." [1,8,0] ÉLÉGIE VIII. [1,8,1] On verra remonter de leurs embouchures à leurs sources les fleuves majestueux, et rétrograder les coursiers du soleil ; on verra la terre se couvrir d'étoiles, le ciel s'ouvrir sous le soc de la charrue, la flamme jaillir de l'eau, et l'eau jaillir du feu ; enfin tout ira au rebours des lois de la nature ; aucun corps ne suivra la route qui lui est tracée ; les phénomènes que je croyais impossibles se réaliseront, et il n'est plus rien qu'on ne doive admettre désormais comme croyable. Ces prédictions, je les fais parce que je fus trompé par celui [1,8,10] sur le secours duquel je comptais dans mon malheur. M'as-tu donc à ce point oublié, perfide ? as-tu à ce point redouté la contagion du malheur, que tu n'aies eu, pour me consoler dans mon affliction, ni un regard ni une parole, et que tu n'aies pas, âme insensible, assisté à mes funérailles ? L'amitié, dont le nom est imposant et sacré pour tous, est donc pour toi un objet méprisable et bon à fouler aux pieds ? Que te coûtait-il de visiter un ami accablé sous les coups du malheur, de lui adresser des paroles encourageantes, de donner, sinon une larme à son infortune, [1,8,20] du moins quelques regrets apparents, quelques signes de douleur, de lui dire simplement adieu, ce qu'on obtient même des étrangers ; de joindre ta voix à la voix du peuple, tes cris à ses cris ; enfin, puisque tu allais ne plus voir mon visage consterné, de profiter, pour le voir encore, des derniers jours qui te restaient, et une seule fois encore, pour toute ta vie, de recevoir et de prononcer, avec un attendrissement mutuel, un dernier adieu ? C'est pourtant là ce qu'ont fait des hommes qu'aucun lien n'attachait à moi, et des larmes abondantes attestaient leur émotion. Que serait-ce donc si tu n'avais pas vécu avec moi, [1,8,30] et aussi longtemps, dans une étroite amitié, fondée sur de puissants motifs ? Que serait-ce donc si tu avais eu moins de part à mes plaisirs et à mes affaires, si je n'avais été moi-même le confident de tes plaisirs et de tes affaires ? Que serait-ce donc si je ne t'avais connu qu'au milieu de Rome, toi, associé en tout et partout à mon existence? Tout cela est-il devenu le jouet des vents impétueux ? Tout cela est-il devenu la proie du Léthé ? Non, je ne crois pas que tu sois né dans la molle cité de Quirinus, dans cette ville, hélas ! où je ne dois plus rentrer, mais au milieu des rochers qui hérissent cette rive gauche du Pont, [1,8,40] au sein des monts sauvages de la Scythie et de la Sarmatie. Tes entrailles sont de roche, ton coeur sans pitié est de bronze ; une tigresse fut la nourrice dont ta lèvre enfantine pressa les mamelles ; sans cela tu n'aurais pas vu mes malheurs avec autant d'indifférence, et tu ne te serais pas attiré de ma part cette accusation de cruauté. Mais puisque aux autres coups du destin se joint encore la perte de l'amitié que tu me témoignais jadis, tâche du moins de me faire oublier ta faute, [1,8,50] et fais que ma bouche qui t'accuse aujourd'hui te loue un jour tes bienfaits. [1,9,0] ÉLÉGIE IX. [1,9,1] Puisses-tu parvenir sans orages au terme de ta vie, toi qui lis mon livre sans prévention hostile à son auteur ! Puisse le ciel, que mes voeux n'ont pu fléchir pour moi, exaucer les voeux que je forme aujourd'hui pour toi ! Tant que tu seras heureux, tu compteras beaucoup d'amis ; si le temps se couvre de nuages, tu resteras seul. Vois comme les colombes sont attirées par la blancheur des édifices, tandis que la tour noircie par le temps n'est visitée d'aucun oiseau. Jamais les fourmis ne se dirigent vers les greniers vides : [1,9,10] jamais les amis vers les prospérités évanouies. Comme notre ombre nous accompagne fidèlement tant que nous marchons au soleil, et nous quitte si l'astre est caché par les nuages ; de même le vulgaire inconstant règle sa marche sur l'éclat de notre étoile, et s'éloigne dès qu'un nuage vient à l'éclipser. Je souhaite que ces vérités te semblent toujours des chimères ; mais ma propre expérience me force, hélas ! à les reconnaître pour incontestables. Tant que je fus sur un bon pied dans le monde, ma maison, bien connue dans Rome, quoique simple et sans faste, fut assez fréquentée ; mais, à la première secousse, tous redoutèrent sa chute, [1,9,20] et, d'un commun accord, s'enfuirent prudemment. Je ne m'étonne pas que l'on craigne la foudre, dont le feu gagne tous les objets d'alentour ; mais César estime la fidélité au malheur, lors même que celui à qui l'on est fidèle est un ennemi de César, et il ne s'irrite point (lui le plus modéré des hommes) qu'un autre aime encore, dans l'adversité, ceux qu'il aimait auparavant. Lorsqu'il sut la conduite d'Oreste, Thoas lui-même, dit-on, applaudit à Pylade ; [1,9,30] Hector loua toujours l'amitié qui unissait Patrocle au grand Achille. On raconte que le dieu du Tartare s'attendrit en voyant Thésée accompagner son ami aux enfers : en apprenant l'héroïque dévouement de Nisus et d'Euryale, des pleurs, ô Turnus ! on le peut croire, arrosèrent ton visage. Il est une religion du malheur qu'on approuve même jusque dans un ennemi ; mais, hélas ! qu'ils sont peu nombreux ceux que touchent mes paroles ! Cependant telle est ma situation, telle est ma destinée présente qu'elle devrait arracher des larmes à tous les yeux. Mais mon coeur, quoique flétri par mes propres chagrins, [1,9,40] s'épanouit à ton bonheur ; j'avais prévu tes succès quand ta barque ne voguait encore que par une faible brise. Si les vertus, si une vie sans tache ont droit à quelque récompense, nul, mieux que toi, ne merise de l'obtenir ; si quelqu'un s'est jamais signalé dans les nobles exercices de l'esprit, c'est toi dont l'éloquence fait triompher toute cause qu'elle soutient. Frappé de tes éminentes qualités : "Ami, te disais-je alors, c'est sur un théâtre élevé qu'éclatera ton génie." Et je ne consultais ni les entrailles des brebis, ni le tonnerre grondant à gauche, [1,9,50] ni le chant ou le vol des oiseaux ; la raison seule et un heureux pressentiment de l'avenir furent mes augures. C'est ainsi que je conçus et que j'exprimai ma prophétie ; puisqu'elle s'est accomplie, je me félicite, je te félicite de toute mon âme de ce que ton talent ait échappé à l'obscurité. Ah ! plût au ciel que le mien y fût à jamais resté enseveli ! Il eût été pour moi plus utile que mes productions ne vissent jamais le jour ! car autant, ô mon éloquent ami, l'art sérieux que tu cultives t'a profité, autant mes études, bien différentes des tiennes, m'ont été nuisibles ! Et cependant ma vie t'est bien connue ! [1,9,60] Tu sais que les moeurs de l'auteur sont restées étrangères à cet art dont je suis le père, tu sais que ce poème fut un amusement de ma jeunesse, et que, tout blâmable qu'il est, il n'est toujours qu'un jeu de mon esprit d'alors. Si ma faute ne peut, sous quelque jour qu'elle apparaisse, être justifiée, je pense, du moins, qu'on peut l'excuser. Excuse-la donc de ton mieux, et n'abandonne pas la cause de ton ami. Ton premier pas fut heureux ; tu n'as plus qu'à continuer ta route. [1,10,0] ÉLÉGIE X. [1,10,1] J'ai (ah ! puissé-je l'avoir encore!) un navire placé sous la protection de la blonde Minerve ; le casque de la déesse, qui y est peint, lui a donné son nom. Déploie-t-on les voiles, il glisse au moindre souffle ; agite-t-on les rames, il obéit aux efforts du rameur ; non content de vaincre à la course les autres vaisseaux qui l'accompagnent, il rejoint ceux qui l'ont devancé au sortir du port ; il résiste à la lame, il soutient le choc des vagues les plus hautes, et, battu par les flots furieux, il ne faiblit jamais. C'est lui qui, depuis Cenchrée, voisine de Corinthe, où je commençai à en apprécier le mérite, [1,10,10] fut toujours le guide et le compagnon fidèle de ma fuite précipitée. Jeté au milieu de tant de hasards, et à travers des mers soulevées par les tempêtes, il est resté sain et sauf, grâce à la protection de Pallas ; puisse-t-il encore, sain et sauf, franchir les bouches du vaste Pont, et entrer enfin dans les eaux qui baignent les rivages des Gètes, le but de son voyage. Dès qu'il m'eut conduit à la hauteur de la mer d'Hellé, petite-fille d'Éole, et qu'en traçant un étroit sillon il eut accompli ce long trajet, nous cinglâmes vers la gauche, et, laissant la ville d'Hector, nous allâmes, ô Imbros, aborder à ton port ; de là, poussé par une brise légère aux rivages de Zérinthe, [1,10,20] mon vaisseau, fatigué, mouilla près de la Samos de Thrace, et c'est jusqu'à cette île, d'où il n'y a qu'une courte traversée pour gagner Tempyre, qu'il m'accompagna ; car alors j'eus la fantaisie de traverser par terre le pays des Bistoniens ; pour lui, il tourna dans les eaux de l'Hellespont, et se dirigea successivement vers Dardanie, qui a conservé le nom de son fondateur ; vers tes rives, ô Lampsaque, protégée du dieu des jardins ! vers le détroit qui sépare Sestos d'Abydos, canal resserré où périt la jeune fille que portait mal sa dangereuse monture ; de là, vers Cyzique, qui s'élève sur les côtes de la Propontide, [1,10,30] Cyzique, célèbre création du peuple d'Hémonie ; enfin, vers le Bosphore, porte majestueuse qui s'ouvre sur les deux mers, et que domine Byzance. Puisse-t-il surmonter tous les obstacles, et, poussé par le souffle de l'Auster, traverser victorieusement les mouvantes Cyanées, le golfe de Thynios, et de là, saluant Apollonie, passer sous les hauts remparts d'Anchiale, raser le port de Mésembrie, Odesse, la ville qui te doit son nom, ô Bacchus ! [1,10,40] et celle où des fugitifs d'Alcathoë fixèrent, dit-on, leurs pénates errants ; puisse-t-il, enfin, arriver heureusement à cette colonie, asile où me relègue le courroux d'un dieu offensé. S'il arrive à cette destination, j'offrirai, en actions de grâces, une brebis à Minerve ; une offrande plus riche est au-dessus de ma fortune. Vous qu'on révère en cette île, fils de Tyndare, soyez propices à ce double voyage, car l'un de nos vaisseaux se prépare à traverser le groupe resserré des Symplégades, et l'autre à sillonner les mers Bistoniennes ; faites que, dans leurs itinéraires si différents, [1,10,50] ils aient l'un et l'autre un vent favorable ! [1,11,0] ÉLÉGIE XI. [1,11,1] Toutes ces épîtres, quelle que soit celle que tu viens de lire, ont été composées au milieu des vicissitudes du voyage. L'Adriatique, pendant que je naviguais sur ses eaux, me vit écrire celle-ci, tout transi des froids de décembre ; j'écrivais cette autre après avoir franchi l'isthme resserré par deux mers, et pris mon second vaisseau d'exil. Les Cyclades Egéennes, à leur grand étonnement sans doute, m'ont vu écrire des vers au milieu des terribles mugissements des flots. Moi-même, aujourd'hui, je ne comprends pas [1,11,10] que ma verve ait triomphé de la double tempête de mon âme et de la mer. Qu'on appelle cette passion de versifier idée fixe ou délire, toujours est-il que mon âme y puise des forces dans son abattement. Souvent j'étais le jouet des orages soulevés par les chevreaux ; souvent la constellation de Stérope rendait les Rois menaçants ; le gardien de l'ourse d'Érymantlie obscurcissait le jour, ou l'Auster grossissait de ses pluies les Hyades à leur coucher ; souvent la mer envahissait une partie du navire, et ma main tremblante n'en traçait pas moins des vers tels quels. Maintenant encore l'Aquilon fait siffler les cordages tendus, [1,11,20] et l'onde s'amoncelle en forme de voûte. Le pilote même, élevant ses mains vers le ciel, demande à sa prière les secours que la science lui refuse ; partout à mes regards se présente l'image de la mort ; la mort que mon coeur incertain redoute, et qu'il désire en la redoutant ; car enfin, si j'arrive au port, le port même est un objet de terreur pour moi, et la terre où j'aspire est plus à craindre que la mer qui me porte ; je suis exposé en même temps aux embûches des hommes et aux caprices des flots ; le fer et l'eau me causent un double effroi ; je tremble que l'un ne s'apprête à se rougir de mon sang, [1,11,30] et que l'autre n'ambitionne l'honneur de mon trépas. La population de la rive gauche du Pont est barbare, et toujours prête à la rapine ; là règnent constamment le meurtre, le brigandage et la guerre. La mer même, au jour des tempêtes les plus terribles, n'égale point la turbulence de ces barbares. Voilà bien des raisons pour obtenir ton indulgence, si, lecteur bienveillant, ces vers sont, comme ils le sont en effet, au-dessous de ton attente. Ce n'est plus, comme autrefois, dans mes jardins, ni les membres mollement étendus sur tes coussins, ô lit délicat, mon siége ordinaire, que je les ai composés. Je suis, au milieu d'un jour obscurci par l'orage, livré à a fougue de la mer indomptée, [1,11,40] et mes tablettes elles-mêmes sont battues de flots azurés. La tempête acharnée lutte contre moi, elle s'indigne de ma persévérance à écrire au bruit de ses terribles menaces. Eh bien ! que la tempête triomphe d'un mortel ; mais, je le demande, qu'en même temps que je cesse d'écrire elle cesse aussi ses fureurs.