[13,0] LIVRE TREIZIÈME. [13,1] CHAPITRE I. Pendant que les pélerins occidentaux livraient en Palestine des combats répétés aux Païens, et remettaient sous la loi du Christ Jérusalem et d'autres villes, à la suite de fréquentes batailles et de siéges prolongés, Geoffroi, comte de Mortagne, fils du comte Rotrou, homme recommandable par de nombreuses prouesses, tomba malade jusqu'à la mort, et, ayant convoqué les seigneurs du Perche et du Corbonnais, qui dépendaient de son comté, il régla sagement ses affaires. Donnant des instructions prudentes à sa femme Béatrix, qui était fille du comte de Rochefort, ainsi qu'aux grands de son comté, il les pria de maintenir loyalement le repos et la sécurité de la paix, et de conserver fidèlement ses terres avec ses places à Rotrou, son fils unique, qui était parti pour Jérusalem. Enfin ce brave seigneur, ayant acquitté ses devoirs de chrétien, prit l'habit de moine de Cluni; puis il mourut, et fut enterré au milieu d'octobre dans son château de Nogent. Son père y avait commencé un monastère en l'honneur de Saint-Denis l'aréopagite, et lui-même l'avait fort enrichi de terres et d'autres biens. Dans le même mois, Guillaume de Moulins, marquis intrépide, mourut, et fut enterré dans le chapitre de Saint-Evroul. L'an de l'incarnation du Seigneur 1100, l'expédition pour laquelle les grands s'étaient rendus à Jérusalem étant terminée, ils revinrent chez eux, et, comme il était juste, ils reprirent leurs biens. Alors Robert, duc des Normands; Robert, comte de Flandres; Rotrou, comte de Mortagne, et plusieurs autres, firent un heureux retour, et reprirent leurs possessions à la satisfaction de leurs amis intimes et de leurs voisins. Peu de temps après, lldefonse, roi d'Aragon, fut cruellement attaqué par les Païens, et souffrit beaucoup dans de fréquentes batailles et par de grandes pertes. C'est pourquoi il envoya des courriers à Rotrou, son cousin, et le pria humblement de le secourir dans la guerre qu'il avait à soutenir contre les Païens, et de lui procurer l'assistance des Français, qui, dans beaucoup de circonstances difficiles, avaient mérité de grands éloges: il promit aux Français qui le seconderaient de grandes récompenses, et même de riches terres à ceux qui voudraient demeurer avec lui. Aussitôt le vaillant comte convoqua ses compagnons d'armes, marcha au secours du Roi, son cousin, et le seconda loyalement et sans feinte; mais il ne trouva pas autant de bonne foi dans les Espagnols. En effet, pendant qu'avec ses compagnons et ses compatriotes il se signalait par beaucoup d'exploits, et que son assistance épouvantait beaucoup les Sarrasins, les Espagnols dressèrent des embûches à leurs protecteurs, et, comme on le croit, cherchèrent, du consentement du Roi, à les faire périr. Cet attentat ayant été dévoilé aux Français par les complices des conjurés, Rotrou et ses compagnons laissèrent le Roi avec ses traîtres Espagnols. Ainsi, pour tant de travaux ne recevant aucune digne récompense, Rotrou rentra en France. Dans le même temps il s'éleva de grandes difficultés entre Rotrou de Mortagne et Robert de Bellême, à cause de quelques réclamations que ces seigneurs faisaient l'un contre l'autre pour les limites de leur territoire. C'est pourquoi ils se firent une guerre atroce, commirent sur leurs terres beaucoup de pillages et d'incendies, et accumulèrent crimes sur crimes. Ils dépouillèrent le peuple sans défense, jetèrent partout l'affliction par le mal et par la crainte du mal, et contestèrent à force de calamités les chevaliers et les paysans qui leur étaient soumis. Toutefois Rotrou l'emporta: il mit en fuite Robert, après l'avoir vaincu dans une bataille, lui prit beaucoup de monde, et enferma ses prisonniers dans une étroite prison. Ces seigneurs étaient cousins; c'est pourquoi ils avaient des difficultés relativement aux terres de leurs ancêtres. Guérin de Domfront, que les démons avaient étouffé, était le bisaïeul de Rotrou, et Robert de Bellême, que les fils de Gaultier-Sor avaient, dans la prison de Balon, égorgé comme un porc, à coups de hache, était l'oncle de Mabile, mère de Robert. C'est pourquoi Robert seul possédait Domfront, Bellême, et toutes les terres de ses parents, dont il refusait de partager les richesses et la puissance. Au contraire, dans son ambition insatiable, il voulait encore s'agrandir par la ruse et la force. Geoffroi et Rotrou, voisins l'un de l'autre, réclamèrent souvent avec violence une partie de leurs héritages; mais ils n'avaient pu rien enlever de vive force au tyran dont nous venons de parler, et qui possédait trente-quatre places fortes, quoiqu'ils lui fissent éprouver d'innombrables pertes. Henri, Roi des Anglais, ayant entendu parler de la valeur de Rotrou, lui donna en mariage sa fille Mathilde, et l'enrichit en Angleterre de beaucoup de terres et d'autres biens. [13,2] CHAPITRE II. Les Sarrasins, apprenant la retraite des Français, reprirent courage, attaquèrent de nouveau le territoire des Chrétiens, et manifestèrent leur force par le meurtre cruel de beaucoup de gens. Alors les Aragonnais, honteux de leur conduite, accablés par les forces de l'ennemi, implorèrent de nouveau l'assistance des Français, leur firent satisfaction pour les anciens outrages qu'ils leur avaient faits, et promirent par serment de leur donner des terres et des dignités. En conséquence, le comte, oubliant les altercations et les injures passées, accueillit bien la demande du Roi, son ami et son cousin, conduisit avec lui une grande armée rassemblée de tous côtés, et entra courageusement en Espagne pour y combattre les Païens. Les Espagnols, joyeux d'un secours si important, accueillirent avec empressement les Français, et voulant réparer leurs anciens torts, les logèrent dans les villes de Tolède, de Tudela, de Pampelune, et dans d'autres places, et leur donnèrent de grandes dignités et de grandes terres. Là, sans se livrer au repos, ils se réunirent au commencement de l'été, chassèrent les Païens après des affaires sanglantes, et, leur rendant la pareille, pénétrèrent sur leur territoire. Favorisés de Dieu, ils y exercèrent toutes sortes de vengeances pour les pertes et les affronts dont les Sarrasins s'étaient rendus coupables, et, trouvant dans le pays ennemi une grande abondance et des vivres de toute espèce, ils attendirent la fin de l'hiver. Alors Rotrou, comte de Mortagne, avec les Français, l'évêque de Saragosse avec les frères de Palmes, et Guazson de Béarn avec les Gascons, fortifièrent la ville de Penecadel, où se trouvent deux tours imprenables, et l'occupèrent pendant six semaines. Enfin combattant contre Amorgan, roi de Valence, ils marchèrent sur Xativa; mais les Païens prirent la fuite avant d'être attaqués. Ils s'en revinrent après avoir laissé soixante soldats dans la forteresse de Penecadel; mais les Almoravides et les Andalousiens envoyés d'Afrique par le roi Ali, fils de Justed, marchèrent contre eux, et les assiégèrent pendant trois jours dans le château de Serrai. Pendant ces trois jours, les Chrétiens firent pénitence de leurs péchés; ils jeûnèrent; puis, invoquant le Seigneur, ils livrèrent bataille le 19 des calendes de septembre (14 août); et, avec l'aide de la céleste puissance, après avoir combattu tout le jour, ils vainquirent au coucher du soleil: mais comme ils craignaient les dangers de l'obscurité, ils n'osèrent poursuivre long-temps les Païens qui fuyaient par des chemins inconnus. La veille, avant le combat général, Guérin Sanche, homme digne d'éloges en beaucoup de choses, gravit les montagnes avec les frères de Palmes. Les Chrétiens ayant combattu avec l'assistance de Dieu, le roi Almamoun vaincu prit la fuite avec cent cinquante mille fantassins. De ces nombreuses légions de Païens il mourut un nombre considérable d'hommes, ou par les armes de ceux qui les poursuivaient, ou par les précipices, ou par l'excès de fatigue, ou par la soif, ou par d'autres genres de mort. Ainsi les Africains, qui étaient venus secourir les idolâtres d'Espagne, périrent, et, envoyés en enfer par les traits des Chrétiens, ils y souffrent avec leurs rois les supplices de la gehenne. Ensuite quelques Normands et quelques Français firent la recherche d'emplacements convenables, et choisirent des lieux propres à leur servir d'habitation. Cependant Silvestre de Saint-Calais, Rainauld de Bailleul et plusieurs autres revinrent dans leur pays natal, préférant leur patrimoine à des acquisitions étrangères. Alors Robert de Culei, surnommé Burdet, chevalier normand, résolut de se fixer en Espagne, et se retira dans une certaine ville que les anciens livres appellent Tarragone. On y lit que, du temps de l'empereur Gallien, de saints martyrs du Christ, l'évêque Fructuose et les diacres Angule et Euloge, furent d'abord conduits en prison, puis jetés dans les flammes, et que leurs liens étant consumés, ils étendirent les mains en forme de croix, et, par leurs prières, obtinrent d'être brûlés. Prudence a composé un poème métrique sur ces bienheureux dans son livre des Martyrs, et, en vers élégants, a raconté leur triomphe. Il y avait un siége métropolitain à Tarragone: l'archevêque Odelric, vieillard très-savant, y florissait et exerçait les fonctions de sa charge dans les villes et dans les bourgs de son diocèse. Il croissait dans l'enceinte de la cathédrale des chênes, des hêtres et d'autres grands arbres qui, depuis long-temps, occupaient le terrain situé entre les murs, depuis que les citoyens qui l'avaient long-temps habité avaient été tués ou mis en fuite par la cruauté des Sarrasins. Robert, d'après les conseils du prélat, alla trouver le pape Honorius, lui expliqua sa volonté, et reçut en don du pape le comté de Tarragone libre de toute redevance séculière; et, à son retour, ayant cherché et s'étant adjoint des compagnons, il l'a gardé jusqu'à ce jour, et tient bon contre les Païens. Pendant qu'il se rendait à Rome, et qu'il était retourné en Normandie pour y trouver des compagnons, sa femme Sibylle, fille de Guillaume de Caprée, garda Tarragone. Elle n'avait pas moins de courage que de beauté. En effet, dans l'absence de son mari, elle était pleine de vigilance; chaque nuit elle s'armait d'une cuirasse comme un chevalier; elle montait sur les murs, un bâton à la main, faisait le tour de la place, réveillait les sentinelles et les engageait prudemment à ne se pas laisser surprendre par les ruses de l'ennemi. On doit beaucoup d'éloges à une jeune dame qui sert ainsi son mari avec foi par une affection attentive, et qui gouverne pieusement le peuple de Dieu avec toute l'habileté de la vigilance. L'an de l'incarnation du Seigneur 1125, quand le comte Rotrou fut retourné en France avec ses troupes et ses auxiliaires, le roi d'Aragon, témoin des grands exploits que les Français faisaient sous lui en Espagne contre les Païens, leur porta envie, et, jaloux de leur gloire, il rassembla insolemment une grande armée de sa nation. Il traversa des contrées éloignées pour gagner Cordoue; il y resta six semaines avec ses troupes, et frappa d'une grande terreur les peuples de la contrée, qui croyaient que les Français marchaient avec les Espagnols. Les Sarrasins se cachaient dans leurs places fortes, et ils abandonnaient dans les champs leurs troupeaux de toute espèce. Aucun d'eux ne sortait des châteaux contre les Chrétiens, tandis que ceux-ci enlevaient hors des châteaux tout ce qui leur convenait, et dévastaient cruellement la province. Alors près de dix mille habitants de Murcie se réunirent, et allèrent trouver humblement le Roi Ildefonse. «Jusques ici, dirent-ils, nous et nos pères avons été élevés dans la haine des Païens; baptisés que nous sommes, nous suivons librement la loi chrétienne; mais nous n'avons jamais pu apprendre dans sa perfection le dogme de cette religion sainte. En effet, nous n'avons point osé, à cause de l'état d'asservissement où nous retiennent les Infidèles qui nous oppriment depuis long-temps, demander des docteurs, soit aux Romains, soit aux Français, qui ne peuvent venir à nous à cause de la barbarie des Païens auxquels nous avons autrefois été soumis. Maintenant nous nous réjouissons beaucoup de votre arrivée, et nous desirons partir avec vous, en quittant notre pays natal avec nos femmes et nos biens.» Le Roi accorda aux Murciens ce qu'ils demandaient. En conséquence une grande multitude quitta son pays, et s'exila en s'exposant, par amour de la sainte loi, à une grande détresse et à beaucoup de travaux. Dès que les Aragonais se retirèrent, ils trouvèrent tout le pays dépouillé de ses productions, et souffrirent cruellement de l'excessive disette et de la famine avant d'avoir regagné leur patrie. Cependant les habitants de Cordoue et les autres peuples sarrasins entrèrent dans une violente colère, quand ils aperçurent que les Murciens étaient partis avec leurs familles et leurs richesses. C'est pourquoi, d'après une délibération générale, ils s'armèrent contre ceux qui restaient, les dépouillèrent cruellement de ce qu'ils avaient, et les vexèrent cruellement en les accablant de toutes sortes d'outrages sous le bâton et dans les fers. Ils en firent périr beaucoup dans d'horribles supplices, en reléguèrent d'autres en Afrique, au delà du détroit Atlantique, et les condamnèrent à un exil rigoureux, en haine des Chrétiens, qu'une grande partie des Murciens avait accompagnés. Le roi Ildefonse rentra dans ses Etats: il y fut aussitôt troublé par de grandes agitations tant publiques que privées. Sa femme Uraque, qui était fille d'Ildefonse-le-Vieux, roi de Galice, s'était, par les conseils et l'instigation des peuples de ce pays, révoltée contre son mari, et, tramant sa perte tant par le poison que par les armes, causa le malheur de beaucoup de gens. Enfin les Galliciens, voyant une si grave division entre le Roi et la Reine, et ne pouvant, par la persuasion, leur procurer une paix convenable, mirent sur leur trône Pierre Ildefonse, fils du comte français Raimond et d'une fille d'Ildefonse-le-Grand, et l'appelant jusqu'à ce jour leur petit Roi, ils défendirent vaillamment sous lui la liberté du royaume. Une guerre cruelle dura long-temps entre ces rois, et fit un grand mal à leurs sujets. La Reine exerça toutes sortes de fureurs contre son mari, et favorisa son neveu, qui gouvernait l'héritage paternel. Enfin, par la permission de Dieu, de même qu'Egla, femme de David, elle mourut en mal d'enfant, après avoir commis beaucoup de meurtres. Après sa mort, une douce paix ramena l'amitié entre ces monarques belliqueux, et l'ardeur de la guerre les arma tous contre les Païens. L'an de l'incarnation du Seigneur 1133, Ildefonse, roi des Aragonais, rassembla son armée contre les Païens, et assiégea Méquinença, place très-forte et très-riche: il ordonna aux habitans, qui étaient fiers de leurs richesses, de l'abondance de leurs provisions, et d'habiter une forteresse qu'ils croyaient inaccessible, de se rendre s'ils voulaient conserver leurs biens, et de se retirer en paix en emportant leurs bagages. Ils résistèrent, au contraire, avec vigueur, et firent peu de cas des menaces comme des promesses; mais le vaillant monarque les serra de près durant trois semaines, et emporta d'assaut les dehors de la place. Dans cette conjoncture, les assiégés épouvantés offrirent au Roi de lui remettre les fortifications intérieures, et le prièrent de leur permettre de sortir en liberté avec tout ce qui leur appartenait. Le Roi irrité fit cette réponse: «Ce que vous me demandez maintenant, je vous l'ai, dès le commencement, offert volontiers; mais vous avez traité avec mépris la puissance du Christ, la bonne foi et la valeur des Chrétiens: maintenant je vous atteste, par ma tête, que vous ne sortirez d'ici qu'après avoir perdu la vie.» Ensuite il ordonna à ses troupes de dresser les machines que l'on avait préparées, et de livrer à la place de vigoureux assauts. Ce qui ayant été fait, on prit le château, on trancha la tête à tous les Païens, et on répandit ainsi une grande terreur chez tous leurs voisins. Ensuite le monarque vainqueur conduisit son armée vers la ville de Fraga, et l'assiégea pendant un an. Les assiégés envoyèrent aussitôt des députés en Afrique, et prièrent le roi Ali de venir les secourir. Il fit passer la mer à dix mille Almoravides. Arrivés en Espagne, ils firent dire au roi d'Aragon de lever promptement le siége. Aussitôt ce monarque se fit apporter de sa chapelle les saintes reliques, sur lesquelles il jura publiquement qu'il continuerait le siége jusqu'à ce que la ville se fût rendue, ou qu'il fût enlevé par la mort, ou bien mis en fuite sur le champ de bataille. Il en fit jurer autant à vingt de ses principaux seigneurs. A leur retour, les députés firent part de cette résolution aux Almoravides: ceux-ci s'étant réunis à leurs compatriotes se disposèrent au combat. Ensuite l'armée païenne, s'étant rangée courageusement en bataille, marcha contre l'armée d'Ildefonse, et engagea vivement l'action. Le Roi, voyant qu'un rude combat allait avoir lieu, envoya en toute hâte des courriers et pria tous ses amis et ses voisins de marcher à son secours. Lui-même avec ses troupes opéra habilement sa retraite jusqu'aux montagnes voisines. Là, il soutint le combat contre les Almoravides durant trois jours et trois nuits. Cependant Robert, surnommé Burdet, comte de Tarragone, et quelques autres Chrétiens, ayant appris l'embarras où se trouvait le Roi, accoururent en armes à toute bride, poussèrent do grands cris au nom de Jésus, tombèrent tout à coup sur les Païens fatigués, les rompirent et les mirent en déroute. Ils en prirent beaucoup, ils en tuèrent davantage, et, remportant la victoire, s'enrichirent considérablement des dépouilles de l'ennemi; et, pleins de joie, rendirent grâces à Dieu qui était vainqueur. Mais comme, dans ce siècle périssable, la puissance des mortels n'a point de longue durée, l'infortune suivit de près la prospérité, conformément aux dispositions du Dieu juste qui gouverne toutes choses. Les citoyens de la ville de Fraga, que le Roi assiégeait, et qui était le refuge de tous les méchans, soit Païens, soit faux Chrétiens, redoutant le courroux d'un prince si magnanime, ses efforts invincibles, et les armées des Chrétiens, qui portaient la croix du Christ, et dont un courage insurmontable faisait la force, demandèrent la paix, et promirent de se soumettre d'après les conditions arrêtées. Ce prince refusa avec fermeté de traiter avec eux; il dédaigna de recevoir d'eux un tribut annuel, et jura positivement et avec menaces qu'il les forcerait à se rendre en continuant le siége: ce qu'entendant les Sarrasins, ils se livrèrent ardemment à un cruel désespoir, firent partir de nouveaux envoyés vers Ali, roi d'Afrique, et cherchèrent avec soin à se procurer des secours, dans un si grand danger, auprès des autres rois et des princes. L'an de l'incarnation du Seigneur 1134, Robert II, duc des Normands, mourut dans le mois de février à Cardiff, vingt-huit ans après qu'il eut été pris à Tinchebrai, et mis en prison par son frère. Il repose enterré dans le couvent des moines de l'apôtre saint Pierre à Glocester. Alors Buchar-Ali, fils du roi de Maroc, rassembla de toutes parts de nombreuses troupes de guerriers, et vint en Espagne combattre les Chrétiens. Almamoun de Cordoue, Alcharias, et quelques autres seigneurs de l'Afrique et de l'Espagne se réunirent à lui avec plusieurs milliers d'hommes, et disposèrent insidieusement leurs troupes au combat. Réunis, ils allèrent secourir Fraga, et y conduisirent leur armée divisée en cinq corps: le premier menait avec lui deux cents chameaux chargés de vivres et de beaucoup de choses nécessaires pour ravitailler la place assiégée, et pour engager les Chrétiens, souffrans et avides de butin, à attaquer les premières cohortes. Les autres troupes, divisées au loin, étaient cachées dans des embuscades, et attendaient adroitement pour charger ceux qui poursuivraient les fuyards. Deux rivières se rendent à Fraga: savoir, la Sègre qui vient de Lérida, et l'Ebre qui vient de Saragosse en champ-dolent. Ce fut entre ces deux fleuves que l'on combattit au mois de juillet, et qu'une grande effusion de sang eut lieu. Le roi Ildefonse voyant venir à lui une innombrable multitude de Païens, rassembla les chefs de l'armée chrétienne, et l'excita dignement au combat. Bertrand de Léon, comte de Carrion, Roderic d'Asturie, Haimar de Narbonne, Centulf, fils de Gaston de Béarn, Garsion, Adramis et plusieurs autres vaillants seigneurs combattirent dans le champ-dolent. Dès que le roi Ildefonse vit le premier corps qui conduisait les chameaux chargés de vivres, il ordonna au comte Bertrand d'aller d'abord les attaquer. Bertrand lui répondit: «Seigneur Roi, laissons passer les premiers, afin qu'aux approches de la ville, nous soyons mieux en mesure de tomber sur eux, s'ils reviennent chargés de butin, et de protéger habilement nos troupes contre les embûches des ennemis. Cependant, attendons ceux qui suivent, et disposons-nous à les bien recevoir.» Alors le Roi irrité s'écria: «Où donc est votre courage, vaillant comte? Jusqu'ici je n'ai jamais trouvé de timidité en vous.» A ces mots le fier comte rougit, et fondit vivement sur les Païens avec sa troupe. Les Sarrasins ne tardèrent pas à tourner le dos, et s'appliquèrent à fuir vers les corps innombrables qui les suivaient. Alors des phalanges sans nombre s'avancèrent contre les Chrétiens, et tuèrent Bertrand, Raimar, Roderic, avec plusieurs milliers de soldats. Le Roi, avec le reste de l'armée, tint long-temps sur une colline, et, investi par un nombre excessif d'ennemis, il perdit presque tous les siens. Il proposa de combattre jusqu'à la mort pour le Christ. L'évêque d'Urgel ordonna au Roi de se retirer; mais ce monarque, accablé de la perte de ses sujets, n'y voulut point consentir. Alors le prélat lui dit: «En vertu de l'autorité du Dieu tout-puissant, je vous ordonne de quitter à l'instant ce champ, de peur que, par votre mort, tout le territoire chrétien ne soit soumis aux Païens, et que tous les fidèles qui demeurent en cette province ne soient exposés à un massacre général.» Enfin, forcé par les ordres de l'évêque, le Roi voulut obéir; mais il vit que, de toutes parts, l'issue était difficile, environné qu'il était d'innombrables milliers de Païens. Cependant, accompagné de soixante chevaliers, qui combattaient encore avec lui, il s'ouvrit un passage, l'épée à la main, dans les rangs les moins épais de l'ennemi: ce ne fut qu'avec une extrême difficulté qu'il échappa, ainsi que dix de ses compagnons. Il fut forcé d'abandonner l'évêque, qui fut tué avec les cinquante autres combattants. Les Païens furent enorgueillis d'un tel événement, et les Chrétiens profondément affligés. Le Roi étant retourné plein de douleur auprès de ses amis, rencontra les habitants de Saragosse, les Français et d'autres fidèles qui marchaient en hâte vers le lieu du combat; mais, en apprenant cette déplorable infortune, ils furent violemment brisés par la douleur. A la vue du Roi, ils essayèrent de reprendre courage, et lui demandèrent spontanément ses ordres. Ce monarque, enflammé de courroux et pâle de douleur, attendait avec une grande impatience que le Seigneur lui accordât, avant sa mort, la faveur de se venger au moins une fois des Païens. C'est pourquoi il conduisit vers la mer, par des routes détournées, les phalanges chrétiennes, qui s'étaient présentées à lui. Là, il trouva une grande multitude de Sarrasins qui chargeaient leurs vaisseaux de Chrétiens captifs et de butin; au moment qu'ils ne s'y attendaient pas, il fondit aussitôt sur eux, et, faisant de ces barbares un carnage effroyable, il satisfit un peu la violence de sa colère. Il y avait là un vaisseau chargé de têtes de Chrétiens, que le roi Buchar envoyait au roi d'Afrique son père, en témoignage de sa victoire. Il lui adressait aussi sept cents prisonniers environ et de brillantes dépouilles, amateur qu'il était d'une vaine et périssable gloire. Le roi Ildefonse, comme nous l'avons dit, survint soudainement: par la permission de Dieu, et, ayant fait un horrible carnage, il reprit les têtes de ses compagnons massacrés, et les rendit à l'église de Dieu pour être honorablement ensevelies. Les captifs, qui déjà étaient étendus enchaînés sur les vaisseaux, entendant un grand bruit, levèrent les yeux, et, voyant ce qu'ils n'osaient desirer, se livrèrent à une grande joie. Ayant repris des forces, ils s'encouragèrent gaîment, et, pendant que les Chrétiens étaient aux mains avec les Sarrasins sur le rivage, ils détachèrent mutuellement leurs chaînes, s'élancèrent des bâtiments pour voler au secours des leurs, saisirent les armes de ceux qui étaient tués, et travaillèrent à donner la mort aux Païens qui survivaient. C'est ainsi que, par un retour contraire, le deuil succéda à la joie chez les barbares, et que l'armée chrétienne bénit Dieu dans toutes ses œuvres. Le vaillant roi Ildefonse, accablé de travaux et de chagrins, tomba malade peu de temps après, et, réduit à garder le lit, rendit l'ame au bout de huit jours. A sa mort, comme il n'avait point de fils, il s'éleva, relativement à sa succession, des troubles qui retinrent quelque temps ses sujets au milieu du fracas de la guerre. Enfin les Aragonais élurent Remi, prêtre et moine, parce qu'il était frère d'ildefonse, et l'établirent pour leur roi. Cependant les Navarrois se donnèrent pour monarque Garsion leur gouverneur. [13,3] CHAPITRE III. L'Eglise romaine ayant été troublée sous deux princes qui se disputaient la papauté depuis la mort du pape Honorius, il s'éleva dans l'univers une foule de tribulations et de dissensions. En effet, dans la plupart des couvents, il se montra deux abbés; dans les évêchés, deux prélats se disputèrent le siége pontifical, l'un s'attachant à Pierre Anaclet, l'autre favorisant Grégoire Innocent. Dans un tel schisme, l'anathême était à craindre, parce qu'il était difficile à la plupart d'en éviter l'atteinte, puisque l'un attaquait l'autre avec une grande ardeur, et ne manquait pas d'excommunier d'une manière fatale son adversaire et ses partisans. Ainsi chacun cherche ce qu'il doit faire mais, dans l'impossibilité qui l'arrête, il ne peut parvenir à son but: au moins, dans ses imprécations, il implore les cieux contre son rival. Pierre, grâce au pouvoir de ses frères et de ses parents, s'empara de la ville de Rome, et consacra roi de Sicile Roger, duc de la Pouille, à l'aide duquel il fit entrer presque toute l'Italie dans ses intérêts. Grégoire au contraire, ayant avec lui le clergé romain, se rendit en France, et, d'abord bien accueilli par les habitants d'Arles, il envoya des légats aux Français. Alors les moines de Cluni, apprenant son arrivée, firent parvenir au pape et aux cardinaux-clercs soixante chevaux ou mulets, avec tout ce qui était nécessaire et convenable, et les conduisirent avec de grands égards jusqu'à leur basilique. Ils retinrent onze jours chez eux le pape et sa suite; ils firent dédier par ce pontife, avec une grande joie et au milieu d'un nombreux concours de peuple, une église nouvelle en l'honneur de saint Pierre, prince des Apôtres. Grégoire obtint chez les Occidentaux une grande autorité pour avoir été préféré à Pierre par les moines de Cluni, qui pourtant avaient élevé celui-ci depuis son enfance, lui avaient donné l'habit, et avaient reçu sa profession monastique. C'est ainsi que Grégoire, accueilli avec amitié comme le père des pères par les religieux de Cluni, dont l'autorité est supérieure à celle des autres moines de France, jouit avec éclat dans ce royaume des droits de sa dignité pontificale, et ensuite obtint une grande influence d'après le bon accueil qu'il avait reçu des prinoes et des évêques d'Occident. Effectivement Henri, roi des Anglais, se jeta humblement à ses pieds dans la ville de Chartres, lui rendit librement les hommages qui lui étaient dus, le jour des ides de janvier (10 janvier), et, dans sa royale munificence, fit beaucoup de dons aux clercs romains. Le pape, à la satisfaction réciproque des Français et de sa suite, séjourna trois jours dans la maison de la vidame Elisende. Ensuite ce pape parcourut la France pendant toute cette année, et y causa de lourdes dépenses aux églises, parce qu'il avait avec lui les officiers romains, ainsi qu'une nombreuse suite, et qu'il ne pouvait rien obtenir en Italie des revenus du siége apostolique. Il eut un entretien avec l'empereur Lothaire, et fut, ainsi que les siens, traité par lui comme un maître vénérable. Il décida qu'au mois d'octobre ou tiendrait à Rheims un concile, auquel il appela la totalité des évêques et des abbés de tout l'Occident. A cette époque, le jeune Philippe, que, d'eux ans auparavant, le roi Louis avait fait consacrer, et qui plaisait à tous ceux qui le connaissaient par la douce simplicité de ses mœurs, tomba de cheval en poursuivant par plaisanterie un écuyer dans les rues de Paris, et, s'étant horriblement fracturé les membres, mourut dès le lendemain. Ainsi, sans confession et sans viatique, ce prince rendit l'ame en présence de son père et de sa mère, le 3 des ides d'octobre (13 octobre), et fut, avec un grand deuil, inhumé parmi les rois de France. Le dimanche suivant, le pape dédia à Soissons la basilique de Saint-Médard, et de là se rendit à Rheims au concile. Il y passa près de quinze jours à discuter les causes compliquées de plusieurs grands personnages. Là se trouvèrent treize archevêques, ainsi que deux cent soixante-trois évêques, et une grande multitude d'abbés, de moines et de clercs. Le Roi, la Reine et toute la noblesse de France y allèrent: par l'organe de Rainauld, archevêque de Rheims, ils firent demander à tout le concile que le jeune Louis fût consacré roi à la place de son frère Philippe: c'est ce que fit le pape Innocent le 8 des calendes de novembre (15 octobre). Cette consécration déplut aux Français des deux ordres: quelques laïques avaient l'espoir de s'agrandir après la mort du prince, et plusieurs clercs desiraient obtenir le droit d'élire et d'établir le chef du royaume. C'est pourquoi certaines personnes murmuraient du sacre de l'enfant, que, sans nul doute, elles auraient empêché si elles l'avaient pu. Le roi Louis voyant s'élever dans ses États des prétentions extraordinaires à cause de cette cérémonie inusitée, conçut du ressentiment contre ceux qui cherchaient à éloigner son fils du trône royal, et desira en tirer une mortelle vengeance. De là il arriva que, dans leur témérité malveillante, quelques factieux crurent pouvoir avec sécurité commettre beaucoup d'attentats, causèrent, hélas! d'horribles désastres, et suscitèrent de grands chagrins à ceux qui étaient embrasés de l'amour de Dieu et du prochain. En effet, quand le vieux Jean, évêque d'Orléans, eut abandonné son évêché, le doyen Hugues, qui avait été élu à sa place, revint de la cour de Louis: il fut en route frappé par des hommes téméraires, et mourut laissant le siége épiscopal sans prélat, et en proie à de longues fluctuations, comme le navire abandonné sans pilote au milieu des flots. Alors aussi Thomas, chanoine de Saint-Victor, homme d'une grande considération, fut assassiné sous les yeux d'Étienne, évêque de Paris, qui en conçut un grand chagrin. La puissance des meurtriers triompha: ils ne respectèrent pas le Créateur de toutes choses, ni un évêque qui était son serviteur fidèle. L'an de l'incarnation du Seigneur 1132, le pape Innocent, ayant quitté les Français, chez lesquels il avait trouvé l'obéissance et une grande amitié, regagna l'Italie; mais, repoussé par les Romains, il se retira à Pise, métropole opulente. Là, pendant plusieurs années, il exerça la dignité apostolique, et envoya ses décrétales dans tout l'univers. Alors les ecclésiastiques cherchèrent à rendre leurs institutions plus rigoureuses, et les règles canoniques, chéries grandement en France et en Angleterre, y prirent de nouvelles forces, tandis que le zèle des abbés s'efforça de dépasser les limites fixées par leurs prédécesseurs, surchargea les anciennes institutions d'additions onéreuses, et imposa de trop durs fardeaux à la faiblesse humaine. [13,4] CHAPITRE IV. Pierre, abbé de Cluni, envoya des courriers et des lettres dans toutes les maisons de son ordre, en convoqua tous les prieurs, tant d'Angleterre et d'Italie que des autres royaumes, et leur ordonna de se trouver à Cluni le troisième dimanche de carême, afin d'y recevoir des réglements monastiques plus austères que ceux qu'on avait observés jusques alors. Les personnes convoquées obéirent aux commandements qu'elles reçurent, et au jour fixé deux cents prieurs se réunirent à Cluni. Il s'y trouva ce jour-là douze cent douze moines: ils firent la procession en chantant suivant le rit ecclésiastique; et dans la joie de leur cœur, élevant leurs yeux vers Dieu, ils le louèrent dévotement. J'en puis parler avec certitude, parce que j'eus la satisfaction de m'y trouver, et que je vis cette glorieuse armée rassemblée au nom de Jésus-Christ. Je sortis le dimanche en procession de l'église de Saint-Pierre, prince des apôtres, et j'entrai ensuite par le cloître dans la chapelle de la Vierge-mère où je fis ma prière. Alors Raoul, évêque d'Auxerre, ainsi que les abbés Alberic de Vézelai et Adelard de Melun, moines de Cluni, vinrent augmenter l'assemblée; et, par leur présence comme par leurs exhortations, donnèrent beaucoup de poids aux démarches de l'abbé Pierre. Il augmenta les jeûnes de ses religieux, supprima les entretiens, et certains secours pour les infirmités du corps que la clémence modérée des révérends pères avait permis jusques alors. Les frères, accoutumés à obéir toujours à leur maître, et ne voulant point, par leur résistance, enfreindre les règles religieuses, reçurent ces décisions, toutes rigoureuses qu'elles étaient; toutefois ils lui remontrèrent que le vénérable Hugues et ses prédécesseurs, Maïeul et Odilon, avaient suivi l'étroit sentier de la vie par lequel ils avaient tâché de mener au Christ les disciples de Cluni. Ils prouvèrent, avec respect et humilité, qu'il devait suffire de marcher avec un cœur joyeux dans la voie des commandements de Dieu, sur les traces de ceux dont la sainteté s'était hautement manifestée par l'éclatant spectacle des miracles; mais l'austère réformateur oubliant le précepte de Salomon, qui dit: "Ne dépassez pas les anciennes limites que vos pères ont fixées", et s'attachant à imiter les moines de Cîteaux et les autres partisans de là nouveauté, poursuivit l'entreprise qu'il avait ébauchée, et eut honte de se désister pour le présent de ce qu'il avait commencé. Toutefois il fléchit par la suite, se rendit au sentiment de ses subordonnés; puis, se rappelant la discrétion qui est la mère des vertus, il compatit à la faiblesse humaine, et se relâcha en quelques points des dures institutions qu'il avait proposées. L'an de l'incarnation du Seigneur 1133, l'empereur Lothaire, supplié, pour l'amour de Dieu, par les évêques et les autres fidèles, mit le siége devant Rome, et s'appliqua à procurer la paix au peuple de Dieu qui, dans sa dissidence, suivait soit Grégoire, soit Pierre. Lothaire manda à Pierre de céder sa place à son compétiteur, ou de subir un jugement sur son ordination. Pierre accueillit cette demande, et consentit à se présenter devant l'Empereur lui-même, au jugement d'hommes équitables. L'auguste Empereur envoya un pareil message à Innocent; mais il refusa de venir plaider sa cause si on ne lui rendait pas librement les honneurs qui appartenaient à sa prélature. L'Empereur, entendant cette réponse, indigné contre Grégoire, abandonna à Pierre ce qu'il avait en sa possession, et, laissant l'affaire imparfaite, se retira au bout de sept semaines. La même année, Richard, évêque de Bayeux, mourut dans la semaine de Pâques: au bout de deux ans, il eut pour successeur Richard, fils de Robert, comte de Glocester, qui avait pour père le roi Henri. Sur l'ordre du pape Innocent, il fut consacré par Hugues, archevêque de Rouen. Alors Richard de Beaufai, honorable chapelain du Roi, devint évêque d'Avranches, et fut aussi consacré par le même métropolitain. [13,5] CHAPITRE V. Vers ce temps-là, il y eut de grands troubles dans la Pouille, dont l'origine ne peut être expliquée qu'en rappelant l'histoire des anciens princes et des événements du pays. Quand le vieux Roger, comte de Sicile, fils de Tancrède de Hauteville, fut mort, sa femme Adèle vit bien qu'avec son fils, qui était un enfant, elle ne pourrait gouverner ses vastes Etats: aussi, dans son inquiétude, elle rechercha habilement, tant en elle-même qu'avec ses amis, ce qu'elle avait à faire. Le comte Roger et ses onze frères avaient conquis par la force des armes des provinces considérables, et soumis courageusement, dans la Pouille et la Sicile, les barbares au pouvoir suprême de Dieu. Enfin cette princesse se lia d'amitié avec Robert, fils de Robert duc de Bourgogne, et lui donna sa fille en mariage avec toute la principauté de Sicile. Robert, père de celui-ci, était fils de Robert, roi des Francais, et de la reine Constance: aussi sa noblesse venait-elle du sang des Rois et des Empereurs, et jeta-t-elle un grand éclat dans beaucoup de contrées par des travaux illustres et d'admirables vertus. Ce prince est le même que sa puissante mère voulut, après la mort du père, mettre sur le trône de France, et qu'elle s'appliquait de toutes manières à élever au-dessus de Henri, qui était l'aîné, ainsi que j'en ai dit quelque chose précédemment. Enfin, l'équité ayant mis le sceptre aux mains de Henri, Robert gouverna long-temps le duché de Bourgogne, et eut trois fils, Henri, Robert et Simon. Cependant Henri, l'aîné des trois, par l'ordre du duc Robert, épousa une femme qui lui donna trois fils, Hugues, Eudes et Robert, évêque de Langres; puis il mourut du vivant de son père. Henri étant mort, son père vécut long-temps après; il préféra, dans sa vieillesse, ses fils à ses neveux, leur céda son duché, et ordonna à tous les grands d'être fidèles à ses enfants. Ce qu'entendant le jeune Hugues, il garda le silence, et attendit patiemment un temps favorable. Toutefois il espérait constamment dans le Seigneur, et disait en particulier à ses amis: «Le juste Dieu, qui a enlevé mon père de ce monde, ne privera pas ses enfants de l'héritage qui leur est dû.» Le duc étant mort, Hugues rassembla tous les officiers et les barons, et commanda en maître aux gens du palais de le disposer promptement pour lui et pour les grands. Ils s'étonnèrent de la hardiesse de ce commandement dans un jeune homme: tout effrayés, ils obéirent aussitôt à ses ordres, et préparèrent en toute hâte à Dijon, pour le nouveau duc, un splendide appareil. C'est ainsi que ce jeune homme, plein de résolution, obtint, sans tirer l'épée et sans effusion de sang, les Etats de ses ancêtres; et, pendant l'exil de ses oncles Robert et Simon, gouverna dignement, durant trois années, l'héritage paternel. Doué d'une équité remarquable, il plut aux hommes doux et justes; terrible comme la foudre, il frappa l'irréligion et la déloyauté. Au bout de trois ans, il remit volontairement son duché à son frère Eudes, et, pour l'amour de Dieu, abandonnant le siècle, et se faisant moine de Cluni, il combattit glorieusement pour le Ciel pendant quinze années. Eudes posséda long-temps le duché de Bourgogne; il eut d'une fille de Guillaume-tête-hardie, Hugues, qui fut duc, et une fille nommée Héla. Mariée d'abord à Bertrand, comte de Toulouse, elle lui donna Pons, comte de Tripoli; puis, ayant épousé Guillaume-Talvas, elle mit au jour Gui, comte de Ponthieu, et une nombreuse lignée de l'un et l'autre sexe. Robert de Bourgogne épousa, comme nous l'avons dit, la fille du Normand Roger, et pendant dix ans défendit vaillamment sa principauté contre tous ses ennemis. Pendant ce temps-là sa belle-mère éleva le jeune Roger; et, dès qu'elle vit que ce jeune homme était propre à porter les armes et à gouverner les Etats de son père, elle empoisonna, hélas! l'illustre Français, son gendre, qui était un preux chevalier. Ce noble seigneur, ayant péri par la perfidie d'une femme, Roger lui succéda, et, pendant plusieurs années, jouit d'une grande prospérité. Cependant, souillé de crimes nombreux, il mérita, comme je le pense, de les expier par de grands tourments. Son astucieuse mère, qui était fille de Boniface de Ligurie, ayant ramassé de toutes parts beaucoup d'argent depuis la mort de son mari, s'était formé un grand trésor. Ce qu'apprenant Baudouin Ier, roi de Jérusalem, il desira acquérir ces richesses, et, par d'illustres solliciteurs, fit demander Adèle en mariage. Cette princesse, insatiable de faste et d'honneurs, donna son consentement à la demande des nobles envoyés, et, entourée d'un nombreux domestique, se rendit à Jérusalem avec son trésor. Le roi Baudouin reçut avec un grand plaisir ces immenses richesses, et les partagea à ses chevaliers, qui, au nom du Christ, combattaient avec tant de peine contre les Païens., puis il répudia cette femme, ridée par la vieillesse, et rendue infâme par la tache de plusieurs crimes. En conséquence cette vieille, confuse des outrages qu'elle avait mérités, regagna la Sicile, et y passa sa vieillesse au milieu du mépris général. Roger, prince de Sicile, acquit beaucoup de puissance, et surpassa tous les parents qui l'avaient précédé en richesses et en honneurs. Après la mort du duc Guillaume il obtint, comme nous l'avons dit, le duché de la Pouille malgré les peuples. Il attaqua ensuite tous ceux qui essayèrent de lui résister, les opprima cruellement par ses forces supérieures, n'épargna personne, écrasa également ses parents et les étrangers, et, après les avoir dépouillés de leurs biens, les foula aux pieds avec outrage. Tancrède de Conversano fut vigoureusement assiégé à Matera par Roger de Sicile, et de là, fuyant dans la ville que l'on appelle Monte-Peloso, il y fut pris par son insolent persécuteur. Goisfred d'Andria fut aussi fait prisonnier avec sa femme sur un rocher, dans un château qui est situé près de la ville de Potenza. Roger soumit la place, et y prit un trésor dans lequel il y avait quinze mines d'or et d'argent. Il prit aussi le Lombard Grimoald de Bari, et l'humilia beaucoup après lui avoir enlevé ses biens et ses places. Il dépouilla Richard, prince de Capoue, son cousin, et, par l'iniquité de ses violences, le força de s'exiler. C'est ainsi que, par sa tyrannie, il ruina les princes voisins et éloignés, et qu'en versant beaucoup de sang, ainsi qu'en faisant couler cruellement beaucoup de larmes, il augmenta sa puissance. Le premier de la race de Tancrède il monta au trône, et porta le sceptre, le diadème, et les autres insignes de la royauté. Il épousa la fille de Pierre Léon, sœur du pape Anaclet: couronné par ce pontife, il est maintenant assis sur le trône. [13,6] CHAPITRE VI. L'an de l'incarnation du Seigneur 1134, il arriva dans le monde de nombreux malheurs, qui servirent à punir quelques personnes des crimes qu'elles avaient commis, tandis que d'autres, voyant des choses terribles et extraordinaires, pâlirent d'effroi et tremblèrent. Le jour des Innocents il tomba une neige abondante, qui couvrit toute la surface de la terre, et de sa masse cacha tellement l'accès des maisons, que les hommes ni les animaux ne purent le lendemain sortir de leurs retraites, ni se procurer en aucune manière ce qui leur était utile. Il fut impossible à un grand nombre de fidèles d'entrer dans les églises pour célébrer cette fête, et les prêtres eux-mêmes, dans beaucoup de lieux, ne purent s'y rendre à cause de l'amas de neige qui en obstruait les avenues. Au bout de six jours, le zéphir étant venu à souffler, la neige se fondit, et il en résulta tout à coup une immense inondation. Les rivières s'enflèrent considérablement, franchirent les limites de leur lit, et causèrent aux hommes des dommages et des désagréments considérables. Les eaux remplirent les maisons dans les villes et les bourgs qui se trouvaient à leur portée, et chassèrent les hommes de leurs habitations. Elles enlevèrent dans les prairies d'énormes meules de foin, et déplacèrent des tonnes pleines de vin, ainsi que d'autres grands vases, avec beaucoup de meubles et d'effets précieux. Il en résulta que beaucoup de personnes eurent à pleurer des pertes, tandis que d'autres se réjouirent d'un bénéfice inattendu. Au mois de juin, un été ardent brûla le monde pendant quinze jours, et força les mortels de recourir en suppliants, par le jeûne et la prière, à la clémence du Seigneur tout-puissant, dans la crainte où ils étaient de périr par les flammes qui brûlèrent la Pentapole. En effet, l'ardeur du soleil, qui parcourait alors les Gémeaux, dessécha les fontaines et les étangs, et une soif importune fit cruellement souffrir les animaux. Alors, un certain samedi, un grand nombre de personnes, excédées de chaleur, cherchèrent à se rafraîchir dans les eaux, et beaucoup, en divers lieux, y furent suffoquées en moins d'une heure. Dans notre voisinage, d'où nous avons facilement reçu des détails, trente-sept hommes périrent dans les eaux des étangs ou des rivières. Je ne saurais discuter les jugements de Dieu, par lequel tout s'opère, et je ne puis montrer les causes cachées des événements; mais, à la prière de mes compagnons, j'écris avec simplicité ces annales. Qui peut expliquer des choses inexplicables? Je me borne à noter avec soin, pour la postérité, les événements que j'ai vus, et je glorifie le Seigneur tout-puissant dans toutes ses œuvres, qui sont véritablement justes. D'après les inspirations qu'il reçoit du Ciel, que chacun porte son jugement, et recueille sagement comme il voudra ce qu'il croira lui être utile. Au mois d'août, la veille de saint Laurent martyr, après nones, il s'éleva un violent tourbillon, qui fut suivi vers le soir de terribles coups de tonnerre avec une excessive inondation de pluie. Alors la foudre tomba avec un bruit horrible, et dans divers lieux tua plusieurs femmes. Je n'ai pas entendu dire qu'il fût mort aucun homme, et le sexe féminin souffrit seul, dans l'espèce humaine comme dans les bêtes brutes, tout le poids de ce fléau menaçant. Dans le village que l'on appelle Planches, sur les confins des évêchés de Lisieux et de Séès, un certain jeune homme, nommé Guillaume Blanchard, ramenait une charrette du champ voisin, sur laquelle sa sœur était assise avec des gerbes d'avoine. Comme ce jeune homme craignait la pluie qui tombait avec fracas, et se hâtait d'arriver à la chaumière de sa mère, qui était voisine, la foudre tomba sur la croupe de la jument qui traînait la voiture, et tua en même temps cet animal, une pouliche qui courait autour d'elle, et la jeune fille qui était assise. Le jeune homme, qui était sur la selle et tenait la bride, tomba, dans l'excès de sa crainte; mais, par la miséricorde de Dieu, il échappa à la mort. Il survint une grande inondation de pluie, qui n'empêcha pas la charrette et les gerbes de brûler. J'en vis le lendemain les charbons, ainsi que le corps de la défunte, qui était dans une bière, parce que, me rendant au Merjerault, je m'arrêtai à Planches pour apprendre positivement cette catastrophe, afin de la raconter fidèlement à la postérité. Dans le village de Gâprée, des moissonneurs, voyant une nuée très-noire, qui répandait l'obscurité, dirent à une jeune fille, qui par hasard cueillait des épis dans le champ: «Jeune fille, courez vite, et apportez-nous nos manteaux ou nos habits pour nous préserver de la pluie.» Elle s'empressa d'obéir, et partit aussitôt; mais au premier pas qu'elle fit, je crois, la foudre tomba, et l'ayant atteinte, elle mourut au moment même. A la même heure, il arriva beaucoup de choses semblables, que j'ai apprises depuis par des rapports véridiques; mais je ne puis écrire chaque chose en détail. Dans la première semaine de septembre, le Seigneur notre Dieu punit par le feu beaucoup de péchés, et brûla les habitations des pécheurs, avec les trésors que depuis longtemps, ils avaient injustement amassés. Le Mans et Chartres, villes antiques et opulentes, furent réduites en cendres: Alençon aussi, Nogent-au-Perche, Verneuil, d'autres villes et beaucoup de villages périrent par les flammes de la colère de Dieu, qui parcourait l'univers. Alors la basilique épiscopale du Mans, qui était très-belle, fut brûlée, et le cercueil de saint Julien, évêque et confesseur, fut à grand'peine transporté avec son corps dans le monastère du saint martyr Vincent. Les ossements de la vierge sainte Scholastique furent brûlés avec beaucoup d'autres reliques. Mais après l'incendie, grâce à de pieuses recherches, on les retrouva à leur place à Chartres. Le monastère de Saint-Pierre apôtre devint la proie des flammes, et le vénérable couvent des moines fut dispersé après la destruction du cloître, ainsi que des autres pièces. Dans ce temps-là les habitants de divers lieux éprouvèrent différents événements merveilleux; ils souffrirent des incendies provenus de diverses causes, et purent ensuite, dans leur étonnement ou leurs plaintes, en faire de longs récits à leurs compatriotes. Je n'ai pas été témoin de ces accidents, et je ne veux pas étendre mon livre en rapportant des choses douteuses. Dans le même mois, le Juge équitable exerça de terribles vengeances, par l'élément contraire, dans un autre climat: il punit de criminels pirates pour des forfaits pareils à ceux dont la terre avait été souillée du temps de Noë. En Flandre, la mer déborda pendant la nuit, et s'étant répandue inopinément sur une étendue de sept milles, elle couvrit également les églises, les tours et les chaumières, et engloutit dans une même catastrophe d'innombrables milliers d'individus de l'un et de l'autre sexe, de tout ordre et de toute condition. Là certainement la vitesse ne servit point au coureur, la valeur ne protégea point le chevalier, l'opulence ne sauva point le riche: ce déluge enveloppa également les hommes et les femmes, soit qu'ils fussent beaux, soit qu'ils fussent laids, et leur fermant la bouche par les flots, les livra subitement à la mort. C'est ainsi que la mer accomplit en un moment la punition de ces malheureux, et par l'ordre de Dieu reprit aussitôt sa place. Une pauvre femme, récemment accouchée, ayant entendu le bruit des eaux rugissantes, effrayée, mais gardant son sang-froid, sauta aussitôt de son lit, emporta son enfant ainsi qu'une poule avec ses poulets, et monta en toute hâte sur une meule de foin qui était près de sa chaumière. La rapidité de l'eau, qui roulait et qui enveloppait tout, souleva le foin, et transporta fort loin la meule, flottant çà et là. Par la miséricorde de Dieu, cette femme fut sauvée, et miraculeusement arrachée à la mort qu'elle avait vue de si près, ainsi que le peu de choses qu'elle avait avec elle. Un enfant de douze ans m'a raconté qu'alors il était monté sans tarder sur le comble d'un toit, et qu'il y avait échappé à sa perte imminente, tandis que son père et sa mère restés au dessous avaient péri. Dans le cours de la même année, plusieurs nobles princes quittèrent la vie. En effet, comme nous l'avons dit, Robert II, duc des Normands, mourut à Cardiff au mois de février; Ildefonse, roi d'Aragon, au commencement de l'automne, après la bataille de Fraga, dans laquelle périrent les nobles barons Bertrandet Roderic, ainsi que plusieurs autres seigneurs. Alors les Gallois bretons éprouvèrent de grandes calamités par l'invasion de tous les peuples soumis à la puissance du roi Henri, et plusieurs de leurs provinces furent données aux Flamands. Ces peuples, poursuivis partout dans les forêts et les cavernes, furent, sans aucun égard pour l'humanité, massacrés comme des chiens. A l'aspect de tant de malheurs, ils se ranimèrent, éprouvèrent une vive indignation, et, reprenant courage, coururent aux armes, commirent beaucoup de ravages dans la fureur de leurs vengeances, et se soulevèrent d'une manière funeste contre le roi Henri. Ils brûlèrent le château de Cans, qui appartenait à Païen, fils de Jean, et sans pitié coupèrent la tête à toutes les personnes des deux sexes qu'ils y trouvèrent. Après cet attentat, tous les habitants s'enfoncèrent avec les étrangers dans l'épaisseur des forêts, ainsi que des loups, et ils exercèrent publiquement leurs fureurs par le meurtre, le brigandage et l'incendie. [13,7] CHAPITRE VII. L'an de l'incarnation du Seigneur 1135, le pape Innocent assembla un grand concile à Pise, et s'y occupa beaucoup des affaires ecclésiastiques; mais des malheurs qui survinrent l'empêchèrent de réaliser tous ses vœux. Hugues, archevêque de Rouen, le seconda puissamment: aussi, comblé d'honneurs par le pape, il reçut la primatie sur plusieurs évêques. Occupé des soins du service apostolique, il négligea quelque temps l'administration de son propre diocèse; resté trop long-temps en Italie, il expédia habilement les affaires d'autrui: c'est ce qui déplut vivement au Roi. Au reste, après la mort de Richard, évêque de Bayeux, le Roi en confia le siége à Richard, son neveu, auquel l'archevêque refusa positivement la consécration, parce qu'il était bâtard, et qu'il voulait différer jusqu'à ce que le Roi, par la crainte qu'il inspirait, eût obtenu la sanction apostolique. Enfin, les envoyés étant de retour avec le décret du pape, l'église de Bayeux fut remise à Richard, fils de Robert, comte de Glocester; le même jour, l'évêché d'Avranches fut confié à Richard de Beaufai. Pendant la même année, le roi Henri, ayant appris de tristes nouvelles de la révolte des Gallois, s'indigna vivement, et, ayant prudemment mis ordre aux affaires de Normandie, il tenta trois fois de passer la mer avec des archers d'élite et une troupe belliqueuse; mais plusieurs obstacles étant survenus, le trajet n'eut pas lieu, et Dieu, qui dirige merveilleusement toutes choses, ne permit pas que le Roi rentrât vivant en Angleterre. Geoffroi d'Anjou son gendre desirait les grands trésors de son puissant beau-père, et réclamait les châteaux de la Normandie, assurant que le Roi les lui avait promis en lui donnant sa fille en mariage. Le fier monarque ne voulut pas, tant qu'il vivrait, que personne se plaçât au dessus de lui, ou même l'égalât soit dans sa maison, soit dans son royaume, se rappelant parfaitement cette maxime de la divine sagesse qui dit, que personne ne peut servir deux maîtres. En conséquence, le jeune prince, naturellement orgueilleux, offensa dans sa colère le roi Henri par des menaces et des actions arrogantes, eut la témérité de mépriser ses avertissements et ses conseils, et, par son insolence, le porta à une telle fureur qu'il voulait lui reprendre sa fille, et l'emmener avec lui en Angleterre, si Dieu l'eût permis. Le Roi vit avec peine Geoffroi assiéger son propre gendre, le vicomte Rozcelin, brûler entièrement la ville de Beaumont, et, sans égard pour la majesté royale, n'épargner en rien ce seigneur. Les plus grandes dissensions se manifestaient partout entre les seigneurs de la Normandie: car quelques-uns favorisaient le comte d'Anjou, mais n'osaient en venir à une révolte ouverte, parce qu'ils avaient long-temps éprouvé combien le Roi était à redouter. Aussi craignaient-ils avec raison de faire prendre les armes contre eux à un prince qui, comme ils le savaient trop, punissait la révolte par un emprisonnement perpétuel. Guillaume-Talvas et Roger de Toëni étaient surtout l'objet de graves soupçons: c'est pourquoi ils n'osaient venir à la cour du Roi. Par ce motif, le Roi différa de passer en Angleterre, et envoya ses propres troupes pour garder le château de Conches. Cette garnison conserva une place qui était entourée de bonnes murailles, et empêcha le jeune Roger de se révolter. Quant à Talvas, le Roi l'appela souvent auprès de lui; mais il attendit long-temps ce comte, qui n'osait se présenter, parce qu'il était effrayé par le remords de sa conscience. A la fin, après plusieurs sommations, le Roi le dessaisit de tous ses biens. Au mois de septembre, Talvas, dépouillé de son comté, se retira auprès du comte d'Anjou, et, bien accueilli par lui, se fixa à Pérai et à Mamers, places qu'il tenait en fief de Geoffroi. Depuis le commencement d'août jusqu'à la fête de la Toussaint, le roi Henri parcourut le territoire de Séès, et s'empara d'Alençon, d'Almenêches, et des autres places de Talvas. Ayant réuni beaucoup d'ouvriers, il augmenta les fossés d'Argentan, et, sans prévoir l'avenir, fortifia beaucoup cette place, qui peu après causa de grands préjudices aux habitants du voisinage. Le 5 des calendes de novembre (28 octobre), pendant que l'on célébrait la fête des saints apôtres Simon et Jude, et que les personnes pieuses offraient avec vigilance l'office de matines à la divine Majesté, il s'éleva un vent violent vers la quatrième veille de la nuit; il dura tout le jour jusqu'à nones avec la même violence, et retentit terriblement avec un grand fracas. Il découvrit une innombrable quantité de maisons ainsi que de tours élevées, et il éclaircit les bois en renversant une multitude d'arbres. A cette vue, les cœurs des mortels furent effrayés, et chacun en dit son sentiment. Quelques philosophes pleins de sagacité recherchèrent savamment la cause secrète de ces événements, et, tirant adroitement du passé des conjectures pour l'avenir, ils dirent que la colère de Dieu menaçait le monde à cause de ses crimes, et qu'elle ne tarderait pas à renverser les princes de la terre avec leurs peuples, comme étaient tombés les arbres des forêts. Alors Louis, roi des Français, accomplissait la vingt-huitième année de son règne, et se trouvait malade, anéanti qu'il était par la dysenterie. En conséquence, dans la crainte qu'il avait de la mort, il mit ordre à sa maison et à tout ce qu'il possédait; il manda les principaux seigneurs français, Thibaut de Blois et Raoul de Péronne; et comme ils étaient divisés, il rétablit la paix entre eux. Il remit le royaume de France à Louis Florus son fils, que trois ans auparavant, à Rheims, et à la satisfaction générale des assistants, il avait établi roi et fait couronner par le pape Innocent, et par tout le concile composé de treize archevêques et de deux cent soixante-trois évêques, le 10 des calendes de novembre (23 octobre). Pendant que les médecins désespéraient du rétablissement du Roi, le tout-puissant Adonaï, qui accorda quinze ans de vie au roi Ezéchias, prolongea aussi celle de Louis malade, et lui accorda inopinément l'amélioration de son état, pour qu'il s'amendât. [13,8] CHAPITRE VIII. Pendant ce temps-là, Henri, roi des Anglais, se rendit Le 7 des calendes de décembre (25 novembre) au château de Lions, et ordonna aux chasseurs de venir chasser avec lui le lendemain dans la forêt; mais comme la nuit survint, il tomba tout à coup malade, et depuis le mardi jusqu'au dimanche il souffrit d'une maladie mortelle. Cependant il confessa ses fautes à ses chapelains; ensuite ayant appelé Hugues, archevêque de Rouen, il lui demanda ses conseils spirituels. D'après les avis que Henri reçut du prélat, il pardonna aux coupables toutes leurs forfaitures, rendit aux exilés leurs revenus, et à ceux qu'il avait déshérités, le patrimoine de leurs pères. Il ordonna à son fils Robert de prendre pour lui, du trésor qu'il conservait à Falaise, soixante mille livres, de faire des présents, et de donner des récompenses à ses domestiques et aux chevaliers qui étaient à sa solde. Il donna des ordres pour que son corps fût porté à Reading, où il avait bâti, en l'honneur de la sainte et indivisible Trinité, un couvent composé de deux cents moines. Enfin ce Roi catholique pria tout le monde de maintenir la paix et de protéger les pauvres. Après sa confession, il reçut des prêtres l'absolution et la pénitence; puis, oint de l'huile sainte, et rassasié de la sa sainte Eucharistie, il se recommanda à Dieu. C'est ainsi que le jour des calendes de décembre (Ier décembre), au commencement de la nuit, il quitta la vie mortelle. A cette mort se trouvèrent cinq comtes, Robert de Glocester, Guillaume de Varenne, Rotrou de Mortagne, Galeran de Meulan et Robert de Leicester, ainsi que plusieurs autres seigneurs, soit capitaines, soit nobles châtelains. L'archevêque Hugues et Audin, évêque d'Evreux, conjurèrent tous les assistants de ne pas abandonner le corps de leur maître sans une délibération générale, et de le conduire jusques à la mer en formant une honorable escorte. Le lundi, on transporta le corps du Roi du château de Lions à Rouen, et vingt mille hommes l'accompagnèrent pour honorer ses obsèques. Il fut reçu par un grand concours dans la basilique métropolitaine de Sainte-Marie mère de Dieu, et les personnes des deux sexes, dans tous les ordres, répandirent une grande abondance de larmes. Là, pendant la nuit, dans la chambre de l'archevêque, le cadavre qui était replet fut ouvert par un habile chirurgien qui l'embauma. Ses entrailles furent portées dans un vase à Emendreville, et déposées dans l'église de Sainte-Marie-du-Pré, que sa mère avait commencée, mais qu'il avait finie. Ensuite, de l'avis des hommes sages, on confia, à Guillaume de Varenne, Rouen et le pays de Caux, qu'il protégea bien pendant quelque temps. Guillaume de Roumare, Hugues de Gournai et d'autres marquis furent envoyés pour la défense des frontières. Robert de Sigi, avec quelques autres clercs, Robert de Ver, Jean Algason, d'autres chevaliers anglais, les gardes et les ministres du Roi se réunirent et conduisirent son cercueil à Caen, en passant par Pont-Audemer et Bonneville. On fut obligé d'attendre à Caen près de quatre semaines qu'il survînt un vent favorable pour se mettre en mer. Pendant ce temps-là, le corps du Roi fut conservé dans le chœur de Saint-Etienne, premier martyr, jusqu'à ce que, après Noël, des moines, qui furent envoyés à cet effet, le chargèrent sur un vaisseau et le transportèrent en Angleterre. Il fut inhumé avec de grands honneurs dans l'église de Reading, par son successeur au trône, par les évêques et par les seigneurs séculiers. C'est ainsi qu'ayant décrit avec véracité la mort de ce glorieux père de la patrie, je vais maintenant raconter en peu de mots, dans des vers hexamètres, les douleurs de la Normandie en désordre, qui, mère déplorable, eut à souffrir tant de calamités de la part de ses enfants semblables aux vipères. Dès que la Normandie apprit la mort de ce prince si ferme, à l'époque de la première semaine de l'Avent, dans un même jour, les Normands coururent avidement, comme des loups ravissants, pour ravir leur proie et se livrer à de criminelles dévastations. «Le monarque invincible, ce duc si sage, cet illustre héros, qui gouverna tant de peuples sous des lois équitables, hélas! il a perdu la vie, et sa mort fait naître un deuil général: Normands, Anglais, à la fois sont menacés de massacres publics. Son opulence, sa justice, sa prudence et sa valeur firent en tous lieux éclater sa puissance. Nul prince dans l'univers ne fut meilleur que lui, à une époque où le monde entier éprouve les fureurs de forfaits sans mesure. Je le crois, il fut au premier rang de tous les bons rois. C'est ce qu'attestent ses actions éclatantes. Puisse ce protecteur de l'Eglise, ce tranquille ami de la paix, vivre toute l'éternité avec le Christ, monarque des cieux! Ainsi soit-il!» "Le roi Henri mourut le premier jour de décembre. La patrie affligée en éprouve de l'abattement dans tous ses membres. Déjà de tous côtés chacun cherche à ravir le bien d'autrui, et dans ses actes d'iniquité chacun relâche les rênes de la religion. Voyez les infernales furies poursuivre les mortels; elles préparent les armes, appellent aux combats, et distribuent les traits. Les Normands se livrent avec ardeur au vol et au pillage; mutuellement ils s'égorgent, ils se font prisonniers, ils s'enchaînent; ils brûlent les maisons et tout ce qu'elles contiennent; ils n'ont pour les moines nul égard, pour les femmes aucun respect. Les dames de distinction gémissent dépouillées par la rage des scélérats; les droits de leur rang ne servent plus à les protéger. Imberbe encore, l'enfant est sans pitié mis à mort par le brigand. Toutes païennes qu'elles étaient, les phalanges romaines n'ont point commis tant de crimes. Il est évident que, pour ces gens, la paix est amère et insupportable: aussi la rompirent-ils bientôt quand ils apprirent la mort du Roi. Brigands iniques, ils se réjouirent du trépas de leur prince, et, dans leur avidité pour le pillage, coururent au crime avec ardeur. Ils croient déjà que désormais aucun maître ne pourra les contenir par les lois; je prétends au contraire qu'ils seront victimes de leur erreur: les lois éternelles du monarque tout-puissant n'ont pas cessé de subsister, et bientôt il donnera à l'Eglise un généreux protecteur. Après la mort du prince, l'ordre des moines supplie le Ciel, et s'efforce de porter par ses pleurs la Sagesse suprême au pardon de tant d'attentats. Dieu suprême, empêchez qu'ils ne puissent accomplir leurs forfaits comme le desirent ces serviteurs enragés de la désolation. Voilà qu'ils entrent en fureur; voilà qu'ils appellent et qu'ils entraînent tout le monde au crime. Empêchez qu'ils ne puissent par leurs méfaits accomplir leurs vœux. O Christ, donnez-nous un chef qui chérisse la paix et l'équité, qui les observe, et qui serve de guide à votre peuple! Frappez de la verge de justice le dos des orgueilleux, afin qu'en sûreté les fidèles puissent vous servir! Ainsi soit-il!" Etienne, comte de Boulogne, ayant appris la mort de son oncle, passa aussitôt la mer, fut bien accueilli par Guillaume, archevêque de Cantorbéry, par d'autres prélats et par les seigneurs séculiers; il monta au trône royal le 18 des calendes de janvier (15 décembre), il fut couronné roi, et régna comme quatrième prince de la race normande. Cependant les Normands, réunis au Neubourg, voulurent lui préférer son frère Thibaut; mais, dans leur réunion même, ils apprirent d'un moine, qui était l'ambassadeur d'Etienne, que tous les Anglais s'étaient rangés du parti de ce dernier, et qu'ils voulaient lui obéir et en faire leur roi. Bientôt tous les assistants, avec le consentement de Thibaut, résolurent de n'obéir qu'à un seul maître à cause des biens que, comme barons, ils possédaient dans les deux Etats. Thibaut, en sa qualité d'aîné, indigné de n'avoir pu obtenir le trône, partit en hâte à cause des grandes affaires dont il était accablé en France, et, par sa négligence, laissa long-temps opprimer la Normandie. Ce duché resta sans chef, car le Roi était occupé en Angleterre. Dans la première semaine de décembre, Geoffroi d'Anjou ayant appris la mort du roi Henri, se fit précéder en Normandie par sa femme Mathilde, que Guigan-Algason, homme de basse extraction, mais d'une grande puissance, reçut comme sa reine légitime, et à laquelle il remit Argentan, Exmes, Domfront et quelques autres places, dont le Roi l'avait fait vicomte. Ensuite arriva le comte d'Anjou avec Guillaume Talvas, comte de Ponthieu, et les troupes tant angevines que manselles: il fut bien accueilli par les garnisons de Séès et de quelques autres châteaux qui dépendaient du fief de Guillaume Talvas. Cette armée, répandue dans tout le pays circonvoisin, commit beaucoup de cruautés, viola les églises et les cimetières, outragea ses hôtes, et accabla de vols et de blessures ceux même qui l'avaient bien reçue. Cependant les Normands, qui sont naturellement fiers et entreprenants, ayant éprouvé les effets de la méchanceté de leurs hôtes, recoururent en fureur à la voie des armes, poursuivirent les fuyards dans les villages et dans les bois; et, comme on le rapporte vulgairement, en firent périr plus de sept cents par le fer et par le feu. Les autres, effrayés des poursuites sanglantes des Normands, prirent honteusement la fuite, regagnèrent leur pays, et rudement châtiés par la pointe de l'épée, ne voulurent plus désormais s'y exposer. Robert de Sablé, fils de Lisiard, et quelques autres seigneurs se soulevèrent contre le comte Geoffroi, et le retenant chez lui au milieu de la guerre civile, ne lui laissèrent pas la liberté de retourner en Normandie. Toutefois cette province, quoique non inquiétée par l'étranger, ne jouissait nullement de la sécurité de la paix, puisqu'elle était criminellement opprimée par ses enfants, et que, comme la femme en couche, elle était sans cesse dans les douleurs de l'enfantement. Si la nation normande vivait selon la loi de Dieu, et se réunissait avec unanimité sous un bon prince, elle serait aussi invincible que les Chaldéens sous Nabuchodonosor, que les Perses et les Mèdes sous Darius et sous Cyrus, et que les Macédoniens sous Alexandre, ainsi que le prouvent ses fréquentes victoires en Angleterre, dans la Pouille et dans la Syrie. Au contraire, comme la discorde les divise entre eux, et les arme mortellement contre leur propre sein, vainqueurs des étrangers, ils sont vaincus par eux-mêmes, et, à l'aspect de leurs ennemis du voisinage, dont ils sont la risée, ils s'égorgent mutuellement sans pitié, et font ainsi couler fréquemment les larmes de leur mère. [13,9] CHAPITRE IX. L'an de l'incarnation du Seigneur 1136, comme Etienne, roi des Anglais, tardait à passer en Normandie, et que cette province était privée de protecteur et de prince, il s'éleva des altercations entre les seigneurs turbulents, et les fils de l'iniquité multiplièrent leurs attentats. Au commencement du carême, Eustache de Breteuil mourut à Pacy; après Pâques, son fils Guillaume revendiqua la terre de Breteuil le fer et la flamme à la main. Alors le roi Etienne maria sa fille âgée de deux ans à Galeran, comte de Meulan. Après Pâques, ce comte ne tarda pas à venir en Normandie. Cette contrée était le théâtre d'une guerre cruelle entre Roger de Toëni, et Robert, comte de Leicester, et tout le pays était misérablement livré à une grande désolation. Entre les Rogations et la Pentecôte, Roger surprit la forteresse royale de Vaudreuil; mais, au bout de trois jours, le comte Galeran, à la tête de la commune de Rouen, fondit sur la place, et la rendit au domaine du Roi. Ensuite, la seconde férie après la Pentecôte, il s'empara d'Acquigui avec une forte armée, et brûla toute la place. Néanmoins, dès le lendemain, Roger marcha contre lui, et lui brûla trois villages. Les Normands commettaient ces attentats et beaucoup d'autres semblables; ils se dévoraient de leurs propres dents, comme le rapporte allégoriquement l'Apocalypse en parlant de la bête. Depuis la naissance du Seigneur jusqu'à l'octave de la Pentecôte, à cause de l'absence du Roi, qui, au-delà des mers, était occupé des nombreuses affaires de son royaume, le comte Thibaut avait conclu une trève avec le comte d'Anjou: cependant l'armée Normande attendait avec impatience l'arrivée du Roi. La trève étant expirée, tout le peuple fut saisi d'étonnement, et, resté sans chef, il ne savait ce qu'il devait faire; car les brigands, dans leur malveillance, desiraient voir arriver le jour où ils pourraient en liberté piller et ravir le bien d'autrui. Sans défense, les hommes de bien et les gens simples redoutaient extrêmement ce qui faisait l'objet des vœux des enfants de Bélial, ravisseurs qui ne connaissaient pas la crainte de Dieu. Robert, surnommé Boet, archer fameux, était attaché à Richer de L'Aigle, et s'était uni avec beaucoup de bandits et de mauvais sujets pour commettre journellement des meurtres et des brigandages: autant il était supérieur dans l'art de tirer les flèches, autant il était détestable dans sa perversité. Il eut la témérité de violer par de méchantes actions la semaine de la Pentecôte, que le Saint-Esprit rendit illustre en répandant sur les disciples du Christ les sept dons de la grâce: ce brigand, sans s'inquiéter de l'avenir, se disposait encore à de plus grands forfaits. De même que les gens de bien sont salutairement enflammés par les feux du saint Paraclet pour l'amour de Dieu et du prochain, ainsi les méchants, poussés au désordre par l'esprit diabolique, sont entraînés à toutes sortes de crimes. En conséquence, le 15 des calendes de juin (18 mai), des brigands, semblables à des loups, coururent au carnage et se ruèrent, non sur les champs des belliqueux chevaliers, mais sur les terres des moines, dont ils voulurent enlever les troupeaux qui paissaient tranquillement. Comme ils se montrèrent prompts à verser le sang, de même, par un équitable jugement de Dieu, ils trouvèrent soudain sur leur chemin la résistance et l'infortune. Trente voleurs pillèrent auprès d'Ouche le pauvre peuple; mais, au bruit des cris des bergers, les bourgeois chargèrent les brigands et en prirent douze, dont sept furent pendus par eux à un chêne. Là, Robert Boet fut, dans un mouvement de fureur populaire, promu à une grande élévation avec six de ses complices, et obtint ainsi le triomphe que méritaient ses crimes. C'est ainsi que ceux qui n'avaient pas craint de profaner les sept jours sacrés de la Pentecôte, et qui avaient brûlé d'envie d'écraser leur prochain sans défense, par de téméraires entreprises, par le pillage et par le meurtre, furent, au nombre de sept, le lundi suivant, pendus tous ensemble. Les gens de L'Aigle ayant appris le même jour cet événement, se réunirent enflammés de fureur pour venger leurs compagnons, coururent aussitôt à Ouche, et, à l'improviste, brûlèrent le bourg de Saint-Evroul, où dans un clin-d'œil quatre-vingt-quatre maisons furent réduites en cendres. Les moines en pleurs sonnaient les cloches, chantaient dans l'église des psaumes et des litanies, parce qu'ils craignaient la ruine imminente du monastère. Quelques-uns sortirent pour aller au-devant des soldats; ils les suppliaient, ils s'excusaient en pleurs de la punition qui avait été infligée aux coupables; ils priaient humblement, et offraient justice et satisfaction légitime pour ce qui s'était passé. Les soldats étaient furieux comme des insensés; aveuglés de colère, ils frémissaient contre les moines et ne se rendaient à aucune bonne raison; même quelques-uns d'eux voulaient frapper de religieux serviteurs de Dieu qu'ils avaient renversés de leurs chevaux. Enfin, sans nul respect pour le Ciel, ils assaillirent le bourg, y entrèrent de vive force, le pillèrent, et, comme nous l'avons dit, brûlèrent entièrement les maisons qui se trouvaient dans l'enceinte. Ces gens-là furent justement couverts d'opprobre pour avoir vengé des brigands, en prenant les armes contre des moines innocents et contre leurs vassaux, et en s'établissant les défenseurs des scélérats qui cherchaient à commettre toutes sortes de crimes. C'est ainsi que Richer de L'Aigle, filleul des moines, servit ses parrains; c'est ainsi qu'il pria pour l'ame de Boet, fameux par ses brigandages et ses meurtres, et pour celle des autres imposteurs; c'est ainsi qu'il fit des offrandes à l'église dans laquelle il avait été baptisé! Baudri, curé de L'Aigle, marcha à la tête de ses paroissiens pour commettre cet exécrable attentat; le premier il mit le feu à la maison d'un autre prêtre, et fut ainsi le précurseur qui entraîna ses compatriotes dans le gouffre où ils se précipitèrent. La violence des flammes parvint jusqu'à l'église; mais, par la misérieorde de Dieu, il s'éleva un vent contraire qui, à la vue et à la satisfaction de beaucoup de monde, repoussa vers d'autres points les tourbillons embrasés. C'est ainsi que l'église, les bâiments du couvent, les livres et le mobilier ecclésiastique furent sauvés. Les gens du pays désolés se réfugièrent au couvent avec leur monde, et attendirent de meilleurs temps selon la providence de Dieu. Les gens de L'Aigle furent enrichis et fiers des dépouilles des habitants d'Ouche; mais leur joie ne dura pas long-temps. En effet, dans le même mois, ils se jetèrent sur Séès et Gacé, et combattirent souvent contre Roger de Toeni; mais, après le pillage de Saint-Evroul, il ne leur arriva plus d'événements heureux; au contraire, d'après la décision de Dieu, ils éprouvèrent des pertes fréquentes, soit par la mort, soit par la capture des leurs. Il était juste que ceux qui avaient attaqué des hommes nus et simples, et que la crainte de Dieu n'avait point portés à les épargner, rencontrassent ensuite, sans les chercher, des guerriers vaillants et belliqueux. Ils entendirent fréquemment les chevaliers qu'ils rencontraient leur dire avec opprobre et dérison: «Chevaliers, venez ici: nous ne portons ni capuchon ni couronne; mais comme chevaliers armés, nous vous appelons au combat. Nous sommes vos camarades; vous devez éprouver ce que nous savons faire.» Ils eurent souvent à rougir de ces reproches, et plusieurs d'entre eux tombèrent frappés de rudes coups: c'est pourquoi quelques-uns, voyant la chute des autres, furent portés à la pénitence. [13,10] CHAPITRE X. Après la Pentecôte, le roi Etienne fit équiper une flotte pour passer la mer. Comme il attendait au port un vent favorable, il lui arriva un courrier qui lui annonça la mort de Roger, évêque de Salisbury, qui avait été chargé de la régence de toute l'Angleterre d'abord par son oncle, ensuite par lui-même. Cet événement ayant suspendu l'embarquement, Etienne revint à Salisbury: il en trouva l'évêque bien portant, et son voyage fut ainsi vainement retardé jusqu'au carême. Cependant Gislebert de Clairai fit une expédition contre la ville d'Exmes, et brûla le nouveau bourg que le roi Henri avait récemment agrandi, ainsi que l'église de la sainte Mère de Dieu. Il chercha à brûler l'ancien bourg; mais ayant été vaincu par le comte Talvas, qui survint tout à coup avec d'autres chevaliers, il se sauva avec peine. Henri de Ferrières fut fait prisonnier dans cette affaire, où beaucoup d'hommes qui étaient partisans du Roi furent pris ou tués. Dans ce temps-là, les comtes Galeran et Robert, frères jumeaux, demandèrent des secours à Thibaut, comte de Blois, et lui ayant donné cent marcs d'argent, le déterminèrent à marcher contre Roger de Toëni. Le jour de la nativité de l'apôtre saint Barnabé, ils fondirent sur ses terres avec une énorme multitude de troupes, et brûlèrent dans trois villages les chaumières de beaucoup de pauvres gens. Enfin ils fondirent sur un grand bourg nommé Bougi. D'après les conseils du comte de Leicester, ils mirent le feu aux maisons voisines, et brûlèrent la belle église de Sainte-Marie-Madeleine avec les hommes et les femmes qu'elle renfermait. Le même jour, Richer de L'Aigle et Alvered de Verneuil passant avec leurs troupes devant la nouvelle Ferrières, furent rudement attaqués et mis en déroute par Robert de Bellême, par les Malvoisin et par d'autres chevaliers français qui étaient du parti de Roger. Ce ne fut pas sans peine qu'ils échappèrent après avoir perdu un grand nombre de leurs camarades tués ou faits prisonniers. Dans la troisième semaine de juin, le comte Thibaut assiégea le Pont-Saint-Pierre, et fit de grands efforts pendant tout un mois pour s'en emparer. Guillaume de Fontaines, avec plusieurs preux chevaliers et des vassaux qui étaient attachés à Roger, défendit vivement la place contre l'attaque de l'ennemi. Sur ces entrefaites, le vénérable Boson, abbé du Bec, à la suite d'une longue maladie, que ce savant homme avait supportée patiemment, mourut le jour de la fête de Saint-Jean-Baptiste, après avoir gouverné louablement ce monastère pendant près de dix ans. Il eut pour successeur le prieur Thibaut, qui fut élu canoniquement par l'assemblée des moines. Le lendemain de la fête de Saint-Jean, Raoul, archidiacre de l'église d'Evreux, à son retour de Pacy, fut attaqué par les fils de Simon Harenc, et échappa avec beaucoup de peine. S'étant réfugié dans une église, il fut sauvé; mais son domestique, qui l'accompagnait dans son voyage, fut tué en défendant son maître. Cette tumultueuse année fut véritablement bissextile: alors le dernier bissexte courut pour beaucoup de combattants; et, comme on dit vulgairement, le bissexte tomba sur le Roi et son peuple en Normandie et en Angleterre. Dans la troisième semaine de septembre, la ville de Rouen fut brûlée par un incendie imprévu; et, par le jugement de Dieu, les fidèles éprouvèrent de grands dommages. Le noble couvent de Saint-Ouen fut, hélas! consumé par les flammes dévorantes, à peine conduit à sa perfection par de nombreux travaux durant quatre-vingts ans. Le même malheur arriva au monastère de religieuses bâti en l'honneur de saint Amand, évêque et confesseur. [13,11] CHAPITRE XI. Le dimanche suivant, le 11 des calendes d'octobre (21 septembre), Geoffroi, comte d'Anjou, passa la rivière de Sarthe, et pénétra en Normandie avec une nombreuse armée. Il avait avec lui Guillaume, duc de Poitiers, Geoffroi de Vendôme, le jeune Guillaume, fils de Guillaume, comte de Nevers, et Guillaume, comte de Ponthieu, surnommé Talvas. Ces seigneurs et plusieurs autres chefs et capitaines se réunirent aux troupes angevines, et commirent sur les Normands toutes sortes de crimes, soit pour seconder leur prince, soit par avidité du butin. C'est pourquoi ils furent avec mépris, et par suite de la haine qu'ils inspiraient, surnommés Guiribecs par ceux qu'ils avaient si impudemment vexés. D'abord le comte d'Anjou assiégea la place de Carouges; il en prit en trois jours le château que le chevalier Gaultier défendait, et que celui-ci recouvra peu de temps après, au départ de ses ennemis. Les habitants d'Ecouché brûlèrent leur place, l'abandonnèrent pour prendre la fuite, et ne laissèrent que de la fumée et des cendres à l'ennemi, qui s'avançait pas à pas. La garnison d'Annebecq conclut une trêve pour un an: car Robert du Neubourg, seigneur de ce château, était de la connaissance du comte Geoffroi, et, par l'entremise du comte Amauri, s'était depuis longtemps attaché à lui par les liens d'une intime amitié. Les Angevins marchèrent vers la forteresse de Montreuil, et lui donnèrent deux fois l'assaut; mais, la garnison ayant opposé une vive résistance, ils ne gagnèrent que des blessures, et se retirèrent après avoir perdu plusieurs des leurs. Richard, surnommé Basset, qui, du vivant du roi Henri, avait eu beaucoup de puissance en Angleterre, où il était grand justicier, dans l'orgueil que lui causait son opulence au delà des mers, avait cherché à s'élever au dessus de ses compatriotes et de ses égaux, par la grandeur des travaux qu'il fit faire dans ce petit fief que, par droit de succession, il avait eu de ses pères en Normandie. C'est pourquoi il avait fait bâtir en pierres de taille une tour à Montreuil. Le roi Henri étant mort, Guillaume de Mont-Pinçon s'y établit aussitôt, la fortifia d'hommes et d'armes, et, comme nous l'avons dit, repoussa virilement les Guiribecs. De là les Angevins marchèrent au château qu'on appelle Moutier Hubert; ayant vaincu Painel, commandant de la garnison, et qui, dans cette année, avait commis beaucoup de crimes, ils s'emparèrent de la place, et grevèrent d'une forte rançon ce châtelain avec trente chevaliers. Ensuite, lorsque l'on célébrait la fête de l'archange saint Michel, l'armée ennemie chercha à assiéger Lisieux. Comme elle marchait en hâte vers cette ville, Galeran, comte de Meulan, et quelques autres seigneurs normands, qui s'y trouvaient avec beaucoup de chevaliers, chargèrent Alain de Dinan de défendre la ville avec une courageuse garnison. Eux-mêmes sortirent pour aller chercher au dehors des secours aux assiégés; mais, dans la crainte qu'ils éprouvaient, ils attendirent de loin le résultat de l'affaire. Les Bretons et les autres soldats qui devaient défendre la place, ayant vu de loin une multitude d'ennemis, furent saisis d'épouvante, et n'osèrent ni s'avancer au devant d'eux, ni les combattre de près. Ils mirent le feu à la ville qui leur était confiée, la brûlèrent, et ainsi prévinrent les ennemis par leur perte, pour qu'il ne leur survînt pas de plus grands malheurs. Dès que les ennemis s'approchèrent et virent que la ville brûlait avec toutes ses richesses, ils éprouvèrent beaucoup de colère et de douleur, parce qu'ils furent entièrement privés de l'espoir du butin, et qu'ils s'affligèrent de perdre les dépouilles qui périssaient dans les flammes. C'est ainsi qu'en gémissant, ils reconnurent la fierté des Normands, et admirèrent la violence de leur implacable haine, en les voyant aimer mieux perdre dans le feu leurs richesses, que de les sauver en courbant la tête sous le joug de la domination étrangère. Toutefois les Angevins ne purent, à cause de la violence du feu, s'approcher de la place, ni lui livrer aucun assaut. C'est pourquoi, tournant bride aussitôt, ils retournèrent au Sap, et cherchèrent de tous leurs efforts à s'emparer de cette place. Il y avait, depuis des temps fort anciens, près de l'église de l'apôtre saint Pierre, un arbre fort élevé que l'on appelle un sapin, dont le nom vulgaire accoutuma le peuple à appeler cette ville le Sap, nom qui jusqu'à ce jour lui est resté. Là les Angevins se rendirent inopinément à leur retour de Lisieux, et trouvèrent les habitants, qui étaient sortis hardiment au devant d'eux, et qui annonçaient des dispositions fîères et furieuses. Pendant qu'ils combattaient vigoureusement, le feu fut mis aux maisons par les gens du pays et par les étrangers. Cet événement anéantit totalement les forces des assiégés. Alors l'église Saint-Pierre et toute la ville furent brûlées, et beaucoup de ceux qui essayaient de résister ayant été blessés, la tour fut prise après avoir été réduite en ruines. Gaultier de Clairai et Raoul de Coldum, son beau-frère, l'occupaient, et résistèrent long-temps à l'ennemi avec trente chevaliers; mais, accablés par les forces disproportionnées de l'armée ennemie, ils succombèrent, et, excédés d'épuisement, ils furent pris dans la tour. Près de trois mille archers les incommodaient beaucoup par leurs flèches, tandis que beaucoup de frondeurs leur lançaient une grêle de pierres, dont le tourbillon les tourmentait cruellement. Les Angevins restèrent treize jours en Normandie, et, par leurs cruautés, méritèrent une haine éternelle, mais ils n'obtinrent pas la conquête du pays. Comme les Normands n'avaient point de prince, l'ennemi n'eut point à soutenir une guerre générale: toutefois, pendant qu'il se livrait çà et là au brigandage et à l'incendie, il fut battu par les paysans, et fort affaibli par la perte de ses soldats détruits en différents lieux par divers accidents. Enfin il prit la fuite, commit d'innombrables crimes au delà de tout ce qu'on peut dire, et à bon droit éprouva de semblables maux. Les Angevins n'eurent aucun respect pour les choses sacrées; ils foulèrent aux pieds méchamment le sanctuaire du Seigneur, et, comme des Païens, outragèrent les prêtres et les autres ministres de Dieu. Ils en dépouillèrent sans respect quelques-uns devant le saint autel; ils en tuèrent plusieurs qui sonnaient les cloches et invoquaient Dieu. Neuf curés accoururent auprès du comte et se plaignirent, les larmes aux yeux, de ce que l'on avait violé leurs églises et pillé les choses sacrées: en entendant le récit de ces méfaits, les gens honnêtes et craignant Dieu éprouvèrent une grande douleur. En conséquence les seigneurs, qui se trouvaient au Sap, firent défendre par un hérault à toute l'armée de commettre aucune profanation; mais, dans une si grande multitude, les téméraires brigands méprisèrent les ordres de leurs chefs. La soldatesque et les pillards sans frein se rassemblaient comme des loups pour s'entre-dévorer; vagabonds et indisciplinés, ils accouraient comme des milans de pays divers et lointains, ne desirant autre chose que piller, frapper ou soumettre tout ce qu'ils rencontraient. Les chefs qui devaient conduire loyalement dans cette expédition leurs corps séparés, ignoraient, si je ne me trompe, la rigueur de la discipline romaine pendant la guerre, et ne mettaient pas, comme les héros, beaucoup de modération dans les hostilités: presque tous se souillaient de honteux forfaits, sans égard pour la vertu, et, se précipitant par toutes sortes de crimes vers une double perte, celle du corps et celle de l'ame, se rendaient abominables aux yeux de Dieu et des hommes. Les Angevins égorgèrent beaucoup de troupeaux de divers bétail; ils en mangèrent, sans sel et sans pain, les chairs crues ou à demi cuites; ils essayèrent d'en emporter dans leur pays le cuir sur plusieurs chariots. Quoique la saison d'automne fournisse des aliments en abondance, et que, sous un bon prince, après une longue paix, le pays donnât aux habitants des productions considérables, et procurât à foison toutes sortes de fruits et de viandes, toutefois le service des cuisiniers et des boulangers ne pouvait suffire à tant de monde, et, dans le désordre des guerres, le ministère de plusieurs personnes ne suffisait pas à ceux qui manquaient des choses nécessaires a l'humanité. Aussi les Guiribecs, après avoir profané les choses sacrées, ayant usé sans modération d'aliments sans apprêt, furent presque tous, par un équitable jugement de Dieu, malades du dévoiement, et, souffrant beaucoup d'une diarrhée continue, laissèrent en chemin de hideuses traces, et purent à peine regagner leurs foyers. Enfin, le jour des calendes d'octobre (I octobre), pendant qu'il attaquait la forteresse du Sap, dont la garnison résistait vigoureusement, le comte Geoffroi fut blessé grièvement au pied droit; il éprouva un peu quelle était l'animosité des Normands, et par la gravité de sa blessure et par le désastre des siens. Le même jour, sa femme vint le trouver vers le soir, et lui amena inutilement plusieurs milliers de combattants. En effet, au point du jour, pendant que tout le pays d'alentour éprouvait beaucoup d'effroi, les Angevins se retirèrent tout-à-coup, et, redoutant vivement ceux dont ils étaient eux-mêmes redoutés, ils s'enfuirent à toutes jambes, et ravagèrent toute la contrée tant de leurs alliés que de leurs ennemis. Les Normands tardèrent long-temps à connaître cette déroute: aussi furent-ils profondement affligés de n'avoir pu poursuivre leurs ennemis en les chassant de leur pays. Enguerrand de Court-Omer, avec Robert de Médavi, et un petit nombre d'autres chevaliers, occupèrent les passages du Dou; ils y arrêtèrent beaucoup d'hommes et de chevaux, ainsi que des chariots chargés de pain, de vin, et de beaucoup d'effets; et forcèrent les Angevins effrayés de se jeter dans la rivière sans prendre les gués, et de périr au fond des eaux. Le comte qui, menaçant et porté sur un cheval écumant d'orgueil, était entré en Normandie, la parcourut maintenant pâle, gémissant, étendu dans une litière, et dans sa retraite il éprouva encore plus d'accidents graves de la part des siens que de la part de l'ennemi. En effet, dans le bois que l'on appelle Malèfre, le chambellan de Geoffroi fut assassiné, et ses malles furent enlevées avec ses habits de comte et des vases précieux. Sur ces entrefaites, pendant que les Angevins ravageaient, comme nous l'avons dit, le territoire de Lisieux, et, furieux comme des Païens, commettaient sans crainte de Dieu d'exécrables attentats, Roger de Conches dévastait dans l'évêché d'Evreux le pays du voisinage, et le livrait partout au meurtre et aux flammes dévorantes. Il avait avec lui Guillaume de Pacy, fils d'Eustache, Roger-le-Bègue, ainsi que Ferric, comte d'Etampes; et il occupait le comte Galeran et tous les chevaliers du pays d'Ouche, pour les empêcher de marcher en armes à la rencontre des Angevins. Roger attaqua vivement, mais ne put prendre le château que le comte de Meulan avait bâti pour la défense du pays, à la croix Saint-Leuffroy. Roger, avec ses compagnons d'armes, viola l'abbaye que Saint Ouen avait depuis long-temps bâtie, qu'il avait dédiée en l'honneur de la sainte croix qu'il avait vue dans le ciel, et dont il avait confié la direction au bienheureux Leuffroi. Cet attentat ne resta pas longtemps impuni: Roger brûla le bourg des moines, attaqua l'église, enleva les religieux qui s'y étaient cachés, après avoir fui de leurs cellules; mais, par une vengeance de Dieu, juge très-équitable, il perdit peu de temps après tout ce qu'il avait dérobé. En effet, le lendemain de la fuite des Angevins, c'est-à-dire, le troisième jour d'octobre, Roger inopinément se livra à toute sa fureur: il dévasta une fertile contrée aux environs du Vaudreuil. Il commit sans égard des meurtres, des brigandages et des incendies, et, de concert avec ses complices, il rendit beaucoup de gens malheureux, en les dépouillant de tout ce qu'ils avaient. Il brûla l'église de Saint-Etienne, et pour ce crime il reçut le même jour la peine du talion. En effet, le samedi vers vêpres, comme il revenait, emmenant fastueusement avec lui un grand butin et beaucoup de prisonniers, le comte Galeran et Henri de La Pommeraie, avec cinq cents chevaliers, sortirent de la forêt voisine, et se montrèrent, disposés à combattre, en tète de l'armée ennemie. Roger, qui était entreprenant et brave, n'avait avec lui qu'un petit nombre d'hommes; car il avait envoyé devant, à Acquigny, Guillaume de Pacy, ainsi que Roger-le-Bègue, avec leurs troupes, le butin et les prisonniers. Ce fut vainement qu'il soutint courageusement la charge de ses ennemis: accablé et vaincu par leur multitude, il succomba, et gémit d'être fait prisonnier, ainsi que le comte Ferric et Robert de Bellême que l'on surnommait Poard. Cet accident causa une grande joie à ses ennemis, et rendit la sécurité aux paysans du voisinage. Pendant que Ferric d'Etampes gémissait en prison, sa femme, dont la noblesse le faisait appeler comte, se rendit à Paris auprès du roi Louis. A son retour, comme elle était grosse, elle se blessa à cheval, et peu après mourut dans le travail de l'accouchement. [13,12] CHAPITRE XII. Que les vicissitudes de la vie présente sont rapides! que les joies du monde passent vite, et comme elles abandonnent en un clin d'œil ceux qui les recherchent le plus ardemment! Les honneurs du siècle, semblables aux bulles de l'eau, crèvent et s'évanouissent en un instant, objets d'insulte et de déception pour ceux qui les recherchent. Comme les amateurs du monde s'attachent à des choses corruptibles, ils se corrompent en marchant dans les voies du vice, et bientôt souillés ils se perdent dans ses abîmes. Pendant qu'avec les plus grandes difficultées ils parviennent à peine aux honneurs, enflés d'un vain orgueil, ils en sont aussitôt précipités, et il ne reste plus de ce qu'ils furent que d'élégants discours prononcés çà et là, par quelques bouches éloquentes, au milieu de ceux qui leur survivent. C'est pourquoi le tout-puissant Créateur forme l'homme, et de diverses manières l'instruit salutairement à ne pas jeter l'ancre de son espérance dans la mer des fragilités du siècle, et à ne pas s'attacher mortellement à l'argent et aux voluptés passagères. Nous n'avons pas ici, comme dit l'apôtre, une cité stable, mais nous cherchons à l'obtenir. Voilà que, dans cette année bissextile, il s'opéra après la mort du roi Henri beaucoup de changements dans l'univers: il tomba beaucoup de personnes de l'ordre du clergé comme des laïques, avec des gens de moyen état et des dernières classes. Alors mourut Girard, évêque d'Angoulême, homme très-savant, qui eut beaucoup de réputation et d'influence à la cour de Rome, du temps du pape Pascal, de Gélase, de Calixte et d'Honorius. Gui d'Etampes, évêque du Mans, quitta la vie, et eut pour successeur Païen, archidiacre de Saint-Calais. Anselme, neveu de l'archevêque Anselme, et abbé de Saint-Edmond, succéda à Gislebert surnommé l'Universel, évêque de Londres, qui était mort depuis peu. Guillaume, archevêque de Cantorbéry, mourut, et l'on élut Henri, frère du roi Etienne, pour gouverner cette métropole; mais comme un évêque ne peut, selon les décrets des canons, être transféré d'un siége à un autre sans l'autorité du pontife romain, Henri, évêque de Winchester, traversa la mer à l'époque de l'Avent, et, ayant envoyé des députés vers le pape Innocent à Pise, il passa l'hiver en Normandie. Il y apprit de la bouche des victimes les crimes affreux commis par les méchants pendant l'année bissextile, et les chagrins ainsi que les pleurs qui en étaient résultés; il entendit de tristes plaintes sur les malheureux événements dont la Normandie s'affligeait, et il en put voir de ses propres yeux d'incontestables preuves: les maisons brûlées, les églises découvertes et désolées, les villages ravagés et privés de leurs cultivateurs, les peuples contristés sur le sein de leur mère, dénués des choses les plus nécessaires, dépouillés de tout protecteur, tant par leurs compatriotes que par les étrangers, et n'ayant pas encore recouvré la sécurité, par la présence ou l'assistance d'un chef habile. Toutefois de plus graves atteintes menaçaient encore la Normandie de divers genres de malheurs. Dans l'évêché de Séès, l'anathême pontifical frappa toutes les terres de Guillaume-Talvas, et soudain cessèrent les doux chants du culte divin, qui calment et réjouissent les cœurs des fidèles; l'entrée des églises fut interdite aux laïques et les portes en furent fermées. L'airain des cloches garda le silence; les cadavres des morts pourrirent sans inhumation, et frappèrent les regards d'épouvante et d'horreur; les plaisirs des noces furent refusés à ceux qui les cherchaient, et l'allégresse des solennités ecclésiastiques disparut dans l'humiliation. On exerça de pareilles rigueurs dans le diocèse d'Evreux, et on essaya de contenir par la terreur les désordres qui se commettaient dans toutes les terres de Roger de Toëni. Ce comte cependant est enchaîné dans une étroite prison; il pleure et gémit de ne pouvoir exécuter sa volonté; il est maudit par l'Église à cause des profanations que, dans son insolence, il a commises sciemment, et toutes ses terres sont frappées des terreurs de l'anathême. Ainsi les insolents et les rebelles à la Divinité sont écrasés par une double affliction; mais, hélas! les cœurs endurcis des autres témoins de ce spectacle ne changent nullement, et ne passent pas de la perversité à l'amendement. L'an de l'incarnation du Seigneur 1137, on éprouva sur toute la terre une grande sécheresse, telle que personne n'en avait vu de notre temps. Presque partout les fontaines se tarirent, les lacs et les citernes se desséchèrent, et quelques rivières même cessèrent de couler. Les hommes et les animaux souffrirent cruellement de la soif; dans certaines contrées, on alla chercher l'eau jusqu'à sept lieues, et quelques personnes, qui la portaient pour elles-mêmes ou pour les leurs sur leurs épaules, périrent suffoquées par l'excès de la chaleur. [13,13] CHAPITRE XIII. Dans la troisième semaine de mars, le roi Etienne vint en Normandie; il aborda à La Hogue avec une grande suite. Ayant appris son arrivée, le peuple opprimé et désolé pendant une année entière recouvra l'allégresse. Dans le même temps, Guillaume, duc de Poitiers, se rappelant le mal qu'il avait fait récemment en Normandie, touché de repentir, quitta son pays pour se rendre à Saint-Jacques. Ensuite, le vendredi, veille d'une fête, le 5 des ides d'avril (9 avril), il se munit de la sainte-communion, et mourut pieusement devant l'autel du saint apôtre. Il ordonna de marier sa fille à Louis-le-Jeune, roi de France, et déclara le monarque héritier de tous ses biens. C'est ce qui eut lieu par la suite. Quelques seigneurs normands se soulevèrent contre le roi Etienne, qui réunit contre eux les Français et les Flamands. Au mois de mai, le roi Etienne eut une entrevue avec le roi Louis, reçut de lui le duché de Normandie à titre de fief, et fit avec lui un traité d'amitié aux mêmes conditions que son prédécesseur. Parvenu à plus de sécurité, il s'en retourna, attaqua de vive force Rabel le chambellan qui s'était révolté, assiégea ses places de Lillebonne, de Villers et de Mésidon, et y porta le fer et la flamme avec ses troupes, soit par lui-même, soit par ses alliés. Alors Geoffroi d'Anjou, avec quatre cents chevaliers, arriva en Normandie, et, devenu le chevalier de sa femme, y occasiona beaucoup de mal. En effet, depuis le commencement de mai, il fit une guerre cruelle, et s'appliqua surtout à ravager l'Exmois par l'incendie, la rapine et le meurtre. Il brûla avec l'église la place de Basoches, qui appartenait à Roger de Monbrai; seize hommes y périrent dans les flammes. Les moines de Saint-Pierre-sur-Dive payèrent pour leur sauvegarde cent-dix marcs d'argent au comte d'Anjou, et préservèrent ainsi leur maison d'une destruction complète. Il en fut de même des moines de Fécamp, qui payèrent cent marcs pour Argences. Alors Robert, comte de Glocester, et quelques autres furent soupçonnés de s'être rangés du parti de l'ennemi. Les habitants de Caen restèrent constamment attachés au Roi; et, ayant fortifié leur place, Geoffroi et les siens furent obligés de se retirer du Gué-Bérenger, sans avoir rien obtenu. Là Guillaume d'Ypres eut le desir, ainsi que les siens, d'en venir aux mains avec les Angevins; mais par jalousie les Normands n'ayant pas voulu le seconder, il se retira avec ses troupes, et, laissant ses perfides alliés, passa au delà de la Seine. Le Roi, ayant fait la paix avec Rabel, se rendit dans le territoire d'Evreux, et tira des prisons de Galeran, Roger de Conches, au bout de six mois de captivité; il lui imposa de dures conditions pour punir sa téméraire conduite. Il se lia avec Rotrou, comte de Mortagne, et avec Richer de L'Aigle son neveu, en leur donnant tout ce que leur avide ambition desirait. En effet, il accorda au comte la place de Moulins, et à Richer celle de Bons-Moulins; puis, s'étant uni avec eux, il les opposa à ses ennemis sur les frontières de la Normandie, persuadé qu'il était beaucoup plus utile de donner de petits objets pour en conserver de grands que d'aspirer à posséder tout, et de courir risque de perdre ses amis et leur appui. Il rechercha beaucoup Guillaume d'Ypres et les autres seigneurs flamands, et eut en eux une grande confiance. Les seigneurs normands en furent excessivement indignés; ils mirent beaucoup d'adresse à retirer au Roi leur assistance, et, pleins de jalousie, tendirent toutes sortes d'embûches à leurs adversaires. C'est alors que le pays fut de tous côtés dévasté par de nombreux désastres. Le glaive de l'ennemi moissonna beaucoup de gens, et d'un autre côté une mort inattendue en frappa un grand nombre. Au mois de juin, le roi Etienne se rendit à Lisieux; il y réunit une nombreuse armée pour aller assiéger Argentan, ou toute antre place où il serait sûr de rencontrer Geoffroi d'Anjou, avec lequel il desirait en venir aux mains. Cependant les grands blâmaient ce projet, et mettaient beaucoup de soin pour dissuader le Roi de livrer bataille. Dans cette expédition, il s'éleva une violente altercation entre les Normands et les Flamands, et il se fit de part et d'autre un cruel massacre. Cet événement jeta le désordre dans toute l'armée, et la plupart des chefs partirent sans saluer le Roi. Chaque corps de vassaux suivit son chef. Le Roi ayant vu ses troupes prendre la fuite sans combat, entra dans une violente colère, et suivit en toute hâte les déserteurs jusqu'à Pont-Audemer. Il y retint Hugues de Gournai, le jeune Guillaume de Varenne, ainsi que quelques autres jeunes orgueilleux, et les calma autant qu'il put, soit par la crainte soit par les caresses: mais il ne put suffisamment apaiser les cœurs envieux des perfides. C'est pourquoi les considérant comme suspects à cause de diverses circonstances, il ne chercha pas à les ramener au combat; mais, ayant pris une meilleure résolution, comme il le parut à quelques personnes, il accepta de l'ennemi une trève de deux ans. En conséquence, au mois de juillet, la tranquillité de la paix ranima la Normandie avec l'aide de Dieu. Le peuple désarmé, qui avait été dispersé, regagna ses chaumières; pendant quelque temps il garda un morne silence à cause de sa grande pauvreté après les affreuses tempêtes des tumultes de la guerre, et goûta quelque repos au sein de la sécurité. [13,14] CHAPITRE XIV. Cependant Guérin, abbé du monastère d'Ouche, après avoir combattu pour la cause de Dieu, pendant quarante-trois années, dans la profession monastique, mourut heureusement à l'âge de soixante-trois ans. Le matin du 17 des calendes de juillet (15 juin), il dit respectueusement la messe, ensevelit un chevalier qui venait de mourir; puis, dans la même journée, il tomba malade, souffrit beaucoup durant cinq jours, et dans cet état entendit journellement la messe que, pendant trente ans, il avait comme prêtre célébrée régulièrement. En conséquence, voyant qu'il allait entrer dans la voie que doit parcourir tout ce qui est chair, il demanda avec dévotion le viatique d'un si grand voyage, et sur le point de se présenter devant la cour du grand roi Sabaoth, il s'y prépara par une confession faite les larmes aux yeux, par des prières continuelles, par l'extrême-onction de l'huile sainte et par la salutaire réception du corps du Sauveur. Ensuite, pourvu de tant et de si grands réconforts, il mourut le 11 des calendes de juillet (21 juin); puis, ayant accompli comme nous l'avons dit tout ce que doit faire un fidèle champion du Christ, et, après quinze ans de gouvernement, recommandant à Dieu ses fils spirituels et lui-même, il s'endormit. Gislebert, abbé du monastère de Séès, assista Guérin, dont il célébra les obsèques avec ses compagnons affligés d'avoir perdu leur père. Ainsi, pendant que les orages des tribulations accablaient toute la province, l'abbé Guérin, fils de Robert et de Gisla, nous fut ravi, et fut enterré dans le chapitre le long du tombeau de l'abbé Osborn. Quand il fut mort, les moines d'Ouche se réunirent tous et tinrent une assemblée générale, afin de pourvoir aux besoins de leur maison. Ensuite, pendant qu'ils solennisaient la fête de Saint-Jean-Baptiste, et que ce jour ils siégeaient en chapitre, considérant les institutions du saint père Benoît et l'autorité de la charte que leur accorda le duc Guillaume, qui depuis fut roi, de concert avec les évêques et les grands de la Normandie, conformément d'ailleurs aux privilèges et aux anciennes coutumes de l'Eglise, les moines, d'accord, élurent Richard de Leicester, moine pieux, instruit, éloquent, et pourvu de plusieurs qualités bonnes et illustres. Il était absent, et n'avait dans cette réunion personne qui lui fût attaché par le sang. Il ne soupçonnait rien de cette élection, accablé qu'il était en Angleterre de travaux champêtres pour le service du couvent. En effet, dès long-temps, il y avait été envoyé par son abbé, et, depuis seize mois, il s'y occupait diligemment d'affaires ecclésiastiques. Il connaissait la nation anglaise et sa langue, ayant été pendant près de seize ans chanoine de Leicester: avant sa conversion monastique, il était resté long-temps à la cour de Robert comte de Meulan, juge de ses causes, confident de ses secrets, et son conseiller intime dans toutes ses affaires. Les moines d'Ouche, prenant en considération ces preuves de mérite et beaucoup d'autres, convenables à un chef, le choisirent pour gouverner leur maison: cette élection fut approuvée par le roi Etienne et par les grands. Les moines d'Ouche, toujours fidèles à leurs maîtres et à leurs chefs, firent placer une pierre blanche sur le tombeau du vénérable abbé Guérin. Je composai l'épitaphe suivante, pour y être gravée, inspiré par l'amour que je portais à mon ancien compagnon, qui depuis fut mon père: «Sous cette pierre reposent la poussière et les os de Guérin, qui fut moine d'Ouche durant vingt-quatre années. Résistant avec courage aux tentations de la chair, avec la grâce de Dieu il brilla par de grandes vertus. A cause de ses mérites, ses frères le tirèrent du milieu du troupeau, pour qu'à leur tête il devînt le soutien de ses compagnons. Florissant avec éclat comme abbé pendant quatorze ans, il aspira avec ardeur à l'éternité au milieu des ruines qui l'entouraient. Le mois de juin ayant vu vingt fois le retour du soleil, ce père entouré de ses enfants en pleurs se retira de cette vie. Que le Dieu qui gouverne tout le fasse dans les cieux jouir de la lumière éternelle!» Pendant les mois de juillet et d'août, l'excessive chaleur de l'été brûla les mortels, dura jusqu'aux ides de septembre (13 septembre), et occasiona des maladies de toute espèce. Alors le roi Louis fit venir son fils Louis Florus, le confia aux soins de Thibaut comte palatin, et de Raoul de Péronne qui était son cousin, et l'envoya en Aquitaine avec l'armée française, pour épouser la fille du duc de Poitiers et occuper tout le duché conformément aux dispositions du duc Guillaume. Pendant ce temps-là, le roi Louis tomba malade dans la forêt de L'Aigle à cause de l'excès des chaleurs de l'été. La maladie ayant fait des progrès, il mourut le 2 des nones d'août (4 août), et reçut une royale sépulture dans l'église de Saint-Denis-l'Aréopagite, parmi les rois ses prédécesseurs. Le dimanche suivant, le jeune Louis fut couronné à Poitiers, et obtint ainsi non-seulement le royaume des Français, mais encore le duché d'Aquitaine, qu'aucun de ses ancêtres n'avait possédé. En Normandie, le factieux Roger-le-Bègue troubla la paix. Le roi Etienne conduisit contre lui son armée, et s'empara de son château nommé Grand-Bois, et qui est situé dans le territoire d'Evreux. Ce brigand révolté, se trouvant ainsi comprimé, fit sa paix avec le Roi; et durant quelque temps, après de grandes vexations, cette contrée goûta le repos. Alors le Roi rasa dans le Vexin la forteresse de Quitri, qui renfermait une caverne de voleurs. C'est pourquoi Guillaume de Chaumont et Osmond son fils se soulevèrent contre le Roi, et résolurent de faire la guerre, au grand détriment de leur maison. Dans le pays d'Avranches, Richard surnommé Silvain établit une forteresse redoutable à Saint-Pair, et, ayant réuni des brigands de toutes parts, après la mort du roi Henri, fit un cruel carnage des peuples du Seigneur; mais, après qu'il eut long-temps exercé ses fureurs, Dieu, dès qu'il le voulut, le précipita aussitôt de son bras justement vengeur. En effet, comme ce brigand était sorti un certain jour pour se livrer au pillage, une troupe de chevaliers des places voisines vint livrer aux flammes le bourg de Saint-Pair. Alors Silvain, voyant la fumée de cette place, tourna aussitôt bride avec ses compagnons par le même chemin: plus prompt qu'eux il chargea le premier l'ennemi, et dans cette rencontre, percé d'un coup de lance par un chevalier, il trouva la mort qu'il méritait. Ensuite les chevaliers du Roi se rendirent à la forteresse, et exigèrent qu'elle fût remise à leur monarque par la garnison. Comme elle ne voulut pas y consentir, ils lui firent voir le cadavre de Silvain qu'ils jetèrent honteusement devant la porte. Alors la garnison, voyant cette cruelle infortune, fut effrayée; elle se rendit, ainsi que la place, aux gens du Roi, garda tristement le silence, et ensevelit le corps du défunt hors du cimetière le long du chemin. Dans le même temps, les Bretons qui avaient à leur tète, pour se livrer au crime, Gelduin de Dol, firent une invasion sur le territoire de l'Archange-Saint-Michel-en-Péril-de-Mer et sur le pays voisin. Ayant à diverses reprises enlevé un butin considérable, ils occasionèrent des pertes immenses; mais après avoir fait éprouver aux paysans d'innombrables dommages, la vengeance divine anéantit ces brigands en écrasant leur tête coupable. En effet un certain jour, l'atroce Gelduin conduisit à une expédition cent quarante chevaliers avec beaucoup de gens de pied; il enleva beaucoup d'hommes et de butin, et commença sa retraite avec orgueil; mais la marée montante les arrêta tous au rivage. Sur ces entrefaites, le pauvre peuple ayant jeté de grands cris, vingt chevaliers normands s'attachèrent à la poursuite des voleurs. Alors Gelduin, entendant des clameurs derrière lui, retourna contre ceux qui le poursuivaient, accompagné de dix chevaliers couverts seulement de leurs boucliers. Les Normands fondirent courageusement sur les Bretons, qui tournèrent le dos; ils les poursuivirent et tuèrent Gelduin avant qu'ils eussent pu rejoindre leurs compagnons. Ainsi ces brigands couverts de confusion perdirent leur butin, et n'eurent dans leur fuite à donner aux leurs que de fâcheuses nouvelles. C'est ainsi que la malheureuse Normandie était agitée par diverses tempêtes, frappée des glaives opposés de ses enfants, et que partout elle était couverte d'innombrables massacres et de torrents de larmes. Elle souffrait les plus cruelles calamités, et chaque jour en redoutait de plus affreuses, parce que, dans sa douleur, elle se voyait totalement privée d'un chef qui la gouvernât convenablement. Sur ces entrefaites, le roi Etienne apprit qu'il y avait en Angleterre des mouvements intérieurs: aussi, pendant l'Avent, il passa promptement en Angleterre, où il emmena les comtes Galeran et Robert, et presque tous ses autres seigneurs. Il avait établi, pour rendre la justice en Normandie, Guillaume de Roumare, le vicomte Roger et plusieurs autres, auxquels il ordonna de faire ce qu'il n'avait pu exécuter durant son séjour, savoir, de rendre la justice aux habitants et de procurer la paix au peuple sans défense. A son retour en Angleterre, il trouva le royaume plongé dans le trouble, et il découvrit un foyer de cruautés excessives et de sanglantes trahisons. En effet, quelques séditieux avaient tramé une conspiration, et, par de clandestines manœuvres, s'excitaient mutuellement au crime, afin d'égorger tous les Normands à un jour fixé et de donner aux Ecossais le trône d'Angleterre. Cet affreux attentat fut d'abord porté à la connaissance de Richard Néel, évêque d'Ely, par les complices des conspirateurs. Ce prélat en informa les autres évêques du royaume, les grands, les chefs de l'armée et les gardes du Roi. Plusieurs de ces perfides conspirateurs furent découverts: convaincus d'un si grand crime, ils furent punis, et périrent justement, soit par la potence soit par d'autres genres de mort. Cependant quelques coupables prirent la fuite avant d'être accusés, et, convaincus par les remords de leur propre conscience, ils passèrent à l'étranger en abandonnant toutes leurs richesses et leurs dignités. Toutefois les plus puissants de ceux qui avaient tramé la révolte eurent la témérité de résister, et, au grand détriment du peuple, firent alliance avec les Ecossais, les Gallois et d'autres séditieux ou perfides. [13,15] CHAPITRE XV. Dans ce temps-là, des pélerins arrivèrent des contrées orientales, et répandirent dans l'Occident des bruits fâcheux qui contristèrent cruellement les cœurs des fidèles qu'enflammait l'amour de Dieu et du prochain. Ils racontaient que Pons, comte de Tripoli, avait combattu cette même année contre les Païens, et qu'il avait succombé avec beaucoup d'autres sous le fer de ces barbares. Animé par cet événement, Emir-Sanguin, roi d'Alep, rassembla ses forces, pénétra, dans l'automne, avec une grande armée de Turcs, sur le territoire des Chrétiens, et les appela au combat après s'y être bien disposé. Foulques, roi de Jérusalem, ayant appris cet événement, envoya des courriers dans tout son royaume; il appela aux armes tous ceux qui y étaient propres, et conduisit au combat près de six mille hommes. Il ne laissa pour la garde des villes que les femmes et les clercs sans défense; et il ordonna à tous les autres de marcher à la guerre sans aucune excuse. Enfin les deux armées s'approchèrent, et, le combat s'étant engagé, on se battit avec acharnement de part et d'autre. Il tomba d'innombrables milliers de Païens; mais, par un jugement de Dieu, dont les décisions sont équitables et vraies, presque toute l'armée chrétienne fut anéantie et taillée en pièces, à l'exception de trente chevaliers. Le Roi seul, dix chevaliers de sa maison, et dix-huit chevaliers du Temple, échappèrent, et s'enfuirent à un certain château que Baudouin I avait bâti devant Damas, et que l'on appelle Mont-Réal. Renfermés dans cette place, ils y résistèrent courageusement quelque temps. C'est ainsi que toute cette armée mourut en confessant le Christ, à l'exception, comme nous l'avons dit, d'un petit nombre qui échappa avec le Roi. Cependant Sanguin, fier de voir ses vœux comblés par la victoire, encore bien qu'il eût perdu plusieurs milliers des siens par le fer des Chrétiens, suivit de près les fuyards, assiégea le château, et gêna cruellement, par ses attaques, ceux qui restaient, et qui, ayant échappé à la défaite, défendaient la place. Affligés de toutes sortes d'angoisses, et surtout exténués par les souffrances de la famine, les assiégés étaient forcés de se nourrir de chair de cheval, et d'autres aliments soit immondes soit insolites. Le Roi lui-même, dans cette détresse, faisait les fonctions de sénéchal, et distribuait à chacun des morceaux de chair d'ânes et de chiens. Pendant ce temps-là, Raoul, patriarche de Jérusalem, ayant appris l'infortune de ses frères, fut profondément affligé, et songea beaucoup en lui-même aux moyens de secourir les martyrs renfermés à Mont-Réal. Il visita d'abord les fidèles reclus qui, dans l'intérieur de Jérusalem, s'appliquaient aux méditations célestes; il les supplia, eux et tous les autres habitants de Jérusalem, de prier avec ferveur le Seigneur, sauveur de tous les hommes, pour le salut commun de son peuple. Ensuite, il donna les mêmes avertissements aux clercs et aux laïques, et prescrivit à chacun un jeûne de trois jours: à la manière des Ninivites, il imposa cette affliction non seulement aux hommes, mais encore aux enfants et aux femmes. Ce jeûne ayant été observé de bon cœur et avec dévotion, le patriarche se rendit au port de mer, et, par la volonté de Dieu, il vit arriver ce qu'il desirait vivement. Il aperçut de loin quatre navires chargés d'hommes qui s'approchaient du rivage, et reconnut qu'ils étaient chrétiens au signe de la croix du salut qu'il remarqua sur leurs habits. En conséquence, plein de joie, il attendit qu'ils eussent débarqué au port, et il les salua respectueusement à leur sortie des bâtiments. Quand ils se furent avancés sur une place libre, il leur parla ainsi: «Vous êtes véritablement des bienheureux et des amis de Dieu, vous que la cour céleste attend pour vous faire participer à ses béatitudes. Voilà déjà, si une foi pure brûle en vous, que sans aucun doute le même sujet de martyre vous est offert que celui pour lequel les saints champions du Christ, George et Théodore, Démétrius et Sébastien, combattirent avec tant de peine contre Satan et ses satellites, les vainquirent glorieusement après une lutte vigoureuse, et reçurent du roi Sabaoth l'éternelle couronne pour prix de leur triomphe. Je prie Dieu que vous ayez une semblable destinée, et qu'il vous accorde un prix égal. Voilà que le cruel Sanguin et l'armée des Païens viennent d'envahir notre territoire; ils ont massacré l'armée du Christ; ils tiennent le roi de Jérusalem opiniâtrément assiégé dans un château avec un petit nombre de chevaliers, et ils cherchent de toutes manières à les contraindre de se rendre. Mais nos compatriotes, qui espèrent en Dieu, essayent de résister vaillamment, se souviennent des merveilles célestes, et en attendent un prompt secours, choisissant, au nom du Seigneur, plutôt de suivre leurs compagnons égorgés, que d'être avec affront soumis vivants aux profanes. Vous avez déjà une connaissance suffisante de l'événement; et comme vous êtes prudents et gens de cœur, vous sentez bien ce que je veux, et ce qu'il faut faire dans cette circonstance.» A ces mots, tous s'offrirent gaîment à marcher contre les Païens, et desirèrent secourir de tous leurs efforts leurs frères assiégés. C'est pourquoi le patriarche leur dit avec satisfaction: «Nous rendons grâce à Dieu, au puissant Adonaï, qui daigne toujours relever les siens par une prompte consolation. En conséquence, vous qui, pour l'amour de Dieu, arrivez de votre pays natal, qui abandonnez vos épouses chéries, et vos biens acquis par de longs travaux, et qui touchez ces bords, après beaucoup de peines éprouvées sur mer et sur terre, suivez l'exemple des saints en prenant le bouclier de la foi, et secourez vaillamment le sanctuaire de Dieu que vous venez chercher de si loin. Le Seigneur est avec vous, lui qui se servit d'une femme pour assister promptement les assiégés de Béthulie. En effet, par la main de Judith, veuve sainte, il trancha la tête de l'orgueilleux Holopherne; il rafraîchit avec bonté son peuple altéré, après avoir écrasé les Assyriens; il lui accorda à la fois la victoire et un immense butin, et l'éleva au dessus de toutes les nations voisines. Par le prophète lsaïe il envoya la sécurité au roi Ezéchias, renfermé dans Jérusalem; puis, la nuit suivante, il fit brûler par l'ange exterminateur cent quatre-vingt-cinq mille Assyriens, et mit honteusement en fuite l'orgueilleux roi Sennacherib, qui avait proféré des blasphèmes et d'atroces menaces. Considérez parmi les œuvres divines celles-ci, beaucoup d'autres ssmblables, et, confiants dans la puissance de Dieu, marchez au combat.» C'est ainsi que, par de salutaires avis, le pontife instruisit les bataillons chrétiens, et les conduisit armés contre les phalanges des Turcs. Cependant les sentinelles de ces Païens virent venir de la mer une grande armée, et l'annoncèrent aussitôt à leur prince. Il envoya au-devant d'eux des députés éloquents et habiles, et les chargea de demander à cette armée ce qu'elle était et où elle allait. Les Croisés répondirent: «Nous sommes Chrétiens. Nous voulons secourir de toutes nos forces nos frères qui, comme nous l'avons appris, sont assiégés par les Païens, et nous desirons vivement venger, les armes à la main, ceux qui sont déjà morts.» On leur répondit de rester tranquilles pour le présent, et de se préparer au combat dans trois jours. Pendant ce temps-là, le rusé Sanguin engagea le roi Foulques à une entrevue, et, entre autres propos perfides, il lui dit: «Je compatis beaucoup à votre noblesse, et, comme vous êtes roi, je desire vous épargner, si vous voulez. Je connais parfaitement votre position et l'abattement de vos forces. Vous êtes, ainsi que tous ceux qui sont renfermés avec vous, accablés par les angoisses de la famine, et vous n'attendez aucun secours de nulle part. Faites donc la paix avec moi. Rendez-moi ce château avec tout ce qu'il renferme, et je vous laisserai partir en liberté.» Foulques répondit: «Loin de moi l'idée de trahir mes frères. Je ne me résoudrai à aucune action de ce genre; au contraire, je resterai avec eux jusqu'à la mort, et j'attendrai patiemment la fin de la lutte.» Sanguin ajouta: «Entretenez-vous avec vos chevaliers, et profitez de mes utiles conseils pour vous et pour les vôtres. Je vous ferai grâce parce que vous êtes roi, et devez être honoré. Rendez-moi ce château et tous les prisonniers de ma nation que vous retenez; recevez tous ceux que nous avons à vous, et, faisant ainsi la paix que nous jurerons, sortez avec tous les vôtres.» Foulques, ayant entendu cette proposition, alla retrouver ses compagnons, leur fit part des propositions du tyran, et leur demanda ce qu'il y avait à faire dans une telle détresse. Comme ils ignoraient le secours qui s'approchait, ils s'empressèrent, dans leur anxiété, de communiquer leur avis: ils exhortèrent le Roi à rendre la tour pour la délivrance des Chrétiens, à ouvrir les portes de Mont-Réal aux habitants de Damas, afin que les assiégés ne fussent pas exposés à la mort, et que la sainte ville de Jérusalem ne fût pas, sans défenseur, livrée à la risée des Païens. En conséquence, le roi Foulques, effrayé, se rendit à l'avis de ses compagnons, et jura avec les Païens la paix qu'ils desiraient. Sanguin reçut la place et son neveu qui avait été pris, tandis que lui, de son côté, rendit aux Chrétiens leurs prisonniers comme il était convenu. Ensuite le tyran, triomphant et moqueur, dit à Foulques: «Roi, vous êtes dupe!» et il lui fit voir l'armée chrétienne qui venait secourir Mont-Réal. Quoique les fidèles fussent affligés de cette perfidie, on ne put se dédire. Après avoir donné des sûretés, le Roi, le patriarche et les fidèles se réunirent, et demandèrent au tyran la permission de donner la sépulture à leurs frères, qui avaient péri pendant la guerre. Sanguin y ayant consenti, les Chrétiens cherchèrent les corps de leurs frères défunts; ils les enterrèrent diligemment et honorablement après les avoir trouvés; mais ils ne purent leur tirer des doigts leurs anneaux d'or. En conséquence ils louèrent dévotement le Seigneur tout-puissant, et inhumèrent respectueusement avec leurs ornements les martyrs du Christ. [13,16] CHAPITRE XVI. Dans ce même temps, pendant que les habitants de Jérusalem éprouvaient, ainsi que nous l'avons dit, tant d'afflictions de la part des Païens, et que Raimond, prince d'Antioche, et d'autres vertueux chevaliers accouraient au secours de leurs frères, dont ils avaient appris la détresse, Jean, empereur de Constantinople, rassembla une grande armée de tous ses Etats, qui sont très-considérables, et mit le siége devant Antioche, métropole de la Syrie, qu'il réclamait comme faisant partie de son Empire. Raimond, dont nous venons de parler, et qui possédait alors cette principauté, était fils de Guillaume, duc de Poitiers. Après la mort du roi Henri, il s'était rendu en Orient, avait épousé la fille de Boémond le jeune, qui lui avait été donnée en mariage par Foulques son cousin, et avait obtenu des bontés de Dieu une grande principauté en Syrie. Comme il se rendait, ainsi que je l'ai dit, au secours du roi de Jérusalem contre les Païens, il apprit en chemin l'arrivée de l'Empereur pour assiéger Antioche; affligé de cette grave inconstance, il s'en retourna aussitôt avec les troupes qui l'accompagnaient, et se hâta de secourir les siens qui, tremblants et sans chef, étaient renfermés dans la place. Comme il s'en approchait, et que, dans sa crainte, il ne savait s'il pourrait traverser l'armée assiégeante et pénétrer dans la ville, il s'entretint de son embarras avec ses amis, dont l'un, qui me semble tout-à-fait magnanime, lui parla en ces termes: «Il est assez connu que les Grecs ont beaucoup de prudence, et qu'ils surpassent en éloquence les autres nations; mais, dans les circonstances difficiles, ils manquent d'audace et de courage. C'est pourquoi, vaillants compagnons d'armes, champions éprouvés, si vous daignez suivre mes avis, prenez vaillamment les armes; bien armés, marchez en silence jusqu'aux tentes de l'Auguste lui-même, comme si vous faisiez partie des troupes impériales, et traversez les légions grecques. Alors jetez des cris terribles aux oreilles de l'Empereur, et montrez hardiment qui vous êtes.» A ces mots, les autres guerriers s'excitèrent à cette difficile entreprise, et suivirent hardiment pendant la nuit les conseils du magnanime chevalier. En conséquence, les Français, parvenus à la tente de l'Empereur, jetèrent de grands cris, et se mirent à charger rudement tout ce qui était devant eux. L'armée impériale, qui se croyait en sûreté, entendit, sans s'y attendre, les cris jetés à l'improviste par les fiers Français. Saisie d'une terreur panique, également troublée et privée de conseils, elle se mit en déroute, et abandonnant tout, elle s'enfuit pendant trois milles, comme si chacun eût vu le glaive menacer sa tête. Le duc Raimond, voyant fuir les Grecs avec leur Empereur, s'arrêta, ne voulut pas poursuivre longtemps tant de monde avec un si petit nombre de troupes; et mettant des bornes au massacre, il entra dans sa ville, et procura, par la grâce de Dieu, une grande joie aux habitants d'Antioche. Au lever du soleil, ils sortirent de la ville, trouvèrent dans les tentes des Grecs des richesses considérables qu'ils enlevèrent avec avidité et transportèrent avec joie chez eux. Cependant l'Empereur, fatigué de fuir avec son armée, s'arrêta; confus et indigné, il s'informa de la cause de la déroute, et fut honteux en apprenant l'entreprise et l'heureux succès des Aquitains. Il rassembla son armée, et invita le duc à une entrevue. Le magnanime guerrier, qui avait donné le conseil de livrer bataille, persuada au duc de ne pas repousser cette proposition, disant qu'il était désormais honorable et grandement avantageux de traiter de la paix. Raimond y consentit, et partit pour l'entrevue dans laquelle l'Empereur lui dit: «La ville d'Antioche appartient à l'empire de Constantinople. Le prince Boémond fit hommage à mon père, et jura avec les autres seigneurs d'Occident de restituer à ce saint Empire tout ce que les Turcs avaient enlevé, et qu'il pourrait recouvrer. En conséquence j'exige de vous, qui maintenant possédez la principauté d'Antioche, que vous mainteniez ce traité, et je réclame pour l'Empire cette ville que vous usurpez.» Raimond lui fit cette réponse: «Je ne veux point discuter avec vous les conditions arrêtées par mes aïeux. J'ai reçu cette ville du roi de Jérusalem avec sa fille, et je lui ai donné ma foi comme à mon seigneur. Je lui ferai donc part de vos demandes: j'obéirai en tout à ses conseils, et, dans cette affaire, je ne délibérerai sur aucun point sans l'avoir consulté.» A ces mots, l'Empereur approuvant que Raimond gardât sa foi à son seigneur, accorda une trève pour que le duc allât trouver son roi, et lui demandât ce qu'il était légitime de faire. Quand ce message fut parvenu au Roi, qui alors était malade, il répondit, après avoir communiqué l'affaire à ses amis intimes: «Nous savons tous suffisamment, comme nous l'avons appris depuis long-temps de nos ancêtres, que la ville d'Antioche fait partie de l'Empire de Constantinople, qu'elle a été ravie à l'Empereur par les Turcs pendant quatorze années, que c'est pour lui qu'elle a été conquise; ce que l'Empereur avance sur les traités de nos prédécesseurs est conforme à la vérité. Devons-nous nier ce qui est vrai et repousser ce qui est juste? Non, sans doute, surtout quand je suis retenu par une grave infirmité, à raison de laquelle je ne saurais secourir mon cousin. En effet, j'ai gagné, avec mes compagnons, une maladie mortelle, pour avoir souffert de la chaleur, des inquiétudes et des travaux, et pour m'être nourri de mauvais aliments pendant que nous étions déplorablement renfermés à Mont-Réal. Telles sont les causes qui m'empêchent de seconder mon cousin dans aucune guerre. Vous connaissez mes motifs d'excuse: allez donc, et dites de ma part à votre maître qu'il fasse la paix avec l'Empereur, et que je lui ordonne de recevoir Antioche de celui auquel elle appartient, et de la tenir de lui avec loyauté. En effet, l'Empereur est chrétien; il jouit d'une grande puissance, il est honoré par les Français. S'il le veut, il peut les servir beaucoup.» A leur retour, les envoyés firent convenablement part de la réponse du Roi. Les deux princes conclurent entre eux une paix avantageuse aux croisés et à tous les Chrétiens qui habitaient soit en Grèce, soit en Syrie. Ainsi Raimond, devenu le vassal de l'Empereur, reçut de lui la ville d'Antioche, et l'Empereur lui promit son amitié et son assistance contre Damas et tous les Païens. C'est ainsi que cette guerre, qui avait pernicieusement duré pendant près de quarante ans, et qui, suscitée et continuée par les Boémond et leurs successeurs contre Alexis, avait occasioné à d'innombrables milliers d'hommes la captivité, la mort-même, et beaucoup de dommages, cessa présentement, par la faveur de Dieu, sous l'empereur Jean et le duc Raimond de Poitiers, à la satisfaction réciproque des deux parties. [13,17] CHAPITRE XVII. L'an de l'incarnation du Seigneur 1138, Louis-le-Jeune, roi des Français, fut couronné à Bourges le jour de la Nativité du Seigneur. Il se réunit dans cette ville un grand concours de personnages, tant nobles que de moyen état, de toute la France, de l'Aquitaine et des autres contrées voisines. Les prélats métropolitains et leurs suffragants s'y trouvèrent; les comtes et les autres seigneurs titrés y accoururent, et offrirent leur hommage au nouveau Roi. Pierre Anaclet, qui, pendant près de sept ans, avait usurpé le siége apostolique, mourut subitement sur sa chaise le 8 des calendes de février (25 janvier). On rapporte que ses frères, qui étaient fils de Pierre Léon, et qui jouissaient d'une grande puissance dans la ville de Rome, cachèrent tellement son corps qu'on ignora où il avait été enseveli. Dans le mois suivant, le bruit se répandit au loin que Roger, duc de la Pouille, venait de mourir. Le pape schismatique, dont nous avons parlé, l'avait consacré roi de Sicile; et, lui ayant donné sa sœur, se l'était attaché pour troubler les droits de l'Eglise. L'empereur Lothaire ayant appris la mort de Roger, se rendit en hâte dans la Pouille, et, suivant l'usage des Empereurs, s'appliqua à la soumettre, ainsi que l'Etat Romain. Le roi Etienne étant venu en Angleterre, et y ayant découvert les trames de quelques factieux contre le bien public du royaume, prit les armes mal-à-propos dans son indignation contre les rebelles, et malgré son frère Henri, évêque de Winchester, il assiégea Bedford; mais les pluies d'hiver tombèrent en abondance à l'époque de Noël, il eut beaucoup de peine et ne réussit pas. En effet, les fils de Robert de Beau-Champ défendirent courageusement la place, et refusèrent de se soumettre au Roi en quelque manière que ce fût, jusqu'à ce que son frère l'évêque de Winchester fût présent. Ils résolurent de ne pas refuser a leur seigneur la soumission ni le service qui lui étaient dus; mais, comme ils avaient appris que le Roi avait donné à Hugues, surnommé le Pauvre, la fille de Simon de Beau-Champ, avec les biens de son père, ils résistèrent opiniâtrement, de l'avis de leurs amis, et dans la crainte de perdre leur héritage. Enfin, le prélat étant arrivé au bout de cinq semaines, ils se rendirent; et par son conseil, qu'ils regardaient comme sage, ainsi qu'au moyen de son assistance, ils firent la paix avec le Roi, et rendirent la place. En Normandie, Renaud de Dunstanville, fils du roi Henri, troublait le Cotentin, et, d'accord avec sa sœur, s'était lié aux Angevins. Il avait avec lui Baudouin de Reviers, Etienne de Magne-Ville, et les autres ennemis du roi Etienne; mais le vicomte Roger leur résistait vigoureusement, et, protégeant le pays, le défendait brillamment contre les perverses attaques de l'ennemi. Il paraissait formidable à tous ses adversaires; mais dans les vicissitudes de ce siècle aucune puissance n'est durable: ses ennemis, profondément jaloux de son bonheur, lui tendirent des embûches et machinèrent sa perte. Un jour, ils envoyèrent des coureurs au pillage, tandis que quelques chevaliers, cachés dans une embuscade, attendaient avec avidité l'occasion de verser le sang. Un grand bruit s'étant élevé, Roger prit les armes avec ses compagnons, et, poursuivant les brigands chargés de butin, il tomba dans les mains de ses ennemis embusqués. Ceux-ci, s'élançant de leurs retraites, comme des lions affamés, chargèrent la troupe de Roger, prise au dépourvu, et sans pitié égorgèrent ce vicomte, qui demandait la vie et faisait de grandes promesses. Le gouverneur ayant été mis a mort, tout le pays fut désolé, et la rage des brigands, opprimant sans frein les paysans, n'a pu jusqu'à ce jour être réprimée dans ses excès. Au mois de janvier, Simon-le-Roux, fils de Baudouin, entra dans le château d'Echaufour, avec la permission de Robert, fils de Giroie; et ayant réuni une troupe de satellites, il se mit à ravager les terres de Robert, comte de Leicester, dans l'évêché d'Evreux. Le Roux était un chevalier entreprenant, hardi, prompt de la main, libéral envers ses compagnons d'armes, infatigable dans les plus rudes exercices, et par conséquent téméraire dans les entreprises difficiles et cruelles. Dès qu'il eut commencé à ravager le pays, son frère Ribould vint partager ses crimes, et le reçut dans la forteresse que l'on appelle le Pont-Echenfrei. Guillaume Frénel et ses six frères, Alain du Thennie et Ernauld, sénéchal du comté, ainsi que les habitants de Glos, se soulevèrent et brûlèrent le Pont-Echenfrei, Montreuil et les bourgs circonvoisins. Alors une fureur cruelle s'empara des deux partis, précipita tout le monde vers le crime, à tel point que l'on ne conserva nul respect pour les saints lieux, que l'on n'épargna ni les hommes consacrés à la religion, ni les paysans innocents, ni les veuves, et qu'on ne cessa d'appliquer au crime son esprit et ses mains, même pendant les saints jours du carême. La trève de deux ans, qui avait été conclue entre le roi d'Angleterre et Geoffroi d'Anjou, fut violée de beaucoup de manières. En effet, les soldats de la comtesse s'emparèrent, pendant le carême, de Raoul de Lasson, homme puissant, et le livrèrent à leur maîtresse pour le resserrer dans les fers. Elle l'y retint longtemps, et ne lui rendit la liberté qu'après qu'il eut remis ses places fortes. D'un autre côté, Enguerrand de Sai et quelques autres partisans du Roi attaquèrent vivement dans une rencontre Renaud et Baudouin hors du château d'Ommoi, et, ayant engagé le combat de près, ils prirent Baudouin et quelques autres personnes. Pendant qu'on se battait là avec acharnement, et que la victoire restait douteuse entre les deux partis, quelques parents et amis du vicomte Roger, trouvant là le lieu et le temps de la vengeance, tirèrent l'épée contre les leurs, tuèrent plusieurs de ses meurtriers, et procurèrent ainsi l'honneur de la victoire au parti opposé. Ainsi, comme le Seigneur l'a dit: «Celui qui se sert du glaive périra par le glaive.» Cette réunion de furieux qui, peu auparavant, avait tué cruellement Roger, fils de Néel, frappée tout à coup par ses amis, succomba au milieu de ses propres partisans. Dans le même temps, Thierri, comte de Flandre, donna sa fille en mariage au fils du roi Etienne, lui remit tout le duché de Flandre, prit la croix, se rendit à Jérusalem, et à son retour fit la guerre au jeune prince qui était son gendre. Au mois de mai, le comte Galeran et Guillaume d'Ypres passèrent en Normandie, et cherchèrent à secourir cette contrée cruellement troublée. D'abord ils marchèrent contre Roger de Conches; mais, au sein des vicissitudes de la fortune, ils trouvèrent ce belliqueux chevalier disposé à les recevoir. C'est pourquoi ils déchargèrent leur fureur sur les paysans, et, courant tout deux au butin, ils dévastèrent le pays par le pillage et l'incendie; et enlevant les choses nécessaires à la vie, ils livrèrent à la désolation le peuple désarmé. Geoffroi d'Anjou arriva au mois de juin en Normandie, et attira dans son parti, à force de prières et de promesses, Robert, comte de Glocester, qui lui soumit Bayeux, Caen, et plusieurs autres places. En Angleterre, les prélats et quelques châtelains, ayant appris que le comte Robert, dont le pouvoir était grand, prêtait son assistance aux Angevins dans les deux Etats, manifestèrent la méchanceté qu'ils avaient tenue cachée, et se révoltèrent contre le Roi. Au mois de juillet, le comte Galeran et Guillaume d'Ypres, affligés de voir l'ennemi prévaloir, grâce aux trahisons intestines, et fouler souvent aux pieds les Normands, qui, dans les pays étrangers, avaient triomphé de tous leurs ennemis, appelèrent à leur secours Raoul de Péronne avec deux cents chevaliers, et firent marcher contre les Angevins d'autres auxiliaires qu'ils attirèrent de divers points. Cependant Robert de Courci envoya sans tarder un courrier au comte Geoffroi, pour lui faire connaître les machinations des siens, en lui mandant de quitter au plus vite la Normandie, et d'attendre un moment plus favorable. A la réception de ces dépêches, Geoffroi, effrayé, se retira avec son armée: ce qui affligea beaucoup la troupe de ses ennemis, désolés de voir partir si subitement leurs adversaires. Toutefois, pour qu'on ne vît pas mille chevaliers réunis en vain, et s'en retournant sans coup férir, ils marchèrent vers Caen, ravagèrent le pays aux environs, et tâchèrent d'attirer la garnison hors de la place. Le comte Robert craignait beaucoup les entreprises des deux partis, et resta sagement renfermé dans la place avec cent chevaliers. Quarante chevaliers seulement sortirent, marchèrent à la rencontre de l'ennemi dans un vallon étroit, sur les bords de l'Orne, et engagèrent un combat terrible. Là Robert Bertrand et Jean de Joo, nobles et beaux chevaliers, furent tués; un grand nombre de personnes furent blessées de part et d'autre; leur infortune déplorable affligea beaucoup de monde. Le comte de Glocester, dont nous avons parlé, et qui avait été cause d'un grand trouble, tenait du roi Henri son père beaucoup de puissance en Angleterre, possédait beaucoup de richesses, de châteaux et de vaillants vassaux. En effet, il commandait dans les plaies fortes de Glocester et de Cantorbéry, de Bristol, de Lydd et de Douvres. Aussi ses partisans nombreux firent, en se révoltant, beaucoup de tort au Roi; agités par les furies, ils troublèrent les provinces voisines, et les ravagèrent de toutes manières. D'abord Goisfred, surnommé Talabot, s'empara de la ville d'Hereford, et s'y étant réuni à des scélérats qu'il s'associa pour le crime, il se révolta contre le Roi. Gaulchelin, surnommé Maminot, occupa Douvres; Robert, fils d'Alvered de Lincoln, s'assura de la citadelle de Wareham; le Gallois Morgan, d'Okeham, et Guillaume de Moun, de Downton. Le jeune Guillaume, surnommé Peveril, possédait quatre places, savoir, Born, Elesmare, Obreton et Guitenton; et il vint, plein d'orgueil, augmenter les forces des révoltés. Raoul Louvel s'établit dans la forteresse appelée Cari; Guillaume, fils de Jean, fortifia Harpetro, et, s'étant réuni à d'autres rebelles, ne songea plus qu'à troubler son pays natal. Cependant David, roi d'Ecosse, secondait les factieux qui troublaient le royaume en faveur des Angevins; il y avait été engagé perfidement par les séditieux, qui l'avaient porté à ravager leur patrie, ou bien à cause du serment que, d'après l'ordre du roi Henri, il avait prêté à sa nièce. Il tenait Cardiff, place très-forte que l'on dit avoir été bâtie par Jules César, et il y avait fait entrer une troupe sanguinaire d'Ecossais. Ils envahirent cruellement l'Angleterre, firent la guerre aux peuples de leurs voisinages, et, comme des bêtes féroces, exercèrent sur eux leur barbarie. En effet, ils n'épargnaient personne; ils massacraient également les jeunes gens et les vieillards, et faisaient périr les femmes enceintes, en leur ouvrant cruellement les flancs avec leur épée. [13,18] CHAPITRE XVIII. Cependant le roi Etienne exerça le tranchant de son glaive contre tous ces révoltés, et soumit ses ennemis soit par des présents, soit par des promesses, soit en employant la valeur de ses chevaliers. Il créa comte de Derby Robert de Tewksbury, preux et loyal chevalier, et donna le titre de comte de Pembroke à Gislebert de Clare: il se servit d'eux pour s'attacher Gaulchelin Maminot, Louvel et plusieurs autres qui étaient leurs amis ou leurs voisins. En voyant tant de rebelles, ainsi que je l'ai déjà dit, le fier monarque fut enflammé de colère, et employa trois armées pour attaquer les châteaux de ses ennemis. Il assiégea d'abord la ville de Hereford qui, placée sur la rivière de Wye, sert de limite aux Anglais et aux Gallois: bien accueilli par les citoyens et les gens du pays comme leur seigneur légitime, il s'empara de la ville, et ayant mis en fuite Goisfred Talabot, il fit grâce avec clémence au reste de la garnison. De son côté, la Reine assiégea Douvres par terre avec une puissante armée, et ordonna aux Boulonnais ses amis, ainsi qu'à ses parents et à ses sujets, de resserrer l'ennemi du côté de la mer. Alors les Boulonnais, obéissant de bon cœur aux ordres de leur princesse, lui offrirent leurs services, et couvrirent d'une multitude de vaisseaux ce détroit qui a peu de largeur, afin que les assiégés ne pussent rien se procurer de ce côté. Pendant ce temps-là, Robert de Ferrières que, comme nous l'avons dit, le Roi avait créé comte de Derby, eut un entretien avec son gendre Gaulchelin, lui procura la paix avec le Roi, et le détermina à rendre la place dont nous venons de parler. Gislebert de Clare assiégea le château d'Esled, et força la garnison à se rendre. Guillaume, fils d'Alain, châtelain et vicomte de Shrewsbury, qui avait épousé la nièce de Robert, comte de Glocester, voulant le favoriser, se révolta contre le Roi, et lui résista près d'un mois dans cette ville. Enfin, au mois d'août, vaincu par la faveur royale, il prit la fuite, et le Roi emporta la place après un rude assaut. Arnulf de Hesding, chevalier belliqueux et téméraire, oncle du jeune Guillaume, repoussa orgueilleusement la paix que le Roi lui offrit plusieurs fois, osa même diriger contre lui des propos injurieux, et s'efforça de retenir avec opiniâtreté dans la révolte ceux qui voulaient se soumettre. Enfin, la place qu'il commandait ayant été prise, il fut fait prisonnier avec plusieurs autres, et livré au prince qu'il avait méprisé. Le monarque, qui paraissait aux révoltés méprisable à cause de sa douceur, telle que beaucoup de nobles mandés à sa cour refusèrent de s'y présenter, se mit en courroux, et ordonna de faire punir, soit par la potence, soit par d'autres genres de mort Arnulf, et près de quatre-vingt-treize de ceux qui lui avaient résisté. Arnulf, tardivement repentant, et plusieurs autres seigneurs, supplièrent le Roi, et promirent beaucoup d'argent pour leur rançon; mais ce prince, préférant la punition du crime à de grosses sommes d'or, les fit mettre à mort sur-le-champ. Leurs orgueilleux complices, effrayés de cette grande sévérité, qui leur fut rapportée, tout tremblants, accoururent dans trois jours auprès du Roi, et donnèrent diverses excuses pour leur retard prolongé. Quelques-uns même apportèrent les clefs de leurs places fortes, et offrirent humblement leurs services au Roi: ainsi les séditieux, qui avaient abandonné leur devoir, ayant été quelque peu comprimés, les amis de la paix furent comblés de joie. [13,19] CHAPITRE XIX. Dans la même semaine, il arriva au roi Etienne un semblable bonheur dans une autre partie du royaume. En effet, le comte d'Aumale et Roger de Monbrai combattirent contre le roi d'Ecosse, et, après avoir tué une multitude d'Ecossais, mirent le Roi en déroute. Ces peuples reçurent la punition du massacre cruel qu'ils avaient fait des Anglais récemment, et sans aucun respect pour la religion chrétienne. Effectivement, les Ecossais, craignant le fer qui les menaçait, s'enfuirent vers l'eau, se jetèrent sur un point non guéable dans une grande rivière que l'on appelle Zeed, et, fuyant la mort, n'en furent pas moins sa proie. Après la longue guerre que se firent les deux rois, et qui fut de part et d'autre poursuivie avec atrocité au grand dommage de beaucoup de monde, on envoya de part et d'autre, au grand étonnement de tous, des messagers de paix. Ils s'entremirent entre les deux monarques qui étaient las de pillages et de meurtres, ainsi que de soins et de travaux continuels, et les rappelèrent à la concorde. Henri, fils de David, roi d'Ecosse, approuva ce traité. Il conçut de l'amour pour Adeline, fille de Guillaume, comte de Surrey, et il la demanda en mariage. Attaché par une telle union, il devint l'ami intime des Normands et des Anglais, parce qu'il reconnut, d'après l'avis des hommes prudents, que ce rapprochement lui serait utile et salutaire ainsi qu'à ses peuples. Cependant les Normands exerçaient leurs fureurs dans le sein de leur mère patrie, et commettaient de tous côtés beaucoup d'attentats. Le 7 septembre, Roger de Toeni réunit une troupe brillante de chevaliers, et, pour venger plusieurs injures qui lui avaient été faites autrefois, il attaqua Breteuil. Il était accompagné du comte du Hainault avec quatre-vingts chevaliers, de Pierre de Maulle avec quarante, et de Simon-le-Roux avec vingt; il avait en outre réuni une puissante troupe qu'il avait tirée de toutes ses terres L'ardent Roger, à la tête de cette armée brillante, assiégea tout à coup la place, et, après y avoir jeté des feux, causa un grand dommage aux habitants qui ne s'y attendaient pas. En effet, des ouvriers battaient la moisson sur les places; et, comme il est d'usage en automne, il y avait devant les maisons de grands monceaux épars de gluis et de paille: aussi les flammes trouvèrent facilement un aliment convenable. C'est ainsi qu'une ville opulente fut brûlée en un moment. L'église même de Saint-Sulpice, évêque et confesseur, fut, hélas! réduite en cendres, avec beaucoup d'hommes et de meubles des bourgeois qui s'y trouvaient renfermés. Les chevaliers de la garnison se voyant prévenus par l'ennemi, et fuyant vers la citadelle avec beaucoup de monde, furent atteints par le glaive. Dans la même année, la paix fut conclue avec Roger, les deux frères Galeran, comte de Meulan, et Robert, comte de Leicester et de Breteuil: ils conduisirent Roger en Angleterre auprès du roi Etienne, avec lequel il se réconcilia honorablement. Le jour des calendes d'octobre (Ier octobre), Geoffroi, comte d'Anjou, assiégea Falaise: il s'y donna inutilement beaucoup de peine pendant dix-huit jours; et le dix-neuvième, n'ayant pu obtenir aucun avantage, il se retira. Richard de Lucé, qui commandait dans la place, la défendit vaillamment avec les habitants. Ayant ouvert les portes, les assiégés se moquaient journellement des assiégeants: comme les premiers étaient fiers d'avoir en abondance des vivres et des armes, ils engageaient par moquerie les assiégeants à leur donner l'assaut. Alors les ennemis ravagèrent la province qu'ils parcoururent; ils violèrent les églises sans crainte de Dieu; ils profanèrent les lieux saints après avoir enlevé les vases sacrés et les ornements; ils n'épargnèrent personne, et dépouillèrent même les hommes du commun autant qu'ils le purent. Enfin, effrayés par la volonté de Dieu, ils s'enfuirent nuitamment, et laissèrent dans leur déroute leurs tentes remplies de bagages et d'armes, ainsi que les chariots chargés de pain, de vin et d'autres provisions, dont les habitants s'enrichirent beaucoup avec joie. Toutefois, au bout de dix jours, le comte d'Anjou reparut inopinément, et courant, avec plusieurs milliers de soldats, autour de Falaise, il enleva le butin de ceux qui revenaient et qui se croyaient en sûreté. Il fit beaucoup de mal à la Normandie par le meurtre et par le pillage, et, durant trois semaines, n'interrompit pas ses actes de cruauté. Il se rendit à Touques au commencement de novembre; il y trouva une place opulente, et voulut assiéger le lendemain Bonneville, forteresse du voisinage. Les ennemis trouvèrent à Bonneville des maisons considérables, mais vides, où ils s'établirent témérairement dans leur triomphe, et se firent préparer de splendides festins. Sur ces entrefaites, pendant l'obscurité de la nuit, comme les agresseurs se reposaient avec sécurité dans les maisons de leurs adversaires, Guillaume, surnommé Troussebot, gouverneur de Bonneville, profita habilement de l'imprudence des Angevins; par des exhortations convenables, il excita à de grandes entreprises les habitants qu'il avait rassemblés autour de lui; puis il envoya à Touques des jeunes gens débauchés et des filles publiques, et leur dit adroitement, après y avoir bien réfléchi, ce qu'ils avaient à faire. Ces gens, d'après leurs instructions, se dispersèrent en cachette dans le bourg et dans ses quatre quartiers, et mirent hardiment le feu en quarante-cinq endroits. Déjà les Angevins avaient pris la place, et fait prisonniers leurs hôtes dans leurs propres foyers et sur leurs chaises; tout à coup, surpris par le grand bruit des flammes et les cris des gardes, ils furent excessivement effrayés, et prirent la fuite en abandonnant leurs chevaux, leurs armes, et même leurs effets les plus nécessaires. Alors Guillaume Troussebot se présenta en armes avec sa troupe devant les ennemis; mais l'épaisseur de la fumée les aveugla tellement de part et d'autre, qu'ils ne purent ni se voir ni se reconnaître. Enfin le comte Geoffroi tout troublé s'arrêta dans un cimetière, il y rassembla ses soldats; là, confus et tremblant, il attendit l'arrivée du jour. Aussitôt qu'il parut il s'enfuit au plus vite, et ayant appris à connaître l'audace des Normands, il arriva tout honteux à Argentan. Sans défense et contristé, le peuple tremblait en Normandie, et, privé de protecteurs, invoquait l'assistance du Très-Haut. Les grands se signalaient par la perfidie et les entreprises criminelles; la plupart favorisaient l'ennemi frauduleusement, et ne défendaient pas leurs compatriotes; au contraire ils les dépouillaient, les opprimaient, et les rendaient victimes de leur méchanceté. Dans ce temps-là Thibaut, abbé du Bec, fut appelé en Angleterre au siége de la métropole de Cantorbéry. A sa place, Letald, moine d'une vie pieuse, fut choisi pour gouverner le monastère du Bec. [13,20] CHAPITRE XX. L'an de l'incarnation du Seigneur 1139, le pape Innocent II tint à Rome un grand concile au milieu du carême, et ordonna au nombre considérable de prélats qui s'y trouvaient d'observer inviolablement les décrets des saints Pères. Appelés de diverses contrées, ils s'étaient rendus tous au concile, et, à cet effet, pendant l'hiver, avaient entrepris un voyage périlleux: c'est ainsi qu'en faisant de grandes dépenses ils avaient vu les murs de Rome. Le pape leur exposa beaucoup de choses des anciennes Ecritures, et publia un texte pur des saints décrets; mais la méchanceté des hommes, trop générale dans l'univers, endurcit les cœurs contre les préceptes ecclésiastiques. A leur retour dans leur pays, les prélats répandirent partout la connaissance des décrets apostoliques; mais, comme on le voit trop clairement, cela fut sans utilité pour les opprimés et pour ceux qui avaient besoin de secours, puisque ces actes furent méprisés par les princes et par les grands, ainsi que par les peuples soumis à leur pouvoir. Audin, évêque d'Evreux, partit dans la semaine de Pâques pour l'Angleterre; il y mourut, le 6 des nones de juillet (2 juillet), à Melton, chez les chanoines, où il fut enterré. Né dans le Bessin, il étudia beaucoup les lettres, et, profondément instruit dans les arts libéraux, il se distingua parmi les plus savants; devenu cher au roi Henri, il lui plut beaucoup parmi les principaux de ses secrétaires. Ensuite, tiré de la chapelle du Roi, il gouverna vingt-quatre ans le diocèse d'Evreux, instruisit le clergé et les fidèles à observer la loi de Dieu, soutint habilement le culte de l'Église, et répara de fond en comble la basilique de la bienheureuse Marie mère de Dieu, qui avait été brûlée de son temps. Retrou, fils de Henri, comte de Warwick, archidiacre de Rouen, fut élu à l'évêché d'Évreux, et consacré par l'archevêque Hugues. La même année, si je ne me trompe, Turstin, archevêque d'York, frère d'Audin, vint à mourir. Dans le même temps, il y eut un grand trouble en Angleterre. Roger, évêque de Salisbury, fier de ses richesses, de ses puissants amis et de ses places fortes, ayant gouverné toute l'Angleterre pendant la vie entière du roi Henri, s'était fait un tort notable parmi les grands du royaume, pour avoir été infidèle à Etienne, son roi et son seigneur, et pour avoir favorisé les Angevins. Il avait des complices qui lui étaient intimement attachés, tel que son fils qui était chancelier du Roi, et des neveux très-puissants, dont l'un était évêque de Lincoln et l'autre d'Ely. Ces personnages distingués tiraient leur audace de leurs grandes richesses, et avaient en conséquence la témérité de vexer les seigneurs de leur voisinage par toutes sortes d'iniquités. C'est pourquoi, animés par de cruelles offenses, plusieurs conspirèrent contre ces tyrans, et s'étant accordés sur le moment, se soulevèrent en même temps; puis ils s'efforcèrent de leur faire subir les représailles de leurs vexations. Les comtes Galeran et Robert, tous deux frères, Alain de Dinan et plusieurs autres seigneurs commencèrent à Oxford à se lever contre les partisans des prélats. Après que de part et d'autre plusieurs personnes eurent été tuées, les évêques Roger et Alexandre furent pris. L'évêque d'Ely, qui ne s'était pas encore présenté à la cour du Roi, mais qui s'était établi hors la ville dans une campagne avec ses parasites, ayant entendu des bruits fâcheux, comme sa conscience lui faisait des reproches, s'enfuit aussitôt à Devizes, place très-forte; puis, ayant brûlé tout le pays des environs, il occupa le premier la forteresse et résolut de la mettre de toutes ses forces en défense contre le Roi. Ce que le monarque apprenant, il entra en courroux, fit marcher son armée, et se répandant en grandes menaces, fit marcher en avant Guillaume d'Ypres, en jurant que l'évêque Roger n'aurait rien à manger jusqu'à ce qu'il eût pris la forteresse. Il fit arrêter Roger-le-Pauvre, fils du prélat, et ordonna de le pendre devant la porte à la vue des révoltés. Sa mère nommée Mathilde de Ramsey, qui était la concubine de l'évêque, défendait la principale forteresse. Enfin l'évêque de Salisbury, avec la permission du Roi, eut un entretien avec son neveu; il le blâma beaucoup de ce qu'en voyant naître la sédition, il ne s'était pas retiré dans son propre diocèse, au lieu de se mêler en furieux dans des affaires qui lui étaient étrangères, et de faire subir la famine à plusieurs milliers d'hommes par un incendie violent. Comme cet orgueilleux persistait opiniâtrement avec ses fauteurs dans la rebellion, et que le Roi irrité ordonnait d'attacher soudain à la potence Roger-le-Pauvre, la mère effrayée, apprenant la fâcheuse position de son fils, s'élança de sa place, et, dans sa sollicitude, s'écria: «Je l'ai enfanté, et je ne dois en aucune manière occasioner sa mort; même, s'il le faut, je dois le sauver au prix de mon existence.» Aussitôt elle envoya un courrier au Roi; et, pour le rachat de ses amis, elle offrit de lui rendre la puissante forteresse qu'elle occupait. Ainsi, l'évêque d'Ely abattu consentit, dans son affliction, à se rendre avec ses autres complices. Enfin, tout étant pacifié, la place fut remise aux mains du Roi, et les évêques retournèrent en paix dans leurs diocèses. Peu après le prélat Roger mourut. Ainsi succomba l'évêque d'Ely, cet ennemi public de tout son pays. Dans l'automne, Mathilde, comtesse des Angevins, passa en Angleterre avec Robert de Caen son frère, Gui de Sablé et plusieurs autres. Arundel s'étant rendu, elle marcha en paix avec la permission du Roi vers les places de son parti. On peut remarquer dans cette permission une preuve de la grande simplicité ou de la faiblesse du monarque, et les gens sages doivent le plaindre de ce qu'il négligea ainsi son salut et la sûreté de son royaume. En effet, il eût pu facilement éteindre un grand foyer de maux excessifs, si, imitant l'habileté des sages, il eût aussitôt repoussé le loup de la porte de la bergerie; si, pour le salut du troupeau, il eût dans son principe étouffé la scélératesse des méchants, et écrasé le venin dans la tête de ceux qui cherchaient à piller, à massacrer les hommes et à ravager le pays; si enfin, comme ses pères, il eût frappé les pervers avec le glaive de la justice. Au mois de novembre, Rotrou, comte de Mortagne, excité par l'avidité, se rendit au Pont-Echenfrei -, huit soldats, qui dans la place mouraient de faim, la lui remirent. Il permit à cette misérable garnison de se retirer, et confia la place à Roger de Planes. Alors Ribould, Simon-le-Roux, et les autres neveux de Raoul-le-Ronx furent chassés sans retard, et perdirent soudain la possession du château qu'ils avaient eue jusqu'alors. Robert de Caen donna l'hospitalité sous son toit à sa sœur Mathilde qui avait été reçue en Angleterre; il appela les Gallois à son secours, et de toutes parts il se commit de grands crimes. En effet on rapporte que plus de dix mille barbares se répandirent en Angleterre, où ils n'épargnaient pas les saints lieux, n'avaient nul respect pour la religion, et se livraient sans relâche au pillage, à l'incendie et au meurtre. Je ne saurais rapporter en détail combien l'Eglise de Dieu souffrit d'afflictions dans ses fils, qui, comme des troupeaux, tombaient journellement égorgés sous le fer des Bretons. L'an de l'incarnation du Seigneur 1140, le roi Etienne réunit une assemblée, et, de concert avec les grands, s'occupa des affaires publiques. Il s'éleva entre eux une difficulté sur la nomination d'un évêque à Salisbury. En effet Henri, évêque de Winchester, voulait y placer son neveu Henri, et, comme il ne put l'emporter sur la majorité, il se retira fort en colère de la cour du Roi. Galeran, comte de Meulan, avait fait choix de Philippe de Harcourt, archidiacre d'Evreux, et, pour plusieurs causes, le Roi y avait donné volontiers son approbation. Ce prince donna à Henri le couvent de Fécamp, dans lequel la religion fut grandement florissante du temps des quatre abbés précédents. Dans la même année, Richard, abbé d'Ouche, à son retour du concile de Rome, passa promptement en Angleterre, après Noël, pour des affaires urgentes: fatigué par de longs travaux, il fut attaqué de la fièvre pendant le carême. Après en avoir souffert considérablement pendant plusieurs jours, il se munit à l'avance de la confession et de la prière; puis, après Pâques, les médecins lui administrèrent une potion; mais, comme elle était trop forte, il en fut abattu, et mourut le septième jour de mai. Ainsi il cessa de vivre le jour des nones de ce mois, l'an troisième de son gouvernement. Transporté à Thorney, il y fut inhumé devant le crucifix dans l'église de Sainte-Marie, par Robert, abbé de ce couvent. Dès que les moines d'Ouche apprirent ce malheur, ils se réunirent et choisirent pour abbé Ranulfe, prieur de Noyon, qui depuis quarante ans portait pieusement l'habit monastique. Ce frère ayant été élu, il se rendit en Angleterre avec des lettres de Hugues, archevêque de Rouen, et de Jean, évêque de Lisieux, relatives à la régularité de son élection. Sur le vu de ces dépêches, le roi Etienne lui accorda l'abbaye, et lui confirma les biens de cette église. A son retour d'Angleterre, Ranulfe alla trouver l'évêque Jean, lui présenta les lettres du Roi, et, bien accueilli par le vénérable prélat, reçut sa bénédiction le 8 des ides de novembre (6 novembre). [13,21] CHAPITRE XXI. L'an de l'incarnation du Seigneur 1141, il s'éleva des troubles violents en Angleterre, à la suite desquels de grands changements s'opérèrent au détriment de beaucoup de monde. En effet, Ranulfe, comte de Chester, et Guillaume de Roumare, son frère utérin, se révoltèrent contre le roi Etienne, et surprirent la forteresse que ce monarque possédait à Lincoln, pour la défense de la ville. Ils avaient adroitement attendu le moment où la garnison s'était dispersée en différents lieux, et ils avaient envoyé leurs femmes devant eux à la citadelle comme pour s'amuser. Enfin, pendant que les deux comtesses s'y trouvaient, plaisantaient, et causaient avec la femme du chevalier qui commandait dans la tour, le comte de Chester, désarmé et sans manteau, y alla comme pour ramener sa femme, et fut suivi de trois chevaliers, sans que personne soupçonnât aucune fraude. Etant ainsi entrés, ils se saisirent tout à coup des leviers et des armes qu'ils trouvèrent sous leur main, et chassèrent violemment la garnison royale; ensuite Guillaume de Roumare et ses chevaliers, bien armés, entrèrent dans la place comme il avait été convenu. Ainsi les deux frères s'emparèrent de la tour et de toute la ville de Lincoln. Cependant l'évêque Alexandre et les citoyens mandèrent au Roi cet événement: Etienne, ayant appris ces choses, éprouva une violente colère, et fut très-étonné de voir ses meilleurs amis, qu'il avait comblés de biens et de dignités, commettre un si grand attentat. Après Noël, il rassembla son armée, se rendit en hâte à Lincoln, et, à l'aide des habitants, se saisit à l'improviste pendant la nuit d'environ dix-sept chevaliers, qui avaient couché dans la ville. Cependant les deux comtes étaient dans la citadelle avec leurs femmes et leurs amis: investis tout à coup, ils ignoraient dans leur anxiété ce qu'ils avaient à faire. Enfin Ranulfe, qui était le plus jeune et le plus prompt à se déterminer, d'ailleurs très-brave, sortit de nuit avec un petit nombre de chevaliers, et se rendit vers les siens dans la province de Chester. Il adressa ses plaintes à Robert, comte de Glocester, son beau-père, et à quelques autres personnes, soit amis, soit parents; il arma contre le Roi les Gallois, les seigneurs qui avaient été dépouillés, et beaucoup d'autres mécontents; puis, de toutes parts, il réunit des forces pour secourir les assiégés de Lincoln. Il s'adressa surtout à Mathilde, comtesse d'Anjou, lui demanda instamment des secours, lui jura fidélité, et obtint d'elle ce qu'il voulut. Ayant ainsi rassemblé une troupe nombreuse, les deux comtes s'approchèrent de la place assiégée, et se disposèrent à combattre ceux qui leur résisteraient. Cependant le Roi, entendant journellement parler de l'arrivée de ses ennemis, méprisait ces rapports, ne croyait pas qu'ils eussent l'audace de tenter de si grandes entreprises, et se disposait à attaquer avec des machines convenables ceux qui, dans la tour, réclamaient sa clémence. Cependant, le dimanche de la Sexagésime, pendant que l'on célébrait la sainte solennité de la Purification, le Roi, ayant vu les troupes ennemies déjà près de lui, convoqua les principaux seigneurs, et leur demanda conseil sur ce qu'il devait faire. Quelques-uns l'engagèrent à laisser pour la défense de la ville une nombreuse troupe qui se réunirait aux citoyens dévoués, à se retirer en faisant bonne contenance pour former une armée de tous les points de l'Angleterre, et à revenir en temps convenable, si les ennemis ne se retiraient pas, pour les assiéger de nouveau avec toute la rigueur qui convenait à un monarque. D'autres lui conseillaient de rendre les devoirs qu'il devait à la purification sacrée de Sainte-Marie, mère de Dieu, et de différer le moment du combat par l'entremise des messagers de paix, afin qu'en obtenant du délai, aucun des deux partis ne fût écrasé, et que le sang humain ne coulât pas pour la désolation générale. Dans son obstination, le monarque dédaigna de céder aux avis des gens sages, et crut qu'il était indigne d'ajourner l'engagement pour quelque raison que ce fût; au contraire, il fit aussitôt prendre les armes à sa troupe. En conséquence les armées se réunirent près de la ville, et, s'étant de part et d'autre rangées en bataille, elles en vinrent aux mains. Le Roi forma trois corps: l'armée ennemie en présenta un pareil nombre. Sur la première ligne de l'armée royale se placèrent les Flamands et les Bretons, que commandaient Guillaume d'Ypres et Alain de Dinan; ils avaient en tête une troupe furieuse de Gallois, qui avaient pour chefs Mariadoth et Kaladrius. Le Roi et quelques-uns de ses officiers descendirent de cheval; il combattit courageusement à pied pour la défense de sa vie et de sa couronne. Le comte Ranulfe, de son côté, mit pied à terre avec ses escadrons, et encouragea vivement au carnage la troupe vaillante des fantassins de Chester. Cependant Robert, comte de Glocester, qui jouait un grand rôle dans cette expédition, ordonna aux guerriers de Bath, et aux autres qui avaient été dépouillés, de porter les premiers coups dans le combat, pour recouvrer leurs biens qu'ils revendiquaient. D'abord, on combattit de part et d'autre avec acharnement, et le sang des hommes coula en abondance. Les meilleurs chevaliers se trouvaient avec le Roi; mais les ennemis l'emportèrent par le grand nombre de leurs hommes de pied et des Gallois. Il est certain que Guillaume d'Ypres avec ses Flamands, et Alain avec ses Bretons, furent les premiers qui tournèrent le dos, et par leur fuite découragèrent leurs compagnons d'armes en même temps qu'ils ranimèrent l'ennnemi. Dans ce combat la perfidie déploya toutes ses fureurs. En effet, quelques seigneurs, avec un petit nombre de guerriers, accompagnèrent le Roi, et envoyèrent à ses adversaires la plupart de leurs hommes pour assurer leur triomphe. Ainsi ils trahirent la fidélité qu'ils devaient à leur maître, et méritèrent d'être considérés comme parjures et traîtres. Le comte Galeran, Guillaume de Varenne son frère, Gislebert de Clare, et plusieurs autres chevaliers distingués, tant anglais que normands, voyant la déroute du premier corps, furent effrayés eux-mêmes, et tournèrent le dos à l'ennemi. Cependant Baudouin de Clare, Richard, fils d'Ours, Enguerrand de Sai et Ildebert de Laci restèrent fidèlement auprès du Roi pendant la bataille, et combattirent vaillamment avec lui jusqu'à ce qu'elle fût perdue. Le Roi Etienne, se rappelant les belles actions de ses prédécesseurs, se battit avec un grand courage, et, tant qu'il eut avec lui trois soldats, il ne cessa de combattre avec une épée ou la hache norvégienne qu'un jeune homme lui avait procurée. Enfin, excédé de fatigue et abandonné de tout le monde, il se rendit au comte Robert son cousin qui le reçut prisonnier, et le présenta peu de temps après à la comtesse Mathilde. C'est ainsi que par un retour de la roue inconstante de la fortune, le roi Etienne fut précipité du trône, et fut, hélas! conduit en prison, gémissant et malheureux, dans l'importante place de Bristol. Baudouin de Clare, et quelques autres jeunes chevaliers fort distingués, qui, comme je l'ai dit, avaient mis pied à terre avec le Roi et combattu vaillamment, furent aussi faits prisonniers. La nuit précédente, pendant que le peuple de Dieu fêtait la veille de la Purification en l'honneur de la Vierge mère, et attendait, pour la solenniser selon l'usage de l'Église, la messe générale du matin, il tomba en Occident, surtout en France et en Angleterre, une énorme quantité de grêle et de pluie, et l'on entendit d'effrayants coups de tonnerre accompagnés de grands éclairs. Ce même jour, pendant que le Roi, sur le point de combattre, entendait la messe, et était intérieurement agité de beaucoup de pensées et de soins, le cierge consacré se brisa dans sa main, et tomba trois fois en présence de nombreux spectateurs. Ce présage parut très-fâcheux à quelques hommes sages, et le même jour il se vérifia clairement par la chute du prince. [13,22] CHAPITRE XXII. Le malheur du roi Etienne causa un grand chagrin aux clercs et aux moines, ainsi qu'aux gens simples du peuple, parce que ce monarque était humble et affable pour les hommes bons et doux; et si de perfides seigneurs l'eussent permis, en renonçant à leurs tentatives perverses, il eût été le protecteur généreux et bienveillant de sa patrie. Les habitants de Lincoln qui avaient, comme il convient, pris le parti du roi leur maître, voyant que leurs ennemis avaient remporté une victoire complète, abandonnèrent, dans leur désolation, leurs maisons, leurs femmes et leurs biens, et gagnèrent le fleuve voisin pour se sauver a l'étranger. S'étant portés en foule aux bateaux, et les ayant remplis d'une trop grande multitude, en s'y jetant pêle mêle dans la crainte de la mort, les derniers arrivés se précipitèrent sur les premiers, et firent aussitôt chavirer ces bâtiments. Presque tous ceux qui y étaient entrés périrent, à ce qu'on assure, au nombre d'environ cinq cents nobles citoyens. Il n'en périt pas tant dans la bataille. Un chevalier d'élite nommé Guillaume, qui était neveu de Goisfred, archevêque de Rouen, fut tué dans l'armée royale. Au surplus, il ne périt pas plus de cent chevaliers, au dire de ceux qui se trouvèrent à la bataille. Cependant le comte Ranulfe et les autres vainqueurs entrèrent dans la ville, et, comme des barbares, la pillèrent entièrement. Ils massacrèrent, comme des troupeaux, sans aucune pitié, et par divers genres de mort, ce qui restait de citoyens qu'ils purent trouver et prendre. Après cette bataille et la prise du Roi, il y eut de grands troubles dans le royaume d'Angleterre. Henri, évêque de Winchester, se tourna aussitôt du côté des Angevins; ayant reçu favorablement la comtesse dans la capitale, il abandonna entièrement le Roi son frère et tous ceux de son parti. Le comte Galeran, Guillaume de Varenne, Simon, et plusieurs autres seigneurs s'attachèrent à la Reine, et promirent de combattre vaillamment pour le nouveau roi et ses héritiers. Ainsi de tous côtés s'étendit la perversité; ainsi l'Angleterre fut remplie de pillages, d'incendies et de meurtres; et cette contrée naguère si opulente est maintenant désolée. Cependant Geoffroi, comte d'Anjou, ayant appris les triomphes de sa femme, se rendit aussitôt en Normandie, envoya des courriers aux principaux seigneurs, et leur ordonna, en vertu de ses droits, de remettre leurs places fortes et de rester en paix. Dans le carême suivant, Rotrou comte de Mortagne fut le premier qui fit la paix avec Geoffroi, et prêta son assistance aux Angevins après avoir rompu le traité qu'il avait fait avec le roi Etienne. Il avait eu récemment un sujet de ressentiment contre ce monarque, parce que l'ayant invité à faire mettre en liberté Richer de L'Aigle son neveu, il n'avait pu rien obtenir de lui. En effet, un dimanche de septembre, pendant que l'on célébrait la nativité de la Vierge, Richer passait tranquillement en Angleterre avec cinquante chevaliers; arrivé sans armes au bourg que l'on appelle Lire, il fut aussitôt fait prisonnier par Robert de Bellême, qui était en embuscade sur la route, et avec lequel il croyait avoir fait une paix durable. Ensuite il fut retenu six mois en prison à Breteuil, et, sans nul motif, le brigand dont nous venons de parler ravagea, dans l'excès de sa tyrannie, par le pillage et l'incendie, les terres de Richer de L'Aigle En conséquence le comte Rotrou, oncle de Richer, fut profondément affligé de tant de fureurs, et desira arracher son neveu de la prison, et soustraire ses terres à l'invasion de ses ennemis. C'est pourquoi il s'occupa avec zèle de suivre fréquemment, avec des soldats, la marche de Robert. Enfin, dans les derniers jours d'octobre, conformément à la volonté de Dieu, Rotrou, accompagné d'une forte troupe, rencontra les brigands; il prit Robert et Maurice son frère, ainsi que plusieurs autres guerriers; il les tint rigoureusement en prison, comme il était juste, et procura ainsi aux innocents paysans une grande sécurité. Au milieu du carême, les seigneurs de Normandie se réunirent à Mortagne et délibérèrent sur les affaires publiques. Hugues, archevêque de Rouen, et quelques seigneurs normands allèrent trouver le comte Thibaut, et lui offrirent le royaume d'Angleterre et le duché de Normandie. Comme ce prince était prudent et pieux, il refusa de se charger du fardeau de tant d'affaires, et céda son droit au trône, moyennant certaines conditions, à Geoffroi gendre du roi Henri. Ces conditions furent que Geoffroi céderait à Thibaut la ville de Tours, qui dépendait de son comté; qu'il mettrait en liberté le roi Etienne son frère, et qu'il lui rendrait ainsi qu'à son héritier la totalité de ses anciens biens, dont il avait joui du vivant de son oncle. Alors Robert, comte de Leicester, fit un traité avec Rotrou, et, à la demande des comtes qui étaient présents, il mit en liberté Richer de L'Aigle, et conclut la paix pour lui-même et pour son frère avec les Angevins, jusqu'à ce qu'il fût de retour de l'Angleterre. Cependant les habitants de Verneuil, qui comptaient dans leur parti treize mille hommes, et qui naguères se montraient terribles et menaçants en faveur du Roi, considérant que beaucoup de gens avaient déjà traité avec le comte d'Anjou, après une longue résistance, laissèrent fléchir leur ancienne obstination, et, rendant leur place, reçurent la loi du comte Geoffroi et de Mathilde. Les habitants de Nonancourt ne tardèrent pas à les imiter. Jean, évêque de Lisieux, déjà âgé et doué d'une longue expérience, n'ayant plus d'espoir d'aucun secours, et ne voulant pas soutenir plus long-temps la guerre contre les Angevins, surtout lorsqu'il les voyait s'établir victorieusement sur la rive gauche de la Seine, et que plusieurs places de son voisinage faisaient la paix avec eux, traita, de l'avis de ses amis, avec le comte d'Anjou dans la dernière semaine du carême. Ensuite, avant la Pentecôte, étant retourné de Caen à Lisieux, il souffrit beaucoup de l'excès de la chaleur et de la fatigue; et, après avoir été malade pendant une semaine, il mourut le 12 des calendes de juin (21 mai), après trente quatre ans d'épiscopat. Alors Rotrou, évêque d'Evreux, Raoul, abbé d'Ouche, et les autres abbés de son diocèse, se réunirent et inhumèrent son corps dans la basilique de l'apôtre Saint-Pierre, du côté du nord, devant l'autel de Saint-Michel. Alors Louis-le-Jeune, roi des Français, rassembla une grande armée; à l'époque de la fête de Saint-Jean-Baptiste, il alla mettre le siége devant Toulouse, et fit la guerre au comte Alphonse, fils de Raimond. Voilà que fatigué par la vieillesse et les infirmités, j'éprouve le desir de terminer ce livre, et, d'après plusieurs motifs, la raison exige bien certainement qu'il en soit ainsi. En effet, j'ai passé soixante-sept ans de ma vie dans le culte de mon Seigneur Jésus-Christ; et, pendant que je vois les grands du siècle accablés de rudes infortunes et des maux les plus fâcheux pour eux, je suis, grâce à Dieu, fort de la sécurité que me donne ma soumission, et de la joie que je dois à ma pauvreté. Voilà qu'Etienne, roi des Anglais, est retenu gémissant en prison, et que Louis, roi des Français, est en proie au tourment de soucis divers dans l'expédition qu'il entreprend contre les Goths et les Gascons. Voilà que la chaire de Lisieux est privée d'évêque par la mort de son prélat, et je ne sais quand il aura un successeur ni quel il pourra être. Que dirai-je de plus? «Sur ces entrefaites, Dieu tout-puissant, je dirige vers vous mon discours, et j'implore doublement votre clémence pour que vous ayez pitié de moi. Je vous rends grâce, roi suprême, de m'avoir mis au monde sans que je le méritasse, et d'avoir disposé de mes années selon le bon plaisir de votre volonté. Vous êtes mon Roi et mon Dieu; moi, je suis votre serviteur et le fils de votre servante, et, autant que je l'ai pu, je vous ai servi depuis les premiers jours de ma vie. En effet, le samedi de Pâques, je fus baptisé à Attingham, bourg situé en Angleterre, sur le grand fleuve de la Saverne. Là, par le ministère du curé Orderic, vous m'avez régénéré par l'eau et l'Esprit-Saint, et vous m'avez donné le nom de ce prêtre qui fut mon parrain. Ensuite, lorsque je fus âgé de cinq ans, vous m'envoyâtes à l'école dans la ville de Shrewsbury, et je vous y offris mes premiers services dans la basilique des saints apôtres Pierre et Paul. Là, l'illustre prêtre Siegward m'enseigna pendant cinq années les lettres latines, inventées par Nicostrate, qui depuis mérita le surnom de Carmente. Il me rendit familier avec les psaumes, les hymnes, et les autres instructions nécessaires. Cependant vous avez élevé sur les bords de la Mole et dans les domaines de mon père la basilique dont je viens de parler, et vous avez fait construire un vénérable couvent par la pieuse dévotion du comte Roger. Il ne vous a pas plu que j'y combattisse longtemps pour vous, de peur que je n'éprouvasse de l'inquiétude au milieu de parents, qui souvent gênent et embarrassent vos serviteurs, ou que je ne fusse exposé à quelque contrariété dans l'observance de votre loi, à cause des affections mondaines que les liens du sang font éprouver. C'est pourquoi, Dieu glorieux, qui fîtes sortir Abraham de son pays, de la maison de son père, et du sein de sa famille, vous inspirâtes à mon père Odelir le dessein de m'éloigner entièrement de lui, et de me soumettre à vous de toutes manières. Tout éploré, il me remit pleurant aussi au moine Rainauld, m'envoya en exil par amour pour vous, et depuis ce moment ne m'a jamais revu. Jeune et faible enfant, je n'osai m'opposer au desir de mon père; je lui obéis volontiers en toutes choses, parce qu'il me promit, de votre part, que, si je me faisais moine, je partagerais après ma mort le Paradis avec les justes. Après avoir fait de bon cœur, à la voix de mon père, cette convention mutuelle entre vous et moi, j'abandonnai ma patrie, mes parents les plus proches, le reste de ma famille, mes connaissances et mes amis, qui tous, les larmes aux yeux et me disant adieu, me recommandèrent, par d'affectueuses prières, à vous, ô mon Dieu, ô suprême Adonaï! Exaucez, je vous en supplie, leurs prières, ô bon roi Sabaoth, et, dans votre clémence, faites-moi jouir de ce qu'ils m'ont souhaité! «C'est ainsi qu'à l'âge de dix ans je passai la mer: j'arrivai exilé en Normandie, inconnu de tout le monde et ne connaissant personne. Comme Joseph en Égypte, j'entendis une langue que je ne comprenais nullement; toutefois, secouru par votre grâce, je trouvai chez les étrangers toute la douceur et l'amitié que je pouvais desirer. Le vénérable Mainier, abbé du monastère d'Ouche, m'admit à l'état monastique dans la onzième année de mon âge, et le dimanche 11 des calendes d'octobre (22 septembre), il me donna la tonsure suivant l'usage des clercs. Il substitua le nom de Vital à mon nom anglais qui semblait barbare aux Normands, et il emprunta ce nom à l'un des compagnons du martyr saint Maurice, dont en ce jour on célébrait la fête. Grâce à vos faveurs, je suis resté dans ce couvent cinquante-six ans; j'y ai été aimé et honoré beaucoup au-delà de ce que je mérite, par tous mes frères et mes compatriotes. Supportant la chaleur, le froid et le poids du jour, j'ai travaillé parmi vos serviteurs dans la vigne de Sorec; et, comme vous êtes juste, j'ai attendu avec assurance le denier que vous avez promis. J'ai révéré, comme mes pères et mes maîtres, parce qu'ils étaient vos vicaires, les six abbés Mainier et Serlon, Roger et Guérin, Richard et Ranulf; ils ont gouverné légitimement le monastère d'Ouche; ils ont veillé comme s'ils devaient rendre compte pour moi et pour les autres; ils ont fait usage de leur habileté à l'intérieur comme au dehors, et ils nous ont procuré sous vos yeux et avec votre assistance ce qui nous était nécessaire. J'avais seize ans, lorsqu'aux ides de mars (15 mars), sur l'invitation de Serlon qui venait d'être élu, Gislebert, évêque de Lisieux, m'ordonna sous-diacre. Ensuite, au bout de deux années, le 7 des calendes d'avril (26 mars), Serlon, devenu évêque de Séès, m'imposa l'étole du diaconat. Je vous ai servi de bon cœur pendant quinze ans dans cet ordre; ensuite parvenu à l'âge de trente-trois ans, le 12 des calendes de janvier (21 décembre), l'archevêque Guillaume m'imposa à Rouen le fardeau du sacerdoce en même temps qu'il consacra deux cent quarante-quatre diacres et cent vingt prêtres avec lesquels je m'approchai de votre autel sacré, dévotement et animé par le Saint-Esprit. Déjà, depuis trente-quatre ans, j'ai rempli fidèlement le saint ministère dans toute l'allégresse de mon cœur. «C'est ainsi, Seigneur Dieu, vous qui m'avez créé et qui m'avez fait vivre, c'est ainsi que vous m'avez gratuitement prodigué vos dons dans les divers ordres qui m'ont été conférés, et que vous avez justement consacré mes années à votre service. Dans tous les lieux où depuis long-temps vous m'avez conduit, vous avez permis que je fusse chéri de mes serviteurs, non pas pour mon mérite, mais par un effet de votre bonté. Pour tous vos bienfaits, ô tendre père, je vous rends grâces, je vous loue et bénis de tout mon cœur. Les larmes aux yeux, j'implore votre miséricorde pour mes innombrables péchés. Epargnez-moi, Seigneur, épargnez-moi, et ne me couvrez pas de confusion. Conformément à votre infatigable bonté, jetez un regard de tendresse sur votre ouvrage; pardonnez-moi tous mes péchés, et faites disparaître les souillures de mon âme. Accordez-moi la volonté de persévérer dans votre service, ainsi que des forces suffisantes contre la malice du fallacieux Satan, jusqu'à ce que j'obtienne de vous l'héritage du salut éternel. Ce que je vous demande ici pour moi dans ce moment et pour l'avenir, ô Dieu de bonté! je le desire aussi pour mes amis et pour mes bienfaiteurs; je vous adresse les mêmes vœux pour tous les fidèles selon l'ordre de votre Providence. Comme nos mérites ne sont pas assez efficaces pour acquérir les biens éternels auxquels aspirent les desirs des hommes pieux, ô, Seigneur Dieu, père tout-puissant, créateur et chef des Anges, véritable espérance et éternelle béatitude des justes, puisse la glorieuse intercession de sainte Marie, vierge-mère, ainsi que de tous les saints, nous assister auprès de vous, avec l'aide de Notre Seigneur Jésus-Christ, rédempteur de tous les hommes, qui vit et règne avec vous comme Dieu, dans l'unité du Saint-Esprit, pendant tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il!»