[5,0] LIVRE CINQUIÈME. [5,1] I. PROLOGUE. Imitateurs fidèles de nos ancêtres, nous devons sans cesse éviter la dangereuse oisiveté, et nous livrer avec ferveur aux études utiles et aux salutaires exercices: l'âme occupée de ces choses se purifie des vices, et se trouve glorieusement armée, contre tous les crimes, d'une sagesse pleine de vie. Tout homme oisif, comme dit Salomon, est en proie à ses desirs. Et, comme il le dit encore, les desirs tuent le paresseux. Celui-là est paresseux et oisif qui, manquant de bonne volonté, se livre de lui-même aux vices. On juge que la paresse accable misérablement l'homme qui ne médite pas jour et nuit, c'est-à-dire, dans le bonheur comme dans l'adversité, les saintes lois du Seigneur, et qui n'essaie pas de résister, en luttant fortement, aux piéges et aux attaques de Satan, afin de mériter le prix de sa vocation céleste. De coupables desirs donnent, sans nul doute, la mort à celui qui, engourdi dans la prospérité, se laisse entraîner au crime et se plonge, par la voie oblique de ses propres passions, dans le gouffre de la perdition. Aussi nos ancêtres condamnent, comme véritablement ennemies, la paresse et l'oisiveté de l'ame, et engagent par les paroles et par l'exemple leurs sectateurs à se livrer aux avantages du travail et de l'étude. Sur ce point non seulement les chrétiens, mais aussi les poètes gentils sont parfaitement d'accord. En effet, Virgile s'exprime ainsi: "Quid labor, aut benefacta iuuant? Labor omnia uincit Improbus, et duris urgens in rebus egestas". ("Un travail acharné vient à bout de tout et le besoin pressant en de dures circonstances" ; Virgile, Géorgiques, I,145-146). Ovide aussi nous instruit contre Vénus, si nous voulons résister à nos passions; il dit: "Otia corrodunt mentes et corpora frangunt. Fac fugias monitis otia prima meis. Otia si tollas, periere Cupidinis arcus, Contemptaeque iacent, et sine luce faces". "Sans l'oisiveté, l'arc de Cupidon se brise, son flambeau s'éteint et n'est plus digne que de mépris" ; Ovide, Les remèdes de l'amour, 139-140). Père Guérin, en considérant attentivement ces choses et plusieurs autres du même genre, je me suis déterminé à mettre au jour avec simplicité un travail utile et agréable aux fidèles de la maison de Dieu, et à observer avec vigilance les maximes que j'en recueillerais, afin que, lorsque le Seigneur procédera au jugement dernier, je ne sois pas condamné pour avoir caché mon talent dans la terre, comme le serviteur négligent. J'ai desiré obéir d'abord aux ordres du vénérable abbé Roger, et ensuite me conformer aux vôtres, en commençant, sur l'état de l'église d'Ouche, cet opuscule que nos prieurs se sont mutuellement engagés à faire, mais qu'aucun d'eux n'a jusqu'à présent entrepris. Chacun a mieux aimé garder le silence que parler, et préféré un tranquille loisir aux soins dévorants qu'exige la recherche des choses passées. Quoiqu'ils eussent lu volontiers tout ce qu'ont fait nos abbés et leurs frères; quoiqu'ils eussent voulu voir se former ce recueil de choses qui se sont peu à peu augmentées, grâces à la grande sollicitude des Pères, par les soins de fondateurs pauvres mais pieux, cependant ils ont refusé de ployer leur génie au travail, de dicter ou d'écrire le résultat de leurs réflexions. Enfin, moi Vital, moi Anglais, qui ai, dès l'âge de dix ans, été conduit ici de l'extrême frontière de la Mercie, étranger barbare et inconnu, mêlé à des peuples remplis d'esprit, je m'efforce de mettre par écrit, avec l'inspiration de Dieu, en faveur des Normands, les exploits et les événements qui concernent la Normandie. Déjà secondé par Dieu même, j'ai publié deux livres, dans lesquels j'ai parlé en peu de mots de la restauration de notre maison, et de trois de nos abbés, ainsi que de certains événements du temps; j'ai dû parler avec vérité, puisque je me suis diligemment enquis à ce sujet auprès des vieillards les plus chargés d'années. Je commencerai mon troisième livre à partir de l'an de l'Incarnation du Sauveur 1076: je parlerai de mon abbé, du couvent d'Ouche, et des affaires qui ont eu lieu pendant le cours de douze années, c'est-à-dire, jusqu'à la mort du roi Guillaume. J'éprouve du plaisir à commencer ce travail à l'année dont il s'agit, qui est celle où je suis sorti du sein maternel pour voir la lumière, le 14 des calendes de mars (16 février): le samedi de la pâque suivante, je renaquis dans la sainte fontaine du baptême, par le ministère du prêtre Orderic, auprès d'Ettingham, dans l'église du confesseur saint Eatt, située sur la rivière de Saverne. Cinq ans après, je fus remis par mon père, pour être instruit dans les lettres, au noble prêtre Siward, sous lequel je passai cinq années à apprendre mes premiers rudiments. Parvenu à l'âge de onze ans, pour l'amour de Dieu, je quittai ma patrie; jeune et tendre exilé, je passai d'Angleterre en Normandie, et je fus destiné à combattre pour le monarque éternel. Ensuite, reçu par le vénérable père Mainier, revêtu des insignes de la robe monacale, lié par un pacte indissoluble à la pure association des moines, j'ai déjà, depuis quarante-deux ans, porté avec joie le joug léger du Seigneur, et j'ai marché avec mes contemporains gaîment, et selon mon pouvoir, dans la voie de Dieu, selon les institutions de ma règle. J'ai travaillé à apprendre les usages et le service de l'Eglise, et toujours j'ai appliqué mon esprit à quelque chose d'utile. Si nos pontifes et les autres chefs du monde jouissaient d'une assez grande sainteté pour que Dieu daignât opérer pour eux et par eux les miracles qu'avaient coutume de faire nos anciens pères, et qui, racontés dans les livres, pénètrent avec suavité le cœur des lecteurs; certain que les prodiges des anciens maîtres rendent leur gloire respectable aux hommes du temps présent, je m'exercerais moi-même à bannir toute langueur, et je transmettrais par écrit, à l'avide postérité, des choses dignes d'être rapportées. Mais comme nous sommes dans un temps où la charité du plus grand nombre se refroidit et où l'iniquité abonde, les miracles, indices de sainteté, ont cessé, et les crimes ainsi que les sujets de deuil se multiplient de toutes parts. Les historiographes trouvent plus abondamment une matière à exploiter, dans les discussions des prélats, dans les combats sanglants des princes, que dans les dogmes des théologiens ou dans la sobriété et les prodiges des ermites. Le temps de l'Ante-Christ approche: devant lui, comme le Seigneur l'a dit au bienheureux Job, les miracles cesseront, et la rage des vices s'emparera, outre mesure, de ceux qui s'aiment charnellement. Maintenant, vénérable abbé, je poursuivrai hardiment, au nom du Seigneur, ce que j'ai entrepris, me confiant avec bonté sur votre habileté qui corrigera les erreurs qui auraient pu échapper à mon ignorance. [5,2] CHAPITRE II. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1075, 13e de l'indiction, le roi Guillaume célébra à Fécamp la sainte fête de Pâques, et, par les mains de l'archevêque Jean, il offrit pour la consacrer à Dieu sa fille Cécile. Elevée avec grand soin dans le monastère de Caen, et instruite en divers genres de science, elle y fut consacrée à la sainte et indivisible Trinité, y resta vierge sous la vénérable abbesse Mathilde, et ne cessa d'être fidèle au joug des saintes règles. Cette abbesse étant morte après quarante-sept ans de gouvernement, Cécile lui succéda; et, pendant près de quatorze ans, mérita beaucoup d'éloges pour sa manière de diriger ses religieuses; puis elle quitta ce siècle l'an de l'Incarnation du Seigneur 1127, le 3 des ides de juillet (13 juillet). Ainsi, depuis le moment où elle fut offerte à Dieu par son père, comme religieuse, elle servit dignement le ciel pendant cinquante-deux ans dans toute la piété de l'ordre, de l'habit et de la foi. Sa mort eut lieu l'an vingt-sixième du règne de son frère Henri. Pendant que le roi Guillaume restait en Neustrie et prenait toutes les précautions nécessaires pour mettre, avec l'aide de Dieu, ses Etats en sûreté contre ses ennemis, les prélats d'Angleterre, Lanfranc de Cantorbéry, Thomas d'Yorck, et Remi de Lincoln, se rendirent à Rome, et furent reçus avec les plus grands honneurs par le seigneur pape Grégoire VII et par le sénat romain. Ils offrirent abondamment, à l'avidité romaine, les présents considérables de l'opulence anglaise, et se firent admirer à Rome autant par leurs largesses que par leur éloquence et leurs sciences tant sacrée que profane. Le pape et le clergé romain accueillirent avec un extrême plaisir les messages du roi Guillaume, dont les prélats que nous venons de citer avaient été porteurs en même temps que des présents; ils accordèrent volontiers les priviléges demandés et qu'autrefois leurs prédécesseurs avaient donnés. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1077, 15e de l'indiction, les prélats revinrent gaîment de Rome. A leur arrivée, le roi et tous les Normands se livrèrent à tous les transports de la joie. Alors on dédia en Normandie avec une grande satisfaction plusieurs basiliques; à cette cérémonie assistèrent le roi ainsi que la reine avec leurs fils Robert et Guillaume, et un nombreux concours de grands et de peuples. Les églises mères des évêchés de Bayeux, d'Evreux et du couvent du Bec furent dédiées en l'honneur de Marie, mère de Dieu, toujours vierge. La même année, l'église du couvent de Caen fut dédiée en l'honneur de saint Etienne, premier martyr; le roi et les grands lui firent de riches présents, et donnèrent des sommes d'argent considérables. Ces dédicaces d'églises furent faites avec solennité par Jean, archevêque de Rouen, et par les évêques de Normandie ses suffragants. Indépendamment d'une admirable multitude de gens, les respectables métropolitains Lanfranc et Thomas y assistèrent. Le vénérable abbé Herluin éprouva beaucoup de joie de la dédicace de l'église du Bec; ayant vu ce qu'il desirait vivement dans le siècle, il ne daigna pas rester plus longtemps parmi les hommes. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1034, à l'âge de quarante ans, il avait abandonné la milice du siècle, changé de vie et reçu l'habit de la sainte religion des mains d'Herbert, évêque de Lisieux. Trois ans après, il fut ordonné par le même prélat et institué abbé. C'est alors que commença d'exister le monastère du Bec. Enfin l'an de l'Incarnation du Seigneur 1078, à l'âge de quatre-vingt-quatre ans, et la quarante-quatrième année de sa profession, le 7 des calendes de septembre (26 août), il mourut et fut honorablement inhumé dans le chapitre des moines. Peu de jours après sa mort, Anselme, qui était prieur du même lieu, fut élu abbé. L'année suivante, à la fête de saint Pierre, que l'on appelle la Chaire, il fut consacré abbé dans l'église du Bec par le seigneur Gislebert, évêque d'Evreux. A l'âge de vingt-sept ans, il s'était soumis au joug monacal, et avait vécu trois ans moine cloîtré sans être promu à aucune dignité. Ensuite, après Lanfranc, il fut prieur durant quinze années, et pendant quinze autres années abbé du Bec, après Herluin, qui le premier avait occupé ce poste. C'est là qu'il fut pris pour succéder au vénérable Lanfranc sur le siége archiépiscopal de Cantorbéry, qu'il occupa seize ans au milieu de beaucoup de désagréments. La dix-septième année de son archiépiscopat, la quarantième de sa profession monacale, et la soixante-dix-septième de son âge, le 11 des calendes de mai (21 avril), la quatrième férie avant la Cène du Seigneur, ce prélat quitta le monde. [5,3] CHAPITRE III. Comme les hommes sans expérience se laissent trop séduire par le leurre de la prospérité, et que sous le souffle variable de l'infortune ils sont facilement agités çà et là comme de frêles roseaux, Dieu, modérateur de toutes choses, a eu soin de mêler le bien au mal pour rabattre et régulariser salutairement les entreprises mobiles des mortels. Aussi, pendant que le roi Guillaume éprouvait un grand orgueil des pompes de ce siècle, et que le peuple de Normandie se livrait à un luxe extraordinaire, et ne prévoyait pas ce qui pouvait par la suite résulter d'un tel amas de crimes, tout à coup un terrible fracas de tonnerre retentit dans le sanctuaire de la cathédrale de Lisieux, et, sous les coups redoublés de la foudre, le peuple fut renversé sur le pavé de ce temple. Un certain jour de dimanche, comme on célébrait le matin les mystères de la sainte messe, et qu'un prêtre mîtré nommé Herbert se trouvait à l'autel, il parut tout à coup un éclat très-brillant, qui fut à l'instant suivi d'un bruit formidable et d'une forte détonation. La foudre atteignit, brisa et renversa la croix qui était sur la tour; puis descendit effroyablement dans l'église, tomba sur le crucifix, lui frappa les pieds et les mains et arracha, d'une manière singulière, les clous de fer de la croix. Un brouillard ténébreux aveugla l'assistance épouvantée; une flamme étincelante parcourut l'édifice et tua huit hommes et une femme. Elle brûla sur tout leur corps et la barbe et les cheveux des hommes et des femmes, et répandit partout la plus fétide odeur. Une femme, nommée Marie, resta non sans un grand effroi dans un coin de l'église, et vit tout ce peuple comme inanimé, étendu sur le pavé. Cet événement arriva avant la Nativité de saint Jean-Baptiste. Bientôt après Hugues, évêque de Lisieux, tomba malade. Au mois de juillet, le mal s'étant accru, le prélat sentit que la mort inévitable approchait; il vit clairement que comme serviteur de Dieu, il fallait se rendre à la cour de son Seigneur, et il se prépara en grande crainte à rendre compte de son administration. Purgé par la confession et la pénitence, lavé par la prière et par des torrents de larmes, heureusement instruit par la communion du salutaire mystère, il fit une exhortation aux clercs et aux laïques qui se trouvaient auprès de lui, leur donna l'absolution et sa bénédiction. Au dernier moment, principalement affligé d'une certaine affaire, il implora tous les assistants ainsi qu'il suit: «Je sais que je vais dans ce moment entrer dans la voie de toute chair; mais je m'attriste surtout de ce que je suis loin de mon siége et ne vois pas l'épouse à laquelle, par l'ordre de Dieu, j'ai été uni légitimement pendant près de quarante ans. C'est pourquoi je vous prie tous, vous que j'ai autrefois aimés, nourris, élevés et honorés, de me tirer de ce lieu, et de me conduire à mon épouse très-chère. J'ai terminé l'église de Saint-Pierre, prince des Apôtres, que mon vénérable prédécesseur Herbert avait commencée; j'ai mis beaucoup de soin à l'orner; je l'ai dédiée honorablement; je l'ai abondamment enrichie de prêtres, de vases nécessaires au service divin, et de toutes les autres choses propres à augmenter son éclat. Je la recommande en suppliant au céleste maître; je desire reposer dans son sein et y attendre le second avènement du Sauveur.» A ces mots, chacun se leva soudain; on plaça le prélat sur un brancard pour le transporter; et du bourg que l'on appelle Pont-l'Evêque, on le conduisit à Lisieux, où il fut porté comme un père bien aimé, par des prêtres illustres et d'honorables laïques. Enfin, pendant que l'on tâchait de gagner la ville, la mort accélérant sa venue, on se rendit dans une plaine couverte d'herbe, et on y attendit en plein air, au milieu des prières et des larmes, la mort du prélat. Le soleil, qui était parvenu au signe du cancer, brillait du plus vif éclat, et de ses rayons épars couvrit comme d'un voile le pontife expirant. Le noble évêque Hugues, placé dans ce lieu agréable et bien éclairé, s'étendit; et s'étant remis à Dieu dans les mains des siens, rendit l'ame le 16 des calendes d'août (17 juillet). insi mourut un homme dont la perte en ce siècle est irréparable, Hugues notre père, la perle des prêtres et l'honneur de la patrie. Que le Christ, ce pontife souverain, dont il fit les fonctions sur la terre jusqu'à sa dernière heure, lui soit toujours propice! Le Pont-l'Evêque est éloigné de quatre lieues de la ville de Lisieux. Le long du chemin, dans le champ où l'évêque mourut, on érigea une croix qui, jusqu'à ce jour, a été appelée la croix de l'Evêque. Le corps fut apporté à Lisieux; mais, à cause de la difficulté qui s'éleva entre les chanoines et les religieuses, l'inhumation fut différée pendant dix-huit jours. Les clercs voulaient l'ensevelir dans l'évêché; mais les religieuses s'y opposaient fortement, et disaient: «Notre père Hugues a construit cette abbaye en l'honneur de sainte Marie, notre Dame; il nous a réunies ici pour servir Dieu, et nous a élevées dans la crainte du Seigneur, comme un père dirige ses filles. Songeant à la mort, il avait fait choix du lieu de sa sépulture dans cette église qu'il avait fondée. Soit puni de mort éternelle celui qui veut enlever à ses filles le tombeau de leur père.» On se rendit à Rouen, à la cour du roi, et chacun des deux partis exposa ses sujets de plainte; le jugement royal fut favorable au sexe le plus fragile. Guillaume ordonna à l'archevêque Jean de se rendre en toute hâte à Lisieux, et d'y ensevelir comme il convenait le corps de l'évêque, dans l'oratoire de Sainte-Marie. Cet archevêque, fier et arrogant, et qui depuis long-temps nourrissait dans son cœur une haine coupable contre l'évêque de Lisieux, plein de fureur, méprisa les ordres du roi, et ne voulut pas aller inhumer son co-évêque. Il revenait de la cour du roi, traversant la ville sur sa mule, et parlait fort haut de l'événement présent; il était très-près de son logis lorsque, par la permission de Dieu, il fat saisi d'une douleur violente qui, devant la foule assemblée, le renversa par terre: il vécut encore deux ans, mais sans pouvoir parler. Alors Gislebert, évêque d'Evreux, se rendit à Lisieux avec un nombreux concours de fidèles, et, en présence de Robert, comte d'Eu, frère de Hugues, il inhuma le corps du prélat, comme il convenait, dans le chœur des religieuses. On plaça sur le mausolée de ce grand pontife une pierre décente, et l'on grava en lettres d'or sur des lames de cuivre l'épitaphe suivante en vers adonaïques, qui consistent en un dactyle et un spondée: «Ci-gît Hugues, évêque de Lisieux, illustre par ses honneurs, noble par son pontificat et par le sang de ses pères. Il fut doué d'une grande pureté de mœurs; il reçut le double don de l'esprit et du sentiment; sa piété lui attira beaucoup de gloire. Lorsqu'il mourut, Philippe régnait en France et Guillaume en Angleterre. Le lendemain le soleil entra au signe du lion. Que Dieu lui accorde les joies du ciel! Ainsi soit-il.» [5,4] CHAPITRE IV. Gislebert, surnommé Maminot, médecin et chapelain du roi, fut choisi pour gouverner l'église de Lisieux; il fut consacré par Michel, évêque d'Avranches, en présence de l'archevêque Jean, qui, comme nous l'avons dit, était devenu muet. Gislebert était fils de Robert de Courbépine, chevalier distingué; il occupa vingt-trois ans l'évêché de Lisieux, et gouverna parfaitement les affaires de l'église. Très-habile dans l'art de la médecine, il ne put toutefois, pendant son pontificat, se donner assez de soins à lui-même. Il excellait dans la science des lettres et dans l'éloquence; il ne se lassait pas d'accroître ses richesses et ses délices; il tenait fortement à ses volontés, et prenait trop de soin de sa personne; l'oisiveté et le repos faisaient l'objet de ses vœux, et souvent il se plaisait à jouer aux dés et aux autres jeux de hasard. Il était paresseux et négligent pour le culte ecclésiastique, mais plein d'ardeur et d'activité pour chasser et prendre des oiseaux. Toute sa vie il fut attaché aux exercices et aux affaires du siècle, et c'est ainsi qu'il vécut jusqu'à la décrépitude de l'âge. Je pourrais raconter plusieurs de ses actions; mais j'arrête ma plume, parce que j'ai été promu par lui au sous-diaconat, avec plus de trois cents autres ecclésiastiques, autant qu'il m'en souvient. Comme j'ai rapporté de lui certaines choses qui sont répréhensibles, il convient que je fasse connaître ce qu'il a fait de louable et digne d'être imité. Il faisait volontiers aumône aux pauvres; il était honorable et savait distribuer ses largesses avec magnificence. Dans ses jugements il recherchait habilement la vérité, aspirait à défendre courageusement la vertu, et rendait gratuitement la justice à tous ceux qui s'adressaient à lui; il accueillait avec douceur ceux qui lui confessaient humblement leurs fautes, et donnait avec zèle aux véritables pénitents de sages et salutaires conseils. C'était avec piété et sollicitude qu'il conférait les ordres sacrés, qu'il faisait les dédicaces et procédait aux autres cérémonies du même genre. Mais, dans ces choses, il se montrait lent, et avait peine à s'y déterminer: il ne voulait pas les commencer à moins qu'il ne fût pressé par les instantes prières de beaucoup de personnes. L'église de Lisieux possédait à cette époque d'honorables personnes, des archidiacres et des chanoines illustres, tels que Guillaume de Glandeville, doyen et archidiacre, Richard d'Angerville et Guillaume-le-Poitevin, archidiacres; Goisfred Trégaville, trésorier, Turgis, chantre, Radulphe son fils, et plusieurs autres que Hugues avait élevés et pourvus d'emplois honorables. Son successeur se les attacha et les instruisit avec succès dans l'arithmétique, l'astronomie, la physique et d'autres sciences profondes; il en fit ses amis, et se plaisait à les réunir avec bonté et familièrement à sa table et à ses conversations. [5,5] CHAPITRE V. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1079, l'archevêque Jean mourut après avoir gouverné son église pendant douze ans, et fut inhumé dans le baptistaire de son église, vers le nord. Son tombeau fut construit en pierre blanche, sur laquelle on grava habilement l'épitaphe qui suit: «Cité de Rouen, ton métropolitain repose ici. Sa mort t'a fait tomber du haut de ta grandeur. La puissance de l'Eglise s'affaiblit; la ferveur des ordres sacrés se refroidit, malgré les soins que la religion a pris pour les établir. Ce prélat, remettant en vigueur les décrets des canons négligés trop longtemps, prescrivit aux prêtres de vivre chastement. De son temps, les grâces de Dieu cessèrent d'être vénales, et c'est ainsi qu'il rendit à l'Eglise les plus grands services. Cet homme, que recouvre une simple pierre, fut éloquent, grave, sage et sobre. Septembre était parvenu à son neuvième jour lorsque Jean se dépouilla de la chair. Puisse-t-il obtenir le véritable repos! Ainsi soit-il!» L'archevêque Jean étant mort, Guillaume, abbé de Caen, fut élu canoniquement, et conduit de son monastère, où il servait Dieu régulièrement comme un digne moine, à l'église de Rouen, qui fut confiée à ses soins. Il fut consacré par le grand Gislebert, évêque d'Evreux, dans l'église de Sainte-Marie mère de Dieu, et fut le quarante-sixième archevêque de Rouen depuis saint Nicaise, que saint Denis, premier pontife de Paris, avait donné pour évêque aux Rouennais. Guillaume était bon, gai et doux. Il garda pendant trente-deux ans le troupeau que Dieu lui avait confié. Il enrichit la basilique métropolitaine de tous les ornements nécessaires au culte divin, et rebâtit avec élégance le cloître de l'évêché et les bâtiments convenables. Ce fut lui qui transféra glorieusement le corps de l'évêque saint Romain de sa propre église à la cathédrale; il le plaça avec respect dans une châsse d'or et d'argent, recouverte de pierres précieuses avec beaucoup d'art. Il fit célébrer la fête de cette solennité dans tout son diocèse, le 10 des calendes de novembre (28 octobre); il ordonna par décret général que l'on fît annuellement hors la ville une station au corps du saint pontife, et il invita presque tous ses paroissiens à s'y trouver, par des avis, des absolutions et des bénédictions. Comme un tendre père, ce prélat se montra toujours affable aux moines, aux clercs et à tous ses subordonnés. Il s'occupa sans cesse des psaumes, des hymnes, des cantiques spirituels et des mystères sacrés. La fraude et la haine étaient loin de son cœur: il ne cherchait à blesser personne et faisait secourir les indigents autant qu'il le pouvait. Chantre très-habile, il avait reçu de la nature une très-belle voix. Très-instruit dans les matières ecclésiastiques, il prêchait la parole de Dieu avec beaucoup de clarté et de convenance. Par sa patience et sa bonté, il faisait le charme de ceux qui vivaient avec lui; il remettait sans jalousie une grande partie de son fardeau à ses doyens et aux archiprêtres, et admettait avec empressement les gens de bien à participer à sa fortune. [5,6] CHAPITRE VI. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1080, le roi Guillaume passa les fêtes de la Pentecôte à Lillebonne, et y convoqua l'archevêque Guillaume, tous les évêques, les abbés, les comtes et les autres grands de la Normandie. Les ordres du roi furent exécutés. En conséquence, la huitième année du pontificat du pape Grégoire VII, on tint à Lillebonne un concile célèbre; on s'y occupa utilement, par la sagesse du roi et de l'avis de ses barons, de ce qui concernait l'état de l'Eglise et du royaume. Je vais insérer ici les statuts de ce concile tels qu'ils ont été recueillis avec sincérité par ceux qui étaient présents, afin que la postérité puisse savoir quelles furent, sous le roi Guillaume, les lois en Normandie. I. La Paix de Dieu, que l'on appelle vulgairement la Trêve de Dieu, sera observée exactement de même que le prince Guillaume l'avait d'abord établie; elle sera renouvelée dans chaque paroisse avec les excommunications. Ceux qui dédaigneront de l'observer, ou qui l'enfreindront en quelque point que ce soit, seront remis, pour être jugés, à la justice de l'évêque, ainsi qu'il a été statué antérieurement. Si quelqu'un se montre désobéissant à son évêque, celui-ci le dénoncera au seigneur sur la terre duquel habite le délinquant, afin qu'il soit remis à la justice épiscopale. Si le seigneur refuse de le faire, le vicomte du roi requis par l'évêque le fera sans aucun délai. II. Les évêques exerceront la justice canonique contre ceux qui retiennent des épouses de leur parenté ou les épouses de leurs parents; car le roi ne soutient ni ne protège aucun de ceux qui sont dans ce cas: au contraire, il avertit et seconde les évêques, afin que la loi de Dieu soit strictement observée. III. Les prêtres, les diacres, les sous-diacres, les chanoines et les doyens n'auront absolument aucune femme chez eux. Si quelqu'un est reconnu pour être retombé dans la même faute, et s'il a été d'abord accusé par les officiers de l'évêque, c'est devant lui qu'il devra se défendre. Si quelqu'un des paroissiens ou des seigneurs l'accuse le premier, il lui sera accordé un délai, afin qu'il puisse s'entretenir avec son évêque; si un clerc veut se purger de l'accusation, il sera libre de le faire dans la paroisse où il est attaché, en présence de plusieurs des paroissiens, devant les délégués de l'évêque, qui le jugeront. S'il ne peut se justifier, il perdra son église sans pouvoir y rentrer. Le roi statue ainsi sur ce point, non pour ôter à perpétuité à ses évêques l'exercice de leur justice, mais parce que les évêques ont fait moins qu'ils n'eussent dû dans ce temps, et jusqu'à ce que, voyant leur changement de conduite, il puisse leur rendre, comme bienfait, ce que pour un temps il a retiré de leurs mains. IV. Aucun laïque n'aura rien, ni dans les revenus de l'autel, ni dans les sépultures, ni dans le tiers des dîmes; il ne recevra rien du prix de leur vente. Que le prêtre ne fasse aucun service, si ce n'est de porter un message de son seigneur; mais qu'alors il retourne le même jour au service de son église et à ses prières; que si son seigneur l'exige, il aille avec lui, mais seulement en Normandie, et vivant aux dépens de son seigneur: cependant un autre prêtre prendra soin du service de l'église. V. Les prêtres ne seront forcés ni par violence ni par menace de fournir rien aux évêques ou à leurs officiers au delà de leurs justes revenus. On n'exigera d'eux aucune amende d'argent pour les femmes qu'ils entretiendraient. VI. Les archidiacres visiteront, une fois par an, dans leur archidiaconat, les vêtements, les calices et les livres des prêtres leurs suffragants, après que les évêques auront désigné, dans chaque archidiaconat, trois lieux seulement où les prêtres du voisinage seront convoqués pour cette visite. VII. Quand l'archidiacre viendra pour visiter ces objets, il recevra pour lui cinquième, s'il convient, pendant trois jours, les vivres nécessaires de la part des prêtres qui seront assemblés. VIII. Si un prêtre a forfait dans les forêts du roi ou de ses barons, l'évêque ne recevra rien de l'amende. IX. Tous les ans, vers la Pentecôte, les prêtres iront en procession à l'église dont ils dépendent, et, pour l'illuminer, il sera offert à l'autel pour chaque maison une denarate de cire ou sa valeur. Celui qui refusera de le faire, sera contraint par son prêtre à fournir cette redevance, sans amende d'argent. X. Un laïque ne donnera ni n'ôtera à l'église son prêtre, à moins que ce ne soit du consentement de l'évêque. Cependant, si le prêtre mérite d'être reçu, l'évêque ne le repoussera pas, comme il ne le retiendra pas s'il mérite d'être écarté. XI. Dans les cimetières des églises qui sont au sein des cités, des châteaux ou des bourgs, les évêques auront de nouveau tout ce dont ils jouissaient du temps du comte Robert, ou du consentement du roi Guillaume. XII. Quant aux cimetières qui sont situés dans les marches, si la guerre a lieu et si quelqu'un s'y fait une demeure pendant la durée de la guerre, et réside, pour cette cause, dans ce lieu sacré, l'évêque ne pourra poursuivre contre lui aucune amende autre que celle à laquelle il aurait eu droit avant son séjour en ce lieu. Quand la paix sera faite, ceux qui avaient fui à cause de la guerre, seront forcés de sortir de l'asile sacré et replacés sous les lois épiscopales. Mais ceux qui auront de toute antiquité habité ces cimetières continueront d'y rester tranquilles comme par le passé. XIII. Les églises des campagnes conserveront l'étendue de cimetière qu'elles possédaient du temps du comte Robert, ou jusqu'à ce concile; les évêques y jouiront des droits dont ils étaient en possession du temps du comte Robert, ou du consentement du roi Guillaume, à moins que ces évêques, du consentement du même roi, n'aient donné quelque quittance. XIV. Si, après ce concile, quelque nouvelle église s'établit dans un village, l'évêque placera le cimetière à la commodité des seigneurs et des paroissiens. Si la nouvelle église s'établit loin des habitations, elle aura autour d'elle cinq perches de cimetière. XV. Si l'on donne une église à des moines, le prêtre qui occupe cette église jouira de tout ce qui lui revenait avant que les moines la possédassent, et d'autant mieux qu'il est associé à des hommes plus saints. S'il vient à manquer par mort ou autrement, l'abbé cherchera un prêtre convenable, et le présentera à l'évêque, soit par lui-même, soit par un délégué; s'il est recevable, l'évêque le recevra. Si le prêtre veut vivre religieusement avec les moines, il avisera à ce que l'église, où il sera entré avec la permission de l'évêque, soit traitée convenablement tant en vêtements qu'en livres et autres objets nécessaires au service de l'église, selon les moyens dont elle dispose. Si le prêtre ne veut pas vivre avec les moines, l'abbé lui fournira, des biens de l'église, de quoi vivre convenablement et de manière qu'il puisse faire décemment le service de son église. Si l'abbé n'y consent pas, il y sera contraint par l'évêque selon les convenances. Le prêtre sera justement soumis à son évêque, et lui payera les redevances épiscopales. Le surplus sera consacré par l'abbé à l'usage de son monastère. La même chose sera observée dans les églises des chanoines. XVI. La violation de l'église et du parvis, comme il a été déterminé ci-dessus, et toutes actions propres à interrompre le service divin, seront punies d'amende pécuniaire par les évêques. Il en sera de même de toute voie de fait sur le chemin de l'église. XVII. La même peine sera infligée à quiconque poursuivra avec colère une autre personne, soit dans l'église, soit dans le parvis. XVIII. Si un laïque laboure ou bâtit dans le parvis sans la permission de l'évêque, même peine. XIX. Si un clerc fait un larcin ou un vol, ou frappe quelqu'un, ou le blesse, ou le tue; s'il accepte un duel sans la permission de son évêque, s'il enlève des objets donnés en nantissement, s'il attaque quelqu'un, s'il saisit quelque chose injustement, s'il met le feu, soit lui, soit un homme à ses gages, soit un habitant du parvis, même peine. XX. Si un clerc commet un adultère ou un inceste, semblable peine. XXI. Si un prêtre forfait à son ministère, semblable peine. XXII. Les prêtres qui négligeront de se rendre au synode encourront la même peine. XXIII. Celui qui n'assistera pas au synode, et ne fera pas la tournée dans les termes prescrits, sera puni de la même manière. XXIV. Si un clerc quitte sa tonsure, semblable peine. XXV. Si un moine ou une religieuse, qui ne sont soumis à aucune règle spéciale, quittent leur habit, semblable peine. XXVI. Si des prêtres, sans la permission de l'évêque, excommunient d'autres personnes que les infracteurs de la trêve de Dieu et les voleurs, semblable peine. XXVII. Si des épaves, que l'on appelle vulgairement weridifs, viennent se rendre dans la cour du prêtre ou du clerc qui habite dans le parvis, ils appartiendront à l'église ou à l'évêque. XXVIII. Il en sera de même de ce qui aurait pu être abandonné par suite d'une querelle dans la maison d'un prêtre ou d'un clerc, ou dans le parvis, pour l'un des deux ou pour quelqu'un de leurs gens. XXIX. Si quelqu'un assaillit un prêtre, un moine ou une religieuse; s'il les frappe, les prend ou les tue, ou s'il incendie leurs maisons situées dans le parvis, il sera mis à l'amende. XXX. Si quelque chose est trouvée dans l'église ou dans son parvis, elle appartiendra à l'évêque. XXXI. Si quelqu'un commet un adultère ou un inceste, soit avec sa marraine, soit avec sa mère, soit avec sa fille, semblable peine. XXXII. Si une femme en fait autant, semblable peine. XXXIII. Si un mari quitte sa femme, ou la femme son mari sans la permission de l'évêque, semblable peine. XXXIV. Ceux qui consultent les morts ou font des maléfices, semblable peine. XXXV. Si quelqu'un désavoue ou nie le crime qui lui est imputé, et qu'il en soit convaincu par le jugement du fer, si ce n'est pendant la trêve de Dieu, semblable peine. XXXVI. Celui qui résistant à la justice souffre qu'on l'excommunie, semblable peine. XXXVII. Les crimes des paroissiens, qui sont de la compétence de l'évêque, comme c'est l'usage, seront examinés par le jugement des évêques. XXXVIII. S'il y a opposition au jugement, que l'affaire soit terminée devant l'évêque. XXXIX. Si le jugement du fer a été prescrit par jugement, il s'exécutera devant l'église. XL. S'il y a lieu à se purger par jugement, on se rendra où l'on a d'abord plaidé. XLI. Que personne ne se permette de prêcher dans la paroisse de l'évêque sans sa permission. XLII. Celui qui commettra les fautes dont on vient de parler, pourvu qu'il vienne de lui-même à la pénitence, la subira selon la gravité du crime, et il ne sera exigé de lui aucune somme d'argent. XLIII. Si un laïque commet un vol dans le parvis, il sera soumis à l'amende au profit de l'évêque. XLIV. Si le vol a eu lieu ailleurs, de quelque manière que ce soit, l'évêque n'aura rien. XLV. Les évêques percevront les droits de douane dans les mêmes lieux où ils les ont eus du temps du comte Robert, ou par la concession du roi Guillaume. Quant aux choses qui en sont quittes, elles auront cette exemption, comme elles l'ont eue jusqu'à ce jour. Dans toutes ces justices et droits, le roi se retient ce qu'il a possédé jusqu'à ce moment. XLVI. Si un prêtre pour une affaire ecclésiastique est en instance contre son seigneur, et le fatigue injustement en l'appelant devant l'évêque, il payera par amende dix sous à son seigneur. XLVII. Si les évêques peuvent prouver devant la cour du roi qu'ils ont possédé du temps du comte Robert, ou par la concession du roi Guillaume, quelque chose qui ne soit pas écrit ici, le roi ne leur en conteste pas la propriété; mais ils ne doivent pas s'en saisir, jusqu'à ce qu'ils aient prouvé à sa cour qu'ils doivent l'avoir. Il en est de même des laïques auxquels le roi ne retire, par le présent décret, rien de ce qu'ils pourront prouver à sa cour que les évêques n'ont pas droit de posséder: toutefois les évêques n'en seront pas dessaisis, jusqu'à ce que les laïques prouvent à la cour du roi que les évêques ne doivent pas le retenir. Ce synode fut célébré sur le bord de la Seine, dans un bourg royal où fut autrefois l'antique ville que les habitants appelaient Calet, d'où le pays circonvoisin, depuis la mer jusqu'à Talou, a été appelé Caux. Comme on lit dans les anciens livres qui traitent des exploits des Romains, Caïus Jules-César assiégea cette ville et la détruisit pour se venger de l'excessive obstination des assiégés, qui se défendirent très-vivement dans l'intérieur de la place. Ensuite, ayant, suivant ses desirs, puni ses ennemis, et considérant les avantages du lieu, il y bâtit provisoirement un fort pour y établir les Romains, et l'appela de son nom Julia-Bona, dont les Barbares ont, par la corruption du mot, fait sortir celui de Lillebonne. César parcourut exactement toute la Neustrie, et fit bâtir sur le fleuve de la Seine la ville de Rouen, dans un lieu très-avantageux, où les rivières d'Aubette et de Robec coulent pour aller se jeter dans la Seine à l'orient, tandis que la Maronne coule à l'occident. Cette ville fut appelée par ses fondateurs Rodomus, comme pour signifier la maison des Romains (Romanorum Domus). Là se fixa en sûreté une légion romaine, pour gouverner et contenir les provinces d'alentour. [5,7] CHAPITRE VII. La ville de Rouen est très peuplée et très riche par différents genres de commerce; elle est très agréable à cause de l'affluence de bâtiments qui se réunissent dans son port, par le murmure de ses eaux courantes et par l'agrément de ses prairies. Une grande abondance de fruits, de poissons et de toutes sortes de denrées ajoute encore à son opulence. Les montagnes et les forêts dont elle est entourée de toutes parts, les murs, les retranchements et les autres constructions militaires, la rendent très-forte. Elle reçoit beaucoup de lustre de ses édifices ainsi que de l'aspect de ses maisons et de ses églises. Ce fut vers elle que saint Denis, du temps de l'empereur Domitien, envoya l'évêque Nicaise avec ses compagnons; mais, pendant leur voyage, Nicaise fut arrêté dans un certain lieu qu'on appelle Ecaux par Sisinnius Fescenninus, et, persévérant constamment dans la foi du Christ, il fut décollé avec le prêtre Quirin et le diacre Scunicule, le 5 des ides d'octobre (11 octobre). Les persécuteurs de ces saints firent abandonner leurs corps aux oiseaux de proie, aux chiens dévorants et aux autres bêtes féroces pour leur servir de pâture; mais, par l'ordre de Dieu tout-puissant, ils furent conservés intacts, grâces aux soins des anges. Quand les satellites profanes se furent retirés, les saints martyrs se levèrent miraculeusement la nuit suivante, par le secours de Dieu; puis, ayant pris leur tête, ils passèrent la rivière d'Epte vers un gué jusqu'alors inconnu aux hommes et se reposèrent dans une île très agréable que forme cette rivière. En mémoire de ces saints, ce lieu a conservé jusqu'à ce jour le nom de Gâni, c'est-à-dire gué Nicaise. Par les mérites de ces martyrs, Dieu accorda beaucoup de bienfaits à ceux qui l'imploraient avec foi. Les anciens Gentils, après le martyre de leurs prédicateurs, possédèrent long-temps la ville de Rouen et la remplirent des innombrables ordures de leurs idoles jusqu'à l'époque de saint Mellon archevêque. Dans ce même temps, la foi du Christ avait conquis la ville des Evantiques, c'est-à-dire d'Evreux, laquelle est située sur la rivière d'Iton, et y répandait ses lumières. En effet, le bienheureux Taurin y avait été envoyé par Denis Macaire, et, avec l'aide de Dieu, avait fait de nombreux miracles; car Dieu était toujours avec lui et dirigeait glorieusement toutes ses œuvres. C'est ce qui lui avait fait choisir courageusement les souffrances et les tourments de ce siècle. Il avait laissé à Rome son père Romain Tarquin, et sa mère Eutychie, très pieuse adoratrice du Christ, avec plusieurs autres personnes qui étaient de ses amis ou de ses parents. Par l'ordre du pape Clément, ce jeune et agréable voyageur s'était rendu dans les Gaules avec le Grec Denis. Lorsque la seconde persécution exerça ses rigueurs contre les chrétiens sous l'empire de Domitien, ce Denis, promu à l'évêché de Paris, ordonna évêque Taurin qu'il aimait comme son fils, et qui était déjà parvenu à l'âge de quarante ans, et, après lui avoir prédit tout ce qu'il aurait à souffrir, il l'envoya au nom du Seigneur auprès des habitants d'Evreux. Comme l'homme de Dieu s'approchait des portes de la ville, le démon se présenta devant lui sous trois formes différentes: il voulut effrayer le champion du Christ en s'offrant à ses yeux comme un ours, comme un lion et comme un buffle; mais Taurin, semblable à un mur inexpugnable, résista fortement dans la foi et reçut l'hospitalité dans la maison de Lucius. Le troisième jour, comme Taurin prêchait le peuple d'Evreux, et que ses nouveaux auditeurs éprouvaient un grand plaisir à recevoir les douceurs de la foi, le diable, plein d'affliction, se mit à tourmenter Euphrasie, fille de Lucius, et la jeta dans le feu. Elle mourut aussitôt: mais, peu après, Taurin s'étant mis en prières et ayant ordonné à cette fille de ressusciter, elle revint à la vie au nom du Seigneur. On ne trouva en elle aucun signe de brûlure. Tous ceux qui virent ce miracle éprouvèrent une terreur soudaine, et dans leur stupeur crurent au Seigneur Jésus-Christ. Ce même jour, cent vingt hommes furent baptisés, huit aveugles rendus à la lumière, quatre muets recouvrèrent la parole, et beaucoup d'autres personnes affligées de diverses infirmités revinrent à la santé au nom du Seigneur. Taurin entra ensuite dans le temple de Diane, et, par la vertu de Dieu, força le diable de se rendre visible au peuple. A cette vue, toute la population païenne fut saisie d'une grande frayeur; car il leur apparut clairement sous la forme d'un Ethiopien noir comme la suie, ayant la barbe longue, et jetant par la bouche des étincelles de feu. Ensuite un ange du Seigneur arriva brillant comme le soleil, et, aux regards de tout le monde, emmena le démon les mains liées derrière le dos. Dans le cours de cette journée deux mille hommes furent baptisés, et tous les malades furent guéris par le secours divin. Déodat, frère d'Euphrasie, vit ces choses; il crut, fut baptisé, et, devenu prêtre, il rapporta avec vérité par écrit ce dont il avait été témoin. Alors Taurin fit son entrée dans le hideux temple de Diane, le purifia par ses exorcismes, ses prières, et le consacra au service divin en l'honneur de sainte Marie mère de Dieu. Il se mit ensuite à détruire les idoles dans tout le pays aux environs, à consacrer des églises au Christ, à visiter tout son diocèse, à faire des ordinations canoniques, et à établir des hôpitaux en tous lieux. L'envieux Satan s'affligea de voir tant de bien; il essaya de porter atteinte à l'homme de Dieu, par diverses machinations, et suscita contre lui beaucoup d'ennemis. Deux magiciens, Cambisses et Zaraa, étaient prêtres de Diane. Ils gémirent de voir le peuple se convertir à Dieu, et engagèrent vingt de leurs disciples à tuer Taurin. Dès leur arrivée, l'homme de Dieu les vit de loin et les reconnut; faisant contre eux le signe de la croix, il les força aussitôt de rester immobiles. A son ordre ils redevinrent libres, se jetèrent à ses pieds, crurent et furent baptisés au nom de la sainte et indivisible Trinité. Quand les magiciens virent que leurs artifices étaient impuissans contre le soldat du Christ, ils se tuèrent de leurs propres couteaux. Cependant le comte Licinius entendit parler du bienheureux pontife, et se le fit présenter dans sa maison de Gisai. Comme on y conduisait Taurin, il rencontra un paralytique dont la sœur était aveugle, sourde et muette. Aussitôt il bénit de l'eau, en versa sur les malades, et ils recouvrèrent la santé. Les bourreaux virent ce miracle et crurent aussitôt au Seigneur. Le prélat et le comte disputèrent vivement sur l'idolâtrie et la croyance de Dieu; le comte ordonna, dans les transports déraisonnables de sa fureur, de dépouiller Taurin et de le frapper de verges. Le saint prélat pria Dieu avec fidélité, et fut reconforté par une voix qui se fit entendre du ciel. Les mains des bourreaux se desséchèrent à l'instant. Licinius, enflammé de colère contre sa femme Léoville, parce qu'elle parlait en faveur de l'homme de Dieu, le fit livrer aux tortures. Pendant que ces événements se passaient, un courrier vint lui dire que son fils s'était tué avec son écuyer en tombant dans un précipice, comme il était à la chasse aux environs du château d'Alerce. Licinius et toute sa suite furent vivement affligés, et, par la permission divine, il fut contraint de prier l'homme de Dieu, qu'il avait commencé à faire torturer. Taurin se prosterna dans l'église de Sainte-Marie, se mit à prier, et, réuni au peuple, se rendit auprès des corps des deux défunts. Etant là, il supplia dévotement le Seigneur, termina sa prière, prit la main du jeune Marin, son cousin, et le ressuscita de la mort au nom du Sauveur. Ce qu'ayant vu Licinius, sa femme et tous les grands, ils se réjouirent, et, tombant aux pieds du prélat, le prièrent de leur conférer le saint baptême. Ce jour-là on baptisa douze cents hommes. Cédant à la demande formée par Marin en faveur de son écuyer, Taurin s'approcha du corps de cet homme, invoqua Dieu, appela à haute voix Paschase, et le rendit à la vie par la puissance de Dieu. Ces deux hommes, ressuscités, rapportèrent aux vivants ce qu'étant morts ils avaient vu dans les enfers. Paschase prédit à Marin qu'il mourrait le jour où il quitterait le blanc. C'est ce qui arriva en effet: Marin fut saisi d'une légère fièvre, et mourut le huitième jour de son baptême. Ce fut par ces miracles et beaucoup d'autres que Taurin, premier ëvêque d'Evreux, acquit une brillante réputation, et conduisit à là connaissance de la vérité et de la justice plusieurs milliers d'hommes. Lorsque le pape Sixte était assis sur le siége apostolique, et qu'Elius Adrien gouvernait la république, Taurin, plein de jours et de vertus, fut appelé au ciel le 3 des ides d'août (11 août); et aussitôt, en présence du peuple, l'église fut remplie d'un nuage épais et odoriférant. Au bout de l'espace d'une heure, la nuée se dissipa, et l'on vit le pontife assis dans sa chaire et comme priant, ayant les mains étendues et les yeux tournés vers le ciel. La mort du pasteur accabla d'un deuil profond tous les paroissiens. Par l'ordre d'un ange qui apparut au peuple, sous la forme d'une personne de haut rang, l'homme de Dieu fut enseveli hors la ville, à environ un tiers de mille vers l'Occident. Ce lieu resta long-temps négligé; mais maintenant, par la grâce de Dieu, un troupeau de moines choisis y est établi, afin d'y combattre pour le salut. Il arriva une chose extraordinaire lors de l'inhumation de ce vénérable évêque. Pendant que, suivant l'usage, on le déposait dans le mausolée et que le peuple se livrait à une douleur excessive, on le vit tout à coup se lever vivant de sa fosse; il dit: «Mes enfants, que faites-vous? Ne craignez rien; écoutez cet homme qui vous parle.» Il inclina la tête et garda le silence. En effet, aussitôt que le serviteur du Christ fut enseveli, l'ange de Dieu dit au peuple: «Retirez-vous promptement de peur d'être enveloppés par les ennemis; cette ville est près d'être bouleversée, mais aucun de vous n'éprouvera de danger. Pendant long-temps ce lieu restera inconnu.» A ces mots on ne le revit plus, et tout ce qu'il avait prédit recut son accomplissement. En effet, le tombeau du saint prêtre et l'anniversaire de sa mort furent long-temps dérobés à la connaissance des hommes; mais, par la révélation de Dieu, ils obtinrent ensuite une glorieuse manifestation. Journellement il se fait encore à Evreux de nombreux miracles par l'intercession de ce saint. Le démon qu'il avait expulsé du temple de Diane resta long-temps dans la même ville, et se présenta fréquemment sous diverses formes, mais il ne put nuire à personne. Le vulgaire l'appelle Gobelin, et assure que, jusqu'à ce jour, les mérites de saint Taurin l'ont empêché de nuire aux hommes: comme il avait obéi aux ordres du saint évêque en brisant ses propres statues, il ne fut pas à l'instant replongé dans l'enfer, mais il subit sa peine dans le lieu où il avait régné, et vit sauver les hommes auxquels il avait si souvent insulté en travaillant de tant de manières à leur perte. Les habitants rapportent, et ce fait est vrai, qu'il ne peut vivre aucun animal venimeux dans la ville d'Evreux, quoique le sol naturellement gras du pays, baigné par le cours de la rivière d'Iton, produisît beaucoup de couleuvres ainsi que de serpents, et que la ville d'Evreux fût remplie de ces animaux. A la demande des citoyens qui se plaignaient amèrement d'une telle peste, saint Taurin pria le Seigneur de délivrer la ville de cette calamité, et de ne pas permettre qu'à l'avenir aucun reptile venimeux pût pénétrer dans les murs de la ville. La prière du saint fut exaucée. Si par hasard une couleuvre ou un crapaud se trouve apporté dans quelque paquet d'herbe, dès qu'il a pénétré dans l'enceinte d'Evreux, il meurt sur-le-champ. Longtemps après, la religion chrétienne prit de l'accroissement; et le clergé d'Evreux, réuni aux fidèles du pays, fit la recherche du tombeau de son premier évêque Taurin, et le trouva par la grâce de Dieu, qui le fit connaître. Le corps fut tiré de terre avec beaucoup de respect, et transféré peu de temps après par les fidèles dans la ville de Fécamp. On y construisit un vénérable couvent de moines pour rendre continuellement hommage à Dieu, et le corps du saint homme y fut placé respectueusement dans une châsse précieuse. Par les prières et les mérites du pieux prélat Taurin, que Dieu nous délivre de tout le venin des vices, qu'il nous décore de l'éclat parfait des saintes vertus, et qu'il nous réunisse dans les demeures célestes à la société de ses saints, afin que nous puissions dignement chanter les louanges du Roi des rois pendant tous les siècles des siècles! Ainsi soit-il! Sous l'empire d'Ælius Adrien et d'Antonin-le-Pieux, la rage des ennemis frappa vivement dans les Gaules le christianisme naissant, et la sainte mère Eglise reçut de grandes humiliations pendant cent soixante ans. Nous ne voyons clairement dans aucune histoire quelle fut la nation qui opprima d'une manière intolérable les Chrétiens et les idolâtres, ni d'où elle vint, ni sous quel prince ou quel tyran elle exerça ses fureurs. Dans les actes de plusieurs saints de ce temps, on voit clairement que, sous ces princes, une armée barbare et cruelle ravageait horriblement les Gaules. Dans ce temps, cette contrée n'avait aucun monarque: elle était gouvernée par les empereurs des Romains, ainsi que les autres Cisalpins, depuis la conquête de Jules César, et leurs gouverneurs ou tous autres magistrats commandaient dans chaque ville à leur gré. On ne s'occupa guère de Dieu dans la Neustrie, après la mort du saint évêque Taurin, jusqu'au temps de Dioclétien et de Maximien, qui exercèrent la dixième persécution de fureur diabolique, dont fut frappée l'église du Christ, plus durement et plus longtemps que par les autres. Au reste, celui qui a promis d'assister constamment les siens dans les affreuses tempêtes des tribulations a reconforté admirablement son épouse; il l'a délivrée, protégée et élevée; il l'a manifestement glorifiée par de brillans triomphes. Il la récompensera du diadême éternel dans la céleste Jérusalem. Ainsi il n'a pas voulu que celle qu'il a tant aimée manquât de maîtres illustres au milieu de la fureur des persécutions. [5,8] CHAPITRE VIII. Pendant que la dixième persécution menaçait rigoureusement les Chrétiens, durant le cours de dix années, et faisait périr par toutes sortes de supplices d'innombrables milliers de martyrs, qu'elle envoyait aux lieux décorés glorieusement de leur précieux sang; Quentin et Lucien, Valérien, Rufin, Eugène, Mellon, Avicien, et plusieurs autres personnages qui appartenaient au clergé et à la noblesse romaine, quittèrent Rome et se répandirent dans les Gaules pour yprêcher avec confiance la parole de Dieu. Quentin se rendit à Amiens, et Lucien à Beauvais; Mellon, Avicien, et quelques autres hommes distingués passèrent à Rouen. Dioclétien et Hercule Maximien ayant déposé volontairement les faisceaux de la puissance, Constance, prince d'une grande bonté, prit l'empire en Occident, après l'abdication d'Hercule. Il témoignait aux hommes une grande clémence, à Dieu une profonde piété. Ainsi que l'atteste Eusèbe de Césarée, Constance n'avait pas, malgré la fureur de ses collègues, souillé son règne du sang des hommes pieux, ni détruit par une dévastation furieuse, comme l'avait fait Maximien, les oratoires et les lieux de réunion des chrétiens. Il fonda en Neustrie une ville, que de son nom il appela Coutance. Ce fut dans cette province qu'il prit pour concubine Hélène, dont il eut le grand Constantin, qui depuis fonda Constantinople. Dans ce temps-là, le vénérable Mellon, avec quelques autres fidèles, se fixa à Rouen, et, suivant la volonté de Dieu, y occupa le premier la chaire pontificale. Depuis ce prélat jusqu'à ce jour, cette ville a conservé la dignité métropolitaine. Elle a pour suffragantes les six villes des Béiocases, c'est-à-dire Bayeux, des Evantiques, c'est-à-dire Evreux, de Lisieux, d'Avranches, de Coutances, et des Salariens, c'est-à-dire Seès. L'église de Rouen a déjà eu quarante-six évêques; le clergé y a publié pour l'instruction de la postérité, un distique héroïque sur chacun de ces évêques: je vais les placer dans cet ouvrage, agréablement et par ordre, avec quelques additions indispensables. I. "Antistes sanctus Mallonus, in ordine primus, Excoluit plebem doctrina Rotomagensem". (Le saint prélat Mallon, le premier dans l'ordre des évêques de Rouen, en instruisit le peuple par sa doctrine). Il brilla du temps du pape Eusèbe et de Melchiade, et se rendit auprès du Seigneur le 11 des calendes de novembre (22 octobre). Il resta longtemps enseveli hors la ville, dans une crypte de l'église du saint martyr Gervais. Son mausolée s'y est conservé jusqu'à ce jour; mais le corps en fut enlevé après y être longtemps resté, par la crainte que l'on eut des Danois. Il fut transféré dans une ville forte du Vexin, que l'on appelle Pont-Oise. On l'y conserve respectueusement dans une église bâtie en son honneur, et un couvent de chanoines y célèbre ses louanges. II. "Post hunc, praecipuus deuotus et Avidianus Obtinuit regimen, curam quoque plebis herilem". (Après Mallon, le grand et dévot Avidien gouverna l'église, et comme un bon maître prit soin du peuple). Il assista au concile d'Arles, qui eut lieu du temps du pape Silvestre, sous l'auguste Constantin, qui commença à régner l'an de Rome 1061. Ce fut alors que fut tenu le concile de Nicée par trois cent dix-huit Pères, parmi lesquels brillèrent principalement Nicolas, évêque de Myrre en Lycie, et plusieurs autres prélats d'un mérite éminent. III. "Successit praesul fulgens uirtute Severus, Moribus insignis, commissis ac sibi mitis". (Il eut pour successeur Séver, prélat éclatant par sa vertu, distingué par ses mœurs, et comme à lui-même doux au troupeau qu'on lui confia). Il fleurit pendant quinze ans, du temps de Constantin et de Constance, sous les papes Marc et Jules. Alors brillèrent comme des astres les évêques Maximin à Trêves, Hilaire à Poitiers, Athanase à Alexandrie, Eusèbe à Verceil, et Denis à Milan. IV. "Eusebius, dulcis et in ordine pontificali Constans, enituit uirtutum floribus almis". (Eusèbe, si doux et si constant dans les devoirs du pontificat, reçut un vif éclat des fleurs précieuses de ses vertus). Il brilla vingt-cinq ans du temps des papes Libère et Félix, sous les règnes de Constantin, de Julien l'apostat, de Jovien et de Valentinien. V. "Marcellinus huic successit munere Christi, Pastor praecipuus, morum probitate decorus". (Par les faveurs du Christ, Marcellin lui succéda, pasteur distingué, et qu'embellissait l'excellence de ses mœurs). Il travailla pour le bien de l'Eglise pendant vingt ans, du temps du pape Damase, sous les règnes de Valentinien, de Valens, de Gratien et de Valentinien. Alors Antoine, le plus illustre des moines d'Egypte, vint à mourir; Pierre, orateur distingué, brilla à Saragosse. Ambroise de Milan s'opposa aux Ariens comme un mur insurmontable. On célébra à Constantinople, sous le pape Damase, un concile de cent cinquante Pères contre Macédonius et Eunomius. VI. "Peruigil in populo Petrus, dignus quoque custos, Sancte commissum sibi rexit pontificatum". (Pierre, qui toujours veilla pour son peuple, comme un digne gardien, occupa saintement la chaire qui lui fut confiée). Pendant dix-neuf ans il brilla du temps des papes Cirice et Anastase, sous Théodose et Arcadius. C'est alors que jetèrent un si vif éclat Martin, évêque de Tours, Maurice d'Angers, Bazile de Césarée, l'excellent orateur Augustin d'Hippone, et saint Jérôme l'interprète des lois divines. VII. "Victricius, uictor uitiorum fortis et ultor, Ecclesiam Domini mandatis imbuit almis". (Victrice, vainqueur courageux et vengeur des vices, imbut l'église de Dieu de ses pieux préceptes). Il fleurit vingt-trois ans du temps du pape Innocent, sous Arcadius et Honorius. Alors on vit briller saint Donat, évêque d'Epire, et Jean, évêque de Jérusalem; alors se fit l'invention du corps de saint Etienne, premier martyr, d'après la révélation que Dieu en fit à Lucius, prêtre de Caphargamala. Alors le prêtre Orose, qui a écrit le livre de Ormesta mundi, envoyé par Augustin auprès de Jérôme pour lui demander la solution de quelques questions profondes, alla trouver Lucius qui lui remit pour le prêtre Avitus les reliques de saint Etienne qu'il porta en Espagne. VIII. "Successit praesul huic Innocentius almus, Ecclesiam recreans Domini, plebemque reformans". (Le pieux prélat Innocent fut le successeur de Victrice; il rétablit l'église du Seigneur, et réforma les mœurs du peuple). Il fut évêque pendant huit ans, du temps des papes Zozime, Boniface et Célestin, sous les règnes d'Honorius et de Théodose, fils d'Arcadius. A cette époque, sous la présidence de Cyrille d'Alexandrie, un concile de deux cents évêques se réunit à Ephèse. Palladius, premier évêque des Ecossais, ordonné par le pape Célestin, leur fut envoyé pour les convertir au Christ. IX. "Eloquiis plenus sacris, successit Evodus, Fortis et innocuus, prudens, pius atque modestus". (Evode, doué d'une sainte éloquence, se distingua par son courage, sa bonté, sa prudence, sa piété et sa modestie). Il fut florissant pendant sept années, du temps des papes Célestin et Sixte. A cette époque, les Gaulois se révoltèrent contre les Romains, et s'allièrent aux Francs qui descendaient des Troyens; toujours unis, ils établirent pour roi le franc Ferramond, fils du duc Sunnon. On remarque alors Maxime, évêque de Turin, si éloquent dans la composition des sermons. X. "Praefuit Ecclesiae sanctus Silvester honore Quam iuste rexit prudens et amplificauit". (Saint Silvestre présida avec honneur l'Eglise, que dans sa prudence il gouverna justement et qu'il combla de biens). Il brilla seize ans, du temps du pape Léon, pendant que Clodion et Mérovée régnaient en France. XI. "Praesul Malsonus, diuino dogmate fultus, Extitit in populo, uenerabilis undique pastor". (Le prélat Malson, fort des dogmes divins, se montra pour le peuple un pasteur vénérable). Il gouverna neuf ans son église sous l'empire de Martien et de Valentinien, lorsque le pape Léon réunit cinq cent trente évêques au concile de Chalcédoine contre Eutychès et Dioscore. Alors Hengist et Horsa passèrent dans la Grande-Bretagne avec les Saxons et les Angles, portés sur trois navires de forme longue, et ils furent employés par le roi Vortigerne contre les Pictes. Alors Germain d'Auxerre fleurit admirablement. XII. "Inclytus antistes, populi custos quoque perpes, Suscepit sedem Germanus poniificalem". (Prêtre illustre, gardien assidu de son peuple, Germain occupa le siége pontifical). Ce prélat brilla onze ans, pendant que Childéric donnait des lois aux Français et Léon aux Latins. C'est à cette époque que Théodore, évêque de Syrie, écrivit son Histoire ecclésiastique, à partir de la fin des livres d'Eusèbe jusqu'à son temps, c'est-à-dire, jusqu'au règne de l'empereur Léon, sous lequel il mourut. XIII. "Commissos coluit Crescentius ac decorauit Morïbus egregiis, uirtuteque crescere fecit". (Crescence prit un grand soin des fidèles qui lui furent confiés; il les décora de bonnes mœurs et les fit croître en vertu). II répandit un grand éclat pendant vingt-six ans, du temps des papes Hilaire et Simplice, et sous le règne de Léon. Alors Childéric, fils de Mérovée, régna en France. XIV. "Fulsit Gildardus, pastor sacer atque benignus, Dapsilis et constans, uerbi quoque lumine flagrans". (Gildard, pasteur saint et bienveillant, constant et généreux, brilla vivement par les lumières de la parole). Il gouverna quarante-six ans du temps des papes Félix, Gélase, Anastase et Symmaque, sous l'auguste Zénon; il consacra saint Lô, évêque de Coutance. A cette époque brillèrent sur leur chaire Remi de Rheims, Solin de Chartres, et Waâst d'Arras, qui baptisèrent le Mérovingien Clovis, roi des Francais, l'an de l'Incarnation du Seigneur 496. Trois ans après, Mamert, archevêque de Vienne, institua, à cause des massacres qui avaient lieu, de solennelles litanies, qui sont les Rogations avant l'Ascension du Seigneur. Par l'ordre du pape Hilaire, Victor écrivit son Cycle pascal de cinq cent trente-deux ans. Odoacre, roi des Goths, s'empara de Rome, que les rois de ce peuple, Théodoric Triaire et Théodoric Walamer, occupèrent ensuite longtemps. L'Arien Honeric, roi des Vandales, passa en Afrique, mit en fuite plus de trois cent trente-quatre évêques catholiques, ferma leurs églises, et fit endurer divers supplices au peuple. Gildard de Rouen et Médard de Soissons avaient pour père Nectard de Noyon, et pour mère Protagie. Tous deux se rendirent auprès du Seigneur le 6 des ides de juin (8 juin). L'illustre Ouen a composé sur ces deux frères les vers suivants: «Gildard et Médard furent deux frères jumeaux. Un même jour les vit sortir du sein maternel, recevoir la consécration, revêtir l'aube, et quitter les liens de cette chair.» XV. "Flavius insignis uirtutum flore refulsit, Commissosque sibi diuina lege repleuit". (Flavius reçut un grand éclat de la fleur des vertus, et pénétra de la loi divine les peuples qui lui furent confiés). Il fleurit quinze ans, du temps des papes Symmaque, Hormisdas, Jean, Félix, Boniface, Jean et Agapit, sous l'empire d'Anastase, de Justin-le-Vieux et de Justinien. A la mort de Clovis, Sigismond, Childebert, et ses autres fils, lui succédèrent. Clotaire, qui survécut à tous, régna en France cinquante-un ans; de son temps et dans ses Etats fleurirent Lanmer, Evroul et plusieurs autres saints personnages. Transamond, roi des Vandales, ferma les églises catholiques, et exila en Sardaigne deux cent vingt évêques, auxquels le pape Symmaque fournit pendant une année de l'argent et des habillements. L'empereur Anastase mourut frappé de la foudre de Dieu, parce que, favorisant l'hérésie d'Eutychès, il avait persécuté les catholiques. Le pape Jean, sous l'empire de Justin-le-Vieux, rendit dans Constantinople la lumière à un aveugle, et fut tué par Théodoric comme il retournait à Ravenne. Théodoric fit aussi périr le patrice Symmaque et Boèce; lui-même, l'année suivante, mourut de mort subite. Il eut pour successeur son neveu Athalaric. Hilderic, roi des Vandales, rappela d'exil les évêques, et fit rétablir les églises, après soixante-quatorze ans de profanations hérétiques. L'abbé Benoît reçut beaucoup de splendeur de la gloire de ses vertus, sur lesquelles le bienheureux pape Grégoire a écrit un livre de Dialogues. Le patrice Bélisaire, envoyé en Afrique par Justinien, y détruisit les Vandales: il envoya à Constantinople leur roi Gélismer, qu'il avait fait prisonnier. Carthage fut reprise quatre-vingt-seize ans après son occupation par les barbares. Denis-le-Petit écrivit sur le Cycle pascal, commençant à l'an 532 de l'Incarnation du Seigneur, année où eut lieu la promulgation du code de Justinien. Victor, évêque de Capoue, écrivit un livre sur la Pâque pour réfuter les erreurs de Victorius. Le sénateur Cassiodore, le grammairien Priscien, et le sous-diacre Arator se distinguèrent à cette époque. XVI. "Occubuit martyr Praetextatus, Fredegondis Reginae monitu, pro Christi nomine Iesu". (Prétextât tomba martyr par les ordres de la reine Frédégonde, pour avoir dignement soutenu le nom de Jésus-Christ). Il fleurit pendant quarante-deux ans, du temps des papes Agapit, Silvère, Vigile, Pélage, Jean et un autre Pelage, sous l'empire de Justin, de Tibère et de Constantin. Le patrice Narsès vainquit et tua en Italie Totila, roi des Goths. Soumis au roi Alboin, les Lombards envahirent toute l'Italie, accompagnés par la famine et la mortalité. XVII. "Ecclesiam rexit multis Melantius annis, Subiectos docuit, iuste quoque uiuere fecit". (Mélance gouverna son église pendant plusieurs années, il instruisit ses peuples et les détermina à vivre dans l'exercice de la justice). Il fut à la tête du diocèse de Rouen pendant douze années, du temps des papes Pélage, Benoît et Grégoire-le-Grand, docteur fameux, sous l'empire de Maurice, le premier des Grecs qui ait commandé aux Romains. Sa conduite fut indigne, parce qu'on rapporte qu'il trahit Prétextat son maître, que Frédégonde, femme du roi Chilpéric, avait fait mettre à mort. [5,9] CHAPITRE IX. XVIII. Nobilis Hildulfus praefato pontificatu Sedit, et excoluit diuini dogmata uerbi. (Hildulfe, que le pontificat rendit illustre, monta sur le siège de Rouen, et mit en valeur les dogmes de la parole divine). Ce prélat brilla beaucoup pendant vingt-huit ans, du temps du docteur Grégoire-le-Grand, et des autres papes Savinien, Boniface, Dieudonné, Boniface et Honorius, sous le règne de Maurice, de Phocas et d'Héraclius. Alors régnèrent en France Childebert et son fils Téoderic, Théodebert et Lothaire-le-Grand. En Angleterre, le trône était occupé par Edilbert à Kent, Edwin en Northumbrie, Reduald en Wessex, et Penda chez les Merciens. Grégoire leur envoya, pour leur prêcher la parole divine, Augustin, Mellitus, Jean, et plusieurs autres moines craignant Dieu, qui convertirent les Anglais à la foi du Christ. Les Lombards en Italie eurent pour chefs Autarith, fils de Clépon, et Agon Agilulfe avec Théodeline, reine digne d'éloges. La douzième année du règne de Childebert, saint Evroul, abbé d'Ouche, mourut, déjà octogénaire, en Neustrie, le 4 des calendes de janvier (29 décembre). Dans le même temps, le monastère du Mont-Cassin fut envahi de nuit par les Lombards, et détruit, après la dispersion des moines, du temps de Bonitus, cinquième abbé de ce couvent, à la tête duquel avaient été Benoît, Constantin, Simplice, Vital et Bonitus. Cosdroe, roi des Perses, fit une guerre très-fâcheuse à la république, et affligea beaucoup la sainte Eglise par l'incendie, la rapine et le massacre. Anastase, moine de Perse, reçut la couronne glorieuse du martyre avec soixante-dix autres fidèles. Héraclius vainquit les Perses, tua Cosdroe, rapporta à Jérusalem la croix du Seigneur, et ramena de captivité tous les chrétiens. XIX. "Sanctus Romanus praeclaro nobilis actu, Moribus emicuit, sacri quoque lumine uerbi". (Saint-Romain, qu'ennoblirent ses éclatantes actions, brilla beaucoup par ses mœurs ainsi que par les lumières de la parole sacrée). Pendant treize années il jeta un grand éclat par ses miracles, du temps des papes Honorius, Severin et Jean, sous le règne d'Héraclius, et passa glorieusement au Seigneur le 10 des calendes de novembre (23 octobre). Alors Dagobert et Clovis, princes chrétiens, régnaient dans les Gaules; en Angleterre, Osvald, Osvin et Osvius; en Italie, Agilulfe, Adoloald, Arioald, Rotarith et Rodald. Sous le règne d'Arioald, le bienheureux Colomban, originaire d'Ecosse, après avoir fondé en France le monastère de Luxeuil, éleva celui de Bobbio dans les Alpes Cottiennes. XX. "Audoenus huic successit pontificali Ordine splendescens, uirtutibus atque refulgens". (Ouen succéda à Romain, illustre dans l'ordre des évêques et distingué par ses grandes vertus). Durant quarante ans il brilla d'une manière insigne, du temps des papes Théodore, Martin, Eugène, Vitalien, Adeodat, Donus, Agathon, Léon, Benoît et Jean, sous l'empire d'Héracléon, fils d'Héraclius, et sous celui des trois Constantin. Ce prélat vécut longtemps et bien, travailla beaucoup et rendit d'admirables services à l'Eglise de Dieu. Les forces me manquent pour raconter par combien de noblesse, de sainteté et de mérites de toute espèce cet évêque se distingua. Le pape Martin tint à Rome un concile de cent cinq évêques; peu de temps après, son attachement à la foi catholique occasionna son enlèvement, qui eut lieu par l'ordre de Constantin, neveu d'Héraclius, et qui fut effectué par l'exarque Théodore: relégué à Cherson, il y fit une sainte fin, et y repose. L'archevêque Théodose et l'abbé Adrien, hommes également très-savants, furent envoyés par le pape Vitalien dans la Grande-Bretagne, où ils fécondèrent, par la culture de la doctrine divine, plusieurs églises anglaises. Ensuite le pape Grégoire fit passer en Angleterre plusieurs dispensateurs de la divine semence. Augustin et Laurent, Mellitus de Londres, Juste de Rochester, Honorius et Dieudonné, gouvernèrent l'église de Cantorbéry, et conduisirent à la foi du Christ, avec les peuples qui leur étaient soumis, les rois de Kent, Edilbert et Eadbald, Ercombert et Egbert. Vigard fut choisi pour septième prélat de ce siége, par les rois Osvius et Egbert, qui l'envoyèrent à Rome pour se faire ordonner. Il y mourut pendant qu'il attendait le jour fixé pour sa consécration: on ordonna à sa place un Grec nommé Théodore, homme très-distingué par sa sainteté et sa sagesse. Dans la Neustrie, Philibert, que comblèrent de gloire sa noblesse, sa sainteté et l'éclat de ses miracles, fonda, avec la permission du roi Clovis et de la reine Bathilde, un couvent à Jumiège, pour recevoir huit cents moines: quelques années après, il mit à la tête de cette maison saint Aichadre, qu'il avait tiré du couvent de Noirmoutier. Alors Wandrille bâtit un monastère à Fontenelles, et y réunit, pour la milice de Dieu, près de quatre cents moines, parmi lesquels l'Eglise prit avec satisfaction, pour la gouverner, plusieurs évêques et plusieurs abbés très capables. On voyait fleurir alors dans le diocèse de Rouen Sidoine, Ribert, Gérémar, Leufroi et plusieurs autres moines, tous favorisés, pour toutes sortes de biens, par le zèle et l'assistance du vénérable archevêque Ouen, ainsi que tout lecteur avide d'instruction peut le voir clairement dans leur histoire. En Italie, le roi Aripert étant mort au bout de neuf ans à Pavie, ses deux fils, encore fort jeunes, lui succédèrent: Godebert s'établit à Pavie, Bertarith fixa le siége de son gouvernement dans la ville de Milan. Peu après, Grimoald, vaillant duc de Bénévent, tua d'un coup d'épée Godebert, mit Bertarith en fuite, s'empara de leur trône et de leur sœur, et gouverna neuf ans avec force et succès. A sa mort, Bertarith régna dix-huit ans, et s'associa son fils Cunipert, qu'il avait eu de la reine Rodelinde: ils aimèrent tous deux la justice, et n'hésitèrent pas à se montrer fortement serviteurs bienveillants de Dieu et de son église, ainsi que protecteurs des pauvres. Alacheris, duc de Brescia, se révolta contre eux. Il troubla beaucoup et longtemps tout le pays, jusqu'à ce que, tué dans un combat par Cunipert, il trouvât le terme de sa méchanceté. A la prière de Constantin, d'Héraclius et de Tibère, princes très-pieux, le pape Agathon envoya à Constantinople Jean, évêque de Porto, sur le Tibre, le diacre Jean et plusieurs autres légats de la sainte Eglise romaine; par leur intermédiaire, il assembla un concile de cent cinquante évêques contre George patriarche de la cité royale, Macaire, évêque d'Antioche, et plusieurs autres hérétiques. A la fin des débats, George se rétracta; mais Macaire, qui se montra opiniâtrément attaché à ses opinions, fut, ainsi que ses complices, frappé d'anathême. XXI. "Inclytus Ansbertus, probitatis culmine comptus, Ecclesiam rexit quam sancte nobilitauit". (L'illustre Ansbert, comblé de tout mérite, gouverna son église et l'ennoblit saintement). Il brilla pendant dix-huit ans, du temps des papes Léon, Benoît, Jean, Conon et Serge, sous l'empire de Constantin et de Justinien-le-Jeune. Alors régnaient en France Lothaire, Thierri et Childéric. Les maires du palais étaient Léger, Ebroin et le prince Pepin. XXII. "Insignis Grippo successit in ordine sancto, Actibus egregius, mentis pastor uenerandus". (Grippon, prélat distingué, succéda à son tour dans cette sainte catégorie, noble pasteur dans ses actions et vénérable par ses mérites). Il fleurit vingt-quatre ans, du temps des papes Jean Sisinnius, Constantin et Grégoire. Alors Léon, Tibère, Justinien, Philippique, Anastase, Théodose et Léon gouvernaient la république. Clovis, Childebert et Dagobert-le-Jeune régnaient en France. En Angleterre, le très-révérend Cuthbert, devenu d'anachorète évêque de l'église de Lindisfarn, illustra toute sa vie, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse, par d'éclatants miracles. Sous le règne de Henri, roi des Anglais, Radulf, évêque de Rochester, trouva son corps intact: il changea ses vêtements, assisté par des moines et des clercs, en présence et sous les regards respectueux d'Alexandre, roi des Ecossais. XXIII. "Iustus et insignis Radilandus in ordine fulsit, Compatiens cunctis, meritisque refertus opimis". (Le juste et grand Radiland brilla dans l'épiscopat, compatissant pour tout le monde, et rempli de mérites éminents). Ce prélat fleurit pendant trois années, du temps du pape Grégoire II. Alors Léon gouvernait l'empire. Les Français élevèrent au trône des rois, à la mort de Dagobert, le clerc Daniel. Les Sarrasins, avec une nombreuse armée, assiégèrent Constantinople pendant trois ans; mais ils furent vaincus par les citoyens, qui combattirent contre eux beaucoup plus par les prières que par les armes; ils prirent la fuite au milieu des périls, de la famine, du froid et de la peste. Liutprand, roi des Lombards, confirma, de l'avis du pape Grégoire, la donation du patrimoine des Alpes Cottiennes, qu'Aripert avait envoyée à Rome écrite en lettres d'or, et qu'il avait ensuite annulée. Il acheta pour une somme d'argent les os du docteur saint Augustin; il les transfera à Pavie, et les y plaça honorablement, après les avoir retirés de la Sardaigne, que les Sarrasins avaient ravagée. XXIV. "Profuit in populo Domini uenerabilis Hugo, Et tribuit sanctae subiectis dogmata uitae". (Le vénérable Hugues servit beaucoup le peuple du Seigneur, et prodigua à ses sujets les dogmes de la sainte vie). Il était cousin de Pepin, prince des Français; il fut archevêque pendant huit ans, du temps du pape Grégoire. Il gouverna les églises de Paris et de Bayeux, ainsi que les abbayes de Jumiège et de Fontenelles. Son corps fut transporté en Lorraine avec le corps de saint Aichadre par les moines de Jumiège; placé dans une châsse d'argent, il a été conservé jusqu'à ce jour dans un lieu que l'on appelle Aspes, dans le territoire de Cambrai. C'était sous le règne de Constantin. L'anglais Béde, serviteur du Christ, et prêtre du couvent des saints apôtres Pierre et Paul, jeta un grand éclat à Weremuth. Il naquit sur le territoire de ce monastère; dès l'âge de sept ans, il fut instruit par le révérend abbé Benoît, et ensuite par Céolfride. Il habita toute sa vie dans ce même monastère; il y donna tous ses soins à la méditation des Ecritures; il trouva de grandes douceurs, comme il le dit lui-même, à apprendre, à enseigner ou à écrire, partageant son temps entre l'observance de la discipline régulière et l'occupation journalière de chanter à l'église. Dans la dix-neuvième année de sa vie, il fut promu au diaconat, et à trente ans à la prêtrise: ce fut d'après les ordres de Céolfride, son abbé, que le très-révérend évêque Jean lui conféra l'un et l'autre ministère. Ensuite, ayant reçu le sacerdoce, il n'interrompit pas ses salutaires études jusqu'à l'âge de cinquante-neuf ans; il tira des ouvrages des vénérables Pères beaucoup de notes concises sur la sainte Ecriture, et prit soin de les ajouter aux textes pour en faire saisir le sens et l'interpréter. Le fruit de ses travaux et de ses études fut très-utile et agréable à l'Eglise de Dieu. Il publia soixante-douze livres sur la loi de Dieu et sur les recherches nécessaires pour l'entendre: il les dénombre tous et les décrit avec soin à la fin de son Histoire des Anglais. Alors brilla en Lombardie le moine Paul du Mont-Cassin, et en France le poète Fortunat, pieux évêque de Poitiers. XXV. "Sedem Radbertus digne pastoris adeptus Viribus enituit sanctis, sancte quoque uixit". (Radbert, qui acquit dignement le siège de pasteur, se distingua par les forces de la sainteté, et vécut aussi saintement). Il fleurit quatre ans, du temps du pape Grégoire II, et sous l'empire de Constantin. Alors en France commandait Charles-le-Marteau, c'est-à-dire, Martel, qui, réuni au duc Eudes, livra aux Sarrasins une bataille en Aquitaine, et leur tua trois cent soixante-quinze mille hommes; dans la province de Narbonne, il les battit encore vaillamment, et les repoussa après en avoir fait un grand carnage. XXVI. "Grimo, deuotus pastor, pius, inclytus actu, Suscipit Ecclesiam diuino iure regendam". (Grimon, dévot pasteur, homme pieux et célèbre par ses bonnes actions, se chargea du soin de gouverner l'Eglise suivant les lois de Dieu). Il occupa le pouvoir pendant quatre ans, du temps de Grégoire III. En Angleterre, Berchtwald, archevêque de Cantorbéry, étant venu à mourir, Tatwin lui succéda. C'est alors que les deux rois anglais, Coenred, roi de Mercie, et Ofia, fils de Siher, roi des Saxons orientaux, quittèrent leur sceptre terrestre pour le Christ, se rendirent à Rome, reçurent la bénédiction du pape Constantin, se firent moines, et, fixés aux portes des Apôtres, vécurent jusqu'à leurs derniers jours dans les prières, les jeûnes et les aumônes. Wilfrid, vénérable archevêque d'Yorck, mourut l'an quarante-cinq de son épiscopat, le 4 des ides d'octobre (12 octobre), dans la province d'Undalum, sous le règne de Coenred et d'Osred, fils d'Alfred, roi de Northumbrie. Peu après mourut le très sage abbé Adrien, qui eut pour successeur Albin, son disciple, homme très instruit en tout genre. XXVII. "Culmine pastoris nituit Rainfridus, in omni Actu magnificus, constructor pontificatus". (Sur le siège du pasteur, Rainfroi se montra magnifique dans toutes ses actions, et travailla à reconstruire l'édifice du pontificat). Il gouverna pendant dix-sept ans, du temps des papes Zacharie et Etienne. Carloman et Pepin étaient alors maires du palais. XXVIII. "Remigius praesul, regali stirpe creatus, Deuote uixit, commisses dogmatisauit". (Le prélat Remi, issu du sang des rois, vécut dévotement et fit connaître les dogmes saints à son troupeau). Il était fils de Charles-Martel et frère du roi Pepin: après l'expulsion de Rainfroi, il gouverna pendant dix-sept ans l'église de Rouen, du temps des papes Paul, Constantin et Etienne. L'empereur Constance, fils de Léon, convoqua à Constantinople un concile de trois cent trente évêques. Le pape Etienne, tourmenté par les persécutions d'Astolphe, roi des Lombards, passa en France, et y consacra le roi Pepin et ses fils Charles et Charlemagne. Alors Boniface, archevêque de Mayence, et Gui, abbé de Fontenelles, vivaient avec distinction; Constantin et l'émir Abdalla, roi des Sarrasins, rivalisèrent de cruauté contre les orthodoxes. Léon, fils de Constantin, le soixante-onzième empereur depuis Auguste, régna cinq ans. L'an de l'Incarnation du Seigneur 678, le 8 des calendes d'octobre (24 septembre), le roi Pepin mourut, et eut pour successeur son fils Charlemagne. XXIX. "Praesul Mainardus, bonitatis odore refertus, Subiectos docuit, uitiorum sorde piauit". (Le prélat Mainard, tout parfumé de bonté, enseigna les fidèles, et les purifia de l'ordure des vices). Il brilla huit ans, du temps du pape Adrien. L'an six de son règne, le roi Charlemagne s'empara de Rome. A son retour il prit Pavie, conduisit prisonnier en France Didier, roi des Lombards, qui avait fait éprouver de grandes persécutions au pape Adrien, et chassa d'Italie son fils Adalgise. Ce Didier fut le trente-unième roi des Lombards: en lui cessa la dignité royale à cause de ses forfaits, et depuis ils n'eurent plus de roi de leur nation; ils furent toujours soumis désormais aux rois des Français ou aux empereurs des Allemands. Les premiers chefs lombards furent Ibor et Aïon, qui avec leur mère Gambara les amenèrent de l'île de Scandinavie; ensuite ils eurent pour rois Agelmond, Lamission, Lethu, Hildehoc et Godehoc, Claffon et Caton, Wachon, Waltarith, Audouin et Alboin. Agelmond conduisit les Lombards en Bulgarie, Audouin en Pannonie, et Alboin en Italie. Secondé par le patrice Narsès, le roi Alboin, ayant, d'après l'inspiration de sa femme Rosemonde, été tué par Helméchis, son écuyer, Clépon, élu par le peuple, monta sur le trône. Après lui Flavius Autarith, son fils, régna et prit pour femme Théodelinde, fille de Garibald, roi des Boïens. Autarith périt empoisonné an bout de six ans de règne, et Agilulfe Agon, duc de Turin, s'empara de la reine et du royaume, et, mourant vingt-cinq ans après, laissa son royaume à son fils Adoloald. Celui-ci ayant régné dix ans avec sa mère Théodelinde, Arioald posséda le royaume des Lombards pendant douze ans, et eut pour successeur Rotharith, prince puissant, mais souillé de la perfidie de l'hérésie d'Arius: après un règne de seize années, il laissa son royaume à son fils Rodoald qui, cinq ans après, surpris en adultère, fut tué par le Lombard Rival. Aripert, fils de Gondoald, neveu de la reine Théodelinde, régna ensuite, et, mourant neuf ans après, laissa son royaume à ses fils Bertarith et Godibert. Cependant Grimoald, duc des Bénéventins, épousa Rodelinde, fille du roi Aripert, fit périr par le glaive son frère Godibert, et chassa du trône son autre frère Bertarith. Grimoald étant mort neuf ans après, Bertarith monta sur le trône et chassa Garibald, fils de Grimoald, qui avait régné durant trois mois après la mort de son père. Bertarith régna dix-huit ans, et Cunipert douze. A la mort de ce dernier, les Lombards eurent pendant deux ans quatre rois à la fois, savoir, Liutpert, fils de Cunipert, Ragimpert, duc de Turin, fils de Godibert, Aripert son fils, et Rotarith, duc de Bergame. Enfin Aripert l'ayant emporté sur ses rivaux, tua Liutpert et Rotarith; il chassa de l'île Comacine Ansprand, qui avait pris soin de l'enfance de Liutpert, fit crever les yeux à son fils Sigisbrand, régna ensuite pendant neuf ans, et rendit à saint Pierre plusieurs domaines qui avaient été ravis par ses prédécesseurs. Ensuite, comme il nageait dans le Pô, chargé d'or, il s'y enfonça, et, suffoqué par les eaux, y périt. Ansprand, homme sage, ne régna que trois mois, et son fils Liutprand, prince entreprenant, occupa le trône pendant près de trente-deux ans. Son neveu Hildebrand fut élevé à la royauté, mais il mourut avant deux ans. Ensuite Rathchise et Astolphe, fils de Penmon, duc de Frioul, prirent la couronne que le premier déposa volontairement pour se faire moine à Rome. Astolphe persécuta beaucoup l'Eglise du Seigneur de toutes les manières, du temps du pape Etienne; mais enfin, par un juste jugement de Dieu, il fut tué à la chasse d'un coup de flèche. Enfin le duc Didier, secondé par le pape Etienne, devint roi des Lombards, et, lorsqu'il fut parvenu au trône, il persécuta le pape, le clergé et le peuple de Rome. C'est ce qui détermina le pape Adrien à implorer l'assistance des Français, qui détruisirent et ont renversé jusqu'à ce jour la puissance cruelle du royaume des Lombards. C'est du temps de Mainard, archevêque de Rouen, que cet événement arriva l'an de l'Incarnation du Seigneur 774. XXX. "Praesul successit cui Gillebertus, in omni Constans, et lenis populi pastorque fidelis"., (Alors succéda Gillebert, prélat constant et doux en toute chose, et pasteur fidèle de son peuple). Il brilla quarante-huit ans du temps des papes Adrien, Léon, Etienne et Pascal. Alors fleurissaient à Constantinople les Augustes Constantin, Léon, Nicéphore, Staurace son fils, Michel, Léon et Michel. Charles, roi des Français, signala sa vaste puissance, et par son grand mérite si digne d'éloge accrut son empire sur tous ses voisins. Il détruisit Pampelune, assiégea et prit Sarragosse, subjugua la Gascogne, l'Espagne, la Saxe et la Bavière; il dévasta le pays des Slaves que l'on appelle Voultes, et celui des Huns. Du temps de Constantin et de sa mère Irène, on trouva à Constantinople une cassette de pierre qui contenait un homme étendu avec cette inscription: «Le Christ naîtra de la Vierge Marie, et je crois en lui. O soleil, vous me reverrez sous l'empire de Constantin et d'Irène.» Sous le pontificat de Léon, un grand tremblement de terre ébranla presque toute l'Italie, et renversa en grande partie le toit de l'église de Saint-Paul avec ses poutres. L'an 800 de l'Incarnation du Seigneur, le roi Charles fut consacré empereur par le pape Léon et proclamé Auguste par les Romains. Après avoir accompli un règne de quarante-sept ans, ce monarque mourut. Louis son fils régna vingt-sept ans, et eut pour secrétaire l'archevêque Gislebert. [5,10] CHAPITRE X. XXXI. "Rainowardus huic successit in ordine felix, Hic aluit mîtes, compescuit atque rebelles". (Rainard succéda heureusement dans cet ordre sacré. Il nourrit les gens de bien et comprima les rebelles). Pendant dix ans il fleurit, du temps des papes Eugène, Valentin et Grégoire IV, sous l'Auguste Théophile. A cette époque, la discorde régna en France pendant que Lothaire se révolta contre son père Louis-le-Pieux. Alors les Normands commencèrent à ravager la Bretagne et quelques autres contrées. Le corps de saint Philibert fut transporté de l'île de Noirmoutier. XXXII. "Gumbaldus iustae tenuit moderamina uitae, Prospiciens populo uenerabilis undique pastor". (Gombaud tint avec fermeté les rênes d'une vie équitable, pasteur vénérable qui s'occupa sans cesse de son peuple). Ce prélat vécut onze ans du temps des papes Grégoire et Sergius, sous l'empire de l'Auguste Michel, fils de Théophile. L'an de l'Incarnation du Seigneur 840, l'empereur Louis mourut le 12 des calendes de juillet (20 juin). L'archevêque Drogon son frère fit transférer son corps dans la ville de Metz pour y recevoir sa sépulture. Le royaume fut divisé, et la guerre s'étant élevée entre les trois fils de ce prince, Louis, Lothaire et Charles-le-Chauve, on se battit près d'Auxerre, le 7 des calendes de juillet (25 juin): il y périt de part et d'autre, dans un carnage mutuel, beaucoup de chrétiens. Le corps de saint Ouen fut transporté, lorsque les Normands ravagèrent Rouen et brûlèrent son monastère, le jour des ides de mai (15 mai), l'an du Seigneur 841. XXXIII. Insignis Paulus, pastoris culmine dignus, uerbo doctrinae fulsit probitateque uitae". (L'illustre Paul, digne d'être élevé au siège de pasteur, brilla par les paroles de sa doctrine et par la pureté de sa vie). Son pontificat dura six années, du temps du pape Serge, sous l'Auguste Michel. Lothaire occupa une partie du royaume de France que son père lui avait donnée de son propre mouvement, et il régna sur ce territoire qui a gardé jusqu'à ce jour le nom de Lorraine, c'est-à-dire royaume de Lothaire. Charles-le-Chauve fut établi roi des Français et empereur des Romains. C'était un homme bon et courageux. XXXIV. "Wanilo, uir prudens, diuino dogmate pollens, Eternae docuit commissos iura salutis. (Wanilon, prélat prudent, savant dans les dogmes divins, dicta aux fidèles les lois de l'éternel salut). Il fleurit onze ans du temps des papes Léon, Benoît et Nicolas. La cinquième année de son gouvernement, il gela depuis la veille des calendes de décembre jusqu'aux nones d'avril (du 30 novembre au 5 avril). XXXV. "Indole praecipuus, bonitate nitens, Adalardus Iura sacerdotiî tenuit pie pastor herilis". (Remarquable par la beauté de son caractère, brillant de bonté, le pasteur Adalard défendit pieusement les droits du sacerdoce suprême). Il occupa le siége pendant quarante ans, du temps du pape Nicolas. Basile tua son maître Michel, et régna en sa place à Constantinople durant vingt années. L'univers éprouva pendant trois ans les fureurs d'une grande famine, de la mortalité des hommes et de la peste des animaux. XXXVI. "Felix atque probus praeclara stirpe Riculfus Contulit ecclesiae quant plurima praedia terrae". (Riculfe, heureux et bon, issu d'une noble origine, donna de grands biens à son église). Il fleurit trois ans du temps des papes Nicolas et Adrien. XXXVII. "Nobilis antistes diuino iure Ioannes Ordine pontificis uirtutum lampade fulsit". (Jean, prélat distingué par la puissance divine, brilla dans l'ordre des pontifes par le flambeau de ses vertus). Il gouverna les Rouennais pendant deux ans. XXXVIII. "Vilto, commissum conscendens pontificatum, Claruit in populo uir prudens dogmate sancto". (Vilton, montant au trône pontifical qui lui avait été confié, fit éclater en faveur du peuple sa prudence et les saintes doctrines). Il gouverna l'Eglise pendant un an, du temps du pape Adrien et de l'Auguste Basile. XXXIX. "Successit Franco, plebis bonus auxiliator, Qui lauacri sancti Rollonem fonte sacrauit. (Il eut pour successeur Francon, ce bon protecteur du peuple, qui consacra Rollon dans la fontaine du saint baptême). Pendant quarante-quatre ans, il fut florissant du temps des papes Jean, Marin, Adrien et Etienne. Alors Léon et Alexandre, tous deux fils de Basile, régnèrent vingt-deux ans. L'an du Seigneur 876, Rollon pénétra avec les siens en Neustrie, et, pendant trente ans, désola effroyablement la France par la guerre, le brigandage et l'incendie. Il combattit contre Richard, duc des Bourguignons, Ebble, comte des Poitevins, et plusieurs autres princes de la France. Enflé d'orgueil par la fréquence de ses victoires, il occasionna les plus grands maux aux adorateurs du Christ. Enfin Charles-le-Simple, fils de Louis-le-Fainéant, ne pouvant continuer la guerre contre Rollon, fit la paix avec lui, lui donna pour femme sa fille Gisèle, et lui céda la Neustrie. Alors régnèrent à Constantinople les Augustes Alexandre, Constantin, avec sa mère Zoë, et Romain l'Arménien. XL. "Sedem pontificis Gunhardus in ordine sumpsit, Utilis in populo, prudens quoque conciliator". (Gunhard occupa à son tour le siége pontifical; il rendit au peuple de grands services, toujours prudent et conciliateur). Il se distingua pendant vingt-quatre ans, du temps des Augustes Romain l'Arménien et Constantin. Alors en France, le duc Robert prit la couronne; le roi Charles lui fit la guerre pendant un an et mit à mort ce prince parjure. Cependant Hugues, fils de ce duc, remporta la victoire. Peu de temps après, Héribert, comte de Péronne, beau-frère de Hugues-le-Grand, s'empara du roi par surprise, et le retint en prison pendant trois ans, c'est-à-dire jusqu'à la mort du monarque. Cependant Louis, fils du roi Charles, passa en Angleterre avec sa mère Edgive, et alla trouver le roi des Anglais Edelstan, son oncle, fils d'Edouard-le-Vieux; et Raoul, noble fils de Richard, duc des Bourguignons, neveu de Charles, régna pendant sept ans. A sa mort, Guillaume Longue-Epée, duc des Normands, à la prière des Français, ramena d'Angleterre Louis, auquel il restitua légitimement le trône paternel. Dans ces temps-là Agapit, Basile, Etienne, Formose, Jean et un autre Etienne fleurirent sur le siége apostolique. Guillaume, fils de Rollon, restaura le monastère de Jumiège; il eut le desir de s'y faire moine sous les lois de Martin qui en était abbé; mais ce prélat refusa de le recevoir, jusqu'à ce que son fils fût en état de gouverner le duché de Normandie. Cependant le duc régnait depuis quinze ans sur ses Etats, et, tant par l'adresse que par la force, il contenait ses ennemis et ses voisins; lorsque, s'étant rendu avec confiance à une entrevue qu'il devait avoir avec Arnoul, comte de Flandre, il fut tué par surprise dans une île de la rivière de Somme le 15 des calendes de janvier (18 décembre). Richard Sprotaïde, son fils, qui était alors âgé de dix ans, gouverna après son père, pendant cinquante-quatre ans, le duché de Normandie. Ce fut l'an de l'Incarnation du Seigneur 942, sous le règne de Louis d'Outre-mer, que ce duc Guillaume et Gunhard, archevêque de Rouen, vinrent à mourir. XLI. "Successit Hugo, legis Domini uiolator, Clara stirpe satus, sed Christi lumine cassus". (Hugues, violateur de la loi du Seigneur, succéda à Gunhard: sorti d'une illustre lignée, il n'en fut pas moins privé des lumières du Christ). Il remplit les fonctions épiscopales pendant quarante-sept ans: mais il n'a reçu d'éloges d'aucun des écrivains qui ont parlé de lui ou de ses prédécesseurs. Ils font voir clairement que s'il fut moine, ce ne fut que par l'habit et non par les œuvres. Alors Marin, Agapit, Octavien, Léon, Benoît et Jean occupèrent le siége apostolique; et les royaumes de la terre furent agités par des troubles affreux. En effet, le roi Louis s'empara de Rouen, conduisit par surprise le duc Richard à Laon, et l'y mit en prison; mais, par la permission de Dieu et la prudence d'Osmond son gouverneur, il en fut tiré. Ensuite Haigrod, roi des Danois, vint en Normandie avec une armée, d'après les conseils de Bernard-le-Danois, pour venger Guillaume Longue-Épée. Il livra au roi Louis une bataille, dans laquelle périrent, sur les bords de la Dive, Herluin comte de Montreuil, avec Lambert son frère, et seize autres comtes français; Louis, fait prisonnier, fut envoyé dans la citadelle de Rouen pour y être gardé. Mais Gerberge, reine des Français, fille de Henri, empereur d'outre-Rhin, conclut, de l'avis de Hugues-le-Grand, la paix avec les Normands, et donna en otage pour gage de sa foi son fils Lothaire, Hilderic, évêque de Beauvais, et Gui, évêque de Soissons. Par ce moyen, le roi fut mis en liberté, et le comte Richard, père de la patrie, fortifia sa puissance. L'empereur Othon subjugua l'Italie; Etienne et Constantin, tous deux fils de Romain, déposèrent leur père du trône de Constantinople; mais Constantin déposa également Etienne, et régna avec son fils Romain pendant seize ans. Ils eurent pour successeur l'empereur Nicéphore. Ludolphe, fils du roi Othon, mourut après avoir soumis l'Italie, et Othon, jeune enfant, fut élevé au trône dans le palais d'Aix-la-Chapelle. Nicéphore ayant été tué par sa femme, Jean monta sur le trône: sa nièce Théophanie épousa l'empereur Othon. En Angleterre, le roi Edmond fut tué par trahison dans la sixième année de son règne, et son frère Edred eut la jouissance du royaume. A sa mort, Edgar fils d'Edmond lui succéda, et régna longtemps avec un grand succès pour lui-même autant que pour le peuple et pour l'église de Dieu. Alors Dunstan à Cantorbéry, Oswald à Yorck, et Adelwood à Winchester se distinguèrent beaucoup par la manière dont ils gouvernèrent l'Eglise: leur zèle et leurs travaux firent élever en Angleterre vingt-six couvents, grâce à la faveur et à l'obéissance que le roi Edgar témoigna à ces prélats. A la mort de Louis, son fils Lothaire régna six ans: en lui fut entièrement éloignée du trône la race de Charlemagne. En effet, Charles et les autres fils de Lothaire furent renfermés, et Hugues-Capet, fils de Hugues-le-Grand, fut élevé au trône. XLII. "Insignis praesul, claris natalibus ortus, Robertus felix deuoto fine quieuit". (ïllustre prélat sorti d'une célèbre origine, l'heureux Robert trouva le repos après une fin dévote). Il était fils du duc Richard-le-Vieux par Gunnor: pendant quarante-huit ans il gouverna l'archevêché de Rouen et le comté d'Evreux, du temps des rois de France Robert et de Henri son fils. Alors Jean, Grégoire, Serge, Silvestre, Jean-Benoît et un autre Jean-Benoît présidèrent l'Eglise romaine. Les empereurs Othon, Henri et Conon gouvernèrent l'Etat par une légitime succession. L'archevêque Robert fut amplement pourvu des biens de ce monde; il prit soin des intérêts de sa ville dans les affaires séculières et ne sut pas, comme il convient à un prélat, s'abstenir des plaisirs de la chair. Effectivement, comme comte il eut une femme nommée Herlève, qui lui donna trois fils, Richard, Raoul et Guillaume, auxquels, selon les lois du siècle, il partagea le comté d'Evreux et ses autres biens qui étaient considérables. Dans sa vieillesse, il se rappela enfin ses erreurs et s'en repentit; et comme ses crimes étaient nombreux et grands, il fut très-effrayé. En conséquence, il donna aux pauvres d'abondantes et nombreuses aumônes; il jeta les fondements de l'église métropolitaine de la sainte Mère de Dieu, dans la ville de Rouen, et la termina en grande partie. Le duc Richard II gouverna d'une manière digne d'éloges le duché de Normandie pendant trente ans; comme un tendre père, il secourut les moines et les pauvres clercs du Christ; il augmenta et protégea trois couvents que son père avait fondés, savoir Fécamp, Saint-Ouen, dans le faubourg de Rouen, et Saint-Michel en Péril-de-Mer. Ce duc restaura aussi Fontenelles, et confirma par sa sanction tout ce qui avait été donné à cette abbaye par Turstin ou Gérard Pleitel, et par d'autres seigneurs. En mourant, il céda ses Etats à ses fils, Richard-le-Jeune et Robert, qui ne profitèrent que neuf ans des avantages qu'ils reçurent: Richard III, empoisonné, périt avant deux ans accomplis, et Robert son frère, au bout de sept ans et demi, se rendit comme pélerin à Jérusalem. En partant, pour ne pas revenir, il laissa son duché à Guillaume, jeune enfant de huit ans, qu'il confia à son cousin Alain, comte des Bretons. Alors les princes Alfred et Edouard étaient exilés en Normandie. Ils avaient choisi cette retraite, parce que Richard II avait donné en mariage à Edelred, roi des Anglais, sa sœur Emma, qui avait mis au monde Alfred et le roi Edouard. Après la mort de son mari, cette princesse envoya ses enfans en Neustrie, épousa Chanut, roi des Danois, lui donna Hardechanut, roi des Danois et des Anglais, et Gunnilde, qui épousa Henri, empereur des Romains. XLIII. "Malgerius iuuenis sedem suscepit honoris, Natali clarus sed nullo nobilis actu". (Mauger, jeune encore, obtint le siége d'honneur: illustre par sa naissance, il ne fut noble par aucune action). Il était fils de Richard II, par sa seconde femme nommée Papie; il domina les Rouennais pendant dix-huit ans, sans la bénédiction apostolique et sans pallium, du temps des papes Damase et Léon. Il s'attacha indécemment aux voluptés de la chair et aux soins mondains; il eut un fils nommé Michel, brave et légitime chevalier, qui, parvenu à la vieillesse, est honoré et chéri en Angleterre par le roi Henri. Alors s'élevèrent dans le monde de grandes tribulations, qui affligèrent gravement par toutes sortes de vexations les habitants de ce globe. Les Sarrasins envahirent la Sicile, l'Italie et d'autres contrées chrétiennes; ils répandirent partout le carnage, le brigandage et l'incendie. L'empereur Manichet fit lever les habitants de Constantinople, et après avoir réuni toutes les forces de l'Empire, repoussa les idolâtres qui avaient commis de grands ravages, et délivra les contrées chrétiennes. Il transporta avec respect à Constantinople les os de sainte Agathe, vierge et martyre, et les corps de plusieurs autres saints, de peur que les païens ne les profanassent s'ils revenaient. Diogène fut son successeur: sous son règne Osmond Drengot et Drogon, et quelques autres Normands, commencèrent à s'établir dans la Pouille, et à combattre vaillamment les Arabes ou faux chrétiens. Enfin Robert, surnommé Guiscard, après beaucoup de vicissitudes de guerre, obtint la Pouille, d'abord de Hadouin le Lombard et de Mélon son neveu, puis du pape Léon, avec l'obligation de la défendre à perpétuité contre les ennemis de saint Pierre. Avec l'aide de Dieu, Guiscard gouverna courageusement la Pouille, étendit sa domination jusque sur la Sicile, la Calabre et la Bulgarie, et les transmit à ses enfants par droit héréditaire. A cette époque, la Normandie fut le théâtre de beaucoup d'iniquités. Les Normands firent périr par le poison Alain, comte des Bretons, tuteur de leur duc; dans une guerre cruelle ils battirent complétement son successeur Gislebert, fils de Geoffroi, et ils se tuaient mutuellement d'une manière incroyable, dans des combats à peu près continuels. Alors Turchetil de Neuf-Marché, Roger de Toeni, Osbern sénéchal de Normandie, Guillaume et Hugues, tous deux fils de Roger de Mont-Gomeri, Robert de Beaumont, Vauquelin de Ferrières, Hugues de Montfort, et plusieurs autres vaillants seigneurs, se firent une guerre à mort. Ils causèrent de grands troubles et de longues douleurs au pays privé de ses maîtres légitimes. En Angleterre, le roi Hardechanut étant mort, Edouard son frère utérin lui succéda et régna trente-trois ans avec un grand succès et en méritant beaucoup d'éloges. En Bretagne, Eudes succéda à son frère Alain, et pendant quinze ans exerça le pouvoir aussi librement que s'il n'eût été soumis à personne. Dieu lui donna sept fils, que divers événements rendirent fameux, parce que la fortune se montra pour eux infiniment variable. Les hommes studieux pourraient recueillir sur ces princes, en disant vrai, une histoire étendue et d'un agrément très-varié. [5,11] CHAPITRE XI. XLIV. "Praesul Maurilius, doctrinae luce refertus, Moribus eximiis prœfulsit et actibus almis". (Maurille, prélat éclairé des lumières de la doctrine, se distingua par d'excellentes mœurs et par d'utiles actions). Originaire de Mayence, il avait exercé les fonctions d'abbé dans un couvent de moines à Florence; s'étant rendu odieux aux transgresseurs des divines lois à cause de la rigueur de la discipline, on lui fit prendre du poison dans un breuvage qui lui fut présenté. Imitant alors le très-saint père et docteur Benoît, il abandonna ses compagnons incorrigibles, passa en Neustrie, se rendit à Fécamp avec Gerbert, moine sage et religieux, du temps de l'abbé Jean, son compatriote, et choisit une habitation propre au culte de la souveraine et indivisible Trinité. Quelque temps après, Mauger ayant été déposé, il fut choisi par les ecclésiastiques pour monter au siége métropolitain: il fleurit pendant douze ans, du temps des papes Victor, Etienne, Nicolas et Alexandre; la neuvième année de son épiscopat, il fit la dédicace de l'église métropolitaine. Ce fut lui qui y transféra avec respect les corps des ducs Rollon et Guillaume: il inhuma Rollon auprès de la porte du Midi et Guillaume derrière la porte du Nord. Il fit graver leurs épitaphes en lettres d'or sur leur tombeau. Voici l'inscription de Rollon: Épitaphe de Rollon. Duc des Normands, terreur des ennemis, et bouclier des siens, c'est à ce titre que Rollon est enfermé dans ce tombeau. Le mérite de ses ancêtres les éleva si haut qu'aucun d'eux, aïeul, père ou bisaïeul, ne daigna s'abaisser à servir. Au milieu des batailles, il vainquit le roi qui commandait les braves et nombreuses cohortes du Danemarck. ll mit en fuite les Frisons, les gens de Walcheren, de l'Elbe et du Hainaut qui s'étaient réunis contre lui. Il força les premiers, vaincus dans plusieurs batailles, à lui jurer fidélité et à lui payer tribut. Bayeux fut pris par lui, et les Parisiens furent deux fois vaincus. Nul ne fut plus que lui redoutable aux bataillons français. Durant trente années il baigna leurs plaines de leur sang, toujours en guerre avec l'indolent Charles-le-Simple. Enfin, après un long carnage, de grandes dévastations et d'affreux incendies, il conclut avec la France empressée un utile traité de paix. Suppliant, il mérita que Francon le baignât dans les eaux du baptême: ainsi disparurent tous les crimes du vieil homme. Comme il avait été loup dévorant, il se montra comme un doux agneau pour ceux qui étaient remplis de douceur. Puisse cette tranquillité le présenter devant Dieu comme s'étant adouci dans son changement! Des vers funèbres furent gravés en lettres d'or sur le mausolée de Guillaume Longue-Épée, lequel est situé dans la région du nord. Épitaphe de Guillaume Longue-Èpée. Nul n'osait attaquer ceux que protégeait Guillaume; ceux qu'il voulut frapper demeurèrent sans défense. Sa main fut toujours redoutable aux rois comme aux princes: le belliqueux empereur Henri lui-même craignit sa valeur. Pendant vingt-cinq ans il gouverna les Normands, toujours actif en ses travaux, soit comme soldat, soit comme capitaine. Il répara avec pompe le couvent de Jumiège, et même il eut le projet d'y porter le joug monacal. Dans sa ferveur, il respecta la règle de l'invincible Benoît et demanda, plein de l'amour de Dieu, à se soumettre à ses lois. L'abbé Martin l'en dissuada, et la puissance divine lui présagea la mort au milieu des cruautés de la guerre. Aussi tomba-t-il sans défense enlacé dans les piéges du comte Arnoul. Puisse-t-il jouir de la présence du Dieu des cieux! Ainsi soit-il. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1063, l'archevêque Maurille dédia, avec une grande joie, au mois d'octobre, en l'honneur de sainte Marie, mère de Dieu, la basilique métropolitaine que Robert avait commencée dans la ville de Rouen. Cette année était la huitième du règne de l'empereur Henri IV, et la quatrième de celui de Philippe fils de Henri, roi des Français. En cette année, les Normands s'emparèrent de la ville du Mans. Il y avait dix ans que la bataille de Mortemer avait eu lieu, et dix-sept que Guillaume et Gui avaient combattu au val des Dunes. Alors Michel précipita du trône impérial Diogène son beau-père, et s'empara du sceptre de Constantinople qu'il ne tarda pas à perdre honteusement. En Angleterre, à la mort du roi Edouard, il s'éleva de grands troubles lorsque le parjure Harold, fils de Godwin, qui ne sortait pas du sang royal, s'empara du trône par violence et par artifice. L'an 1066 depuis que le Verbe fut engendré, le territoire des Anglais vit la chevelure d'une comète, présage de la chute d'un roi orgueilleux. Ce fut cette année qu'eut lieu la bataille de Senlac, et qu'après la mort de Harold, Guillaume triompha le 2 des ides d'octobre (14 octobre), et fut couronné roi le jour de la naissance du Seigneur. XLV. "Peruigil antistes in eadem sede Ioannes Legis apostolicœ studuit documenta tenere". (Jean, prêtre vigilant, s'appliqua sur le siége de Rouen à observer les documents des lois apostoliques). Fils de Raoul, comte d'Ivri et de Bayeux, il fut évêque d'Avranches, et passa de là à l'archevêché de Rouen, qu'il occupa dix ans avec éclat du temps des papes Alexandre et Grégoire VII. XLVI. "Post hunc Guillelmus, uir nobilis atque benignus, Catholice plebem tractauit Rotomagensem". (Guillaume, homme d'une grande noblesse et d'une grande bonté, traita catholiquement le peuple Rouennais). Il fut le second abbé de Caen. Tiré de ce monastère, il fleurit dans l'archiépiscopat pendant vingt-deux ans, du temps des papes Grégoire, Victor, Urbain et Pascal. Il inhuma à Caen le roi Guillaume et la reine Mathilde, dont le fils Robert obtint le duché de Normandie, et leur autre fils, Guillaume, le royaume d'Angleterre. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1095, on éprouva une grande sécheresse et une grande mortalité d'hommes, et, dans une certaine nuit du mois de mai, on vit tomber plusieurs étoiles. Le pape Urbain tint un grand concile à Clermont, et engagea les chrétiens à entreprendre le voyage de Jérusalem contre les païens. Alors une grande famine eut lieu en France. L'an du Seigneur 1099, Jérusalem fut prise par les saints pélerins vainqueurs des Gentils qui l'avaient longtemps occupée; et l'église d'Ouche du saint abbé Evroul fut dédiée le jour des ides de novembre (13 novembre). L'année suivante, Guillaume-le-Roux, roi des Anglais, fut frappé à la chasse d'un coup de flèche et mourut le 4 des nones d'août (2 août). Il fut inhumé à Winchester. Son frère Henri, couronné à Londres le jour des nones d'août (5 août), prit le sceptre royal; il y a déjà vingt-sept ans qu'il exerce ce pouvoir. Par la grâce de Dieu, il a joui copieusement des prospérités de la mondaine félicité, et n'en a pas moins souffert quelques adversités dans divers événements relatifs à sa famille ainsi qu'à ses amis, ou par suite des troubles qui se sont élevés parmi ses sujets. Le roi des Français mourut après un règne de quarante-huit ans et eut pour successeur son fils Louis, dans la neuvième année du règne de Henri, roi d'Angleterre. XLVII. "Brito Goisfredus, sapiens, facundus, acerbus, Culmen episcopii tenet et dat pabula plebi". (Le Breton Goisfred, sage, éloquent et sévère, occupe le siège épiscopal, et donne au peuple le pain spirituel). Il avait été doyen de l'église du Mans du temps des vénérables prélats Hoel et Hildebert, et quarante-septième évêque, il a déjà gouverné la métropole Rouennaise pendant dix-sept ans, du temps des papes Pascal, Gélase, Calixte et Honorius. Henri V et Lothaire gouvernaient les Latins; Alexis et Jean, son fils, gouvernaient les Grecs. Dans ces temps-là, il arriva sur la terre beaucoup de choses mémorables, que ma plume écrira avec véracité à la place qui leur convient pour les faire connaître de la postérité, si ma vie est accompagnée de la grâce et des bienfaits célestes. [5,12] CHAPITRE XII. Lecteurs bienveillants, je vous prie de m'accorder votre indulgence, quand je veux en revenir à reprendre le fil de l'histoire que je me suis proposé d'écrire. J'ai fait une longue digression relativement aux évêques de Rouen, parce que je voulais éclaircir pleinement pour la postérité l'ordre de leur succession: c'est pourquoi j'ai parcouru l'histoire d'environ huit cents ans, et j'ai donné par ordre les noms de tous les pontifes romains depuis le pape Eusèbe jusqu'à Lambert d'Ostie que l'on appelle Honorius, et qui maintenant est assis sur le siége apostolique. J'ai fait entrer dans cet opuscule tous les empereurs depuis Constantin, le grand fondateur de Constantinople, jusqu'à Jean, fils d'Alexis, qui y règne maintenant, et jusqu'à Lothaire le Saxon, qui, dans ce moment, tient les rênes de l'Empire romain. Désormais je vais retourner aux affaires de notre temps et de notre pays, et j'entreprendrai de raconter ce qui se passa en Neustrie sous le roi Guillaume après le concile de Lillebonne. De jeunes séditieux flattèrent Robert fils du roi; et, pour l'engager à tenter de folles entreprises, ils le provoquaient par ces paroles: «Très noble fils du roi, pourquoi restez-vous dans une si grande pauvreté? Ceux qui entourent votre père gardent si soigneusement le trésor royal, que vous pouvez à peine donner un denier à vos gens les plus fidèles. C'est pour vous un grand déshonneur; c'est un grand dommage pour nous, et pour plusieurs autres, que vous restiez étranger à l'opulence du roi. Pourquoi souffrez-vous cet affront? Celui-là doit, à bon droit, posséder les richesses, qui sait en faire des largesses à ceux qui lui font des demandes. Quelle douleur! votre grande générosité est misérablement trompée, puisque l'avarice obstinée de votre père vous réduit à une excessive pauvreté, et qu'il ne se borne pas à choisir ses serviteurs, mais vous impose les vôtres. Combien de temps, prince courageux, endurerez-vous ces outrages? Allons, levez-vous virilement; exigez de votre père une partie du royaume d'Albion, ou du moins demandez-lui le duché de Normandie, que depuis longtemps il vous accorda en présence d'une nombreuse réunion de grands, qui sont encore prêts à vous servir. Il n'est pas convenable que vous souffriez plus longtemps que l'on commande à vos serviteurs naturels, et qu'on refuse à vos demandes les biens héréditaires comme à un étranger qui mendie. Si votre père aquiesce à vos réclamations, et vous accorde ce que vous demandez, votre esprit et vos mérites incomparables éclateront avec magnificence. Si au contraire il persiste dans son opiniâtreté, et que, cédant à sa cupidité, il vous refuse les biens qui vous sont dus, prenez la valeur du lion, repoussez une indigne tutelle, et profitez des avis et des suffrages de vos amis. Vous les trouverez sans nul doute disposés à faire tout ce que vous voudrez.» Le jeune Robert, à ces paroles d'exhortation, fut vivement enflammé de colère et de cupidité: il alla trouver son père, et lui parla en ces termes: «Seigneur, mon roi, donnez-moi la Normandie, que vous m'avez dès longtemps accordée, avant que vous passiez en Angleterre pour combattre Harold.» Son père lui répondit: «Mon fils, ce que vous demandez n'est pas convenable. C'est par la valeur normande que j'ai conquis l'Angleterre. Je possède la Normandie par droit héréditaire: elle ne sortira pas de ma main tant que je vivrai.» Robert reprit: «Que ferai-je et que pourrai-je donner à mes serviteurs?» Son père repartit: «Obéissez-moi en toutes choses, comme il convient, et partout vous commanderez sagement avec moi comme un fils avec son père.» A ces mots, Robert ajouta: «Je ne veux pas être toujours comme votre mercenaire. Je veux avoir des biens en propre, afin de pouvoir rétribuer dignement mes serviteurs. Cédez-moi donc, je vous en prie, le duché qui m'appartient, afin que, comme vous gouvernez le royaume d'Angleterre, je puisse de même, restant toujours votre sujet, commander au duché de Normandie.» Le roi lui dit: «Mon fils, ce que vous demandez est prématuré. N'avez-vous pas honte de vouloir enlever à votre père des Etats que, si vous en êtes digne, vous devez recevoir en temps opportun, avec les vœux favorables du peuple et la bénédiction de Dieu? Choisissez mieux, vos conseillers, et, prudemment, redoutez les téméraires qui, vous pressant imprudemment, vous excitent à de criminelles entreprises. Souvenez-vous de ce que fit Absalon, comment il se révolta contre David son propre père, et quels malheurs arrivèrent tant à lui qu'à Achitophel, à Amasas et à ses autres conseillers et complices. Les Normands souffrent toujours le repos avec impatience; ils ont soif de troubles. Ce sont eux qui vous provoquent à des entreprises insensées, afin que, dans le trouble, ils puissent rompre le frein de la discipline et commettre impunément de méchantes actions. Ne cédez pas aux conseils d'une jeunesse pétulante, et faites-vous gloire d'en recevoir des archevêques Guillaume et Lanfranc, des autres sages et des grands parvenus à un âge mûr. Si vous observez avec soin ce que je vous dis, vous n'aurez à la fin qu'à vous féliciter de votre bonne conduite. Mais si vous imitez Roboam, qui méprisa les avis de Banaïas et des autres sages; si vous cédez aux inspirations des jeunes gens, comme lui qui s'avilit devant les siens et les étrangers, vous aurez long temps sujet de vous affliger dans le mépris et les refus.» Robert lui dit: «Seigneur, mon roi, je ne suis point venu ici pour entendre des sermons, dont j'ai souvent, jusqu'à la nausée, été abreuvé par mes grammairiens. Répondez-moi positivement sur les biens qui me sont dus, et que j'attends; il faut que je sache ce qu'il me convient de faire. Je suis irrévocablement déterminé, et je veux que tout le monde le sache: je ne combattrai désormais pour qui que ce soit en Normandie, pour y subir la vaine condition d'un subordonné.» A ces mots, le monarque irrité parla en ces termes: «Je vous ai assez clairement exprimé mes intentions, et je n'ai pas besoin d'en venir à de plus amples explications. Tant que durera ma vie, je ne souffrirai pas que la Normandie, ma terre natale, sorte de mes mains. Quant au royaume d'Angleterre, dont je n'ai fait la conquête qu'à force de travaux, je ne veux pas et ne suis point d'avis de le diviser de mon vivant; parce que, comme le Seigneur l'a dit dans l'Evangile, tout royaume divisé contre lui-même sera désolé. Celui qui m'a fait régner disposera de mon royaume selon sa volonté. Je veux que tout le monde tienne pour assuré que, durant ma vie, je ne remettrai mes Etats à personne, et que nul mortel ne partagera mon royaume avec moi. Les vicaires du Christ ont placé avec éclat sur mon front le sacré diadême; seul j'ai été chargé de porter le sceptre royal d'Albion. Il est donc à la fois indécent et complétement injuste que je souffre, tant que je respirerai l'air de la vie, que qui que ce soit dans mes Etats marche mon égal ou mon supérieur.» En entendant l'irrévocable décision de son père, Robert reprit: «Comme le Thébain Polynice, forcé de recourir à l'étranger, j'essairai désormais de l'aller servir; peut-être la fortune m'accompagnera assez fidèlement pour que je puisse dans l'exil obtenir les honneurs qui me sont avec affront refusés sous le toit paternel. Puissé-je trouver un prince semblable au vieux Adraste, à qui je puisse offrir avec empressement le don fidèle de mes services, et duquel je reçoive un jour le prix de la reconnaissance!» A ces mots, Robert, en courroux, se retira, et, quittant son père, sortit de la Normandie. Alors partirent avec lui Robert de Bellême, Guillaume de Breteuil, Roger, fils de Richard de Bienfaite, Johel, fils d'Alfred-le-Géant, Robert de Montbrai, Guillaume de Moulins, Guillaume de Rupierre, et plusieurs autres seigneurs pleins de courage, fameux par leurs travaux guerriers, enflés d'orgueil, terribles à l'ennemi par leur acharnement, et, dans leur arrogance, trop disposés à entreprendre les attentats les plus périlleux. Le jeune Robert, avec une telle compagnie, qui lui était inutile, erra pendant près de cinq ans dans les royaumes étrangers; il avait déjà gratuitement concédé à ses complices les domaines de son père, et avait, mais en vain, promis d'accroître encore leur patrimoine. De leur côté, ils lui firent de vaines promesses; et ainsi, par des protestations illusoires, s'encourageant l'un l'autre, ils se trompèrent mutuellement. Sorti de son pays natal, Robert alla d'abord trouver ses oncles, Robert-le-Frison, comte de Flandre, et Odon, frère de celui-ci, archevêque de Trêves. Ensuite il se rendit auprès de plusieurs autres grands seigneurs, dont quelques-uns étaient ses parents, ducs, comtes, et puissants châtelains, en Lorraine, en Allemagne, en Aquitaine et en Gascogne; il leur fit part de ses griefs, dans lesquels il mêla fréquemment le mensonge à la vérité. Ces plaintes étaient volontiers accueillies par beaucoup de personnes, et il recevait même de grands présents de la part de quelques barons magnifiques. A la vérité, ce qu'il recevait comme secours personnel de la libéralité de ses amis, il le distribuait follement à des histrions, à des parasites et à des femmes de mauvaise vie: c'est ainsi que, sans prévoyance, dépensant ce qu'il recevait, il se trouvait réduit, dans sa misère, à mendier et à emprunter, exilé et pauvre qu'il était, l'argent des usuriers étrangers. La reine Mathilde, compatissante au sort de son fils par l'effet de sa tendresse maternelle, lui envoyait souvent des sommes considérables d'or, d'argent et d'autres choses précieuses, dont elle dérobait la connaissance au roi. Quand il eut découvert ces envois, il défendit d'une manière terrible qu'on les renouvelât désormais. Comme la reine eut la hardiesse de ne pas obéir, le roi, en courroux, lui dit: «Le sentiment d'un certain sage est vrai, et je n'en éprouve que trop moi-même la justesse: "La femme qui trahit son mari est la cause de sa perte". «Qui est-ce qui désormais en ce monde trouvera une compagne fidèle et dévouée? Voilà que ma femme, que j'aime comme mon âme, à qui, dans tout mon royaume, j'ai confié mes trésors et ma puissance, soutient les ennemis qui font des entreprises contre moi: elle les enrichit avec grand soin de mes propres biens; elle emploie son zèle à les armer contre mes jours, à les soutenir, à les fortifier.» La princesse répondit en ces termes: «Mon seigneur, ne vous étonnez pas, je vous prie, si j'aime avec tendresse le premier de mes enfants. Par les vertus du Très-Haut, si mon fils Robert fût mort, et que, loin de la vue des vivants, il eût été caché à sept pieds au fond de la terre, et qu'il ne pût être rendu à la vie qu'au prix de mon sang, je le verserais pour lui, et je ne craindrais pas d'endurer des souffrances au delà de ce que la faiblesse de mon sexe me permet de promettre. Comment pouvez-vous penser qu'il me soit doux de nager dans l'opulence, et de souffrir que mon fils soit accablé par la détresse de la misère? Loin de mon cœur une telle dureté, que ne doit pas me commander votre puissance.» A ces mots, le cruel monarque pâlit, et il s'enflamma d'une telle colère qu'il ordonna de saisir le courrier de la reine, nommé Samson, lequel était originaire de Bretagne, et de lui faire aussitôt crever les yeux. Mais cet homme, ayant su par les amis de la reine quelle était la fureur du roi, évita par la fuite l'exécution de l'ordre fatal, et se réfugia à l'instant même au monastère d'Ouche. Aux prières de la reine, il y fut accueilli par l'abbé Mainier, et, pour sauver à la fois son corps et son ame, il prit heureusement le vêtement monacal. Spirituel, éloquent et chaste, il vécut dans l'ordre monastique pendant vingt-six ans. [5,13] CHAPITRE XIII. A cette époque, dans le pays des Teutons, vivait un bon et saint anachorète, qui, entre autres marques éclatantes de ses vertus, possédait l'esprit de prophétie. La reine Mathilde lui envoya des messagers et des présents, et le supplia humblement de prier Dieu pour son mari et pour son fils Robert; elle l'engagea en outre à lui prédire ce qui devait leur arriver par la suite. L'anachorète reçut avec bonté les envoyés d'une telle princesse, et demanda trois jours de délai pour répondre. Le troisième jour étant venu à luire, il appela les messagers de la reine et leur dit: «Allez, et rapportez ces choses de ma part à votre maîtresse: selon sa demande j'ai prié Dieu, et voici ce que j'ai appris de lui-même dans une vision. J'ai vu un certain pré agréablement couvert d'herbes et de fleurs, et dans ce pré un cheval plein de fierté qui y paissait. Il y avait de toutes parts une multitude de troupeaux qui desiraient avec ardeur venir à la pâture; mais le cheval plein de feu les chassait tous, et ne permettait à aucun animal d'entrer pour manger les fleurs et fouler les gazons. Quelle douleur! ce coursier élégant et courageux, manquant tout à coup, disparut; et une vache lascive se chargea de la garde de ce pré fleuri. Aussitôt toute la multitude d'animaux qui se trouvaient là de toutes parts accourut librement, se mit à paître de tous côtés, et, sans crainte d'aucun défenseur du pré, ils dévorèrent ce qui faisait son ancienne parure, foulant tout aux pieds et répandant en tous lieux les ordures de leur fumier. J'ai vu ces choses avec un grand étonnement, et j'ai demandé ce qu'elles signifiaient au conducteur qui me les montrait; il m'a soigneusement expliqué le tout, et m'a dit: Ce pré que vous voyez signifie la Normandie; ces herbes annoncent la multitude de gens qui y goûtent la douceur de la paix, et expriment l'abondance de ses productions; les fleurs sont les églises, où se trouvent les pudiques cohortes des moines, des clercs et des religieuses, et où les ames fidèles s'attachent sans cesse aux célestes contemplations. Ce cheval sans frein n'est autre que Guillaume roi des Anglais, sous la protection duquel l'ordre sacré des dévots combat avec sainteté pour le roi des anges. Quant aux animaux avides qui sont autour du pré, ce sont les Français et les Bretons, les Picards et les Angevins, et les autres nations limitrophes, qui portent une excessive envie au bonheur des Normands, et sont prêts à se jeter sur cette terre opulente, comme les loups sur leur proie; mais l'invincible valeur du roi Guillaume les repousse sans espoir. Quand, suivant les lois de l'humaine condition, il viendra à manquer, son fils Robert lui succédera au duché de Normandie. Bientôt les ennemis l'attaqueront de toutes parts; ils pénétreront dans cette noble et opulente contrée dont le défenseur ne sera plus. Ils la dépouilleront de sa gloire et de ses richesses, et méprisant un prince insensé, ces impies fouleront aux pieds toute la Normandie. Ce prince, comme la vache lascive, se livrera à ses passions et à son indolence; il sera le premier à ravir le bien des églises, et à le distribuer à d'infâmes libertins et à des parasites. Il livrera ses Etats à de telles gens, et c'est d'eux qu'il prendra conseil dans ses plus grands embarras. Dans le duché de Robert domineront les libertins et les efféminés, et sous leur règne, la perversité et la misère s'étendront partout. Les villes et les villages seront brûlés; les basiliques des saints seront violées avec témérité. On dispersera les couvents des fidèles de l'un et l'autre sexe. Des milliers d'hommes périront par le fer et dans les flammes; et parmi eux un grand nombre mourront sans pénitence, ainsi que sans viatique, et seront, à cause de leurs péchés, précipités dans les enfers. La Normandie éprouvera ces calamités: autant elle ressentit jadis un orgueil excessif pour avoir vaincu les nations voisines, autant, sous un duc lâche et débauché, elle deviendra méprisable, et restera misérablement et longtemps exposée aux traits de ses voisins. Ce duc insensé n'aura que le nom de prince: il sera subjugué, ainsi que sa province, au détriment général, par la puissance des méchants. Telle est la vision qui m'est apparue récemment d'après mes prières; et le juge spirituel me l'a fait connaître comme je vous l'expose. Princesse vénérable, vous ne verrez pas les malheurs qui menacent les Normands; car, après une bonne confession, vous reposerez en paix, et ne verrez, ni la mort de votre époux, ni les malheurs de votre race, ni la désolation de votre pays chéri.» Après avoir entendu la prophétie de l'anachorète, les envoyés s'en retournèrent et rapportèrent à la reine la prédiction qui contenait un mélange de choses agréables et de choses affligeantes. Les hommes de l'âge suivant, qui eurent à souffrir des désastres de la Neustrie, et qui virent les incendies et les autres ravages, éprouvèrent, au milieu du carnage et des plus horribles infortunes, combien le prophète était véridique. Enfin, après beaucoup et d'inutiles voyages, Robert se repentit de sa sottise; mais il ne put retourner librement auprès de son père irrité, qu'il avait eu le tort d'abandonner. Il se rendit auprès de Philippe, roi des Francais, son cousin, et lui demanda des secours avec instance. Philippe le reçut bien et l'envoya au château de Gerberoi, parce que ce château est situé dans le Beauvoisis, et touche à la Neustrie; il est très-fort par la position du lieu, par ses murailles et par ses autres moyens de défense. Elie, qui en était vicomte, reçut avec empressement, ainsi que son compère, l'exilé protégé par le roi, et lui promit, à lui et à ses compagnons, assistance en toute chose. C'était l'usage dans ce château qu'il y eût deux seigneurs égaux, et que tous les fugitifs y fussent bien accueillis de quelque lieu qu'ils vinssent. Robert y réunit des cavaliers soudoyés, et leur promit, ainsi qu'à plusieurs barons de la France, que, s'ils le secondaient, ils recevraient des récompenses beaucoup plus grandes qu'il ne pouvait donner. Cette réunion fut la cause de beaucoup de malheurs; ces fils de perdition s'armèrent de fraude et de violence contre les hommes faibles et innocents, et firent avec méchanceté une foule d'actes iniques. Beaucoup de personnes qui paraissaient pacifiques et qui flattaient le roi et ses partisans, se joignaient d'une manière inattendue à ces ennemis du repos public, et livraient leurs parents et leurs maîtres à cette bande de déshérités. Ainsi la Normandie avait plus à souffrir de ses enfants que des étrangers, et tombait en ruines au milieu des calamités intestines qui la ravageaient. Le magnanime monarque usa de beaucoup de prévoyance pour lever de puissantes armées. Il mit des garnisons dans les châteaux situés sur les frontières de la province voisine de l'ennemi, se disposa à résister virilement à tous ses adversaires, et ne souffrit pas qu'on ravageât impunément aucune de ses possessions. Il crut qu'il serait indigne de lui (ce qu'il ne voulait pas souffrir plus longtemps, et ce qui l'eût exposé à une terrible surprise) de permettre que ses ennemis prissent pied près de ses frontières. En conséquence, après la Nativité du Seigneur, il réunit pendant les mois d'hiver ses meilleures troupes, et marcha vers Gerberoi, pour aller au devant des ennemis qui le menaçaient d'une attaque cruelle. Il assiégea la place avec une puissante armée pendant près de trois semaines. Les meilleurs soldats combattaient de part et d'autre, et souvent des guerriers choisis pour leur bravoure et leur habileté dans l'art de la guerre marchaient au combat. D'un côté les Normands, les Anglais et les alliés du roi, venus des contrées voisines, pressaient vigoureusement leurs ennemis; de l'autre côté, les Français, et quelques voisins qui avaient embrassé le parti de Robert, résistaient avec une grande valeur. Dans ces combats, beaucoup de gens étaient abattus; les chevaux étaient tués, et l'armée éprouvait beaucoup de dommages. Le roi étant retourné à Rouen, les grands cherchèrent dans leur sagesse les moyens de réconcilier le père et le fils. Roger, comte de Shrewsbury, Hugues de Chester, Hugues de Gournai, Hugues de Grandménil, Roger de Beaumont, et ses fils Robert et Henri, ainsi que plusieurs autres, assistèrent à cette assemblée, et parlèrent ainsi au monarque: «Prince magnanime, nous nous rendons humblement auprès de votre sublimité, et nous vous prions de prêter l'oreille avec clémence à nos prières. Par les mauvais conseils de jeunes gens pervers, le jeune Robert a été malheureusement induit en erreur; il en est résulté de grandes discordes et beaucoup de calamités pour un grand nombre de personnes. Le prince se repent de ses erreurs; mais il n'ose se rendre ici sans votre ordre. Il implore en suppliant votre clémence, afin que vous ayez pitié de lui; c'est ce qu'il essaie d'obtenir par les prières de nous tous qu'il sait vous être attachés. Il est coupable et a péché en beaucoup de choses; mais il est plein de repentir et promet de se corriger convenablement. En conséquence, nous nous réunissons tous pour implorer votre clémence, afin que, favorable aux supplications de votre fils, vous lui accordiez les faveurs du pardon. Corrigez vos enfans coupables, accueillez-les à leur retour, pardonnez-leur avec bonté dès qu'ils sont repentants.» Les grands seigneurs, émus, s'adressaient au roi en faveur de leurs fils, de leurs frères et de leurs parents qui partageaient l'exil de Robert. Guillaume leur répondit: «J'éprouve un grand étonnement que vous mettiez tant de zèle à me supplier pour un perfide qui a osé commettre dans mes Etats un forfait inouï. Il a excité contre moi la guerre intestine; il a séduit mes jeunes hommes, que j'ai soignés dès l'enfance et décorés des armes de chevalerie. Il a armé contre moi Hugues de Château-Neuf, et quelques autres étrangers. Est-il quelqu'un de mes prédécesseurs, depuis Rollon, qui ait eu comme moi à souffrir une telle attaque de la part de ses enfants? Voyez Guillaume, fils du grand Rollon, les trois Richard, ducs de Normandie, et Robert, mon seigneur et père: considérez combien ils ont, comme fils, servi fidèlement leur père jusqu'à la mort. Aujourd'hui mon fils fait tous ses efforts pour me ravir le duché de Normandie et le comté du Maine. Il a soulevé terriblement contre moi les Français et les Angevins, les Aquitains et un grand nombre d'autres ennemis. S'il l'avait pu, il eût armé contre moi le genre humain et m'eût fait périr avec vous. Selon la loi divine donnée par Moïse, il mérite la mort, et, coupable du même crime qu'Absalon, il doit être puni de la même mort.» Les grands de la Normandie entretinrent souvent le roi à ce sujet, et tâchèrent d'attendrir son ressentiment par des conseils pleins de douceur et par des prières. Les évêques et d'autres hommes religieux brisèrent par de pieux discours la dureté de ce cœur, enflé de courroux. La reine et les ambassadeurs du roi de France, les nobles voisins et les amis se réunirent pour cimenter la paix. Enfin ce vaillant monarque céda aux attaques de tant de grands personnages, et, vaincu par la pitié, reçut en grâce son fils et ses compagnons. Comme autrefois il avait, étant malade, accordé dans Lillebonne le duché de Normandie à Robert pour en jouir après sa mort, de même, par un nouveau traité, il le lui confirma d'après l'avis des grands. En conséquence, les Normands et les Manceaux se réjouirent de la paix, après avoir été pendant plusieurs années cruellement désolés par les calamités de la guerre. [5,14] CHAPITRE XIV. La sérénité de la paix, si longtemps desirée, ne tarda pas à se couvrir de nuages qui s'élevèrent entre le roi et son fils. En effet, l'insolent jeune homme ne daigna pas suivre son père ni lui obéir; et le monarque, irrité de cette déloyauté, l'attaqua publiquement par ses réprimandes et ses fréquentes injures. C'est ce qui détermina Robert, quelque temps après, à s'éloigner de son père avec un petit nombre d'amis; il ne revint pas, quoique son père, disposé à la paix, envoyât le comte Albéric en France pour lui offrir le duché de Normandie. Si Guillaume, père irrité pour les tentatives qu'il avait faites, maudit quelque temps son fils téméraire, et lui desira souvent de grandes infortunes, d'un autre côté, il bénit avec amitié ses autres fils Guillaume et Henri qui se montraient obéissants et dociles. Quant à son fils Richard dont la naissance avait suivi celle de Robert, mais qui n'avait pas encore pris la ceinture de chevalier, ce prince, occupé à chasser dans la nouvelle forêt près de Winchester, où il poursuivait vivement à toute bride un certain animal, fut froissé fortement sur l'arçon de sa selle par une grosse branche de coudrier, et se blessa mortellement. Dans la même semaine, absous, il fut fortifié par le saint viatique, et peu de temps après il mourut en Angleterre, à la grande douleur de beaucoup de personnes. Guillaume-le-Roux et Henri, toujours attachés à leur père, furent favorisés de sa bénédiction: pendant plusieurs années, ils jouirent des plus grands avantages du royaume et du duché. Cependant Agathe, fille du roi, qui d'abord avait été fiancée à Harold, ayant été demandée en mariage par Alphonse, roi de Galice, lui fut envoyée. Comme elle n'avait pu, conformément à ses desirs, conserver son premier époux, elle regarda comme une grande abomination de se lier à un autre. Elle avait vu cet Anglais et l'avait aimé; aussi elle craignait extraordinairement de se marier à l'Espagnol qu'elle n'avait jamais vu. C'est pourquoi elle pria, en pleurant, le Tout-Puissant de ne pas la conduire en Espagne, mais plutôt de la recevoir. Ses prières furent exaucées: cette vierge mourut pendant la traversée. Son corps fut rapporté dans la terre natale par ses conducteurs, et enseveli à Bayeux dans l'église de Sainte-Marie toujours Vierge. Adélaïde, très-belle et déjà nubile, se recommanda dévotement à Dieu et finit saintement sous la direction de Roger de Beaumont. Constance fut, à Bayeux, donnée avec joie par son père, avec beaucoup de satisfaction, à Fergant, comte des Bretons, fils du comte de Nantes: elle mourut en Bretagne sans laisser de fils. Etienne de Blois, comte du palais, voulant se lier d'amitié avec le roi Guillaume, lui demanda en mariage sa fille Adèle. De l'avis des hommes sages, elle fut accordée par le père, et, à la satisfaction générale, elle épousa Etienne. Le mariage eut lieu à Breteuil et les fêtes des noces furent célébrées à Chartres. Il était fils du comte du palais Thibaut, et neveu de Berthe comtesse des Bretons et des Manceaux. Il eut pour frère deux comtes fort distingués, Eudes et Hugues, et quatre fils issus d'Adèle, savoir, Guillaume, Thibaut, Etienne et Henri. Les trois premiers furent des comtes puissants et sont comptés au nombre des plus grands de France et d'Angleterre. Guillaume l'aîné, gendre et héritier de Gilon de Sully, fut un homme bon et pacifique, puissant par sa lignée et par ses richesses. Thibaut, héritier du domaine paternel, se distingua par sa valeur et par beaucoup de mérite. Etienne, gendre et héritier d'Eustache, comte de Boulogne, obtint en don du roi Henri, son oncle, le comté de Mortain en Normandie et de riches possessions en Angleterre. Quant à Henri, il fut, depuis son enfance, formé à la divine milice dans le couvent de Cluni, et, sous la règle monastique, s'instruisit à fond dans les sciences de la foi divine. S'il y persévère comme il convient, il héritera du royaume des cieux, et, pour avoir méprisé le monde, s'élevera avec distinction au-dessus des princes mondains. Pour le présent, il doit suffire que j'aie donné en peu de mots quelques détails sur la lignée du roi Guillaume: une volonté vive m'excite constamment à remplir ma promesse et ne cesse de me pousser à accomplir le vœu que j'ai formé. [5,15] CHAPITRE XV. Celui qui dispose éternellement de toutes choses conduit puissamment sa barque au milieu des tempêtes du siècle et gouverne tout avec sagesse; il aide avec bonté les ouvriers qui travaillent journellement dans sa vigne; il les fortifie contre les peines et les dangers par le don de la grâce céleste. Il dirige sa prévoyance vers l'Eglise au milieu du tumulte de la guerre et des armes, et il pourvoit avec soin à augmenter ses avantages de toutes les manières. C'est ce qu'éprouva avec une grande joie le monastère d'Ouche qui est situé dans une contrée stérile et entouré de voisins pervers; il fut protégé contre les efforts menaçants des scélérats, par l'aide de la Providence suprême. L'abbé Mainier prit soin de l'église d'Ouche au mois de juillet, et dirigea habilement la maison pendant vingt-deux ans et huit mois. Il plaça, avec prudence, dans le bercail de Dieu, pour le servir, quatre-vingt-douze moines qu'il instruisit avec soin à remplir convenablement leurs devoirs. Il entreprit la construction d'une nouvelle église et de quelques édifices nécessaires aux moines; avec l'aide de Dieu, il termina ces constructions assez élégamment pour le pays désert où il les élevait. La bonne réputation de piété de ses religieux illustra et enrichit l'abbaye d'Ouche, et la fit aimer de beaucoup de grands et de particuliers d'un état médiocre. Un grand nombre de personnes accoururent vers eux pour s'attacher à leur société et pour mériter de participer à leurs bonnes actions envers Dieu. On donnaît des biens terrestres pour que Dieu en accordât de célestes. Quelques personnes, dans la ferveur de l'amour divin, abandonnaient le siècle, donnaient leurs biens aux monastères selon les statuts de la règle, et, par leurs avertissements et leurs prières, engageaient leurs amis et leurs parents à suivre le même parti. Parmi ces personnes, on remarqua Roger du Sap et Odon son frère, Serlon d'Orgères, Razson, fils d'Ilbert, Odon de Dole, Goisfred d'Orléans, Jean de Rheims, et plusieurs autres instruits dans la science des lettres et propres au culte de Dieu. Quelques-uns se distinguaient par leur générosité, et conduisaient à l'extérieur les affaires ecclésiastiques avec beaucoup d'habileté. En effet, Drogon, fils de Goisfred du Neuf-Marché, Roger, fils d'Erneis de Coulances, neveu de Guillaume de Varennes, Ernault, fils d'Omfroi du Tilleul, neveu par une sœur de Hugues de Grandménil, et le médecin Goisbert étaient hommes de cour: par leur entremise ils obtenaient, pour leurs frères, des terres, des églises et des dîmes. Mainier ne manqua pas de se servir de tels auxiliaires; l'église s'enrichit par eux d'avantages, de biens et de moines vertueux. Cet abbé s'associa pour le gouvernement de la maison Foulques de Guernanville, homme habile et capable d'un tel emploi; il lui confia la prévôté de la maison. Ce religieux était fils de Foulques, doyen d'Evreux: plein d'amour pour son ordre, il seconda diligemment son abbé en toutes choses, et amena à l'église d'Ouche son père et une grande partie de son patrimoine. Disciple de Fulbert, évêque de Chartres, ce doyen possédait un fief de chevalier qu'il tenait de l'héritage paternel. Suivant l'usage du temps, il prit pour noble compagne Orielde, qui lui donna une nombreuse famille. Il en eut huit fils et deux filles dont voici les noms: Guérin, Chrétien, Raoul, Guillaume, Foulques, Fromont, Hubert, Gautier surnommé Tyrrel, Alvise et Adélaïde. A cette époque, et depuis l'arrivée des Normands, il régnait en Neustrie une grande dissolution dans les mœurs du clergé, à tel point que non seulement les prêtres, mais encore les prélats usaient librement du lit des concubines et faisaient parade de la nombreuse famille qu'ils en obtenaient. Un tel usage s'étendit beaucoup du temps des néophytes qui furent baptisés avec Rollon, et qui, plus instruits dans les armes que dans les lettres, envahirent violemment cette contrée désolée. Ensuite des prêtres d'origine danoise, très peu savants, occupaient les paroisses, et, toujours armés, défendaient leurs fiefs laïques par un service tout militaire. Enfin le Lorrain Brunon, évêque de Toul, se rendit à Rome et devint pape sous le nom de Léon. Pendant qu'il entreprenait le voyage de Rome, il entendit les anges qui chantaient: "Dicit Dominus, ego cogito cogitationes pacis et non afflictionis", etc.. Ce pape s'appliqua à faire beaucoup de bien, et gouverna avec distinction ses sujets par ses bonnes actions et ses bonnes instructions. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1049, ce pape vint en France; il dédia le jour des calendes d'octobre (Ier octobre) l'église de Saint-Remi, archevêque de Rheims, et, d'après l'inspiration de l'abbé Hermar, il transféra avec gloire le corps de ce bienheureux dans le lieu où il est maintenant vénéré. Il tint dans la même ville un concile général, et, entre autres biens qu'il fît à l'Eglise, il statua que les prêtres ne pourraient ni porter les armes, ni avoir des épouses. Depuis cette époque, cette funeste habitude commença à s affaiblir. Cependant les prêtres, en quittant volontiers le maniement des armes, ne veulent pas encore s'abstenir de courtisanes ni s'attacher à la continence. Le doyen Foulques, dont nous avons parlé, tout souillé de l'impureté de la corruption journalière, éleva son ame vers une meilleure conduite: déjà courbé par l'âge, il se retira à Ouche de l'avis de son fils, et sollicita l'habit monacal, abandonnant bien moins le siècle qu'il n'en était abandonné. S'étant fait moine, il donna à Saint-Evroul l'église de Guernanville, une terre qui en dépendait, et une autre terre que Hugues, évêque de Bayeux, lui avait donnée dans le même lieu, et qu'il avait long-temps tenue de Guillaume, fils d'Osbern, neveu de ce prélat. Guillaume, fils et héritier de Foulques, confirma publiquement ces dons en plein chapitre: devenu lui-même héritier avec son père, il déposa la donation sur l'autel de saint Pierre, et reçut en reconnaissance une once d'or de la charité des moines. Cette donation fut confirmée par Guillaume de Breteuil, Gilbert Crépin et ses deux fils, en présence de Roger de Clare, de Hugues l'Ane, Robert de d'Estouteville, de Raoul de La Lande, de Raoul des Fourneaux, de Gaultier de Chaumont, de Guillaume de Longueville et de Guernenville. Ces biens furent concédés en présence de Richer de L'Aigle, par Guillaume Guastinel, qui reçut pour sa concession une once d'or. Les témoins furent Guillaume Halis, Morin du Pin, Robert, fils d'Helgon, et Raoul Cloeth.» J'ai le projet de faire connaître ici en peu de mots les biens de l'église d'Ouche, afin que les aumônes qui lui ont été faites fidèlement soient connues des novices, et pour que ceux qui en usent sachent en quel temps et de qui elles proviennent, soit par don, soit par achat. En effet, d'avides possesseurs s'attachent aux biens terrestres qui sont périssables, et s'occupent trop peu des choses suprêmes qui sont éternelles; c'est pourquoi beaucoup de gens ne tentent presque rien dans l'espérance du ciel, à moins qu'ils ne voient dans leurs démarches des avantages temporels. Ainsi nos laïques retiennent injustement les dîmes que le Seigneur fit exiger des Israélites par Moïse pour le service du sanctuaire et des Lévites; ils ont l'audace de ne les rendre aux ministres de l'Eglise que lorsqu'on les rachète à grand prix. Les dispensateurs des biens des pauvres avertirent, dans leur sollicitude, quelques laïques de rendre les dîmes qu'ils avaient enlevées à l'Eglise de Dieu; empressés de les leur reprendre par quelque moyen que ce fût, ils donnèrent de grandes sommes d'argent, ignorant que les saints canons ont absolument prohibé toutes ventes et achats de cette espèce. Même dans les conciles modernes, de saints prélats ont frappé d'anathême ce commerce illicite; mais, par l'effet de leur miséricorde, ils pardonnèrent pour les marchés anciens, et concédèrent à l'Eglise, avec l'autorité pontificale, pour qu'elle en jouît à perpétuité, les biens qui étaient alors en sa possession. [5,16] CHAPITRE XVI. Des hommes d'un état médiocre commencèrent à fonder l'abbaye d'Ouche dans un territoire stérile, et, d'après leur position, ils ne purent donner que des biens de peu de valeur et fort dispersés pour la nourriture des religieux. Dans tout ce pays le peuple est très-pauvre, et, comme il est sans cesse aux prises avec l'indigence et la dépravation, il ne s'occupe que de vols, de larcins et de rapines: c'est ce qui forçait les moines d'Ouche de tirer de loin les vivres qui leur étaient nécessaires pour eux et pour les hôtes qui leur survenaient. Comme ils s'attachèrent, dès le commencement de leur institution, à une discipline régulière, ils se firent aimer des grands personnages et des prélats religieux, qui furent fidèlement vénérés pour avoir donné aux moines tout ce qui leur était nécessaire, tant en dîmes qu'en églises et autres objets. Raoul de Conches, fils de Roger de Toëni, qui fut le fameux porte-enseigne des Normands, voulant partir pour l'Espagne, vint à Ouche se présenter au chapitre de Saint-Evroul, implora son pardon de l'abbé Mainier et de l'assemblée des moines, pour avoir jadis secondé Ernauld d'Echaufour, lorsqu'il mit le feu au bourg d'Ouche. Ensuite il fit réparation aux moines, déposa son témoignage sur l'autel, et promit dévotement beaucoup de choses s'il revenait heureusement de son voyage. Il leur recommanda son médecin Goisbert, qu'il aimait beaucoup, et qui, après le départ de Raoul, le quitta pour faire sa profession monacale, et l'observa courageusement pendant près de trente ans jusqu'à la fin de sa vie. Le héros dont nous avons parlé, revint quelque temps après dans sa demeure; il se rappela sa promesse, se rendit à Ouche, et donna à Saint-Evroul, pour l'usage de la messe, deux arpens de vigne qu'il possédait à Toëni. Il fit en outre le don de tout ce qu'il avait à Guernanville, savoir une terre et le panage, de manière qu'il n'accordait pas toutefois le premier panage des domestiques, mais bien le second ou le troisième, et qu'il ne le donnait pas pour les moines. En outre, il leur accorda trois hôtes, un à Conches, un à Toëni, le troisième à Aquigni, que Gérold Gastinel tenait de lui et avait donné de son propre mouvement au saint père Evroul. Ce Raoul, quelques années après, emmena avec lui en Angleterre le moine Goisbert, et, d'après ses conseils, fit don aux moines d'Ouche de deux maisons, dont une à Norfolk appelée Caude-Côte, et l'autre dans la province de Worcester, nommée Alvington. Le roi Guillaume concéda ces biens, et, en présence des grands, les confirma de sa royale autorité dans une charte. Elisabeth, femme de ce chevalier, Roger et Raoul ses fils concédèrent de bonne grâce toutes ces choses. Les témoins de ces donations furent Roger de Clare, Gautier d'Espagne, Guillaume de Paci, Robert de Romilli, Gérold Gastinel, Gislebert, fils de Thurold, Roger de Mucegros et Gautier de Chaumont. Alors Robert de Vaux donna à Saint-Evroul la moitié de deux parties de la dîme de Bernières. Après la mort de son père, Roger, fils de Robert, fortifia cette aumône par sa concession, pour laquelle il reçut quarante sous de Dreux; sa femme eut dix sous de la charité des moines. Raoul de Conches, dont nous avons souvent parlé, qui était seigneur en chef, donna de bon cœur son assentiment, et exigea avec bienveillance le consentement de sa femme et de ses enfants. Il s'était distingué par un grand mérite dans les armes; il florissait surtout, par les richesses et les honneurs, parmi les plus grands seigneurs de la Normandie; pendant près de soixante ans il combattit vaillamment sous les princes normands Guillaume, roi d'Angleterre, et Robert, son fils, duc de Normandie. Il enleva de nuit Agnès, sa sœur utérine, fille de Richard, comte d'Evreux, et la donna en mariage à Simon de Montfort. En récompense il eut pour femme Isabelle, fille de ce Simon, qui lui donna de nobles enfants, Roger et Rodolfe, ainsi qu'une fille nommée Godehilde, qui épousa d'abord Robert, comte de Meulan, et ensuite Baudouin fils d'Eustache, comte de Boulogne. Enfin le vieux Raoul, après plusieurs événements heureux ou tristes, mourut le 9 des calendes d'avril (24 mars): son fils Rodolfe posséda environ vingt-quatre ans l'héritage paternel. L'implacable mort ayant soumis à son empire les deux frères, ils furent inhumés avec leur père dans le couvent de Saint-Pierre de Châtillon. Isabelle étant restée longtemps dans le veuvage, se repentit du funeste libertinage auquel elle s'était trop livrée dans sa jeunesse; elle abandonna le siècle, prit le voile dans le couvent des religieuses de Haute-Bruyère, et persévérant admirablement dans la crainte de Dieu, corrigea sa vie d'une manière salutaire. Le comte Guillaume, fils d'Osbern, ayant été tué par les Flamands, le roi Guillaume distribua ses biens à ses enfants: Guillaume, l'un d'eux, eut Breteuil et toutes les autres possessions de son père en Normandie; Roger obtint en Angleterre le comté de Hertford. Ce Guillaume, qui était très-modéré, témoigna beaucoup d'attachement à l'abbaye d'Ouche, et lui donna plusieurs biens pour le repos de l'âme de ses parents: il envoya par le moine Roger du Sap le texte des Evangiles, orné d'or, d'argent et de pierreries, et confirma tout ce que ses hommes avaient donné ou vendu à Saint-Evroul. Il accorda cent sous par an du Tonlieu de Glos, et confirma de bonne grâce la charte suivante en présence de ses seigneurs: «Moi, Guillaume de Breteuil, fils du comte Guillaume, je donne à Saint-Evroul et à ses moines, de mon Tonlieu de Glos, cent sous pour acheter du poisson, chaque année, au commencement du carême, pour la rédemption de l'ame de mon père et de ma mère, afin que tous les moines fêtent leur anniversaire et le mien, et pour qu'à chaque anniversaire on distribue aux pauvres la portion de nourriture et boisson d'un moine. Durant ma vie, il sera chanté pour moi une messe de la Trinité dans le monastère chaque jour de dimanche. Je donne aux moines un bourgeois à Breteuil, et leur concède tout ce qui leur a été donné par mes hommes, Richard Fresnel, Guillaume Halis, Raoul de Lacunèle, et par d'autres. Je donne ces choses en présent, et je promets aux moines dorénavant et avec fidélité mon conseil, mon assistance et plusieurs autres avantages. Quiconque après ma mort soustraira ces dons encourra l'excommunication.» Cette charte fut souscrite par Guillaume de Breteuil, Raoul le chapelain, Guillaume le sénéchal, fils de Baron, Ernauld, fils d'Ernauld, et Robert de Louviers. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1099, le même Guillaume assista à la dédicace de l'église d'Ouche, et ajouta cent sous, du revenu du cens de Glos, aux cent sous qu'il avait auparavant donnés à Saint-Evroul. Il déposa cette donation sur l'autel encore humide de la sainte consécration, en présence de trois évêques, de cinq abbés, et de tout le peuple avec le clergé, qui assistait à la cérémonie. Peu de temps après, du temps du duc Robert, le comte Guillaume mourut au Bec, le 2 des ides de janvier (12 janvier); il repose enseveli dans le cloître du couvent de Lire, que son père avait fondé sur son propre fonds. On fête tous les ans son anniversaire dans le monastère d'Ouche. La charte de donation des dix livres dont nous avons parlé, fut munie du sceau de Henri, roi des Anglais; les successeurs de Guillaume, Eustache, Raoul de Gadère, et Robert de Leicester confirmèrent la concession faite aux moines, et l'ont jusqu'à ce jour parfaitement acquittée. Guillaume de Moulins, du consentement de sa femme Alberède, donna à Saint-Evroul l'église de Mahéru avec la dîme, toute la terre du presbytère appartenant à la même église, et le cimetière du lieu. En outre, il fit don, dans la place de Moulins, de l'église de Saint-Laurent, ainsi que de la terre qu'il avait dans son domaine auprès du château, de même qu'il la tenait personnellement. Il fit cette donation en présence de ses seigneurs Gaultier d'Aspres, Evrard de Riz, et quelques autres réunis au chapitre: c'est ainsi qu'il mérita les bienfaits de l'église, comme frère et comme protecteur généreux. Alors l'abbé Mainier offrit à ce marquis84, grâce à la libéralité des religieux, quinze livres de deniers, et le conduisit à l'autel pour y confirmer la donation avec Alberède, fille de Guitmond, du patrimoine de laquelle le bien provenait. En présence de tout le couvent, ils concédèrent volontiers tout ce qui avait été présenté, et le confirmèrent en forme dans une charte sur l'autel de saint Pierre. Quelque temps après, le héros dont nous venons de parler fit don de l'église de Bons-Moulins avec toute la dîme des moissons, du moulin et du four; Rainauld-le-Petit, qui conservait par l'ordre des moines ce qu'ils y possédaient, donna par charité trente sous. Après qu'Alberède eut donné à son mari deux fils, Guillaume et Robert, le divorce eut lieu entre eux pour cause de parenté. Guillaume de Moulins ayant porté sa cause devant l'évêque épousa une autre femme nommée Duda, fille de Galeran de Meulan, qui lui donna aussi deux fils, Simon et Hugues, lesquels furent frappés dans leur jeunesse par une mort prématurée, qui ne leur permit pas d'avoir des enfants. Alberède prit l'habit de religion, et termina sa vie dans un couvent de filles. Ce Guillaume était fils de Gaultier de Falaise, et il excella à la guerre: c'est ce qui détermina le prince Guillaume à lui donner la fille de Guitmond avec tout le fief de Moulins. Il s'attacha trop aux louanges futiles et vaines, pour l'obtention desquelles il se rendit coupable d'un grand nombre d'homicides. On rapporte qu'il versa beaucoup de sang, et que sa cruauté féroce était si funeste que quiconque était frappé par lui, même légèrement, ne pouvait éviter une mort prochaine. Au milieu des alternatives de la prospérité et de l'infortune, il vécut jusqu'à la décrépitude, et jouit de grands honneurs en tout ce qui concernait le siècle. Enfin il mourut dans son château, le 14 des calendes de novembre; il repose inhumé dans le chapitre d'Ouche. Robert son fils, ayant obtenu l'héritage de ses aïeux, tout occupé de son salut à venir, se transporta à Ouche, confirma tout ce que son père et sa mère avaient donné ou concédé, et accorda avec bienveillance à Saint-Evroul ce que les hommes de son fief avaient donné ou vendu. En conséquence, il déposa à l'autel, sur le texte des Evangiles, la concession qu'il venait de faire, et ensuite il reçut de la chanté des moines cinq marcs d'argent et un excellent cheval. Pendant près de quinze ans, il gouverna légitimement le fief de son père, et le défendit puissamment contre ses ennemis du voisinage, parce qu'il était très-fort, quoique peu habile dans l'art des combats: contre la défense du roi Henri, il attaqua les armes à la main Enguerrand, surnommé l'Oison, et combattit souvent contre lui avec un grand courage; c'est ce qui détermina le roi, enflammé de courroux par les mauvais rapports des délateurs, à le priver de ses biens, et à l'exiler de Normandie dans la Pouille, où il se retira avec Agnès, fille de Robert de Grandménil, qu'il avait récemment épousée, et où quelques années après il mourut après avoir erré dans les chaumières de l'étranger. La violence du prince ayant ainsi chassé le frère aîné, Simon lui succéda, et, de concert avec sa femme Adeline, confirma avec joie tout ce que ses prédécesseurs avaient donné à l'abbaye d'Ouche. Roger de Mont-Gomeri, après la chute de la famille de Giroie, posséda, pendant près de vingt-six ans, tout le patrimoine d'Echaufour et de Montreuil. D'abord, tant que vécut sa femme Mabile, qui avait toujours détesté les Giroie, fondateurs du couvent de Saint-Evroul, Roger, à son instigation, vexa l'abbaye en plusieurs circonstances. Enfin le juste arbitre qui épargne avec bonté les pécheurs, mais qui frappe rigoureusement les impénitents, permit que cette méchante femme, qui s'était teinte du sang de beaucoup de personnes, et qui avait forcé tant de nobles, deshérités par la violence, d'aller mendier chez l'étranger, tombât sous le glaive de Hugues, auquel elle avait ravi un château qui était situé sur La Motte d'Igé, et qu'elle avait ainsi privé injustement de son héritage paternel. Dans la douleur qu'il éprouvait, il conçut une entreprise audacieuse: réuni à ses trois frères, et doué d'une grande vaillance, il parvint de nuit à la chambre de la comtesse, dans un lieu sur la Dive, que l'on appelle Bures, la trouva au lit, où elle venait de se mettre après les délices du bain; et, pour prix de son patrimoine ravi, lui coupa la tête avec son glaive. Après le meurtre de cette cruelle princesse, beaucoup de personnes se réjouirent de sa chute, et les auteurs de ce grand attentat se hâtèrent de fuir dans la Pouille. Hugues de Mont-Gomeri se trouvait à Bures avec seize chevaliers; ayant appris le meurtre de sa mère, il se mit à poursuivre les assassins. fugitifs; mais il ne put les atteindre, parce qu'ils avaient eu le soin prévoyant de rompre derrière eux les ponts des rivières, pour ne pas tomber entre les mains des vengeurs de Mabile. L'hiver d'ailleurs, les ténèbres de la nuit, les inondations arrêtaient les poursuites, et les fugitifs, après s'être vengés, ne tardèrent pas à quitter la Normandie. Le cadavre mutilé86 fut inhumé au couvent de Troarn, dont Durand était abbé, le jour des nones de décembre (5 décembre): non que Mabile y eût droit par aucun mérite envers ce lieu, mais à cause du crédit de ses amis. Durand fit inscrire sur son tombeau l'épitaphe suivante: "Cette tombe recouvre l'illustre Mabile, issue de la grande tige de parents distingués. Fameuse parmi les femmes les plus célèbres, elle brilla dans tout l'univers par son mérite. Son génie fut entreprenant, son esprit vigilant, son activité continuelle, son éloquence persuasive, sa sagesse prévoyante. Petite de taille, elle fut grande par ses vertus; magnifique et somptueuse, elle aimait la parure. Elle fut le bouclier de sa patrie, le boulevard de la frontière, et pour ses voisins, tantôt agréable, tantôt terrible; mais comme la puissance des mortels a des bornes, Mabile, frappée pendant la nuit et surprise avec perfidie, a péri sous le glaive. Morte maintenant, elle a besoin d'une pieuse assistance: quiconque la chérit doit le prouver en priant pour elle". Après la mort de Mabile, le comte Roger prit une autre épouse nommée Adelise, fille d'Everard, du Puiset, qui appartenait à une famille très-noble de France. Ce comte eut de sa première femme cinq fils et quatre filles, dont voici les noms: Robert de Bellême, Hugues de Mont-Gomeri, Roger le Poitevin, Philippe et Arnoul, Emma religieuse et abbesse d'Almenêches, la comtesse Mathilde, femme de Robert comte de Mortain, Mabile femme de Hugues de Château-Neuf, et Sibylle, femme de Robert fils de Haimon. Sa seconde femme lui donna un fils nommé Everard qui, instruit dans les lettres, est resté jusqu'à ce jour, parmi les chapelains du roi, à la cour de Guillaume et de Henri, rois d'Angleterre. La nouvelle comtesse différa beaucoup de l'autre comtesse par ses mœurs; car elle se fit remarquer par sa sagesse et sa religion, et porta toujours son mari à aimer les moines et à défendre les pauvres. En conséquence ce héros reconnut tout le mal qu'il avait souvent fait à l'abbaye d'Ouche, et s'attacha à effacer soigneusement ses fautes passées par l'amendement de sa nouvelle vie. En effet, il seconda virilement les moines, leur conféra beaucoup de biens en Normandie ainsi qu'en Angleterre, et, en présence de ses vassaux, leur donna de son propre mouvement la charte suivante: «Moi Roger, par la grâce de Dieu, comte de Shrewsbury, je desire honorer le couvent du saint père Evroul, et lui concède à perpétuité, pour mon salut et pour celui des miens, les objets suivants, que je détache de mes biens. J'ordonne de donner tous les ans, à l'entrée du carême, trente sous manceaux de mon revenu d'Alençon, pour l'illumination à faire de jour et de nuit dans l'église d'Ouche devant le crucifix du Seigneur. J'accorde le péage d'Alençon et toutes les douanes qui existent sur toute ma terre, pour faire partie des biens en propre du monastère; j'octroie à perpétuité dans toutes mes forêts le panage pour les porcs des moines; je donne sur Echaufour une terre d'une charrue, et j'accorde irrévocablement la dîme du moulin et de tous les revenus de cette place; j'y ajoute de mon propre gré la dîme des marchés de Planches. De ma propre volonté et pour l'amour de Dieu, je concède l'église de Raddon et toute la dîme que Gaultier-Sor a donnée à Saint-Evroul, l'église de Saint-Jouin, et toute la dîme que le prêtre Renaud a donnée, et qu'Odon père a cédée; dans l'église de Bailleul, l'autel de saint Léonard et une portion de la dime de ce village, avec la terre que Renauld de Bailleul et sa femme Aimerie, ma nièce, ont donnés au couvent. Je donne aussi en Angleterre deux manoirs, Onna et Merston dans le Staffordshire, la dîme de mes fromages et des laines de Pulton, et tout ce que je possède à Melleburn en Granteburgeshire, et une hyde de terre à Graphan en Susses, et la terre de Vulfuin, orfèvre de Chichester. Je confirme en outre tout ce qui a été jusqu'à ce jour donné à Saint-Evroul, tant en Angleterre qu'en Normandie, par le vicomte Guérin, par Guillaume Pantol, par Hugues de Médavi et par quelques autres de mes hommes. J'accorde ces choses en face de Dieu, du consentement de mes fils Robert de Bellême, Hugues et Philippe, pour la rédemption de mon âme, et de celles de Mabile et d'Adélaïde mes femmes, de mes prédécesseurs et de mes héritiers à venir. Je confirme ce testament du signe de la sainte croix, afin que quiconque diminuera, détruira ou enlevera quelque chose de ces donations devienne anathème.» C'est ainsi que le comte Roger fit ce testament qu'il corrobora de sa souscription. Après lui il fut souscrit à Alençon par ses fils Robert, Hugues et Philippe le grammairien; par ses autres seigneurs, Robert fils de Thibaut, Hugues son fils, le connétable Gislebert et Hugues fils de Turgis, Foulques du Pin, Engelbert le prévôt, Renaud de Bailleul, Guillaume Pantol, Odon de Piré, et plusieurs autres. Le comte Roger donna en outre beaucoup de choses à d'autres églises, telles que celles de Troarn, de Seès, d'Almenêches, de Cluni, de Caen, et plusieurs autres: ces donations furent tirées des biens qu'il avait acquis de l'héritage paternel. [5,17] CHAPITRE XVII. Il commença à bâtir sur la rivière de Mole, au lieu où elle se jette dans la Saverne, un nouveau monastère en l'honneur de saint Pierre, prince des Apôtres. Vers la porte orientale de sa propre ville, c'est-à-dire de Shrewsbury, il y avait une chapelle de bois, fondée dans les anciens temps par Siward fils d'Edelgar, et cousin du roi Edouard: le comte Roger l'avait donnée à Odelirius, fils de Constans d'Orléans, homme doué de beaucoup d'esprit, d'éloquence et d'érudition dans les lettres. Il était ardent ami de l'équité, et conseiller habituel de Roger, qu'il exhortait avec bonté à bâtir des monastères, et auquel il donnait les conseils propres à faire cesser les incertitudes qu'il éprouvait sur le lieu où il commencerait un si grand ouvrage, et sur les moyens qu'il emploierait pour y parvenir. «Homme illustre, lui dit-il, beaucoup de personnes s'attachent à votre sublimité; mais tout en essayant de vous servir par leurs actions ou par leurs paroles, ils sont animés d'intentions bien différentes. Quelques-uns, en effet, consultant leurs desirs, souhaitent plutôt acquérir votre bien pour eux-mêmes, que vous engager salutairement à obtenir des biens durables. Celui qui veut vous servir avec véracité doit toujours aimer votre personne plus que vos biens, et vous procurer sans cesse les choses qui sont nécessaires à votre âme. Vous avez commencé, noble chevalier, à vous occuper de la fondation d'un monastère; mais pour cette difficile entreprise, vous n'avez pas trouvé d'utiles secours dans ceux qui s'occupent plus d'eux-mêmes que des autres. Quant à moi, il me semble très-avantageux que vous fondiez un monastère, que vous y placiez avec soin de dignes religieux selon l'institution du très-saint père Benoît, et que vous y fournissiez abondamment de vos grandes richesses la nourriture et l'habillement aux vrais pauvres de Dieu. Maintenant, voyez prudemment ce que font dans les couvents réguliers les moines savants qui les habitent. On y fait journellement d'innombrables bonnes actions, et les soldats du Christ y combattent virilement contre le diable. Personne ne peut douter que plus un généreux soldat éprouve de fatigue à la guerre, plus glorieuse sera sa victoire, et plus la cour céleste récompensera largement ses trophées. Qui pourrait rapporter dignement toutes les veilles des moines, leurs hymnes, leur psalmodie, leurs oraisons, leurs aumônes, et au milieu des pluies de larmes les quotidiennes offrandes de leurs messes? Les sectateurs du Christ s'occupent exclusivement de ces choses, afin de plaire ainsi à Dieu en se crucifiant eux-mêmes. Ils dédaignent le monde et les parasites mondains, fuient leurs délices comme un vil fumier, et dans l'espoir des biens célestes, foulent aux pieds avec mépris tous les biens de la terre. On ne trouve en eux que rudesse et pauvreté dans leur habillement, indigence et sécheresse dans leurs aliments, et abnégation de leur propre volonté pour l'amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Que dirai-je de la chasteté des moines, de leur continence absolue, de leur silence, de leur modestie, et enfin de leur obéissance? Une si grande abondance de vertus confond par son mérite mon esprit stupéfait, et j'avoue que je ne puis suffisamment parvenir à l'exprimer par le simple organe de la parole. Les hommes voués à la vie cénobitique sont renfermés dans les cloîtres royaux comme les filles des rois, de peur que, s'ils sortaient à l'extérieur et contre les règles de la modestie, comme Dina, fille de Lia, ils ne fussent honteusement corrompus par Sichem, fils d'Hémor le Hévéen, à la grande injure de leur vaillant père, et à la honte de leurs frères courageux et fiers. Pour ne pas succomber, ils se renferment volontairement dans leur clôture; s'ils succombent malheureusement dans cette retraite, ils deviennent leurs propres accusateurs; et ils s'efforcent de se purifier, par toutes sortes de moyens, des moindres ordures des vices, de même que l'or dans la fournaise. J'en conclus que leurs prières, quels que soient les fidèles pour lesquels elles sont faites, montent sans retard devant le trône de la divine majesté, et obtiennent du roi Sabaoth l'objet de leur demande. Dès ma plus tendre jeunesse, j'ai long-temps été admis aux secrets des moines, et par des relations familières j'ai appris à fond quelles étaient leurs mœurs. En conséquence, lorsque je considère la conduite de tous les mortels qui habitent la terre, et que j'envisage la vie des ermites et des chanoines, je vois qu'ils sont tous, dans leur vie, inférieurs aux moines qui vivent canoniquement et suivant les règles de leur ordre. C'est pourquoi, glorieux comte, j'engage fidèlement votre générosité à construire pour Dieu contre Satan une forteresse monacale, pendant que vous le pouvez, dans ce comté que vous n'avez pas obtenu de vos aïeux par droit héréditaire, afin que, sous le froc, les soldats du Christ livrent au diable un combat continuel en faveur de votre âme. Voici sur la rivière de Mole une maison que vous m'avez donnée récemment: j'ai déjà commencé à bâtir auprès une église de pierres, ainsi que j'en ai fait le vœu l'an dernier à Rome devant l'autel de saint Pierre, prince des Apôtres. J'ai donc depuis peu, lié volontairement par mon vœu, ainsi que je vous l'ai dit, commencé la construction de cette église; je l'offre avec joie ainsi que tout ce que je possède au Seigneur tout-puissant, et, d'après mes facultés, je promets de seconder en toutes choses ce qui convient au nom de Jésus-Christ. Levez-vous donc promptement, commencez virilement et faites dignement l'ouvrage de Dieu. "Tolle moras, semper nocuit differre paratis". Vous ne manquerez pas de collaborateurs, et, après votre mort, de pieux orateurs. Dès la première arrivée des moines et des ouvriers qui jeteront les fondements du couvent, j'offre pour le commencer quinze livres sterling; je donnerai, en outre, au monastère ma propre personne, mon fils Benoît, âgé de cinq ans, et tout ce que je possède, à la condition que la moitié de tous mes biens fasse partie du domaine des moines, et que, sous leur patronage, l'autre moitié passe à mon fils Evrard. Quant à Orderic, mon aîné, je l'ai depuis longtemps livré à la connaissance des lettres sous un moine libéral, et lui ai procuré en Normandie, dans l'abbaye d'Ouche, un asyle assuré parmi les serviteurs de Dieu; j'ai donné volontiers de mon bien, à ses maîtres et à ses compagnons, trente marcs d'argent pour sa bienvenue. C'est ainsi que, pour l'amour du Rédempteur, j'ai éloigné mon fils aîné, et l'ai envoyé au delà des mers, afin qu'exilé volontaire, il combattît chez l'étranger pour le roi céleste. Là, libre de tout soin de famille et de toute affection pernicieuse, il se fortifiera admirablement dans l'observance monastique et dans le culte de Dieu. Dès longtemps, je desirais ces choses par l'inspiration divine. Je souhaitais m'engager moi-même ainsi que ma famille dans de telles entreprises, afin qu'aidé par la grâce du Seigneur, je puisse mériter d'être, ainsi que mes enfants, compté parmi les élus au dernier examen.» En conséquence, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1083, le comte Roger adhérant aux utiles exhortations de son fidèle conseiller, convoqua le 5 des calendes de mars, à la sixième férie (25 février), le vicomte Guérin, Picot de Sai et ses autres seigneurs. Après leur avoir fait connaître son projet et avoir reçu leur approbation unanime, il se rendit avec eux à l'église de l'apôtre Saint-Pierre et y déclara publiquement, en présence de beaucoup de témoins, qu'il allait bâtir une abbaye. Il donna à Saint-Pierre tout le faubourg qui est situé hors la porte orientale, et déposa sur l'autel sa donation en y laissant ses gants. La même année, Rainauld et Frodon, moines de Seès, s'y réunirent les premiers, et, à l'aide d'Odelirius et de Guérin, et de quelques autres, ils commencèrent à bâtir les cellules du couvent. Le premier abbé de ce monastère fut l'éloquent Fulchered sous le règne de Guillaume-le-Roux; il eut pour successeur Godefroi sous le règne de Henri. Ces pasteurs furent tous deux religieux et lettrés; ils s'appliquèrent diligemment à gouverner le troupeau du Seigneur pendant près de quarante ans. Leurs bons soins firent prospérer les affaires extérieures du nouveau monastère, et ils donnèrent pour l'intérieur à leurs disciples une institution de mœurs tout-à-fait digne d'éloge. Odelirius aussi dont nous avons déjà parlé, et qui était père de Vital, accomplit entièrement tout ce qu'il avait promis. Il y offrit à Dieu, avec deux cents livres d'argent, son fils Benoît, et lui-même, après la mort du comte Roger, prit l'habit monacal, et y servit Dieu comme moine selon la règle du saint père Benoît. Pendant sept ans, après de grands travaux, qu'il avait supportés pour le Ciel, il découvrit et racheta ses péchés par une confession sincère, la sixième férie de la semaine de la Pentecôte: après avoir reçu l'onction sacrée et s'être muni du viatique, il mourut le 3 des nones de juin (3 juin). Le comte Roger avait vécu six ans après la mort de Guillaume, roi des Anglais, vieillard héroïque qui fleurit parmi les principaux seigneurs de l'Angleterre. Après avoir médiocrement doté de terres et de revenus l'abbaye dont j'ai cité la fondation, il y mourut en 1094, le 6 des calendes d'août (27 juillet), et fut honorablement enseveli entre les deux autels. Son fils Robert obtint seul toutes ses terres en Normandie: comme il était cruel, orgueilleux et tout-à-fait dépravé, il commit d'innombrables iniquités. Hugues de Mont-Gomeri posséda le comté de Shrewsbury; mais, peu d'années après, il fut tué soudain d'un coup de javelot par Magnus, frère du roi de Norwège, et, transporté, au milieu du deuil général, au couvent de Shrewsbury, il fut inhumé dans le cloître. Le prudent héros avait pendant sa vie procuré des comtés à ses deux autres fils Roger et Arnoul; mais après sa mort ils ne tardèrent pas à les perdre, et par l'effet de leur perfidie, sous le règne de Henri. J'ai fait une petite digression au sujet de la construction du monastère que la famille du Christ habite maintenant sur les domaines de mon père, et où lui-même, autant qu'il m'en souvient, parvenu déjà à l'âge de soixante ans, porta librement, jusqu'à la fin de sa vie, le joug du Seigneur. Lecteur bienveillant, pardonnez-moi, je vous en prie, et ne soyez pas fâché si j'ai confié à cet écrit quelques particularités sur mon père, que je n'ai point vu depuis que, pour l'amour du Créateur, il me chassa en exil comme un beau-fils odieux. Déjà quarante-deux ans se sont écoulés, et, pendant ce temps, de grands changements se sont opérés au loin sur la surface de l'univers. Je pense souvent à ces choses, et en confie quelques-unes au papier, résistant ainsi soigneusement aux dangers de l'oisiveté, et je m'exerce par ce travail. [5,18] CHAPITRE XVIII. Maintenant je vais retourner au sujet que j'ai entrepris de traiter; étranger parmi les indigènes, j'apprendrai à la jeunesse les affaires qui la concernent et qu'elle ignore: de cette manière je lui serai utile, avec l'aide de Dieu. Ainsi qu'on l'a rapporté, Goisbert, citoyen de Chartres, vint pour se convertir; il vendit une bonne maison qu'il possédait dans la ville, moyennant trente livres, et en remit avec joie tout le prix aux moines d'Ouche. C'était un homme d'une taille haute et grêle, de mœurs douces et engageantes, magnanime et libéral. Comme il était très-habile dans l'art de la médecine, il était connu de beaucoup de personnes à qui il était nécessaire et dont il était l'ami intime. Ce fut par lui que Foulcher de Chartres, Pierre de Maulie et plusieurs autres prirent connaissance des religieux d'Ouche, respectèrent pieusement leurs vertus et leur donnèrent une portion convenable de leurs biens. Ce Foulcher était estimé pour sa noblesse; il avait en patrimoine de grands biens, était profondément instruit dans les lettres, et de plus chanoine de la sainte mère de Dieu. Il fit une charte de la donation des objets qu'il cédait à Saint Evroul, et, sous sa dictée judicieuse et agréable, Robert André, écrivain fameux, la traça ainsi qu'il suit: «Moi Foulcher, fils de Gérard, chanoine, quoique indigne, de l'église de Sainte-Marie de Chartres, ayant souvent réfléchi en moi-même sur ma propre condition et celle des autres mortels, j'ai reconnu, comme le dit Salomon, que presque toutes les choses qui sont sous le soleil n'offrent que des sujets de vanité; et qu'il n'y a rien sur la terre qui puisse rendre les hommes heureux après les angoisses de cette vie, si ce n'est de faire du bien pendant qu'ils existent. D'après ces considérations dont je suis touché, effrayé d'ailleurs de l'énormité de mes crimes, puisque chacun doit un jour rendre compte à Dieu de ce qu'il a fait, il m'a paru convenable, et je crois que c'est par l'inspiration divine, de faire don de ce que je possède au bienheureux Evroul, pour le salut de mon âme et de celle de mes amis, afin que mes frères et amis qui demeurent à Ouche puissent avoir de quoi sustenter leurs corps et, faire ensuite quelquefois avec plaisir mémoire de moi. Ce que nous laissons à nos descendants par droit héréditaire, non seulement ne nous sert pas après la mort, mais nous est préjudiciable le plus souvent parce que nous l'avons mal placé. Qu'il soit connu de tous les fidèles de la sainte Eglise, que librement et spontanément, afin de pourvoir à mon salut à l'avenir, je donne à perpétuité au bienheureux Evroul et à ses serviteurs toutes les choses, quoique de peu de valeur, que je vais désigner; savoir, l'église de Moulicent, la moitié de la dîme de cette terre, le cimetière et trois acres de terrain qui se trouvent derrière; en outre, l'arcage du monastère, autant qu'en a tenu Goscelin, et la dîme de mon moulin. Si j'y établis un marché, je leur en cède également la dîme. Tout moine qui habitera à Moulicent ne devra jamais de mouture de sa provision; et, s'il veut moudre à son propre moulin, qu'il le fasse; s'il ne lui plaît pas d'en agir ainsi, qu'il aille moudre au mien et qu'il garde toute sa mouture. Tout ce que j'ai à Marchainville, terre, moutier et moulin, je le leur donne à perpétuité. Dans le village qu'on appelle La Landelle, je leur donne en outre une terre d'une charrue et un moutier. Je donne semblablement la dîme de ma forêt, c'est-à-dire du panage, des abeilles, et des bêtes sauvages qui y seront prises. Les porcs des moines ne paieront aucun panage dans mes bois, et les moines ne seront en aucun temps, ni envers moi, ni envers mes descendants, tenus à aucun travail, service ou expédition quelconque. Si quelqu'un de mes hommes veut donner ou vendre quelque chose à Saint-Evroul, je lui en donne la permission, et il peut le faire sans aucune crainte de ma part. J'offre spontanément au Dieu tout-puissant qui me les a donnés, et au bienheureux Evroul, confesseur gênéreux, toutes les donations quelconques que je viens de spécifier. S'il est quelqu'un d'assez lâche ou envieux pour amoindrir, violer ou enlever de force ou en cachette quelques-uns de ces objets, que, frappé d'un éternel anathême, il ne voie jamais les biens du Seigneur, si ce n'est après avoir fait une très digne satisfaction et être venu à la résipiscence du repentir. A ma prière, le seigneur Robert, évêque de l'église de Chartres, dans le fief duquel sont les objets donnés, rapportés ci-dessus, a bien voulu confirmer cette donation de notre pauvreté. Cette concession est ratifiée aussi par mes frères, par Alpès ma femme, et par mes fils.» Les moines d'Ouche tiennent depuis cinquante ans la propriété de ce qui leur a été donné par le galant homme dont nous venons de parler: ses successeurs, Barthélemi, surnommé Boël, et Gérard, son fils, confirmèrent avec plaisir ces donations. Là demeurèrent Aimeri et Raoul, Hugues l'Anglais et Guillaume du Merle, et plusieurs autres moines, aussi distingués par leur éloquence que par leur vertus; ils trouvèrent une protection bienveillante dans les évêques de Chartres, Robert et Goisfred, Ives et un autre Goisfred. C'est ainsi que, par le zèle des moines et l'assistance des gens de bien, fut bâtie l'église de Marchainville, qui est consacrée à Marie, sainte mère de Dieu, par laquelle le salut du monde s'opéra. Dans le même temps, Landric, Goisfred et Gunhier donnèrent à Saint-Evroul toute la terre de Chérancei. Comme Isoard, de qui ils la tenaient, la donna aux moines libre de toute redevance, il reçut six livres de l'abbé Mainier. Ensuite Landric, et les autres qui viennent d'être nommés, reçurent du même abbé la moitié de la terre, et, en présence d'isoard, ils devinrent les hommes de l'abbaye après avoir joint les mains. Ils donnèrent ensuite tous trois, devant Isoard et plusieurs autres témoins, l'église du lieu, tout ce qui en dépendait, et toute la dîme. Ils concédèrent en outre celle de toute la terre, tant pour ce qui appartenait à Isoard que pour ce qui appartenait à saint Etienne ou à tout autre. Cette donation se fit en présence du prêtre Gérard et de plusieurs autres personnes. L'an de l'Incarnation de notre Seigneur Jésus-Christ 1074, du temps de Guillaume-le-Grand, roi des Anglais et duc des Normands, le chevalier Guillaume, surnommé Pantol, de l'avis du vénérable Mainier son ami, et avec la concession du comte Roger son seigneur, donna à Saint-Evroul les églises de Noron, dont l'une a été bâtie en l'honneur de saint Pierre, et l'autre en l'honneur de saint Cyr, martyr. Alors il donna aussi toute la dîme de Noron, son propre Plessis, une partie du bois du Pont-Ogeret, et sa part d'une terre appelée Molinx, et d'une autre située au delà du torrent, et que l'on appelle vulgairement Ruptices. Il concéda ensuite tout le fief de Guillaume de Maloi, dans lequel sont compris environ trente acres de terre. En conséquence, il reçut de la charité des moines seize livres rouennaises, pour entreprendre le voyage de Saint-Gilles. Le même chevalier donna à saint Pierre toute la terre que Gaultier, fils de Rufa, avait vendue au moine Robert; ce qui fît que ce moine lui donna cent sous rouennais. En outre, le même Guillaume donna aux moines, dans le même lieu, soixante acres de terre, le moulin du Hommet, et la dîme de la moitié du moulin de Noron. Il donna aussi l'église d'Emiéville, avec la dîme et tous les revenus appartenant à l'église; et, dans le même lieu, la terre d'un vavasseur, et deux gerbes de la dîme de sa propriété et de tous ses hommes du Ménil-Baclei, et toute la dîme du moulin de Roiville. Il donna à Saint-Pierre toute la terre que sa mère Béatrix possédait dans son domaine des Fossés, et les hôtes de l'aumône de Saint-Germain-d'Aubri. Sa sœur Helvis donna à Saint-Pierre tous ses droits sur Aubri, que le même Guillaume concéda alors. Il y joignit en outre, dans le même lieu, la dîme de ses hommes, Raimbault, Robert l'hérétique et Gualon, fils de Saffred. Le même Guillaume donna en outre à Saint-Pierre de Noron toutes les églises et les dîmes de tous les lieux, tant en Angleterre qu'en Normandie, ou en tout autre pays où il ferait des acquisitions, et la dîme de toutes ces possessions, c'est-à-dire, des juments, des vaches et des fromages, et de tout ce qui est sujet à la dîme. Il concéda semblablement tout ce que ses hommes voudraient donner ou vendre à Saint-Evroul, sauf toutefois le service qui lui était dû; en outre il donna toute une partie de son bien, de sorte que les moines de Saint-Evroul en eurent la moitié après sa mort, et les moines de Noron une autre moitié. Guillaume Pantol et Lééline sa femme donnèrent librement, comme nous l'avons dit, toutes ces choses à Dieu pour leur salut et celui de leurs amis, Ils confirmèrent généralement cette concession dans le chapitre de Saint-Evroul, en présence du couvent réuni et de plusieurs témoins. Alors Guillaume donna de la main à la main quarante marcs d'argent pour subvenir aux besoins des frères qui devaient se rendre à Noron pour y construire leur maison. L'abbé Mainier, le prieur Foulques et Guillaume Pantol se rendirent alors auprès du comte Roger qui demeurait à Bellême: ils le prièrent humblement de confirmer par sa concession les donations du chevalier Guillaume. Ce comte, vertueux et libéral, accueillit avec bonté une si juste demande, et approuva tout ce qu'ils desiraient en présence de tous ceux qui se trouvaient alors à sa cour pour diverses affaires. On y célébrait en ce moment la fête de saint Léonard confesseur; et pour cette solennité, le comte, naturellement magnifique, avait invité beaucoup de monde. Hoélin, évêque du Mans, Hugues, évêque de Lisieux, et Robert, évêque de Seès, Ainard, abbé de Saint-Pierre-sur-Dive, Durand de Troarn, Robert de Saint-Martin-de-Seès et Hugues de Lonlai, Emma, abbesse d'Almenêches, Hervée, chapelain de l'évêque de Lisieux, Roger Faidel, Hugues, fils de Foucault, Robert, fils de Théodelin, Roger Goulâfre, et plusieurs autres, tant clercs que laïques, furent présents à cette concession. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1077, le noble abbé Robert, frère de Hugues de Grandménil, alla en Normandie pour une entrevue avec Guillaume, roi des Anglais, et accorda à ce monarque le pardon qu'il lui demandait pour l'avoir autrefois injustement exilé. Philippe, roi des Français, s'était adressé à Robert, parce qu'il voulait lui donner l'évêché de Chartres; mais comme les Français n'aimaient pas à obéir à des Normands, ce siége fut occupé par Goisfred, neveu d'Eustache, comte de Boulogne. En conséquence, l'illustre Robert, après avoir assisté à la sainte dédicace des églises de Caen, de Bayeux et du Bec, qui eurent lieu cette même année, eut un entretien amical avec le roi Guillaume, ainsi qu'avec quelques-uns de ses amis et de ses parents qu'il n'avait pas vu depuis plusieurs années; il regagna ensuite la Pouille, et emmena avec lui Guillaume Pantol, Robert de Cordai son neveu, et quelques autres chevaliers de distinction. Alors Robert Guiscard commandait en Calabre, et venait d'en acquérir le duché de Gisulfe, duc de Salerne. Il était fils d'un certain Tancrède de Haute-Ville, homme de rang médiocre; mais comme il était de grand cœur, et que la fortune l'avait heureusement secondé, il avait conquis l'Italie. De concert avec ses frères, et ceux de ses compatriotes qui l'avaient joint, il contenait fortement les habitants de la Pouille. Il l'emportait sur tous ses voisins par l'éclat de ses grands exploits, et, devenu puissamment riche, il étendait sans cesse sa domination. Il reçut honorablement Guillaume Pantol, lui promit beaucoup de choses, et, à cause de son mérite, essaya de le retenir avec lui. Le jour de Pâques, il le fit au dîner asseoir auprès de lui, et lui promit trois villes s'il voulait rester en Italie et ne pas le quitter. Cependant la comtesse Mabile était morte frappée du glaive de Hugues de Saugei, chevalier naturellement violent: ce meurtre occasionna le retour de Guillaume Pantol, qui revint de la Pouille, et fit naître de grands troubles. On avait accusé Guillaume du crime de trahison, et plusieurs de ses rivaux étaient devenus pour lui des ennemis redoutables. Mabile s'était emparée du château de Perrai, qui avait été donné à Pantol; cette vexation avait fait naître entre eux une haine opiniâtre. C'est pourquoi on soupçonnait qu'il n'avait pas été étranger à l'assassinat de la comtessse, surtout en remarquant qu'il était très-lié avec Hugues de Saugei, et qu'ils avaient ensemble de fréquents entretiens. En conséquence, le comte Roger et ses fils se saisirent de toutes ses terres, et le firent poursuivre afin de le faire condamner à mort; mais Guillaume, sa femme et ses enfants se réfugièrent à Ouche, et y restèrent long-temps sous la protection des moines, tout en éprouvant de grandes frayeurs. Ce chevalier niait hardiment le crime dont on l'accusait; nul ne pouvait le convaincre d'après des indices certains ni réfuter ses dénégations; et il demandait à se purger légalement de cette action. Enfin, de l'avis de plusieurs grands seigneurs, il fut arrêté à la cour du roi que l'inculpé, pour se laver de la tache du forfait qui lui était imputé, irait subir à Rouen, en présence du clergé, l'épreuve du fer chaud. C'est ce qui eut lieu. Il porta de sa main nue le fer étincelant, et, par la permission de Dieu, sans aucune brûlure: en conséquence le clergé et tout le peuple chantèrent les louanges de Dieu à haute voix. Les ennemis malveillants de Pantol étaient en armes à ce spectacle, afin que, s'il était reconnu coupable par le jugement du feu, ils le punissent par le glaive et lui coupassent la tête. Dans ces circonstances critiques, qui tourmentèrent beaucoup Guillaume et ses amis, il reçut de grandes consolations de la part de l'abbé Mainier et des moines d'Ouche, qui l'aidèrent de tous leurs efforts auprès de Dieu et des hommes. C'est ce qui rendit leur amitié plus grande et plus ferme. Aussi donna-t-il à Saint-Evroul quatre des manteaux précieux qu'il avait apportés de la Pouille: on en fit, pour les chantres de l'église, quatre chapes, qui, jusqu'à ce jour, y ont servi à donner de l'éclat au service divin. Après la mort de Guillaume, roi des Anglais, Guillaume Pantol retourna dans la Pouille, en rapporta à son retour les reliques du corps du bienheureux Nicolas, confesseur du Christ, et les plaça dans l'église de SaintPierre-de-Noron, pour la décoration du lieu. Ensuite il donna aux moines qui y demeuraient un manoir en Angleterre nommé Traditon, un moulin, l'église du même village, et toute la dîme de six autres villages qui appartenaient à la même église. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1112, c'est-à-dire la douzième année du règne de Henri, roi des Anglais, et la quatrième de celui de Louis, roi des Français, Guillaume Pantol vint à Ouche quarante ans après avoir commencé le monastère de Noron; fidèle à son ancienne amitié, et se rappelant les dons qu'il avait faits, comme nous l'avons dit ci-dessus, il les recensa tous, et, dans une réunion générale des moines, il les confirma expressément, ainsi que sa femme Lééline. Alors Philippe, Ivon et Arnoul ses fils concédèrent aussi tout ce que leur père avait donné aux moines de Saint-Evroul: tous réunis, Guillaume, Lééline et leurs trois fils, Philippe, Ivon et Arnoul, déposèrent la donation sur l'autel. Quatre des évêques qui occupèrent le siége de Seès, Robert, Gérard, Serlon et Jean, Robert-le-Chauve, Goisfred, Ascelin, et plusieurs autres moines religieux habitèrent le couvent de Noron, vivant avec charité dans la crainte de Dieu, et donnant aux peuples l'exemple des vertus. Guillaume Pantol vécut longtemps; il honora les pauvres et le clergé, fit beaucoup d'aumônes, se montra constamment magnanime, fit courageusement tête à tous ses ennemis, et resta toujours puissant par ses richesses et ses terres. Il fit don de soixante marcs d'argent pour commencer la construction de la nouvelle église d'Ouche; il entreprit ce bel ouvrage à la louange de Dieu, mais la mort l'empêcha de le terminer. Ses fils obtinrent son patrimoine, Philippe en Normandie, et Robert en Angleterre; mais ils n'eurent pas le mérite de leur père pour continuer ses entreprises. Raoul de Mont-Pinçon, sénéchal de Guillaume-le-Grand, roi des Anglais, se dévoua tout entier fidèlement à Saint-Evroul; il pria humblement l'abbé dom Mainier d'admettre dans le couvent d'Ouche, à l'état monacal, quelque clerc propre au service de Dieu, qui priât fidèlement le Seigneur pour son salut et celui de sa femme. C'est ce qui eut lieu; car, par la permission de Dieu, un certain écolier de Rheims, nommé Jean, demandait alors à se faire moine: conduit à la cour du roi, il promit ses prières à Raoul, et lui assura le mérite des travaux qu'il allait entreprendre pour le Christ. Le sénéchal, rempli de joie à cette promesse, baisa humblement les pieds de Jean devant tout le monde. Ensuite les moines reçurent Jean volontiers, et se réjouirent beaucoup de l'avoir admis; car il était habile dans l'art de la grammaire, et il s'occupa de bonnes études sans relâche jusqu'à la vieillesse. Le chevalier dont nous avons parlé donna à Saint-Evroul, et pour toujours, afin de pourvoir à la nourriture de Jean, cinq moulins, savoir: trois à Jor, le quatrième au lieu que l'on appelle Heurtevent, et le cinquième à Mont-Pinçon; deux gerbes de la dîme des vilains de Vaudeloges, la moitié de la dîme d'Epané, et deux acres de pré à Hermanville. Quelques années après, ce même Raoul mourut le jour des ides de février (13 février), et son corps fut porté à Ouche, où les moines l'ensevelirent dans leur cloître. Ses deux fils Hugues et Raoul se trouvèrent à cette cérémonie avec leur mère Adelise, et se concédèrent à Saint-Evroul, eux-mêmes, ainsi que tout ce que leur père avait donné, en présence de beaucoup de témoins qui s'étaient réunis pour assister à l'inhumation d'un si grand baron. Près de trente ans après, Hugues de Mont-Pinçon alla visiter ses frères spirituels d'Ouche; il amena avec lui son fils aîné Raoul et sa femme Mathilde, qui était fille de Hugues de Grandménil, et qui pleurait sa sœur Adeline, morte récemment. Alors Hugues renouvela la fraternité que dès son enfance il avait contractée avec les moines, et les supplia de prier pour son frère Raoul, qui était mort dans son pélerinage à Jérusalem. Le jeune Raoul fut comme ses parents totalement associé aux moines: conduit dans le chapitre par Gauthier-le-Chauve, chevalier éloquent, il embrassa ses frères, et concéda à Saint-Evroul tout ce que son père et son aïeul avaient donné. Enfin Hugues de Mont-Pinçon, déjà sexagénaire, mourut à Rouen, le jour des nones de mars (7 mars). Par l'ordre de sa femme et de ses fils, son corps fut transféré à Saint-Evroul. Les moines ses frères l'ensevelirent honorablement dans le chapitre; et ses fils Raoul, Guillaume et Arnoul se concédèrent eux-mêmes ainsi que tous les biens qui avaient été donnés à l'église d'Ouche par leurs ancêtres. Raoul, qui était l'aîné, épousa la fille de Ranulfe, chancelier du roi Henri; il mourut peu de temps après, et fut inhumé près de son père dans le chapitre du couvent d'Ouche. Guillaume posséda alors le patrimoine de son père en Normandie. Quant à Arnoul, il se rendit dans la Pouille, pour y jouir des biens de Guillaume de Grandménil son oncle. Leur mère Mathilde ayant perdu son mari, s'éprit d'amour pour un jeune aventurier nommé Mathiel, avec lequel elle entreprit le voyage de Jérusalem, laissant en Normandie ses parents et ses amis; mais, chemin faisant, la mort, dans son avidité, ne tarda pas à les dévorer dans la même année, car Mathiel mourut comme il allait dans la Pouille, et Mathilde à Joppé, comme elle se disposait à revenir. [5,19] CHAPITRE XIX. Maintenant je veux exposer clairement au lecteur quel fut, comment et combien de temps vécut sous la règle monacale Jean dont j'ai déjà ci-devant un peu parlé. Il avait beaucoup d'esprit, et était infatigable à l'étude; pendant près de quarante-huit ans il vécut sous l'habit monastique, et travailla sans relâche à éclaircir les mystères qui sont cachés dans les livres sacrés. Reçu jeune encore par l'abbé Mainier, il entra dans le bercail de Dieu; promu au sacerdoce, il combattit sous Serlon et Roger, et apprit aux autres, tant par les paroles que par l'exemple, à batailler virilement. Il mourut dans la confession du Christ, du temps de l'abbé Guérin, le 10 des calendes d'avril (23 mars). Longtemps il fut chargé des fonctions de sous-prieur, et souvent même il remplit celles d'abbé, pour proclamer la loi divine. Par l'ordre de l'abbé Roger, il alla trouver à Rome le pape Urbin avec Foulques qui avait été déposé: dans ce voyage, il éprouva de cruelles maladies et de grandes adversités. Dans sa vieillesse, il souffrit plus de sept ans les douleurs de la pierre, et gémissant de sa longue maladie il ne quitta pas le lit. Toutefois, se levant tous les jours pour l'office divin, il rendit grâces à Dieu, et bien préparé, comme je le pense, il mourut au commencement d'une nuit affreuse. Comme il avait lui-même fait beaucoup de vers, l'Anglais Vital son disciple en composa sûr lui, et fit ce poème au milieu des larmes, le jour de sa mort, après son inhumation. «Mars avait accompli le cours de trois semaines, et Jean quitta la terre au milieu des ténèbres d'une nuit que désolaient les vents et les pluies. Né à Rheims, il était Français d'origine; il eut pour père Ilvert, et pour mère Poncie. Affligé dès son enfance d'avoir pour père un cordonnier, il se rendit libre, et parvint aux honneurs de la célébrité. Dès ses premières années il se livra aux études utiles, et s'empressa de quitter le sol rhémois, ainsi que sa famille. Passé à l'étranger, il gagna Ouche, se réunit à ses moines, et fut moine comme eux pendant près de dix lustres, durant lesquels il se rendit célèbre. Doué d'un esprit vif, il versifiait facilement, et, comme il le voulait, écrivait en vers ou en prose. Il fuyait l'oisiveté, lisant les écrits de nos ancêtres, et prenant tout ce qu'ils renfermaient de documents utiles. Il mérita de grands éloges, pour avoir veillé dans le culte du Christ; nuit et jour il s'appliquait à prier Dieu; en actions comme en paroles il était un modèle de piété. Il découvrit avec ferveur tous les secrets de la loi divine. Dans d'agréables entretiens il expliquait les choses mystérieuses à ses disciples. Semblable à l'abeille, sa bouche recélait l'aiguillon et le nectar. Aussi piquait-il de son dard les orgueilleux, et versait-il le miel aux innocents. Ses conseils pleins de douceur calmaient la tristesse et la maladie. Il enseignait les ignorants, et réprimait avec vigueur les étourdis. Concis avec adresse, et prévoyant avec convenance, il réduisait en peu de vers les plus grands sujets. Dans sa dévotion, il composa beaucoup de vers en l'honneur du Christ et de Marie la Vierge mère. Les saints qu'il aimait entendirent souvent retentir les chants qu'il leur adressait. Il écrivit en vers la vie de saint Evroul pour son métropolitain Raoul, son père chéri. Plusieurs de ses confrères conservent des fruits de ses méditations. Tout illustre qu'il était par l'éclat des vertus les plus pures, il n'en fut pas moins l'objet de l'envie et du courroux. Qui a pu sans pécher attaquer une telle vie? Fils d'une mère sans père et d'un père sans mère, il traversa le cours de la vie sans recevoir les atteintes du péché. Blessé et désolé des crimes des humains, frappé du fléau divin, ses pleurs coulèrent avec amertume; gémissant sous les tortures cruelles de la strangurie, la douleur lui arracha pendant sept années de fréquents soupirs. Ainsi la chair pécheresse, soumise pour ses fautes à de dures punitions, reçoit à bon droit les coups de celui qui la guérit. Aussi mérita-t-il d'être atteint de la verge de son père et de son maître. Perdant haleine, il demandait avec larmes que son esprit, après la mort, pût mériter de contempler le visage calmé de son céleste juge. Ce saint moine quitta les ténèbres ainsi que les tempêtes du monde, et de la mort, au moment où la nuit était égale au jour. Que le Christ lui accorde la lumière et le repos éternels dans le séjour de cette lumière et dans l'asile délicieux de ce repos!» L'an de l'Incarnation du Seigneur 1076, pendant que le médecin Goisbert visitait en France ses compatriotes et ses amis; comme il prodiguait les secours de son art aux indigents et à ceux qui le réclamaient, il alla trouver plusieurs de ses amis et de ses connaissances, qu'il avait auparavant fidèlement aidés de son talent, les engagea avec bonté à tirer de leur superflu quelques aumônes pour leur salut éternel, et les invita surtout à donner aux moines de Saint-Evroul ce qui, chez eux, ne convenait pas à des personnes laïques. Il dirigea ses pas vers Pierre de Maule, fîls d'Ansold, riche Parisien. Il s'adressa à lui, au milieu des entretiens de la familiarité et de l'amitié, et le pria de faire don des églises de Maule aux moines d'Ouche. Comme Pierre était gai, magnifique et disposé aux entreprises difficiles, soit en bien soit en mal, il se rendit aisément aux avis de Goisbert, et confirma une charte de donation en présence de ses seigneurs. Voici le texte de cet acte tel qu'il le passa: «La brièveté de la vie mortelle, le peu de fidélité des hommes, le changement des temps, la désolation des royaumes nous avertissent journellement que la fin du monde approche. C'est ce que la vérité nous a enseigné en disant aux disciples: Quand vous verrez ces choses s'accomplir, le royaume de Dieu approchera. La fourmi prudente doit, avec d'autant plus de soin, redoubler de prévoyance et d'attention qu'elle sent mieux les approches de l'hiver. Alors elle cache en sûreté ses grains, afin que, ne trouvant plus d'herbe pendant le froid, elle se procure abondamment de la farine. Il est dit en certain lieu, relativement à ceux qui tardent à faire leur salut: prenez garde que votre fuite n'ait lieu un jour de sabbat ou pendant l'hiver. En conséquence, considérant ces choses, moi Pierre, quoique indigne et pécheur, desirant prendre mes précautions pour l'avenir, je veux amener les abeilles de Dieu à produire leur miel dans mes vergers, afin qu'elles remplissent leur corbeille du produit de leurs rayons, et pour qu'ensuite elles rendent grâces au Créateur, et se souviennent quelquefois de leur bienfaiteur. C'est pourquoi je donne spontanément au bienheureux Evroul, sur les biens que j'ai possédés jusqu'ici, certaines terres, quoique peu considérables, afin que les frères qui habitent Ouche aient quelque chose pour sustenter leur corps, et faire plus volontiers mention de moi. Puisqu'il faudra bon gré mal gré abandonner ces choses, et qu'après la mort rien ne sert à personne que le bien qu'il a fait pendant sa vie, j'ai concédé et concède au bienheureux Evroul les objets suivants, et, pour mon salut, je les confirme à perpétuité, en vertu de mon droit héréditaire, avec la garantie de ma signature. Je donne, dans le village que l'on appelle Maule, deux églises, savoir, l'église de Sainte-Marie, et l'église de Saint-Vincent; les cimetières, et tout ce qui appartient au presbytère. Je donne aussi une terre d'une charrue, quatre hôtes, une terre pour être habitée par des moines, une pommeraie, un cens de trois demi-arpens, que Gaultier l'aveugle et son neveu Hugues, surnommé Le Mousseux, ont donné à la bienheureuse Marie, dans la vigne de La Manière: je concède à perpétuité ces objets au couvent de Saint-Evroul, aussi libres que je les ai tenus jusqu'à ce jour. Si quelqu'un de mes hommes juge à propos de faire quelque don aux saints et aux moines, tout ce qui aura été donné sans préjudice de mon service et sans diminution de mes droits, je l'approuve volontiers ainsi que mes fils, en telle teneur et concession si ferme, que si quelqu'un d'eux venait à perdre son fief pour quelque crime, l'Eglise de Dieu néanmoins ne perde rien de ce qu'elle en possède. Toutes ces choses sont concédées par ma femme Windesmoth et par mes fils Ansold, Thibaut et Guillaume, qui promettent pieusement de défendre, selon leur pouvoir et tant qu'ils vivront, cette aumône contre les entreprises de qui que ce soit. Mes hommes, voyant ma bonne volonté à l'égard des serviteurs de Dieu, déterminés par cet exemple salutaire, se confient à la bienveillance des moines et leur font de leurs biens plusieurs dons avec joie. En effet, tous les chevaliers de Maule ont demandé instamment à être associés au couvent, à la vie et à la mort, et sont devenus fidèlement les frères des moines, afin qu'aidés de leurs prières, ils puissent mieux résister aux attaques des démons. En conséquence, Hugues, fils d'Odon, qui l'emporte sur ses compatriotes par les richesses et le mérite, a donné à l'église de Sainte-Marie, et aux moines de Saint-Evroul, toute la dîme d'une terre qu'il possède à Maule, savoir, du blé, du vin, du moulin, du four, des porcs, des moutons, de la laine, des oies, du chanvre, du lin, et de tout ce qui est sujet à être décimé. Si par hasard ses hommes travaillent une autre terre, les moines auront entièrement la dîme, de la même manière que Hugues l'aurait perçue. Odon Pains son fils ne voulait pas d'abord faire sa concession; mais ensuite, ayant été pris par les Normands auprès de Meulan, il s'est racheté. Forcé donc par la puissance divine, il a concédé entièrement à Sainte-Marie toute la dîme ci-dessus, de concert avec sa femme Elisabeth et ses fils Hugues et Simon; puis ils ont déposé la donation sur l'autel en présence de moi, de mon fils Ansold, de Pierre encore enfant, et de plusieurs autres. Les moines donnèrent à Pains dix livres de deniers et à sa femme vingt sous. Adelelme de Gazaran confia aux moines son fils Amauri avec la dîme de Piseux, et la concéda à cette église à perpétuité pour la somme de sept livres, si l'enfant mourait au-dessous de sept ans. «Par la suite, cet enfant grandit, et parvint même jusqu'à la vieillesse. Il posséda longtemps la dîme de Piseux; en mourant il l'abandonna à bon droit aux moines qui, pour l'obtenir, l'avaient nourri et soigneusement instruit. Hugues, surnommé Fresnel, fils de Gualon, avant de se faire moine, donna trois hôtes à Sainte-Marie. Etienne, fils de Gislebert, donna aux mêmes moines une terre d'une demi-charrue à Goupillières; et quoiqu'il ne dépendît pas de mon fief, j'ai corroboré cependant sa donation dans cette charte de ma propre main. C'est pourquoi je concède et confirme tout ce qui a été donné aux moines par moi ou par mes amis; stipulant avec bienveillance, j'accorde à Saint-Evroul ce que mes hommes lui ont donné, sauf toutefois mes droits et mon service. Je desire que si quelque homme envieux ou pervers tente par l'instinct du démon de porter atteinte à nos donations, il vienne soudain à récipiscence de cet acte insensé, afin qu'au jour du jugement, il ne soit pas, pour le crime de sa coupable entreprise et de son sacrilége, condamné par le juge équitable avec les réprouvés et ceux qui meurent de mort violente.» Le noble homme dont nous venons de parler confirma de sa souscription la charte transcrite ci-dessus, et remit à l'abbé Mainier, en présence de plusieurs bons témoins, l'investiture de tous ces objets. Ses fils y assistèrent, Ansold, Thibaut, Guillaume, ainsi que ses gendres Gauthier de Poissi, Baudri de Dreux, les seigneurs de Maule, Hugues et Etienne, le prêtre Gaultier, le chevalier Gaultier surnommé La Côte, Richer le prévôt, et Foulques, tous deux fils de Foulcher, Hugues et Odon, tous deux fils de Galon, Hervée, fils d'Everard, et une grande partie de la paroisse de Maule. Cependant l'abbé Mainier ordonna le prieur Goisbert, qui bientôt après termina une petite église commencée par Godefroi, prêtre d'une grande simplicité et d'une grande innocence. Peu après, les moines se rétablissant bien à l'intérieur et à l'extérieur, et les bons paroissiens se félicitant de ces avantages, on entreprit de bâtir la nouvelle église de Sainte-Marie, après avoir détruit l'ancienne; et, selon l'opportunité des circonstances, on la termina élégamment en vingt ans, sous les prieurs Goisbert, Guitmond, Roger et Hugues. Beaucoup de moines sont restés à Ouche jusqu'à ce jour, et ont pieusement travaillé au culte divin. [5,20] CHAPITRE XX. Pierre, seigneur de Maule, parvint jusqu'à la vieillesse: grâces au zèle de ce magnifique patron, l'église de Maule s'accrut avec beaucoup d'avantages. Pierre était fort aimé de ses sujets et de ses voisins, parce qu'il était plutôt doué d'une aimable simplicité que d'une astucieuse finesse. Il aimait les aumônes et en faisait très-souvent; mais il craignait le jeûne, et, comme il en avait horreur, il l'éloignait de lui le plus qu'il pouvait. Il promettait facilement beaucoup de choses, et donnait souvent à vil prix des objets d'importance; il était à la fois avide et prodigue. Peu lui importait d'où lui venait une chère excellente, et il ne s'occupait pas si les objets qu'on lui fournissait en abondance étaient le fruit du vol ou le prix de l'achat. Il ne faisait aucun cas des moyens bons ou mauvais dont on se servait pour acquérir les choses; aussi ne fut-il jamais dans l'opulence. Sa femme Guindesmoth lui donna quatre fils, Ansold, Thibaut, Guérin et Guillaume, et autant de filles savoir, Hubeline, Eremburge, Odeline et Hersende. Il eut par elles beaucoup de petits-enfants qui, parcourant les vicissitudes d'ici-bas, subirent différens événements, par la permission de Dieu qui dispense et régit toutes choses. Enfin Pierre accablé de vieillesse mourut le 2 des ides de janvier (12 janvier); il repose enseveli dans le cloître des moines, le long du mur méridional de l'église. Jean de Rheims composa sur lui cette épitaphe: «Onze cents ans après la venue du céleste agneau, Pierre, la fleur des seigneurs, mourut aux environs des ides de Janus. Magnifique, très-joyeux et même facétieux, il montra plus de zèle pour les banquets que pour la guerre. Elevé parmi les nobles, il fut leur héritier. Il vécut honoré sur cette terre, sous laquelle il repose inhumé; et pour bâtir un temple à la mère du Christ, il fit don de ce lieu. Le douzième jour du mois de Janus le soleil pour lui se couvrit de nuages; puisse, grâces aux prières de Marie, le soleil de la justice être toujours brillant pour lui! Paris pleure sa mort. Que le Paradis s'ouvre pour lui par la faveur des saints auxquels il ouvrit cet asile!» Ansold, fils de Pierre, différa beaucoup de son père en certaines choses par le caractère: ses vertus furent plus grandes ou du moins égales, pour parler plus modérément. Doué d'un esprit supérieur, magnanime, fort de corps et grand de taille, Ansold posséda au plus haut degré le mérite guerrier, exerçant dignement l'autorité, équitable dans ses jugements, prompt et éloquent dans la discussion, et presque égal aux philosophes. Il fréquentait les églises, prêtant aux sermons sacrés une oreille attentive et judicieuse. Il connaissait les événements passés, tels qu'ils sont mentionnés par les anciens écrivains; il les recherchait avec subtilité dans leurs doctes rapports et confiait à sa mémoire fort tenace la vie des pères dont il avait entendu le récit. Détestant les narrations mensongères, ainsi que les auteurs qui altèrent la parole de Dieu, et ceux qui aspirent à des gains honteux, il réfutait publiquement leurs méchants sophismes, qu'il découvrait de peur que les gens simples n'y fussent trompés. Sa pieuse mère Guindesmoth fut constamment honorée par lui, et il lui obéit en toutes choses comme le doit un enfant fidèle à sa tendre mère. Elle avait amené avec elle, du pays de Troyes, sa noble famille; dévote à Dieu elle survécut dans le veuvage à son mari pendant près de quinze ans. Heureuse femme qui jusqu'à la vieillesse fut pieusement entretenue par ses fidèles enfants dans la maison de son mari, et y mourut après avoir reçu le viatique à la vue de son consolateur le plus fidèle! Elle fut portée au tombeau respectueusement par son cher fils, et son corps fut honorablement enseveli au sein de l'église auprès du compagnon de sa couche. Le chevalier dont il s'agit se distingua, tout le temps de sa jeunesse, par de bonnes actions; ayant abandonné ses amis, ses alliés, et même ses chers parents, il exerça sa valeur naturelle chez les étrangers. Il passa en Italie; il se lia avec le vaillant duc Guiscard, pénétra dans la Grèce, et combattit noblement dans la bataille où Alexis, empereur de Constantinople, fut vaincu et mis en fuite. Quelque temps après, sur les instantes prières de son père, il rentra en France; et il épousa une jeune dame noble et bien élevée, nommée Adeline, fille de Raoul, surnommé Malvoisin, châtelain de Mantes. Par sa frugalité ce digne chevalier portait à l'honnêteté tous ceux avec lesquels il avait des rapports; il pouvait même servir d'exemple aux personnes régulières par les modestes soins de son économie. Jamais il n'a mangé de pommes dans un verger, de raisins dans une vigne, ni de noisettes dans les bois. Ce n'était qu'aux heures canoniques qu'il prenait ce qu'on lui servait à table, disant qu'il ne convenait qu'aux bêtes brutes de se nourrir de ce que le hasard présentait, sans considérer ni le temps ni le lieu. Satisfait du mariage légal, il observait la chasteté; il ne se répandait pas comme un laïque en propos verbeux contre les passions obscènes, mais les blâmait en docte ecclésiastique, et ouvertement. Il vantait dans les autres les jeûnes et toute continence de la chair, et se contenait lui-même fermement comme il convient à un laïque. Les rapines n'excitaient nullement son envie, et il mettait beaucoup de soin à conserver ce qu'il avait acquis par son travail; il payait légitimement aux ministres de Dieu les dîmes, les prémices et les aumônes, dont ses prédécesseurs avaient fait la donation. Non seulement il ne donnait rien aux étrangers, aux farceurs, ni aux filles publiques, mais même il leur refusait sa société et sa conversation. Il eut de sa femme légitime, qu'il avait épousée très-jeune, et qu'il avait religieusement formée à la modestie, sept fils et deux filles, dont voici les noms: Pierre, Raoul, Guérin, Lisiard, Gui, Ansold et Hugues, Marie et Guindesmoth, sur lesquels l'histoire pourra en son lieu raconter beaucoup de choses. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1106, à la fin de février, lorsqu'une comète parut à l'Occident étalant sa longue crinière, Boémond, fameux duc, vint en France après la prise d'Antioche, épousa Constance, fille de Philippe, roi des Français, et célébra à Chartres des noces brillantes, dont la comtesse Adèle fit dignement les honneurs et la dépense. C'est alors qu'eut lieu le troisième départ des occidentaux pour Jérusalem: une énorme réunion de plusieurs milliers d'hommes, qui menaçaient de fouler aux pieds la couronne de Byzance, marcha contre la Thrace. Au reste, les équitables dispositions de Dieu trompèrent les efforts de ces hommes qui voulaient envahir le bien d'autrui, et cette orgueilleuse troupe d'ambitieux n'obtint rien de ce dont ils s'étaient inutilement flattés. La même année, trois semaines après l'apparition de la comète, Ansold de Maule, piqué de l'aiguillon de la crainte de Dieu, se vendit humblement à la cour de sainte Marie, et, les larmes aux yeux, satisfit volontairement à Dieu, pour quelques difficultés qu'il avait eues avec les moines. Ensuite, en présence de tous ses barons qui s'étaient réunis dans le dortoir du couvent, il concéda à l'Eglise de Dieu et à sainte Marie de Maule, tout ce que Pierre, son père, Hugues et Pains, Austase et Robert, fils de Hubeline, Hervée, fils de Héroard, Odon, fils de Galon, Foulques et Richer, tous deux fils de Foulcher, et quelques autres de ses hommes, de quelque condition qu'ils fussent, avaient donné ou donneraient, pourvu que son service n'en souffrît pas. Il établit pour condition que, si quelqu'un d'eux venait à perdre son fief pour quelque crime, l'église ne serait nullement privée de son aumône. Le même Ansold concéda la dîme que sa sœur Hersende avait eue en mariage, et qu'avant sa mort elle avait cédée à la hienheureuse Marie, par la verge qu'elle avait mise aux mains de Jean, moine et prêtre, afin que cette dîme parvînt libre à l'église, après la mort de Pierre son neveu. Il donna à Sainte-Marie l'aire où se dressaient les meules dans la forêt de Bole, de manière que chaque meule produisît deux deniers pour l'entretien des luminaires de l'église, et que quiconque frauderait ce droit payât cinq sous. Auparavant, cette infraction était punie d'une amende de soixante sous; mais, comme la loi ecclésiastique est plus douce que la loi séculière, on fit grâce de cinquante-cinq sous, et on n'en demanda que cinq. Odeline, femme d'Ansold de Maule, ainsi que ses deux fils, Pierre et Raoul, déposèrent la donation de ces biens sur l'autel de sainte Marie auprès du missel: tous les chevaliers de Maule furent présents à ce spectacle. Alors Ansold établit son fils aîné, Pierre, héritier de tous ses biens; il reçut la foi et hommage des chevaliers de Maule, dont Goislen de Mareil fut chargé d'être l'interprète et l'écrivain. Là se trouvèrent présents, Guillaume frère d'Ansold, Robert son neveu, Guibold chevalier, fils de Raoul Malvoisin, Hugues de Mareil, Odon Pains, fils de Hugues, Gislebert, fils d'Aimon, Odon fils de Gualon, et ses fils Pierre et Arnoul, Foulques, fils de Foulcher, et ses deux neveux Josfred et Odon, Grimold, fils d'Alman, et Gaultier fils de Foulques. Le chevalier dont nous avons souvent parlé régit légitimement pendant dix-huit ans son patrimoine après la mort de son père, protégea fidèlement les moines en toutes choses, et profita chaque jour avec avidité de leur entretien pour l'édification de ses mœurs. Il ne diminua en rien leurs biens; il les augmenta même, comme je l'ai dit, et rédigea ainsi qu'il suit l'acte de sa donation: «Moi Ansold, je confirme et concède tout ce que Pierre, mon père, pour ses prédécesseurs Ansold et Guérin, et ses autres parents, a donné à Dieu, à Sainte-Marie et aux moines de Saint-Evroul, de la même manière et aux mêmes conditions qu'il en a fait lui-même la concession. Je concède volontairement la dîme de Maule, que mes deux sœurs possèdent de leur mariage, savoir, Eremburge, femme de Baudry de Dreux, et Hersende, femme de Hugues de Voisins, en tant que les moines pourront l'obtenir d'elles ou de leurs fils, soit par prières, soit par argent, et pour autant qu'il en revient à moi ou à mes enfants. Je sais que la dîme est le bien de Dieu, et qu'il a daigné la faire retenir par Moïse depuis les anciens temps pour l'entretien des lévites. Aussi je pense qu'il n'est douteux pour aucun sage que celui qui s'obstinerait à vivre d'une telle rapine s'exposerait dans l'avenir à une animadversion terrible. Je donne en outre à Sainte-Marie l'aire des meules dans le bois de Bole, afin que de chaque meule il revienne deux deniers pour les luminaires de l'église. Quiconque fraudera ce droit paiera cinq sous, au lieu des soixante que l'on a payés jusqu'ici. Ma femme Odeline et mes fils Pierre et Raoul font la même concession. En conséquence nous avons obtenu les bienfaits et la société des frères; et, en témoignage, j'ai reçu en don de la part des moines un cheval de cent sous, qui a appartenu à Grimold de Saulmarchais. A l'effet de quoi j'ai de cette concession donné une charte, d'accord avec ma femme et mes fils. Par cette charte, je fais à l'Eglise de Dieu ma donation inviolable, sans mauvaise intention et de bonne foi, afin que, Dieu ayant pitié de moi, je mérite d'être admis dans la réunion des fidèles. Ainsi soit-il.» Germond-le-Roux de Montfort donna en mourant à Sainte-Marie et aux moines qui habitaient Maule la moitié de tout ce qu'il avait à Piseux pour le salut de son ame, d'accord avec Eremburge sa femme, de la dot de laquelle le bien faisait partie, et avec ses fils Hugues et Gaultier. Alors il fut établi qu'à l'avenir les héritiers de cette terre feraient la totalité du service au seigneur dans le fief duquel elle est située. Les revenus qui proviendront du bois et de la plaine seront réunis en commun où il plaira aux uns et aux autres et seront partagés par moitié. En ce temps, Hugues de Gacé était prieur de Maule. Ce fut en sa présence et celle de beaucoup d'autres que cette donation fut déposée sur l'autel de sainte Marie, avant que le corps de Germond fût livré au sein de la terre. Lorsque Gaultier, fils de ce Germond, fut fait chevalier, il nia qu'il eût concédé cette donation, prétendant que son père lui avait donné ces biens avant d'en avoir fait part aux moines. En conséquence, les religieux allèrent trouver Amauri, comte de Montfort, leur seigneur, et se plaignirent à lui du trouble que leur occasionnait Gaultier. La justice d'Amauri ayant prononcé en conséquence de la plainte intentée y il fut passé le concordat suivant entre les parties: les moines payèrent quarante sous au jeune Gaultier dans Montfort, et Gaultier leur concéda toutes les choses mentionées ci-dessus, en présence de Richelde, femme d'Amauri. Le dimanche suivant, les deux frères, Hugues et Gaultier, confirmèrent cette concession à Maule; ils en déposèrent la donation sur l'autel, en présence du prieur David, des autres frères, d'Ansold, de son fils Pierre, de tout le clergé et de tout le peuple réuni dans l'église. Ensuite leurs frères Engenould et Hervée concédèrent les mêmes biens. Ces événements se passèrent dans l'année où Henri, roi d'Angleterre, s'empara du château de Saint-Clair, en France, et où Louis, roi de France, construisit en Normandie le château de Gâni: ce qui fut entre eux l'occasion de cruelles guerres, au détriment de beaucoup de monde. Nivard de Hargeville fit don aux moines de Maule de toute la terre de Pointel, et de la moitié de la dîme de cette terre. Il reçut en conséquence, de la charité des moines, vingt-huit sous. Son frère Simon concéda ensuite, et il reçut du prieur Hugues des souliers de corduan; Pierre et Guaribold, fils de Minard, concédèrent ce que leur père avait donné, et reçurent chacun des souliers de six deniers. Le dimanche suivant, Minard lui-même vint à Maule, et déposa sa donation sur l'autel de sainte Marie, en présence de toute la paroisse. Goisfred de Marc, étant venu à Maule prendre l'habit monacal, fit don aux moines de Saint-Evroul de toute l'église située à Marc, et de la moitié tant du parvis que de la dîme. C'est ce qui fut concédé par sa femme Emmeline, et par leurs fils Guillaume, Simon, Hugues, Etienne et Pains. Ensuite Hugues-le-Roux de Frênes, du fief duquel dépendait Goisfred, alla à Maule, et, se rendant aux prières des moines, leur concéda, libre de tout service, tout ce que le moine Goisfred avait donné; de sorte que, soit que les héritiers de Marc lui rendissent le service, soit qu'ils le lui refusassent, les moines en fussent toujours quittes. Son frère Gaultier fit la même concession. Gaultier, fils de Heldeburge, ayant été atteint d'une blessure mortelle, donna aux moines de Maule toute la dîme qu'il possédait à Piseux, du fief d'Hervée, fils d'Héroald: sa femme Isemburge y assista, et fit la concession avec les trois frères de Gaultier, Richard, Tibaut et Goisfred. Hervée, fils d'Héroard, donna toutes les dîmes qu'il avait à Piseux, et Simon de Thoiri accorda aux moines la partie de dîme qui tenait à son fief. Les moines, pour éviter toute réclamation, donnèrent une maison avec beaucoup d'ustensiles, pour quatre livres de deniers, et un arpent de vignes à La Garde, lequel avait été donné à Sainte-Marie par Gaultier, fils d'Alpes: ils donnèrent en outre une pièce de futaine à sa femme Odeline, à la dot de laquelle le bien appartenait, à Simon vingt sous, et trois sous à sa femme, dans l'héritage de laquelle il se trouvait compris. Baudry-le-Roux de Montfort, s'étant rendu moine, donna aux religieux de Maule le revenu qu'il possédait à Mantes, savoir, dix sous et un setier de sel. Les moines de Fécamp, qui demeurent à Mantes, en faisaient le paiement, le jour de la fête de saint Rémi, Le même Baudry donna en outre tout ce qu'il avait dans l'église et dans la dîme de Jumeauville, ainsi que douze deniers, que les fils de Bruge payaient pour le cens de Cocita. Sa femme concéda ces choses, et, pour leur prix, reçut une vache. Goisfred, son fils, consentit à cette donation en faveur des moines, et reçut d'eux en conséquence un cheval pour soixante sous, et en outre une somme de vingt sous: les témoins furent Ansold, seigneur de Maule, et Pierre son fils, Odon, fils de Gualon, et son fils Pierre, Goisfred, fils de Richer, Grimold, fils d'Alman, Amauri Floënel, et beaucoup d'autres. Baudry étant mort, son fils contesta ces donations; mais, ayant de nouveau reçu vingt sous, il donna une nouvelle concession. En conséquence, il se rendit à Mantes avec le prieur David, et signifia aux moines de Fécamp, qui demeuraient à Saint-George, de payer désormais chaque année, aux moines de Maule, les dix sous et le setier de sel qu'ils avaient coutume de payer à son père. Guillaume, fils de Henri de Richebourg, dans le fief duquel étaient les biens, les concéda aux moines, dont il reçut par charité dix sous et un demi-muid de vin. Eremburge, fille de Pierre de Maule, et Amauri, son fils, rendirent à Dieu la moitié de la dîme qu'ils avaient injustement retenue; ils en déposèrent la donation en présence du peuple sur l'autel de sainte Marie mère de Dieu, Le seigneur Ansold, qui avait favorisé cette donation, et qui avait même engagé fidèlement à la faire, la confirma avec ses fils Pierre et Raoul, Alors les moines, pour racheter cette dîme, que Guillaume de Maule avait engagée pour vingt livres, donnèrent dix livres à Eremburge, et lui concédèrent, ainsi qu'à son héritier, trois arpens de vignes. Eremburge, ayant depuis pris le voile, d'accord avec son fils Amauri, rendit à Dieu la partie de dîme dont on vient de parler, et ils déposèrent la donation, comme auparavant, sur l'autel de la mère du Seigneur, près du texte des évangiles. Là assistèrent Guillaume de Maule, Robert son neveu, Goisfred son beau-frère, avec Odon Pains, Odon, fils de Gualon, Foulques, Leclerc et Goisfred, fils de Richer: ils rendirent grâces à Dieu de ce qu'il avait débarrassé cette femme, chargée du fardeau mortel d'une criminelle rapacité. [5,21] CHAPITRE XXI. La maison de Maule s'accrut et s'enrichit par l'habileté de ses habitans et par les dons de beaucoup de personnes; mais, quelque temps après, son digne patron Ansold étant venu à mourir, elle tomba dans l'affaiblisement. Après avoir porté les armes pendant cinquante-trois ans, Ansold, atteignant déjà les années de la vieillesse, devint infirme et malade pendant près de sept semaines. Il se prépara par la confession et la pénitence à paraître devant le tribunal du juge suprême, quoiqu'il ne fût pas retenu au lit, qu'il se rendît journellement à l'église, et qu'il eût conservé toute la vivacité de sa mémoire et de son éloquence: il s'aperçut bien toutefois qu'il avait perdu les facultés de son corps, par lesquelles les médecins prédisent la mort ou la convalescence des hommes, et qu'il ne pouvait éviter de subir les lois de la mort menaçante. C'est pourquoi, ne perdant pas de vue le salut éternel, il se tourna tout entier vers le Seigneur, et, pour obtenir la vie éternelle, il se hâta d'accomplir ce qu'il avait entendu prescrire aux sages et retenu volontiers. Aussi une certaine nuit, ayant entendu le son d'une cloche, il se leva, se rendit à l'église avec un de ses vassaux, et pria Dieu de le recevoir en grâce et d'accomplir sa volonté. L'office du matin étant terminé, il appela les moines, leur fit part de ses intentions, et leur demanda la faveur d'être reçu parmi eux. Alors le prieur David se trouvait là; il avait avec lui des prêtres et des moines honorables, tels que Jean de Rheims, Osbern et Odon. Ansold desira leur être associé par l'habit autant que par l'esprit, disant qu'il avait perdu l'affection de sa femme et de ses fils, qu'il ne tenait plus en rien aux possessions de la terre, qu'il sentait la mort s'approcher, qu'en conséquence il ne voulait plus s'attacher qu'à Dieu seul, et qu'il les priait de consentir à sa demande. A ces mots, les moines se réjouirent de la bonne volonté d'un tel homme. Cependant ils différèrent deux jours d'accéder à ce qu'il desirait, à cause de l'absence de son fils aîné qui était son héritier. Ansold supporta avec peine un si long délai, à cause du desir qu'il éprouvait d'obtenir les biens invisibles que le père de famille réserve à ses serviteurs vigilants. Il assurait que tels étaient ses vœux, qu'il voulait vivre tout entier avec les pauvres du Christ, et finir sa vie avec eux, afin de pouvoir obtenir l'effet des promesses que Dieu a faites aux siens. Enfin, les deux jours étant accomplis, dès qu'il apprit que son fils était arrivé, il ordonna à sa femme ainsi qu'au jeune homme de se rendre aussitôt auprès de lui. Eux venus, il prescrivit beaucoup de choses à son fils en présence de plusieurs chevaliers, et parla ainsi à l'assistance composée de personnes des deux sexes et de différens âges. «Mon très-cher fils, que j'ai élevé avec grand soin, voulant laisser un héritier et un successeur qui fût agréable àDieu et aux hommes, retenez avec soin ce que je vais vous dire avec dévotion. Aimez Dieu toujours et sur toutes choses; respectez et craignez votre évêque et votre roi comme vos maîtres; n'oubliez jamais d'obéir à leurs ordres autant que vous le pourrez. Priez Dieu journellement pour leur prospérité, afin que, par les mérites et la protection de votre bon prélat, votre ame puisse obtenir le salut éternel, et que, par le gouvernement de votre roi pacifique, vous puissiez posséder tranquillement et justement vos biens temporels. Tenez à vos hommes la foi que vous leur devez, et commandez-leur, non comme un tyran, mais comme un maître plein de douceur. Conservez prudemment et n'allez pas donner à autrui, pour les diminuer, vos possessions, soit en champs ou en bois, soit en prés ou en vignes; n'exercez aucune rapine et éloignez de vous les voleurs et les brigands. Conservez légitimement vos biens, et n'enlevez pas ceux d'autrui par la violence et l'envahissement. De telles entreprises font naître la colère, puis la discorde; ensuite viennent les vols, les meurtres, les incendies, l'homicide, la spoliation, et d'autres maux innombrables. C'est être sage que de savoir prévenir, pour les éviter, ces causes des calamités que vous voyez arriver aux autres. Gardez bien ces commandemens, qui sont les derniers que je vous ferai. Aimez toujours et fréquentez la sainte Eglise, notre mère; entendez chaque jour avec respect la parole de Dieu, qui est la nourriture et la vie de l'ame, ainsi que les messes et le service divin; honorez par vos paroles et par vos œuvres les serviteurs de Dieu. Vénérez et secondez surtout nos maîtres et frères, les moines, qui sont les ministres de cette église; s'ils ont besoin de vos conseils et de votre assistance, il faut les leur prêter. Concédez de bon cœur, pour qu'ils les possèdent en paix et tranquillité, les biens que mon père et moi leur avons donnés pour notre salut. Ne leur enlevez rien de leurs biens et de leurs revenus, et ne souffrez pas que vos sujets leur fassent aucune violence. Si vous vous étudiez à les favoriser fidèlement, ils prieront sans cesse Dieu pour vous. Ne les ayez jamais en haine ni eux ni leurs propriétés; accordez-leur toujours votre affection; et, si le Seigneur vous donne la vie et la prospérité, travaillez à leur agrandissement. En conséquence, si vous faites et observez ce que je vous conseille, je vous accorde, au nom de Dieu, la bénédiction divine que nos saints pères ont laissée à leurs héritiers, et je prie le Seigneur qu'elle descende et reste sur vous. Si, ce qui ne doit pas arriver, vous agissez au contraire de ce que je vous dis, je vous laisse ma malédiction, d'après l'autorité de Dieu et des saints pères.» Quand Ansold eut terminé son discours à son fils, ce mémorable seigneur fit cette allocution à sa femme Odeline. «Gracieuse sœur et aimable épouse, Odeline, je vous en prie, écoutez maintenant mes prières avec bienveillance. Jusqu'à ce jour nous nous sommes mutuellement gardé la foi du mariage, et grâces à Dieu, nous avons vécu ensemble plus de vingt ans, sans querelles et sans honteux débats. De nos nœuds légitimes il est provenu une honnête lignée, que vous devez soigneusement exhorter pour son salut à se soumettre à son Créateur; vous le voyez, je touche à mes derniers momens, et que je le veuille ou non, j'approche du terme de la mort. Voilà que, comme il arrive à toute chair, je succombe, et suis forcé de payer la dette commune. Je ne veux pas vous occuper de longs discours. Votre vie peut servir de leçon à plusieurs; ajoutez seulement à vos vertus accoutumées en vivant chastement dans un saint veuvage. Accordez-moi la permission de me faire moine, et de recevoir, après avoir déposé les habillemens pompeux du siècle, la robe, toute noire qu'elle est, du saint père Benoît. Je desire m'unir à la société de ceux qui pour le Christ ont abandonné les douceurs du monde. Déliez-moi, je vous prie, Madame, des nœuds du mariage, et recommandez-moi fidèlement à Dieu, afin que, libre de tout fardeau mondain, je mérite de recevoir l'habit et la tonsure monacale. C'est du fond du cœur que je vous adresse cette demande; je desire de tous mes vœux que mon ame puisse être comptée dans le collége des moines, et que renouvelée par la prise de l'habit religieux, elle chante déjà dans le siècle pré«sent: Nigra sum, sed formosa; je suis noire, mais belle; je suis noire de la noirceur et de la difformité de cet habit grossier, mais je suis belle par l'humilité de mon saint propos, et par la dévotion qui plaît tant à Dieu.» Ansold, ayant dit ces choses et beaucoup d'autres gaiement bonnes, sa femme, accoutumée à céder toujours à ses volontés, les yeux baignés de larmes, mais conservant sans crier une respectueuse modestie, fidèle à son obéissance accoutumée, accorda à son mari ce qu'il lui demandait. La sainte Eglise célébrait alors par une fête la veille de la naissance du Seigneur; le vent soufflait avec une telle violence sur la terre ravagée qu'il renversait les arbres, les maisons et les autres édifices, et que, causant beaucoup de dommages sur mer et sur terre, il effrayait étonnamment le cœur des humains. Après avoir fait sa confession, le nouveau disciple du Christ fut aussitôt tonsuré; ce néophyte fut revêtu des habits sacrés qu'il garda trois jours; il fut enseveli avec eux, afin de ressusciter sous leur protection. Enfin, le troisième jour, sentant la mort arriver, il fit venir ses frères et les pria de lui faire les prières des mourans. Quand elles furent terminées, il se fit apporter l'eau bénite et la croix. Dès qu'on les eut apportées, il s'aspergea de l'eau, adora la croix, et se recommanda au Christ qui y est attaché, en employant ces paroles d'un certain sage: «Seigneur mon Dieu, autrefois pécheur, mais aujourd'hui pénitent, je remets mon esprit en vos mains, comme le serviteur doit se confier à son maître.» A ces mots il expira heureusement, du moins nous le croyons; ensuite on chanta des vigiles, des psaumes et des oraisons au moment de sa mort; on exhala beaucoup de soupirs, et on célébra dévotement plusieurs messes. Quand ces cérémonies eurent été faites, comme il convient, le corps fut confié à la terre, mère de toutes choses, pour le conserver et le rendre. C'était à l'époque où l'Eglise de Dieu célèbre l'assomption de saint Jean, apôtre et évangéliste. Odon de Montreuil assista à ces funérailles; il y remplit les fonctions sacerdotales, et comprit dans les vers suivants, en peu de mots, le nom, l'office, le jour de la mort, et une grande prière pour le défunt: «S'il est quelqu'un qui desire savoir ce que je fus vivant, quel est celui que couvre cette tombe, et quel fut son nom, je vais le lui apprendre. Ansold fut son nom; son emploi fut de porter les armes; il trouva le repos le cinquième jour avant la fin de décembre. Puisse-t-il obtenir de la bonté de Dieu la récompense de la paix éternelle! Ainsi soit-il.» Illustre dans les armes, et, par son grand courage, toujours redoutable à ses voisins, Pierre commanda à Maule; mais il s'éloigna des traces paternelles dans plusieurs de ses entreprises. Il mit toute la légèreté de la jeunesse à aimer les mimes et les joueurs; à la persuasion de quelques jeunes gens, il se livra à la rapine, et opprima souvent les pauvres cultivateurs, tant de ses terres que de celles d'autrui. Il ravit témérairement le bien des autres et dilapida follement le sien. Il en résulta que, comme il vexait lui-même ses compatriotes, les brigands du voisinage ne l'attaquaient pas avec moins d'ardeur, et causaient beaucoup de dommage à lui-même et à ses hommes. Dans sa colère, il était prompt à menacer avec dureté; quand il était de bonne humeur, il promettait sans prévoyance les choses les plus difficiles; et dans l'une et l'autre occasion, il était souvent menteur. Après la mort de son père, il prit une femme d'une haute noblesse, nommée Ada, nièce de Bouchard de Montmorenci, et fille du comte de Guines. Il honore en paroles les moines et les clercs, il endure même tranquillement leurs réprimandes, voile son inconduite de l'excuse de la jeunesse, et promet (ce que Dieu veuille) d'amender sa vie dans un âge plus mûr. Je vais maintenant mentionner en peu de mots les donations qui ont été faites aux moines par lui ou de son temps. Ansold en mourant fit don aux moines d'un excellent palefroi, au lieu duquel Pierre, à la demande de son père, leur donna la terre de Marcenai, et alors il leur confirma les donations de ses prédécesseurs. Jean de Saint-Denis, et Marie sa femme, et leur fils Arnoul avaient donné autrefois de leur propre mouvement la vigne de Clairfont; mais ensuite voulant se rendre à Jérusalem, ils l'avaient vendue, malgré les réclamations des moines, à un certain Breton de Montfort, nommé Foulques. La justice de l'évêque ayant prononcé, cette vigne fut enlevée au Breton, et Pierre s'en saisit; mais peu de temps après, ayant été, par la main de Dieu, frappé d'une infirmité, il rendit à sainte Marie, en se confessant, ce bien libre de toute redevance. Cette même année il en offrit le produit pour acheter une image de la sainte Vierge. Grimold, neveu et héritier d'Etienne de Maule, fit don aux moines de toute la dîme de sa terre, tant du fief d'Ansold que de celui de Pains, de la dîme de son moulin et de ses vignes; il déposa la donation sur l'autel, de concert avec Pétronille sa femme. Ensuite, pour l'obit de cette femme, il donna aux moines deux arpens de terre sur le Mont-Tedbert; il ajouta enfin un troisième arpent dans le même lieu, pour l'obit de sa fille. Grimold alla à Jérusalem avec Etienne, comte de Blois; il éprouva dans le voyage beaucoup d'accidens fâcheux; et de retour il vécut légitimement. [5,22] CHAPITRE XXII. Gérold, surnommé la Côte, beau-frère de Grimold, tomba malade, et, dans la terreur que lui inspira la verge de Dieu, il donna aux moines une certaine dîme qu'il possédait dans le territoire de Mareil, et sa part du parvis du même lieu; le tout du consentement de sa femme, à la dot de laquelle ces objets appartenaient, et avec le consentement et la concession de Pierre, seigneur de Maule, parce qu'ils se trouvaient dans son fief. Alberic de Mareil fit donation aux moines de douze arpens de terre qui sont situés sur le sommet d'une montagne, dans le territoire de Mareil, vers l'occident. Odon, fils de Galon, honorable chevalier, donna aux moines de Maule, pour l'obit d'Amoul son fils, trois arpens de terre que cultivait alors le prêtre Foulques. Il donna aussi deux muids de vin, et statua qu'il en serait donné autant de ses vignes chaque année; de telle manière que soit par succession, soit par mutation d'héritiers, l'église de Maule ne pût jamais perdre cette donation, et priât constamment Dieu pour les ames de ses fils Pierre, Arnoul, Milon et de ses amis. Il s'était à peine écoulé quelques jours qu'Odon devint infirme. Desirant faire son profit de cet accident, comme un bon fils de la correction de son père, il appela auprès de lui sa femme Beliarde, sa bru Cornélie, sa fille Sicilie, et son gendre Gaufred; et avec leur consentement il donna à Dieu et à Sainte-Marie toutes ses dîmes. En conséquence ces femmes, sur l'ordre d'Odon, se rendirent avec Gaufred à l'église, et déposèrent la donation sur l'autel. Ce qui étant fait, et le mal devenant plus grave, il se fit moine, et resta dix jours dans l'infirmerie du couvent. Cependant Gaultier son fils, renommé pour son courage, revint du pays de Troyes où il avait demeuré long-temps, et trouva son père encore vivant. Celui-ci le pria de confirmer ce qu'il avait donné à l'église de Dieu, et qui avait reçu l'approbation de ses parens: c'est ce que fit Gaultier, savoir, pour trois arpens de terre, deux muids de vin annuellement, toutes les dîmes que son père possédait, soit en grain, soit en vin, soit en prémices. Quand son père fut mort et enseveli, Gaultier déposa la donation de ces objets sur l'autel de la sainte Mère de Dieu, auprès d'un livre; et à l'imitation de son père, il s'est montré jusqu'à ce jour le bon voisin du couvent. Du temps de Hugues de Gacé, de David, et des autres prieurs qui travaillèrent utilement à Maule, il fut connu de beaucoup de personnes, et nous voulons qu'il en soit de même pour la postérité, que Tesza, femme de Bernard l'Aveugle, donna aux moines de Saint-Evroul, qui demeuraient à Maule, la moitié de sa terre de Sainte-Colombe, tant en plaine qu'en forêt: en outre, deux arpens de terre, afin qu'ils pussent y bâtir une maison, et y avoir des hôtes, s'ils le voulaient, sans recourir à autrui. Il fit cette donation avec la concession de ses seigneurs, qui étaient Goislen, lequel possédait dans son domaine l'autre moitié de cette terre, à cause de la difficulté du service, et Guaszon de Poissi, qui était seigneur en chef. En divers temps les moines donnèrent à ces patrons quelque argent, desirant augmenter, dans une paix légitime, les biens de l'église, et assurer quelque commodité à leurs successeurs. En conséquence, Hugues le premier, qui était actif et magnanime, commença cette affaire pendant qu'il était prieur, et donna dix sous à Tesza, une pièce de futaine à son fils Odon, et dix sous à son gendre Guillaume; il donna à Goislen un cheval pour quatre livres, vingt sous à sa femme, à Guaszon vingt-cinq sous, ainsi qu'une coupe de corne, et à sa femme une autre coupe. Telles furent les choses, entre beaucoup d'autres, que les personnages dont nous avons parlé reçurent de la charité des moines; ils déposèrent leurs donations sur l'autel du Seigneur, et concédèrent tous les biens solidement en présence de beaucoup de témoins. Dans la suite, stimulés par l'iniquité, ils rompirent leurs engagemens et devinrent parjures de plusieurs manières. Guaszon principalement, qui était le plus fort de tous, et qui eût dû punir les autres s'ils avaient manqué à leur foi, troubla l'aumône, saisit le butin des hôtes et bouleversa leurs maisons: il en résulta que ce lieu devint solitaire, comme il l'avait été longtemps. Dans de telles conjonctures, les moines quittèrent ce lieu. Enfin, au bout de quelques années, Arnaud, fils de Guaszon, fut tué. Alors les moines se rendirent auprès de Guaszon, qui était affligé de la mort de son fils, et le prièrent de réparer le tort qu'il leur avait fait. Celui-ci, profondément affecté de cette mort, leur répondit d'une manière suppliante, et promit de réparer le mal qu'il avait fait. C'est pourquoi il manda Goislen et Amauri de Beauvoir, auquel il avait récemment remis son fief, lequel était alors tenu par Goislen. En conséquence ils se réunirent à Frênes, et s'occupèrent de la réparation de l'attentat commis. Guaszon ayant réuni sa prière à celle des moines, Amauri confirma le don que Tesza avait fait, et qui avait été confirmé par Guaszon et Goislen. Ainsi tous s'étant accordés et ayant consenti, les seigneurs dont nous venons de parler, savoir, Guazson, Amauri et Goislen, mirent ouvertement les moines en possession: c'est ce que virent et entendirent Grimold de Maule, Roger, fils de Gérald, Hugues son fils, et plusieurs autres. Au jour convenu, Amauri vint à Maule, déposa sur l'autel de sainte Marie la donation qu'il avait faite aux moines à Frênes, et reçut de la charité des moines vingt sous de Mantes. C'est ainsi que, par les soins de moines pleins de zèle, s'éleva la maison de Maule, et qu'elle s'accrut convenablement, grâces aux libéralités abondantes de tous ceux qui se pressaient pour louer Dieu. Ce lieu renfermait abondamment des vignes et des champs fertiles; il est arrosé par la rivière de Maudre qui coule au milieu, et défendu courageusement par une troupe nombreuse de nobles chevaliers. Ils donnent volontiers à l'église, pendant leur vie, une partie de leurs biens et de leur aisance; ils honorent avec respect l'ordre monastique, et, par la peur qu'ils ont de la mort, ils s'attachent à lui de toute leur affection pour obtenir le salut de leur ame. Ces chevaliers gardent le cloître avec les moines, ils s'occupent souvent ensemble de la pratique et de la théorie du salut. Ainsi cette maison devient l'école des vivans et le refuge des mourans. Du temps de Pierre-le-Vieux, l'abbé Mainier se rendit auprès de Philippe, roi des Français, et lui demanda humblement les biens qui avaient été donnés dans son royaume aux moines d'Ouche. Ce prince confirma avec bonté ces donations, et engagea avec douceur et gaîté ceux qui étaient avec lui à faire des dons abondans. Ces choses se passèrent sur le chemin entre Epône et Mantes. Ensuite, du temps de Pierre-le-Jeune, le roi Louis vint à Maule, et fort irrité contre ce même Pierre, à cause de quelques fautes commises par une jeunesse insolente, fit renverser, avec la maison même, une fortification en pierres, dont le prudent Ansold avait entouré sa demeure. Alors ce roi reçut l'hospitalité dans la maison des moines, et confirma de sa royale concession tout ce qui leur avait été donné on qu'ils avaient acheté du temps des trois seigneurs Pierre, Ansold, et l'autre Pierre. Alors Guerin de Seès, homme adroit et fort instruit, était prieur; il demanda au roi, pendant qu'il le servait, et dans un entretien familier, la confirmation de tous les biens qui avaient été procurés à la maison par Goisbert et Guitmond, Guillaume et Hugues, David et Ranulfe, et par les autres prieurs de ce couvent. Nous croyons avoir suffisamment parlé de Maule dans ce livre. Goisbert, médecin fameux, ayant commencé l'église de Maule, comme nous l'avons dit, s'occupa des avantages du monastère, de concert avec ses amis et ses connaissances. D'accord avec eux, il pria instamment son abbé de confier à un autre les fonctions de prieur de Maule, afin qu'il pût vaquer plus librement aux affaires de la maison. C'est ce qui eut lieu. Guitmond qui avait été prêtre à Soulangi, et qui était un homme de bien, fut subrogé en sa place, et le médecin dont nous avons parlé, tout entier occupé des intérêts de ses frères, s'adressa à plusieurs chevaliers de France. Il se concilia la bienveillance de plusieurs d'entre eux, soit par les soins qu'il leur prodigua, comme médecin, soit par des secours donnés à propos, et surtout par l'éloquence de ses exhortations. Onfroi, surnommé Harenc, Havise son épouse, et les fils de cette femme, savoir, Pains, Alexandre, Roger de Croth, Basile, et Guiard, fils de Basile, concédèrent à Dieu et à Saint-Evroul l'église de Villegât, la dîme qui lui appartient et une terre d'une charrue. Ils concédèrent aussi l'herbage de toute cette paroisse, quitte de tout partage, la terre de la paroisse, tant en masures qu'en terres nouvellement cultivées, laquelle sera mise en valeur par les hôtes de la paroisse, toutefois avec la réserve du champart. Cette donation fut faite à Ivri, en présence du seigneur Robert, qui en fit la concession avec ses fils Ascelin, Goël et Guillaume: il concéda tout ce qu'il avait dans la même paroisse, et reçut en échange tout le bénéfice du lieu, et une once d'or. Peu de temps après, Dieu permit que, par l'aiguillon d'une grande maladie, il fût frappé dans les parties honteuses; alors, par la crainte de la mort, il se fit moine à l'abbaye du Bec. Cependant Ascelin et Goël son fils obtinrent son patrimoine par droit héréditaire. Il se rendit célèbre par ses fameux attentats sur ses compatriotes. En effet, il bâtit un château très-fort à Bréval, et pour la perte du pays le remplit de cruels brigands. Il surprit avec beaucoup d'adresse la forteresse d'Ivri, s'empara de Guillaume de Breteuil, son seigneur, qu'il avait vaincu, et le retint méchamment dans une étroite prison. Pour sa rançon il lui extorqua violemment mille livres de Dreux, et l'asile de la tour d'Ivri. Il épousa sa fille Isabelle, dont il eut sept fils. D'accord avec sa femme et ses fils, il concéda toutes les terres que Saint-Evroul possédait dans son fief, savoir, Villegât et la moitié de la dîme de Montigni; ensuite il reçut de la charité des moines soixante sous, et confirma la charte de sa concession à Bréval. Dans un autre temps, il consentit en faveur de Saint-Evroul, dans la maison des moines, à Saint-Ellier, à ce que tout son domaine fût, dans ce lieu et dans toute sa terre, libre de tout passage. Ses fils Robert et Guillaume, surnommé Louvel, confirmèrent ensuite cette donation, et en ont observé la teneur avec exactitude pendant long-temps. Hugues Pains, la Grosse-Langue, et sa femme Agnès, et leur fils Gui, concédèrent à Saint-Evroul la Vicomté, c'est-à-dire la Voierie, autant qu'ils en avaient à Villegât; et pour cela ils reçurent des moines une fois dix sous et une bourse de cuir de cerf, et vingt sous à une autre époque. Quant au fils, on lui donna pour sa concession dix sous de Mantes. Jean de Rheims écrivit devant la tour de Bréval la charte de cette transaction, sous la dictée de Hugues Frênel; Hugues Pains la confirma avec les siens. Quelque temps après, ce Hugues se fit moine. Ses fils Raoul, Simon et Robert firent tous leurs efforts pour enlever la Vicomté à Saint-Evroul; ce qui engagea les moines, pour la posséder en paix, de donner à Raoul, qui était l'aîné, cent dix sous en monnaie de Mantes, cinq sous à Simon, et à Robert des souliers de Cordouan. L'année où mourut Goël, Alexandre et Gislebert donnèrent à Saint-Evroul un champ de la Masure, d'un certain vilain, nommé Robert, en présence de Robert de Saint-Nicolas; quoique ce Robert se plaignît de n'avoir pas la terre d'une charrue. Tout ce que Foulques de Saint-Aubin donna à Saint-Evroul, de sa terre de Villers, ses héritiers Ledric et Ramier le confirmèrent, avec la retenue toutefois d'une certaine partie pour leur hospitalité, retenue que firent leurs femmes Emmeline et Tesceline, dont ce bien était l'héritage. Alexandre leur seigneur y donna son consentement. J'ai fort étendu ma narration sur les biens donnés à l'église d'Ouche; je n'ai pu toutefois les comprendre tous encore dans ce livre; car il y a de petites portions de bien qui ont été obtenues d'hommes d'un état médiocre ou à force de caresses, par violence ou par de l'argent, ou bien arrachées par d'autres moyens, et la plupart dispersées dans divers diocèses. On y a établi un certain nombre de moines, selon l'étendue de la propriété, et chaque jour on y sert le Seigneur pour les bienfaiteurs de la maison, par des hymnes, des prières et une vie continente. Les choses qui me restent à dire seront exposées avec véracité dans la suite de cet ouvrage, et transmises clairement à la connaissance des frères qui nous succéderont pour travailler dans le champ du Seigneur.