[3,0] LIVRE TROIS. [3,1] CHAPITRE I. PROLOGUE. Nous devons nous attacher sans relâche à louer dans toutes ses œuvres le Créateur dont la puissance et la grandeur ineffables sont au dessus de notre examen, impuissants que nous sommes à raconter, comme il conviendrait, sa sublimité et sa bonté infatigable. A la vérité, les pages de l'Ancien et du Nouveau Testament fournissent au sage une ample matière de recherches et de méditations; mais le sage lui-même ne peut pénétrer l'immensité et les profondeurs de Dieu: la connaissance de la charité du Christ l'emporte de beaucoup sur toute prudence humaine: la rechercher, l'embrasser et la suivre de tous nos efforts, est une chose juste et tout-à-fait propre à nous assurer le salut éternel. C'est ce qui combla de béatitude ces hommes dont la louange est écrite dans les livres authentiques, et qui, réunis aux anges, sont en possession des biens célestes. Méprisant les choses passagères, ils s'attachaient aux choses durables, et, pleins d'horreur pour les objets charnels, ils jouissaient saintement des voluptés spirituelles. Par le chemin pénible des vertus, ils suivirent les traces du Sauveur, et nous laissèrent de salutaires exemples, afin que, suivant leurs pas dans le sentier de la justice, nous nous hâtions de parvenir à l'héritage de l'éternité, entreprise que la tentation continuelle des péchés rend si difficile à notre faiblesse et à notre lâcheté. Toutefois nous devons, autant qu'il est possible, faire de sincères efforts pour marcher sur leurs traces, jusqu'à ce que, associés à leurs mérites, nous ayons été trouvés dignes de faire partie de l'association des bienheureux. Je me suis plu à parler dans la précédente partie de quelques amis de Dieu, de quelques maîtres et de quelques chefs de son peuple. Il est agréable pour l'âme, et c'est un remède salutaire pour les maladies morales, de s'entretenir de ces choses avec foi. Désormais une autre entreprise m'est prescrite par mes maîtres, et devant moi s'étend une ample matière sur les événements qui concernent les Normands. Sortis de la Dacie, ils s'appliquèrent, non pas aux lettres, mais aux armes, et s'occupèrent bien moins de lire ou d'écrire que de combattre, jusqu'à l'époque de Guillaume-le-Batard. Dudon, doyen de Saint-Quentin, a écrit éloquemment les exploits belliqueux de nos trois premiers ducs; son ouvrage fécond et poétique est leur panégyrique. Il l'offrit à Richard, fils de Gonnor, dont il desirait captiver les bonnes grâces. Guillaume, surnommé Calcul, moine de Jumiège, venu plus tard, fit de cet ouvrage un élégant abrégé, et publia en peu de mois, mais éloquemment, ce qui concerne les quatre ducs qui succédèrent aux premiers. [3,2] CHAPITRE II. Je commencerai d'abord mon travail à partir de la vigne du Dieu des armées, que de sa main puissante il cultive et protège contre les embûches de Béhémoth. Dans cette contrée qui fut jadis appelée Neustrie, et que nous nommons Normandie, cette vigne répandit ses provins en faveur des cultivateurs laborieux, et offrit à Dieu des fruits abondants, que recueillaient les hommes qui se maintenaient dans la sainteté. Ces bons agriculteurs construisirent dans cette contrée un grand nombre de monastères, dans lesquels les sarments de cette vigne, c'est-à-dire, les vrais chrétiens se réunirent entre eux pour combattre plus sûrement, jusqu'à la fin, les entreprises insidieuses des ennemis du salut. Le bienheureux prélat Ouen, qui fleurit du temps de Dagobert, roi des Francs, et de Clovis son fils, par ses grandes vertus, tant séculières que spirituelles, fonda à Fécamp un couvent de religieuses. et un autre de moines, dans la ville de Rouen, où il reposa enterré l'an 678 de l'incarnation du Sauveur, et y resta déposé pendant cent soixante-cinq ans, jusqu'à la dévastation de Rouen par les Normands. Au temps de ce pontife, saint Wandrille réunit à Fontenelles un nombreux essaim de cénobites, et le bienheureux Philibert, intrépide porte-enseigne de cette illustre armée, brilla de tout son éclat à Jumiège. Dans les temps antérieurs, c'est-à-dire, pendant que Chilpéric et Childebert son neveu commandaient aux Francs et protégeaient les innocents contre les pervers par l'assistance de leur autorité royale, Evroul, originaire de Bayeux, dirigé par les enseignements d'un ange, fonda un monastère: il réforma les habitants du pays qui, auparavant, se livraient aux rapines et aux brigandages, et les appela dans les sentiers d'une meilleure vie, en leur prodiguant la nourriture de sa doctrine et l'évidence de ses miracles. C'est ainsi que le Seigneur, étendant partout ses bienfaits, propagea sa vigne au moyen de bons cultivateurs, et répandit abondamment la douceur du salut dans le cœur des habitants des Gaules. Le royaume des Francs s'étant, par la faveur de Dieu, élevé beaucoup au-dessus des nations voisines, et s'étant fort agrandi par suite des fréquents triomphes de ses rois, Pepin, Charlemagne et Louis-le-Débonnaire, la cupidité, l'orgueil et les passions s'étaient emparées outre mesure de tous les hommes, grands, médiocres et petits, et les précipitèrent dans les lacs de la perversité, contre l'auteur de leur salut, dont ils n'accomplissaient plus fidèlement les commandements. Tout l'ordre des clercs et des laïques, égaré par tant de calamités, perdit son ancienne vigueur, et, cédant aux attraits du monde, laissa ternir sa primitive splendeur et son austérité passée. Cependant la bonté divine pardonna long-temps aux pécheurs, et, de mille manières, les engagea à la pénitence; elle pardonna avec clémence à ceux qui, dans leur résipiscence, rompirent les filets de la perversité; mais elle fit tomber les fléaux de sa colère sur ceux qui persévérèrent dans le crime. Du temps de Charles surnommé le Simple, roi des Français, Bier, qui portait le surnom de Côte-de-Fer, fils de Lobroc, roi des Danois, sortit, comme le glaive du fourreau, pour la destruction des nations, accompagné de Hasting, son précepteur, et suivi d'une innombrable multitude de jeunes gens. Comme un impétueux ouragan, il descendit inopinément par mer sur les côtes de France, brûla en un moment les forteresses, les villes et les monastères des saints, et, de concert avec ses complices, exerça durant trente ans sur les chrétiens son insatiable-fureur. Alors Rouen et Noyon, Tours et Poitiers, et les autres principales villes des Français, devinrent la proie des flammes. Les peuples, sans défense, furent mis à mort, les moines et les clercs dispersés, et les corps des saints furent abandonnés sans culte dans leurs tombeaux au milieu des églises détruites, ou transportés dans des lieux lointains par leurs pieux adorateurs. Mais, par le jugement équitable de la divine bonté, cette même nation, qui avait porté la désolation dans la Neustrie, devait peu de temps après lui rendre la consolation. En effet, près de trente ans après les ravages de Hasting, le duc Rollon, suivi d'une vaillante jeunesse danoise, pénétra aussi dans la Neustrie, et, par ses continuelles attaques, s'efforça de détruire la puissance des Français. Il en vint aux mains avec eux, tua Rolland leur porte-enseigne, et mit en fuite Renaud, duc d'Orléans, ainsi que l'armée française qu'il avait battue. Pendant quatre ans il assiégea la ville de Paris; mais, comme Dieu la protégeait, il n'y put entrer. Il assiégea Bayeux et s'en empara, tua Béranger qui en était comte, et prit pour épouse sa fille Popa, dont il eut Guillaume, surnommé Longue-Epée. Dans cette affaire, et beaucoup d'autres actions belliqueuses, il écrasa les Français et dévasta continuellement par la rapine et l'incendie presque toute la France, jusqu'en Bourgogne. Les Français ne pouvant plus résister à tant d'attaques et se réunissant tous pour demander la paix, le roi Charles donna en mariage à Rollon sa fille nommée Gisle, ou Gisèle, et lui céda en toute propriété et pour toujours tout le territoire qui s'étend depuis la rivière d'Epte jusqu'à l'Océan. [3,3] CHAPITRE III. En conséquence, l'an de l'Incarnation du Seigneur 912, le duc Rollon fut baptisé par le seigneur Francon, archevêque des Rouennais. Il méprisa les idoles qu'il avait jusqu'alors adorées, et embrassa dévotement la foi chrétienne: toute son armée en fit autant. Cinq ans après son baptême, il mourut. Son fils Guillaume qui, après lui, gouverna vingt-cinq ans le duché des Normands, rétablit en son ancien état le monastère de Jumiège, que saint Philibert avait bâti, mais qui avait été détruit par Hasting. L'an de l'Incarnation du Seigneur 942, sous le règne de Louis, roi des Français, le duc Guillaume fut tué dans une embûche que lui tendit Arnould, comte de Flandre. Richard son fils, qui était alors âgé de dix ans, devint duc des Normands, et, durant cinquante-quatre ans, gouverna le duché avec courage, au milieu d'événements tantôt prospères et tantôt malheureux. Entre autres bonnes choses qu'il fit, on doit citer la construction de trois monastères: l'un à Fécamp en l'honneur de la Sainte-Trinité; le second sur le Mont de Tombe en l'honneur de saint-Michel l'Archange; et le troisième à Rouen en l'honneur de saint Pierre apôtre et de saint Ouen archevêque. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1096, Richard-le-Vieux étant mort, Richard Gunnoride son fils, lui succéda, et gouverna religieusement le duché de Normandie pendant trente ans. Il rétablit le monastère de Fontenelles, que saint Wandrille avait élevé et qui avait été détruit par Hasting. Sa femme Judith, sœur de Geoffroi, comte des Bretons, fonda à Bernai un couvent en l'honneur de Marie, sainte mère de Dieu. Richard Gunnoride étant mort, le jeune Richard son fils lui succéda, et mourut après avoir à peine joui du duché pendant un an et demi. Robert son frère obtint ainsi la principauté de Normandie, et pendant sept ans et demi gouverna glorieusement. Imitateur de ses pères, il commença la construction de l'abbaye de Cerisi. Frappé de la crainte de Dieu, il renonça aux terrestres honneurs, et, dans un pélerinage volontaire, alla visiter le sépulcre du Seigneur qui est dans Jérusalem; à sen retour, il mourut à Nicée, ville de Bithynie, l'an de l'Incarnation du Seigneur 1035. Guillaume son fils, qui était âgé de huit ans, prit possession du duché de Normandie, qu'il gouverna courageusement pendant cinquante-trois ans, malgré la perfidie de ses ennemis jaloux. Il s'attacha à suivre l'exemple de ses ancêtres en ce qui concerne le culte de Dieu, et, protégé par le Seigneur, il les surpassa tous en richesse et en puissance. Il fit bâtir à Caen deux monastères, l'un pour des moines en l'honneur de saint Etienne premier martyr, l'autre pour des religieuses en l'honneur de la sainte Trinité. Les barons de Normandie, voyant la grande ferveur qui animait leurs princes pour la sainte religion, s'attachèrent à les imiter; et s'excitèrent, eux et leurs amis, à faire de pareils établissements pour le salut de leurs âmes. Chacun s'empressait de prévenir les autres dans l'accomplissement des bonnes œuvres, et de les surpasser dignement par la libéralité des aumônes. Il n'était pas d'homme puissant qui ne se crût digne de la dérision et du mépris, s'il n'entretenait convenablement dans ses domaines des clercs ou des moines, pour y former la milice de Dieu. En conséquence, Roger de Toëni fonda le couvent de Châtillon, dans lequel fleurit, en méritant beaucoup de louanges, Gilbert, qui en fut abbé, homme éminemment honnête et sage. Goscelin d'Arques fut le fondateur hors des murs de Rouen, sur le mont de la Sainte-Trinité, d'un couvent qu'on appelle ordinairement Sainte-Catherine, et que gouverna le vénérable abbé Isambert, si remarquable par sa sagesse et sa religion. Guillaume, comte d'Eu, inspiré par Lesceline, sa pieuse épouse, fit bâtir l'abbaye de Sainte-Marie sur le ruisseau de Dive, dont l'Allemand Ainart, homme non moins célèbre par sa sainteté que par sa science, eut long-temps le gouvernement. Du temps du duc Robert Ier, Gislebert, comte de Brionne, entreprit avec trois mille hommes une expédition dans le Vimeux, mais elle ne répondit pas à ses desirs; car Ingelran, comte de Ponthieu, marcha contre lui avec une vaillante armée, le battit, le mit en fuite, fit beaucoup de prisonniers parmi les fuyards, en tua et blessa un certain nombre. Dans cette circonstance, un certain chevalier nommé Herluin, effrayé du danger et cherchant son salut dans une fuite rapide, fit vœu à Dieu que s'il échappait des périls qui le menaçaient, il ne combattrait plus désormais que pour Dieu seul. Par la permission de Dieu il évita honorablement la mort, se souvint de son vœu et abandonna le siècle: il fonda dans ses terres, au lieu qu'on appelle Le Bec, une abbaye en l'honneur de sainte Marie, mère de Dieu. Les pasteurs de cette sainte église élurent ce seigneur, à cause de sa noblesse et de sa religion, et le mirent à la tête du couvent qu'il avait commencé. C'est de son temps que Lanfranc, Anselme et plusieurs autres profonds philosophes se rendirent aux écoles du Christ; et que Guillaume fils de Giroie, Hugues comte de Meulant et plusieurs autres seigneurs distingués, quittèrent la milice séculière pour la milice chrétienne. Là, jusqu'à ce jour, un grand nombre de clercs et de laïques vivent sous l'habit monacal, et, combattant contre le diable, servent le ciel en méritant de grands éloges. Onfroi de Veulles, fils de Turold de Pont-Audemer, commença à Préaux la construction de deux couvents, l'un de moines et l'autre de religieuses. Roger de Beaumont son fils aima beaucoup ces établissements; il les enrichit avec joie sur ses propres revenus. Guillaume, fils d'Osbern, fit élever sur ses terres deux monastères, l'un à Lire et l'autre à Cormeilles, où il repose inhumé. Cependant plusieurs autres seigneurs normands, chacun selon sa puissance, construisaient en divers lieux des maisons de moines ou de religieuses. A leur exemple, Hugues de Grandménil et Robert, vivement zélés, firent vœu de construire un couvent aux dépens des biens qu'ils possédaient héréditairement, non seulement pour leur propre salut, mais aussi pour le salut des âmes de leurs prédécesseurs. En conséquence, comme ils avaient résolu de placer cet établissement près de Grandménil dans leur terre de Norrei, et que déjà ils faisaient commencer le travail, on rapporta à leur oncle Guillaume, fils de Giroie, qu'ils avaient entrepris la construction d'un couvent. Ce seigneur avait été chevalier très-vaillant, fidèle à ses amis, mais terrible à l'ennemi; il avait beaucoup de fils, de neveux et de frères très-braves et justement redoutés de leurs ennemis, tant de près que de loin. Guillaume surnommé Talvas, fils de Guillaume de Bellême, invita à ses noces Guillaume Giroie, qui s'y rendit sans soupçonner aucune perfidie. Sans autre forme de procès, il lui fit crever les yeux et porta la cruauté jusqu'à lui faire enlever, par une honteuse mutilation, les tendons des oreilles et les organes de la génération. Un si grand crime rendit Talvas odieux à tout le monde. Quelque temps après, il fut dépouillé de ses honneurs par son propre fils, nommé Arnoul. Guillaume Giroie aima toute sa vie l'Eglise de Dieu; il honora beaucoup les moines, les clercs et les autres hommes voués à la religion. Il avait fait deux fois le voyage de Jérusalem pour visiter le sépulcre du Seigneur: la première fois, lorsqu'il jouissait de la santé et du bonheur; la seconde, après l'outrage que nous avons rapporté. Ce fut au retour de son second pélerinage qu'il abandonna le siècle et qu'il se rendît au Bec, pour y prendre l'habit monacal. Il fit pieusement don à cette abbaye de l'église Saint-Pierre d'Ouche. Ce fut en conséquence de cette donation que l'abbé Herluin envoya à Ouche, avec trois autres moines, le moine Lanfranc, qui depuis devint archevêque de Cantorbéri: cet abbé y fit rétablir par eux le service de Dieu qui y était déchu. Ce lieu étant devenu désert, le lierre en y croissant dérobait à la vue la misère de l'église; il n'y restait plus que deux vieillards, Restould et Ingran, qui, dans cet illustre ermitage, au milieu de l'indigence, servaient le Seigneur autant qu'ils le pouvaient. Quelque temps après, Guillaume Giroie qui, comme nous l'avons dit, connaissait le vœu que ses neveux avaient fait de bâtir une abbaye, alla les trouver et leur dit: «Mes chers enfants, je me réjouis grandement de ce que Dieu tout-puissant a daigné inspirer à vos cœurs le desir de bâtir une maison en son nom. Vous voyez que ce lieu où vous avez commencé à bâtir n'est pas propre à être habité par des moines, puisque l'eau y manque, et que les bois en sont éloignés. Assurément, sans ces deux objets, il ne peut y avoir de monastère. Si vous voulez écouter mes avis, je vous ferai connaître un endroit plus convenable. Il est un lieu dans le pays d'Ouche, qui jadis fut habité par un saint abbé, par Evroul, l'ami de Dieu, qui y réunit un nombreux troupeau de moines, et de là, après avoir opéré beaucoup de miracles, passa heureusement dans le sein du Christ. C'est là qu'il faut rétablir son couvent qui fut détruit par les païens. Vous y trouverez une grande abondance d'eau. Je possède dans le voisinage une forêt à l'aide de laquelle je fournirai en suffisance tout ce qui peut être nécessaire à l'église. Venez, voyez cet emplacement; et, s'il vous plaît, bâtissons-y ensemble une maison à Dieu; réunissons-y des hommes fidèles qui intercèdent pour nous, et donnons-leur de nos biens et de nos revenus légitimes de quoi pouvoir toujours vaquer librement aux louanges de Dieu.» A ces mots, Hugues et Robert donnèrent de justes éloges à l'avis de leur oncle; ils allèrent avec lui visiter les lieux dont il leur avait parlé. A leur arrivée, on présenta à Robert le livre de la vie du saint père Evroul. Il le lut avec attention et le fit connaître à Hugues et à ceux qui l'accompagnaient. Que dirai-je de plus? L'emplacement d'Ouche convint aux deux frères. Mais comme ce lieu avait été cédé à l'abbaye du Bec, et que quelques moines de ce couvent, ainsi que nous l'avons dit, y étaient établis, ils donnèrent en échange à l'abbé Herluin et aux moines du Bec une terre nommée la Rousserie, et par ce moyen affranchirent le local d'Ouche. [3,4] CHAPITRE IV. L'an 1050 de l'Incarnation du Sauveur, le projet de rétablir le monastère d'Ouche étant arrêté, Guillaume et Robert fils de Giroie, Hugues et Robert fils de Robert de Grandménil, allèrent trouver Guillaume, duc de Normandie, lui firent part de leur volonté, et le prièrent de les seconder de son autorité prépondérante, dans l'entreprise salutaire qu'ils tentaient. Ils mirent sous sa protection, d'un commun accord, le lieu ainsi affranchi, dont il est question, afin qu'on ne pût exiger, ni pour eux ni pour qui que ce soit, ni des moines, ni de leurs hommes, aucune redevance ni revenu, ni aucune autre chose que le bénéfice des prières. Ce fut avec grand plaisir que le duc accueillit ce témoignage de leur bonne volonté et qu'il confirma la charte qui contenait les donations faites à saint Evroul par ces seigneurs, et la fit souscrire de Mauger, archevêque de Rouen, et des évêques ses suffragants. Ensuite Hugues et Robert ayant obtenu du duc la liberté de faire choix d'un abbé, ils se rendirent à Jumiège et demandèrent au seigneur Robert, qui en était abbé, le moine Théoderic, pour le placer à la tête de leur abbaye. Le seigneur Robert accéda volontiers à la juste demande de ces nobles hommes, et leur donna le moine qu'il connaissait le plus propre au soin pastoral. Les deux frères, pleins de joie, le présentèrent au duc, qui le reçut avec les respects convenables, et, lui ayant donné le bâton pastoral suivant l'usage, le mit à la tête de l'église d'Ouche. Hugues, évêque de Lisieux, se rendit à Ouche, avec son archidiacre Osbern et d'autres prêtres; il y conduisit le vénérable moine Théoderic, et, le 3 des nones d'octobre (5 octobre), qui était un jour de dimanche, il le consacra solennellement. Ayant été ordonné, il ne se laissa pas emporter au mouvement de l'orgueil: il enseignait, par ses paroles et par ses bonnes œuvres, le chemin de la religion à tous ses subordonnés. Nourri dès l'enfance dans la maison du Seigneur, il avait constamment appris à mener une vie religieuse, en mettant à profit les instructions qu'il recevait. Il était assidu aux saintes prières, aux veilles et à l'abstinence. Il exposait tellement son corps à la rigueur du froid, qu'il passait souvent des hivers entiers sans porter de pelisse. Un certain jour que, selon sa coutume, il voulait offrir à Dieu le saint sacrifice, il trouva posée sur l'autel une pelisse d'une blancheur admirable. Comme il ne put douter qu'elle y avait été mise, non par les mains des hommes, mais par la main des anges, il rendit grâces à Dieu, et, plein de reconnaissance, il la revêtit et termina le service divin. Nous avons su de moines véridiques, qui habitaient alors à Jumiège, que ce miracle y eut lieu pendant que Théoderic était encore moine cloîtré. Il avait été baptisé par Théoderic, abbé de Jumiège, qui l'éleva dans l'école du Christ sous le joug monacal, et lui conserva toujours beaucoup d'amitié. Lorsqu'il fut parvenu à l'âge viril, et mérita par ses bonnes œuvres les plus grands éloges, cet abbé le prit pour son vicaire, au grand avantage des ames de ses frères; devenu ensuite maître des novices, il fut chargé du prieuré du monastère; puis, comme nous l'avons dit, cet homme du Seigneur fut tiré de Jumiège, du temps de l'abbé Robert. Il gouverna l'abbaye d'Ouche, récemment mise en culture spirituelle, depuis l'an 1050 de l'Incarnation du Seigneur (indict. 4), qui répond à la dix-neuvième année du règne de Henri, roi des Français, et à la quinzième du gouvernement de Guillaume, duc des Normands. Pour l'établissement de la nouvelle maison, Théoderic amena avec lui de Jumiège, par la permission de son abbé, son neveu Rodolphe, le chantre Hugues et quelques autres frères qui lui convenaient. Ce fut avec eux et par eux qu'il établit avec ferveur l'observance des règles, une austérité modeste et l'ordre convenable dans le culte divin. Il admit à la conversion les hommes de divers âges et de divers rangs qui vinrent le trouver; il les soumit avec beaucoup de soin à la règle du saint père Benoît; entre autres, il amena humblement à suivre une meilleure vie dans l'école du Christ, Gonfroi, Rainaud, Foulques, ou Foulcon, fils du doyen Foulques, et quelques autres savants grammairiens. Il traita avec bonté le vieillard Riculphe et Roger, prêtres de campagne, le jardinier Durand, Goisfred, Olric, et quelques autres simples disciples; et, comme ils ne pouvaient pas comprendre la profonde doctrine des Ecritures, il les nourrit doucement du lait de ses pieuses exhortations, et, par l'exemple de ses saintes actions, il les corrobora salulairement dans la foi et la religion. Herbert et Berenger, Goscelin et Rodulphe, Gislebert et Bernard, Richard et Guillaume, et plusieurs autres jeunes gens d'un bon naturel furent formés avec grand soin par lui, dans la maison du Seigneur, à l'art de bien lire, de chanter et d'écrire, et à plusieurs autres travaux utiles qui conviennent aux serviteurs de Dieu, empressés d'acquérir la vraie science. Cependant les paysans voyant un si grand zèle de sainteté dans ces champs stériles, et si long-temps déserts, commencèrent à éprouver une grande admiration. Il en résulta que quelques-uns y rencontrèrent leur salut, tandis que d'autres n'y trouvèrent que leur perte. En effet, quelques personnes, témoins de la vie des religieux, s'attachèrent à les imiter, tandis que d'autres qui leur portaient envie leur suscitèrent beaucoup de persécutions: mais chacun reçut la récompense qu'il méritait au jugement de Dieu, équitable envers tous. Les nobles et les hommes de condition médiocre accouraient là par une inspiration divine, pour se recommander dévotement à la prière des serviteurs de Dieu, et, à la vue de tant de dons de la charité, bénissaient le Seigneur, qui nourrit ses serviteurs même sur le sol le moins fertile. L'église d'Ouche s'élevait ainsi par les mérites du saint père Evroul, et croissait de toutes parts pour l'honneur de Dieu, grâce au zèle et aux travaux des Giroie. Roger de Mont-Gomeri, vicomte d'Exmes, commença à devenir jaloux de ses compatriotes, parce qu'ils avaient plus que lui la ferveur de l'amour de Dieu, et songea en lui-même à faire un pareil ouvrage pour le salut de son âme. C'est ce qui le décida à s'attacher Gislebert abbé de Châtillon, ainsi que ses moines qui avaient commencé à s'établir à Norrei, mais qui, lorsque Hugues et Robert eurent changé d'avis, comme nous l'avons dit, n'avaient pas voulu les suivre, les accusant de légèreté, parce qu'ils avaient établi ailleurs leur monastère. Roger de Mont-Gomeri alla trouver les moines et leur fit don de Troarn pour y bâtir une abbaye; il en renvoya douze chanoines que son père, nommé aussi Roger, y avait autrefois établis. Après avoir expulsé ces clercs, parce qu'ils se livraient à la gourmandise, à la débauche, aux autres voluptés de la chair et aux plaisirs du siècle, il plaça à Troarn des moines attachés à la régularité de la discipline. Sous les ordres de leur père Gislebert, les moines entrèrent dans la voie étroite de la religion, au sein de l'église de Saint-Martin de Troarn, et en confièrent la conservation à leurs successeurs: ceux-ci se sont attachés jusqu'à ce jour à y mériter toutes sortes de louanges, sous les savants abbés Gerbert, Durand et Arnulphe. [3,5] CHAPITRE V. Il convient maintenant de dire quelque chose sur la personne et les qualités de Giroie, fils d'Ernauld-le-Gros, de Courserault, qui avait pour père le Breton Abbon, dont la famille fit beaucoup de bien aux moines d'Ouche. Il appartenait à des maisons très nobles de France et de Bretagne, et se distingua lui-même par ses vertus et son courage, du temps de Hugues-le-Grand et de Robert roi des Français. Sa sœur Hildiarde eut trois fils et onze filles, lesquelles mariées à des hommes honorables, donnèrent le jour à plusieurs fils qui, dans la suite, se rendirent redoutables par les armes à leurs ennemis en France, en Angleterre et dans la Pouille. Entre autres exploits remarquables, Giroie fit avec Guillaume de Bellême une guerre vigoureuse à Herbert, comte du Maine. Guillaume, vaincu, était obligé de prendre la fuite quand Giroie parut avec les siens, soutint vigoureusement tout l'effort de l'ennemi, jusqu'à ce qu'il parvint enfin à faire lâcher pied à Herbert et à ses troupes, et, remportant la victoire, mérita jusqu'à ce jour l'éloge de ceux qui connurent ses exploits. Un chevalier très-puissant en Normandie, nommé Helgon, offrit à Giroie sa fille unique en mariage, et lui donna Montreuil et Echaufour avec tous les domaines situés auprès de ces deux places. Helgon étant mort peu de temps après, Giroie jouit de tous ses biens, et la jeune fille qui lui avait été fiancée mourut, avant le mariage, d'une mort prématurée. Guillaume de Bellême conduisit Giroie à Rouen et le présenta à Richard duc de Normandie. Ce prince généreux, ayant reconnu le mérite de Giroie, l'honora beaucoup et lui concéda à titre héréditaire toutes les possessions de Helgon; à son retour Giroie épousa Gisèle, fille de Turstin de Bastebourg, de laquelle il eut sept fils et quatre filles, dont voici les noms: Ernauld, Guillaume, Foulques, Raoul Male-Couronne, Robert, Hugues et Giroie; Héréburge, Hadevise, Emma et Adélaïde. Quoique le héros que nous avons souvent nommé possédât abondamment en ce monde, famille, richesses et terres, il n'en aima pas moins fidèlement le Dieu qui donne tous ces biens, et n'en honora pas moins l'Eglise, son culte et ses ministres. En effet, il bâtit de ses propres deniers six églises, au nom du Seigneur: deux à Vernuces, dont une en l'honneur de sainte Marie mère de Dieu, l'autre en l'honneur de saint Paul docteur du peuple, dans la terre nommée Glos; la troisième dans le Lieuvin, en l'honneur de saint Pierre prince des apôtres; la quatrième à Echaufour, en l'honneur de l'apôtre André; la cinquième à Montreuil, en l'honneur de Saint-Georges martyr, et la sixième à Haute-Rive, en l'honneur du confesseur saint Martin. Protégé par de tels patrons, Giroie vécut longtemps, honorablement dans le siècle, et par leurs mérites obtint, comme nous le croyons, après sa mort, le pardon de ses péchés et le bienheureux repos dans la société des fidèles. Giroie étant mort, ses fils se trouvaient presque tous en bas âge, deux seulement, Ernauld et Guillaume portaient les armes. Cependant Gislebert, comte de Brionne, se fiant sur sa valeur, et voulant étendre les limites de ses possessions, eut l'audace de se jeter avec une vaillante armée sur ces jeunes orphelins, et tenta de leur enlever Montreuil de vive force. Ils s'empressèrent de réunir leurs parents, et leurs soldats, se présentèrent courageusement en rase campagne, battirent Gislebert, firent un grand carnage de ses troupes et les mirent en déroute. Dans l'ardeur de leur vengeance ils lui enlevèrent de vive force le bourg que l'on appelle Le Sap. Cependant le duc Robert réconcilia les seigneurs, s'intéressa aux orphelins, les félicita de leur valeur, et, pour rendre la paix durable, leur fit céder ce bourg par le comte Gislebert. Quelques années après, le comte chercha à nuire aux fils de Giroie: il tenta de leur reprendre Le Sap, qu'il leur avait cédé, d'après les conseils du duc Robert; mais, quoiqu'il fût suivi d'une nombreuse armée, il trouva la mort, grâce à leur courage et à leurs forces. Tous ces frères furent braves et généreux, habiles et courageux dans la guerre, terribles à l'ennemi, doux et affables pour leurs égaux. Ils s'élevèrent par divers événements, et néanmoins ils finirent par décheoir, car telle est la condition humaine. Il serait trop long, il m'est d'ailleurs impossible de rapporter les differentes actions de chacun d'eux: cependant, pour l'instruction de la postérité, je parlerai en peu de mots de leur fin. Ernauld, qui était l'aîné, homme brave et vertueux, s'amusant un jour auprès de Montreuil, et luttant avec un jeune homme, fut jeté par hasard sur l'angle d'un banc, se cassa trois côtes et mourut trois jours après. Guillaume, le second dans l'ordre de la naissance, vécut long-temps, et dirigea toute sa vie ses autres frères. Il était éloquent et gai, libéral et courageux, agréable à ses subordonnés et redoutable à ses ennemis. Aucun de ses voisins n'osait attaquer ses terres en aucune manière, ni exiger de ses gens aucune redevance injuste. Il exerçait les droits épiscopaux sur ses terres de Montreuil et d'Echaufour, et aucun archidiacre ne se permettait de vexer par ses visites aucun des prêtres de ces deux seigneuries. Giroie, son père, ayant obtenu, comme nous l'avons dit, les terres de Helgon, s'informa des habitants du lieu à quel évêché ils appartenaient; ils assurèrent qu'ils ne relevaient d'aucun évêque. Alors il s'exprima en ces termes: «C'est une grande injustice: loin de moi l'idée de vivre sans pasteur et hors du joug de la discipline ecclésiastique.» Ensuite il rechercha quel était le plus religieux des évêques du voisinage. Ayant reconnu les vertus de Roger, évêque de Lisieux, il lui soumit toutes ses terres; il engagea en outre Baudri de Bauquencei16 et ses gendres, Vauquelin du Pont-Echenfrei et Roger du Merlerault, à soumettre également au même évêque leurs terres, également indépendantes. C'est pourquoi l'évêque Roger, voyant que ces seigneurs faisaient un acte d'humilité volontaire, les en félicita, et leur accorda le privilége que les clercs de leurs terres n'iraient point plaider hors de leur juridiction, et n'auraient point à souffrir de l'injustice des visites des archidiacres. Guillaume Giroie tint beaucoup à ce privilége, et l'obtint même de l'évêque Hugues, en faveur des moines d'Ouche. Guillaume épousa Hiltrude, fille de Fulbert de Beine, qui, du temps du duc Richard, avait bâti le château de L'Aigle; il en eut Ernauld d'Echaufour. Il épousa ensuite Emma, fille de Vaulquelin du Tanet, qui mit au monde Guillaume, que l'on surnomma depuis dans la Pouille le bon Normand. Ce seigneur obtint l'amitié de Richard et de Robert, ducs de Normandie, à cause de la foi qu'il garda toujours à ses seigneurs, Robert de Bellême, Talvas, Geoffroi, et à d'autres grands qui étaient ou ses supérieurs ou ses amis. Il en résulta quelquefois pour lui beaucoup de désagréments et même de dangers. En effet, il détruisit de lui-même le château de Montaigu qui lui appartenait, afin d'obtenir ainsi la mise en liberté de son seigneur Geoffroi de Mayenne, que Guillaume Talvas avait fait prisonnier, et dont il ne voulait rompre les fers qu'à la condition qu'il raserait cette forteresse, qu'il craignait beaucoup. Geoffroi, étant sorti des prisons de Talvas, reconnaissant du dévouement qu'il avait trouvé dans le baron Giroie, lui fit bâtir sur la Sarthe le château de Saint-Céneri. Je pourrais rapporter beaucoup de faits sur ce Guillaume; mais, occupé de soins plus importants, je suis forcé de passer à d'autres choses. Dans la suite de cet écrit, je parlerai plus au long de sa fin. Maintenant, comme je l'ai promis, je dirai quelque chose de ses frères. Foulques, qui était le troisième, eut la moitié du fief de Montreuil. Une concubine lui donna deux fils, Giroie et Foulques. Après la mort du duc Robert, il fut tué avec son compère, le comte Gislebert, qui l'accompagnait. Robert posséda long-temps le château de Saint-Céneri, avec le territoire circonvoisin. Le duc Guillaume lui donna en mariage Adelaïde sa cousine, dont il eut un fils nommé Robert, qui maintenant sert dans les armées de Henri, roi des Anglais. Après un grand nombre de belles actions, de grands débats s'étant élevés entre les Normands et les Angevins, il défendit le château de Saint-Céneri contre le duc Guillaume; il y fut assiégé dans la vingt-cinquième année du règne de ce prince. Ayant mangé une pomme empoisonnée qu'il avait enlevée de force à sa femme, il mourut cinq jours après. Radulphe, le cinquième frère, fut surnommé le Clerc, parce qu'il était fort instruit dans les lettres et dans les autres arts. On l'appela Male-Couronne, parce que dans sa jeunesse il ne s'occupait que d'exercices militaires et d'autres frivolités. Il fut très-savant en médecine, et posséda à fond les secrets de beaucoup de choses: c'est pourquoi encore aujourd'hui les vieillards parlent de lui avec admiration à leurs fils et à leurs petits-fils. Enfin, ayant abandonné les séductions du monde, il se retira à Marmoutiers, s'y fit moine sous l'abbé Albert, et pria Dieu avec ferveur de couvrir son corps de la maladie incurable de la lèpre, afin que son ame fût purifiée des ordures du péché. Cette pieuse prière fut exaucée. Il mourut heureusement, près de six ans après sa conversion. Le sixième frère, nommé Hugues, fut, à la fleur de son âge, enlevé par la fortune jalouse. Un jour qu'il revenait du château de Saint-Scholasse avec ses frères et beaucoup de soldats, il s'arrêta pour s'exercer à la lance avec ses amis, derrière l'église de Saint-Germain, dans le territoire d'Echaufour; son écuyer lança étourdiment un trait, et le blessa grièvement. Comme il était très-doux, il appela cet homme à lui, et lui dit en secret: «Sauve-toi vite, parce que tu m'as fait une blessure grave. Que Dieu ait pitié de toi! Fuis avant que mes frères ne s'aperçoivent de cet accident, pour lequel ils ne manqueraient pas de te tuer.» Ce noble jeune homme mourut le même jour. Giroie, le plus jeune de tous, étant encore dans la première fleur du printemps de sa jeunesse, se permit d'enlever du butin sur les terres de l'église de Lisieux: de retour à Montreuil, il y mourut dans un accès de folie. Ainsi une même mort, quoique de différentes manières, enleva tous les fils de Giroie: aucun d'eux ne put parvenir jusqu'à la vieillesse. Héremburge, l'aînée des filles, fut donnée en mariage à Vauquelin du Pont-Echenfrei; de cette union naquirent Guillaume et Radulphe, qui secondèrent puissamment, dans la Pouille et la Sicile, Robert Guiscard, duc de Calabre. Hadevise fut mariée à Robert de Grandménil, qui la rendit mère de Hugues, de Robert, d'Ernauld, et de trois filles: devenue veuve elle épousa Guillaume, fils de l'archevêque Robert, duquel elle eut Judith, qui devint femme de Roger, comte de Sicile. Emma, troisième fille de Giroie, fut accordée à Roger du Merlerault; de ce mariage sortirent Radulphe, et Guillaume, père de nos voisins Radulphe et Roger. Adelaïde, la quatrième fille, épousa Salomon de Sablé, et devint mère de Renaud, dont le fils, nommé Lisiard, sert maintenant avec succès Henri, roi des Anglais, contre les Angevins. Ce que nous avons dit de la famille des Giroie doit suffire. Retournons maintenant à notre sujet, dont nous nous sommes un peu écartés. [3,6] CHAPITRE VI. La première année de la fondation de l'abbaye d'Ouche, Guillaume et Robert, fils de Giroie, Hugues et Robert, leurs neveux, se réunirent à Ouche, avec leurs fils, leurs neveux et leurs barons. Occupés de la prospérité du couvent qu'ils avaient entrepris de fonder, ils résolurent unanimement de se donner, à leur mort, à Saint-Evroul, pour être enterrés dans son église; ils décidèrent aussi qu'ils ne donneraient ni ne vendraient ni dîmes, ni église, ni rien qui appartînt à l'église, sans l'avoir auparavant offert à acheter aux moines d'Ouche. Cet accord fut librement confirmé par le prêtre Foulcoin, par Osmond Basseth, par Louvet et Foulques, fils de Frédelende, par Eudes-le-Roux, par Richard, fils de Galbert, par Robert de Torp, par Giroie des Loges et par leurs barons. Alors les fondateurs du monastère examinèrent quelle était la quantité de leurs biens, et en accordèrent une bonne partie, selon leurs moyens, à l'église qui était commencée. Voici quelles sont les propriétés que Robert, Hugues et Ernauld, fils de Robert de Grandménil, donnèrent à l'église d'Ouche, pour le salut de leurs âmes: à Norrei, l'église avec toute la dîme et la terre du presbytère, avec une terre labourable de trois charrues, et la terre que l'on appelle Soulangi, à Ouillie, avec tout le bénéfice que tient Tezcelin Le Clerc, avec la dîme des moulins de cette ferme; Angloischeville avec son moutier; l'église de Villers avec un hôte; dans le lieu qu'on appelle Oth, le moutier et la terre du presbytère, avec un hôte et la dîme des moulins. Ils donnèrent aussi dans le moutier de Guéprei la part qu'y tenait Robert leur père; en outre, la dîme de Buinna, et à Beaumais, le tiers du moulin avec sa dîme; le bénéfice du prêtre Foulcoin, savoir l'église et la dîme de Grandménil, et la dîme du moulin d'Olivet; un hôte à Colleville avec la dîme de toute la ferme; la dîme de la cire et des deniers de Saint-Pierre d'Entremont; en outre, l'église du village que l'on appelle Fougi, et la partie de la dîme de Coulonces, que tenait Robert leur père. Hugues donna la terre de Quilli, sur la demande spontanée des seigneurs de cette terre, qui était un aleu; la dîme de toutes les charrues et des bestiaux; la dîme de Mont-Chauvé, tant des droits de péage que du blé; l'église de Louvigni avec la terre du presbytère; en outre la terre que l'on appelle Noyer-Menard; dans le lieu que l'on nomme Ménil-Bernard; une terre d'une charrue et la terre de la ferme du Tanet; en outre le moutier de Mancel avec la terre du presbytère; au Sap, la dîme du droit de péage, la ferme qu'on appelle Ménil-Dode, l'église de Limoth, avec la terre du presbytère, et la portion que tenait Hadvise leur mère, à Vieux-Ménil. Hugues fit don à Neuf-Marché du quart du moutier de Saint-Pierre, et de la dîme sur la moitié du droit de péage du lieu et des moulins; à Cirfontaine, du moutier et du tiers de la dîme avec toutes les prémices et cinq jardins potagers. Guillaume fils de Giroie, du consentement de ses fils Ernauld et Guillaume, et de ses frères Robert et Raoul Male-Couronne, donna le moutier d'Echaufour, la dîme du droit de péage de cette terre avec la terre du prêtre Adelelme, et la dîme de toute la forêt d'Echaufour, tant en argent qu'en porcs, et l'usage de la forêt pour toutes les choses nécessaires à la maison; en outre tous les moutiers de son domaine, dont un, en l'honneur de saint Georges, se trouve à Montreuil; deux à Vernuces, l'un en l'honneur de sainte Marie, l'autre en l'honneur de saint Paul; deux au Sap, l'un en l'honneur de saint Pierre, l'antre en l'honneur de saint Martin. Il donna tous ces biens avec les dîmes et les terres qui en dépendaient. Il y ajouta les dîmes des droits de péage et toutes les usances, tant des forêts, que des autres objets qui étaient dus à Echaufour, à Montreuil et au Sap. Quand Théoderic eut été, par la grâce de Dieu, ordonné abbé du couvent d'Ouche, il acheta d'Ernauld, fils de Guillaume Giroie, du consentement de Robert son oncle, et par l'ordre du comte Guillaume, la terre de Bauquencei, comme elle avait été tenue par Baudri, archer du même comte, et la partie de la terre d'Echaufour qui est située entre le Noireau et la Charentone, et de plus, les Essarts de Henri et la dîme du moulin d'Echaufour. Ernauld fît don en outre au couvent d'Ouche de la terre de Haute-Rive, et de ses appartenances, avec tous ses moutiers et terres de prêtres, et en outre de la terre de Dorthmus. Enfin Guillaume son frère, fils du Guillaume dont nous venons de parler, d'accord avec son frère Giroie et ses cousins, Giroie et Foulques, donna tous les moutiers qu'il avait en son pouvoir, moyennant une forte somme d'argent, qu'il reçut de Théoderic. Un de ses moutiers était situé au Ménil-Bernard et érigé en l'honneur de Saint-Sulpice; un autre à Roiville, en l'honneur de Saint-Léger; un autre à Monnai, en l'honneur de Sainte-Marie. Il donna en outre la métairie de Monnai, que tenait Robert, et de son consentement. Parmi les autres donations, on remarquait le moutier de Ternant, et dans les Essarts un moutier en l'honneur de Saint-Pierre; un autre aux Augerons, avec toute sa ferme, et un autre au Bois-Hébert. Tous ces biens furent donnés librement avec toutes leurs dîmes et les biens des prêtres, pour le rachat des ames des donateurs, tant par le même Guillaume, que par les seigneurs de ces moutiers, savoir, Roger Goulafre de Ménil-Bernard, Herfroi de Roiville, Robert de Monnai, Herfred de Ternant, Guillaume prêtre des Essarts, Guillaume Prévôt des Augerons, Roger Faitel de Bois-Hébert. Le même Guillaume donna au même monastère, pour la rédemption de l'ame d'Emma sa mère, une terre d'une charrue située à Vernuces. Il donna en outre la moitié du revenu des moulins, d'accord avec son frère Ernauld; tout ce qu'il avait dans son domaine, la terre de Varri, et le bois de Landigou; la terre de Burvand à Vernuces, les deux pêcheries de Ternant, et à Montreuil trois fours et un domaine. Ensuite Guillaume fils de Vauquelin du Pont-Echenfrei donna l'église de Sainte-Marie et tout ce que le prêtre Osbern tenait en sa possession, avec la dîme du droit de péage; la dîme des moulins et des charrues qu'il avait là et ailleurs ou qu'il pourrait avoir; il y ajouta ce qu'il possédait à Roiville. Ensuite Robert fils de Helgon, du consentement et avec le concours de ses seigneurs, savoir, Guillaume Robert, leurs fils et leurs neveux, vendit aux moines d'Ouche l'église de Saint-Martin sur le ruisseau de Bailleul, et dans le même lieu la terre du presbytère, avec une autre terre de huit charrues, qu'ils achetèrent bon prix. Il donna la moitié du moutier de Sap-André, avec la terre du presbytère, et la moitié de sa terre d'Etouteville. Robert, fils de Théodelin, fit don de l'autre partie du même moutier, avec la moitié du revenu. L'abbé Théoderic acquit de Guillaume et de Robert fils de Radulphe, surnommé Fresnel, moyennant dix-huit livres, l'église de Notre-Dame-du-Bois, construite dans les temps anciens par les moines du couvent d'Ouche, de même qu'un certain moine nommé Placide l'avait tenue précédemment. En outre, Hubert Deuncius vendit au même abbé l'église du même lieu et quelques arpents de terre, Guillaume fils d'Osbern le sénéchal, seigneur de ces biens, en fit la concession. Ensuite Robert, fils de Giroie, accordant et confirmant tout ce que ses frères, ses neveux et leurs hommes avaient donné à l'abbaye d'Ouche, lui donna de son côté, et sur ses biens, Saint-Céneri, Saint-Pierre de la Pôté-des-Nids, et toutes les dîmes qui appartenaient à ces deux terres, la moitié du bois de Saint-Céneri, les pêcheries sur la Sarthe pour le plaisir des moines, et Sainte-Marie du Mont-Gandelain, toute la dîme de Cirai et de tous les fiefs qu'il pourrait acquérir. Ensuite, de son consentement, Radulphe, fils de Godefroi, son homme d'armes, donna l'église de Radon. En apprenant ces donations, un certain homme d'armes, vertueux et bon, nommé Wadon de Dreux, fit don de l'église de Saint-Michel sur Avre, dans le pays d'Evreux, avec le consentement de ses seigneurs, de ses enfants, de ses parents et de ses amis. Telles sont les donations que Guillaume, Robert, leurs neveux Robert et Hugues et leurs autres parents firent au couvent d'Ouche. Ils en présentèrent la charte à la confirmation de Guillaume, duc de Normandie. Il reçut favorablement leur demande et permit avec bonté que ces donations, dont il vient d'être question, eussent leur effet. Il favorisa l'église d'Ouche d'un privilége spécial, afin qu'elle fût à jamais libre et exempte de toute juridiction étrangère. Il permit aux frères de procéder par eux-mêmes à l'élection de l'abbé, sauf toutefois l'observation de la discipline régulière, c'est-à-dire à la condition que les votes des électeurs ne seraient pas corrompus, soit par l'amitié, soit par la parenté, soit par l'argent. Enfin le prince dont il s'agit ajouta à la fin de l'acte les paroles suivantes, destinées à le fortifier: «Moi Guillaume, comte des Normands, ai fait écrire cette charte de donation; je l'ai fait confirmer, sous peine d'excommunication, par les mains de l'archevêque de Rouen, des évêques, des abbés, dont les noms et les signatures sont ci-après, afin que les stipulations qu'elle renferme subsistent dans leur entier; de façon que si quelqu'un était tenté de les enfreindre, ou leur voulait porter dommage, soit par lui, soit par d'autres, dans quelque intention que ce soit, il sache que, par l'autorité de Dieu et par la chrétienté de tous les saints, il sera, à moins qu'il ne s'amende, excommunié et maudit éternellement.» Le duc Guillaume signa d'un signe de croix la charte ci-dessus, qui fut souscrite ensuite par Mauger, archevêque de Rouen, fils de Richard Gunnoride, duc des Normands; par Hugues, évêque de Lisieux, fils de Guillaume, comte d'Eu; par Odon, évêque de Bayeux, frère utérin du duc Guillaume; par Guillaume, évêque d'Evreux, fils de Gérard Flertel; par Gislebert, abbé de Châtillon; par Guillaume Robert et Radulphe, fils de Giroie; par leurs neveux Hugues de Grandménil, Robert etErnauld; par Guillaume, fils de Vauquelin; par Radulphe de Toëni, par Radulphe Taison, par Roger de Mont-Gomeri; par Guillaume, fils d'Osbern; par Richard de Beaufou, par Richard de Saint-Scholasse et par plusieurs autres seigneurs de Normandie, qui étaient réunis dans la forêt de Lions à la cour du duc, sur la rivière de Lieure, devant l'église de Saint-Denis. Ce fut l'an de l'Incarnation du Sauveur 1050 que fut ainsi confirmée la charte de donation en faveur de l'église d'Ouche. La même année Robert de Grandménil changea l'habit séculier et prit la robe monacale, sous la discipline de Théoderic, abbé d'Ouche. Ainsi que nous l'avons dit ci-dessus, ce seigneur était fils du vaillant baron Robert de Grandménil et d'Hadvise, fille de Giroie. Dès son enfance, il étudia les lettres avec succès et brilla parmi ses condisciples par la tenacité de sa mémoire: parvenu à l'âge de l'adolescence, il abandonna le délassement des lettres, pour courir aux travaux des armes, et fut pendant cinq ans écuyer du duc Guillaume. Ce prince l'éleva convenablement aux dignités militaires et l'honora noblement de plusieurs faveurs. Ayant considéré la fragilité des choses humaines, il préféra l'abjection dans la maison du Seigneur à la vanité des tentes des pécheurs, pour y fleurir un moment comme l'herbe. Il se rappelait souvent les dangers de la milice séculière, auxquels son père et une innombrable quantité d'autres personnes avaient été en butte, quand, attaquant l'ennemi, ils tombaient dans les piéges qu'ils avaient tendus aux autres. En effet, Robert son père, de concert avec Robert de Toëni, combattit contre Roger de Beaumont: dans ce combat, Roger fut tué avec ses fils Elbert et Elinance, et Robert reçut une blessure mortelle dans les entrailles. Rapporté du champ de bataille, il vécut encore trois semaines et distribua ses terres à ses fils Hugues et Robert. Il mourut le 14 des calendes de juillet (18 juin), et fut inhumé en dehors de l'église de Sainte-Marie de Norrei. Cet événement causa beaucoup d'émotion à son fils Robert, qui fit tous ses efforts pour s'exercer dans une meilleure milice. C'est ce qui le détermina à fonder un couvent dans ce lieu, comme nous l'avons dit plus haut, pour son salut et celui des siens, et à lui donner librement tout son patrimoine, du consentement de son frère Hugues. Son oncle Guillaume, fils de Giroie, lui fit changer d'avis: il fit avec Hugues, son frère, l'acte dont nous avons parlé, et se rendît à Ouche, où, suivant la règle de saint Benoît, il fit dévotement sa profession monacale. Il éprouva beaucoup de peine pour subvenir à l'indigence de l'église, et fut souvent obligé de ravir des biens de ses parents, qui étaient dans une grande opulence: il en fit pour leur salut une charitable distribution aux fidèles, qui avaient besoin de secours. Ayant donné à sa mère Hadvise soixante livres rouennaises, il parvint à lui soustraire sa dot, c'est-à-dire, Noyer-Ménard, Vieux-Méail, le Tarïet, ainsi que Ménil-Dode, qu'il donna à l'église d'Ouche. Il procura en outre à cette église, du don de sa mère, un grand psautier orné de différentes peintures, dont, jusqu'à ce jour, les moines occupés à psalmodier se servent fréquemment pour chanter les louanges de Dieu. Emma, femme d'Edelred, roi des Anglais, avait présenté ce volume à son frère Robert, archevêque de Rouen, et Guillaume, fils de ce prélat, l'avait enlevé familièrement de la chambre de son père, et l'avait apporté à Hadvise, son épouse bien-aimée, à laquelle il cherchait à plaire de toutes les manières. Robert de Grandménil procura encore beaucoup d'autres biens à son église, et se rendit agréable à ses frères, tant par les ornemens qu'il donna à l'église que par les choses utiles dont il les fit jouir. [3,7] CHAPITRE VII. Le vénérable abbé Théoderic observait avec une constante ferveur les règles de la vie monastique, et cherchait tous les moyens d'être utile par ses discours et par ses œuvres à la congrégation qui lui était confiée. Il était Normand de nation, originaire du pays de Talou; sa taille était moyenne, sa voix douce, sa figure vermeille. Il était instruit dans les lettres sacrées, et il s'exerça au culte divin, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse. Mais comme l'ivraie s'élève avec importunité dans la moisson de froment, pour être ensuite, au temps de la récolte, extirpée complétement par les moissonneurs diligents, et jetée aux flammes qui ne l'épargneront pas, de même des enfants pervers viennent se mêler au troupeau des hommes pieux; mais, au temps fixé, ils sont découverts par le juge équitable, et livrés sévèrement au supplice qu'ils méritent. Sous cet abbé existait, au milieu du troupeau d'Ouche, un certain moine, nommé Romain, qui, poussé par l'instinct du démon, volait les linges, les culottes et les autres objets de cette nature. Interrogé fréquemment par le père Théoderic pourquoi il commettait ces crimes, il niait formellement tous ces vols, qu'il avouait souvent peu de temps après. Une certaine nuit qu'il était couché dans son lit, il fut saisi par le démon, qui le tourmenta violemment. Les moines l'ayant entendu crier horriblement, se rendirent auprès de lui, le poussèrent, l'aspergèrent d'eau bénite, et parvinrent avec beaucoup de peine à le délivrer un moment des tortures diaboliques; revenu à lui, il comprit que les vols dont il s'était rendu coupable avaient pu seuls donner au diable un tel pouvoir sur lui-même, et promit que dorénavant il se garderait de semblables méchancetés. Peu de temps après, il revint comme le chien à son vomissement; ce qui força l'abbé Théoderic à lui faire couper son capuchon, et à le renvoyer du monastère. Chassé du collége de ses frères, il entreprit, dit-on, le voyage de Jérusalem; mais nous ignorons entièrement quelle fut sa fin. Un certain prêtre, nommé Ansered, demeurait dans le territoire du lieu qu'on appelle Le Sap, et menait une vie dissipée de plusieurs manières. S'étant trouvé fort incommodé par la maladie, il pria les moines d'Ouche de lui donner l'habit de saint Benoît; l'ayant reçu, il fut conduit au couvent et mis à l'infirmerie. Entré en convalescence, il retournait, autant qu'il le pouvait, à l'étourderie de sa vie séculière. Comme dit un certain sage en pareille circonstance: "Caelum, non animum mutant qui trans mare currunt". Ce prêtre changea seulement d'habit, mais il conserva ses habitudes. L'abbé Théoderic s'étant aperçu combien étaient répréhensibles la vie et les habitudes de cet homme, apprit d'ailleurs qu'il détestait la vie religieuse. En effet, il avait écrit à son père et à sa mère d'élever des difficultés, et de le retirer du monastère. Théoderic craignit que les vices d'Ansered ne corrompissent ses frères; il voulut accomplir en lui le précepte de l'apôtre, qui dit: «Eloignez le mal de vous-même;» et ces autres paroles: «Si l'infidèle se retire, laissez-le aller.» Ainsi il lui permit de se retirer du cloître et de retourner au siècle. Bientôt, accumulant péchés sur péchés, il se lia avec une femme de peu de considération; mais comme elle ne suffisait pas à ses passions, il inspira de l'amour à une autre femme nommée Pomula, et convint avec elle de la conduire à Saint-Gilles. Il voulait ainsi cacher à ses parents et à ses amis l'objet de son amour. Il désigna à cette femme le lieu où ils devaient se rejoindre; ils partirent en même temps, et il alla se réunir à quelques pélerins qui se rendaient à Saint-Gilles. Cependant, à l'insu de son amant, la femme manqua à ses engagements, et se lia avec un autre clerc. Ansered étant parvenu au lieu qu'il avait désigné à sa maîtresse, et ne l'y ayant pas trouvée, il dit à ses compagnons de voyage: «Il faut que je retourne chez moi, parce que j'ai oublié une chose qui m'est très-nécessaire; quant à vous, ne perdez pas de temps dans votre voyage; je ne tarderai pas à vous suivre.» Comme il entra de nuit dans la maison de cette femme, il la trouva au lit avec le clerc: elle fit aussitôt connaître cette arrivée à son amant, qui, ayant saisi une hache, frappa Ansered à la tête, et le tua. Il le mit ensuite dans un sac et le traîna au loin; puis le couvrit de terre pour le dérober à la vue: on le trouva plusieurs jours après. Les animaux l'avaient dépouillé et lui avaient mangé une cuisse et une jambe; il sortait de son corps une odeur si fétide, que personne ne pouvait en approcher. Ce fut cette odeur qui, en se répandant au loin, le fit découvrir. Son père et sa mère, qui l'aimaient tendrement, le recueillirent et l'ensevelirent hors du cimetière de l'église. Voilà de quelle mort fut puni celui qui aima mieux retourner aux vanités du siècle, que mener parmi les serviteurs de Dieu la vie régulière qui pouvait le conduire au royaume céleste. Un autre prêtre, nommé Adélard, ayant, à cause de ses infirmités, pris l'habit monacal, donna en perpétuelle possession à Dieu, à Saint-Evroul et à ses moines, l'église du Sap avec la dîme qu'il tenait en fief. Lorsqu'il eut recouvré la santé, il se repentit de ce qu'il avait fait, et résolut de retourner au monde. Aussitôt que l'abbé Théoderic eut entendu parler de ce projet, il lui fit lire la règle de saint Benoît, et lui dit: «Voilà la loi sous laquelle vous avez voulu combattre. Si vous pouvez l'observer, entrez; si vous ne le pouvez pas, sortez librement.» Il ne voulait retenir de force aucun homme de ce genre. Adélard, malheureusement endurci dans son opiniâtreté, sortit du couvent et reprit l'habit séculier qu'il avait d'abord quitté. Lorsqu'il voulut se faire rendre l'église du Sap qu'il avait donnée aux moines, Hugues de Grandménil, qui possédait alors le fief du Sap, ne permit pas cette rétrocession. Il fut donc obligé de se retirer à Friardel chez ses parents, car il était d'une bonne famille: il y vécut près de quinze ans. Depuis ce moment, il ne jouit jamais d'une bonne santé; il souffrit beaucoup d'infirmités continuelles; enfin, quand il vit la mort qui le menaçait, il craignit les supplices éternels, pour la punition du crime de son apostasie. Il supplia l'abbé Mainier, qui gouvernait l'abbaye, le quatrième depuis le vénérable Théoderic, de lui rendre l'habit de saint Benoît, qu'il avait abandonné pendant ses péchés. Il le reçut, vécut encore trois semaines et termina sa vie monacalement. Son infirmité était si grave, qu'il ne pouvait se passer des services d'une femme: c'est pourquoi il ne put être apporté vivant au monastère qu'il avait abandonné. Du temps de Guillaume, duc de Normandie, Ives, fils de Guillaume de Bellême, gouvernait l'évêché de Seès; ses frères, Guerin, Robert, Guillaume étant venus à manquer, il obtint la ville de Bellême de la succession de son père, par droit héréditaire. Il était instruit, beau de corps, spirituel et éloquent, gai et même facétieux. Il aimait les clercs et les moines comme un père ses enfants, chérissait surtout, et vénérait, parmi ses meilleurs amis, l'abbé Théoderic. Il avait souvent avec lui des entretiens familiers. En effet, la ville de Seès n'est éloignée de l'abbaye d'Ouche que de sept lieues. Roger de Mont-Goméri, vicomte d'Exmes, avait épousé Mabille, nièce de ce prélat: ce qui lui avait fait obtenir une grande partie des possessions de Guillaume de Bellême. Par l'inspiration et le conseil d'Ives, Roger donna à l'abbé Théoderic l'église de Saint-Martin de Seès, et le pria instamment, de concert avec Mabille, d'y faire construire un monastère. Le travail fut commencé avec une grande activité, au nom du Seigneur. Le prêtre Roger, moine d'Ouche, Morin et Engelbert, y furent établis par Théoderic, ainsi que plusieurs autres de ses disciples. Il visitait souvent lui-même ce lieu; quelquefois il y passait trois ou quatre semaines, et s'appliquait de tous ses efforts à conduire à sa perfection l'ouvrage qu'il avait commencé pour l'amour de Dieu et l'avantage de ceux qui le suivent. Quant à Mabille, elle était fière et mondaine, rusée et bavarde, et même extrêmement cruelle. Toutefois elle aimait beaucoup Théoderic, l'homme de Dieu, et ne laissait pas de lui obéir en certaines choses, quoiqu'elle se montrât toujours très-dure envers les autres religieux. Elle présenta à Roger et aux autres moines de Seès, pour être lavé dans la sainte fontaine du baptême, son fils aîné Robert de Bellême, dont la cruauté a été de nos jours si terrible contre le malheureux peuple. La vraie charité rend celui chez lequel elle règne agréable aux bons et formidable aux méchants: aussi l'abbé que nous avons souvent nommé était à bon droit chéri des gens de bien et redouté des pervers. Charmé de la douceur de la contemplation intérieure, il évitait autant qu'il le pouvait tous les soins du dehors, et se livrait avec une fervente assiduité au culte divin. Toujours occupé de prières il ne négligeait pas les travaux manuels qui étaient de sa compétence. Il écrivait bien, et il a laissé aux jeunes religieux d'Ouche d'illustres monuments de son talent. Le livre des Collectes, le Graduel et l'Antiphonier, furent écrits de sa propre main dans le couvent même. Il obtint par de gracieuses demandes, de ses compagnons qui étaient venus avec lui de Jumiège, plusieurs précieux volumes de la divine loi. Son neveu Radulphe copia l'Eptateuque, ainsi que le Missel dans lequel on chante journellement la messe au couvent. Son compagnon Hugues fit une copie de l'exposition sur Ezéchiel, du Décalogue, et de la première partie des livres moraux. Le prêtre Roger est celui auquel on doit une copie de la troisième partie des livres moraux, des Paralipomènes, et des livres de Salomon. Le respectable père dont je viens de parler procura à notre bibliothèque, par ces écrivains et par quelques autres antiquaires qu'il forma à ce travail, durant les huit années qu'il gouverna le couvent, tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, ainsi que tous les ouvrages du très-éloquent pape Grégoire. C'est de cette école que sortirent plusieurs excellents copistes, tels que Bérenger, qui depuis fut promu à l'évêché de Venosa, Goscelin et Radulphe, Bernard, Turquetil, Richard et plusieurs autres, qui remplirent la bibliothèque de Saint-Evroul des traités de Jérôme et d'Augustin, d'Ambroise et d'Isidore, d'Eusèbe et d'Orose, et de divers docteurs; leurs bons exemples aussi encouragèrent les jeunes gens à les imiter dans un pareil travail. L'homme de Dieu, Théoderic, leur donnait des instructions et les avertissait souvent d'éviter entièrement l'oisiveté de l'esprit, qui a coutume de nuire beaucoup au corps ainsi qu'à l'ame. Il avait l'habitude de leur parler en ces termes: «Un certain frère demeurait dans un certain monastère; il était coupable de beaucoup, d'infractions aux institutions monastiques; mais il était écrivain, il s'appliqua à l'écriture et copia volontairement un volume considérable de la divine loi. Après sa mort, son ame fut conduite pour être examinée devant le tribunal du juge équitable. Comme les malins esprits portaient contre elle de vives accusations et faisaient l'exposition de ses péchés innombrables, de saints anges, de leur côté, présentaient le livre que le frère avait copié dans la maison de Dieu, et comptaient lettre par lettre l'énorme volume, pour les compenser par autant de péchés. Enfin une seule lettre en dépassa le nombre, et tous les efforts des démons ne purent lui opposer aucun péché. C'est pourquoi la clémence du juge suprême pardonna au frère, ordonna à son ame de retourner à son corps, et lui accorda avec bonté le temps de corriger sa vie. Pensez fréquemment à cet événement, mes très-chers frères, et purgez vos cœurs de tous desirs frivoles et nuisibles; sacrifiez continuellement au Seigneur votre Dieu les ouvrages de vos mains, évitez de tous vos efforts l'oisiveté comme un mortel poison, parce que, comme le dit notre saint père Benoît, l'oisiveté est l'ennemie de l'âme. Rappelez-vous souvent aussi en vous-mêmes qu'il est rapporté dans les vies des Pères, par un docteur éprouvé, que tout moine qui travaille au bien n'est tourmenté que par les tentations d'un seul démon, tandis que mille démons attaquent l'homme oisif, et, par les innombrables traits des tentations dont ils le percent de tous côtés, le forcent de haïr le cloître monacal, et lui font desirer les pernicieux spectacles du siècle, ainsi que la jouissance des voluptés coupables. Puisque vous ne pouvez nourrir les pauvres par d'abondantes aumônes, puisque vous ne possédez pas les biens terrestres, puisque vous ne pouvez élever des temples magnifiques, comme les rois et les autres grands du siècle, puisque vous êtes renfermés dans la régularité du cloître et privés de toute puissance, suivez du moins l'exhortation de Salomon: conservez vos cœurs par une surveillance assidue, et sans cesse employez tous vos efforts pour plaire à Dieu. Priez, lisez, psalmodiez, écrivez, livrez-vous à toutes les occupations de ce genre, et par elles armez-vous sagement contre les tentations des démons.» C'est par de tels avertissements que Théoderic formait ses disciples. Il attaquait, il priait, il réprimandait, il excitait avec vigilance aux bonnes œuvres, auxquelles il était le premier à se livrer, tant en priant qu'en écrivant, et en faisant beaucoup d'autres actions utiles. Pour ces occupations il était blâmé par quelques moines qui préféraient les soins mondains aux divins offices. Quelle douleur! ils le blâmaient d'autant plus qu'il méritait davantage d'être vénéré; ils disaient: «Un tel homme n'est pas propre à être abbé, puisqu'il est étranger aux soins extérieurs et qu'il les néglige. Qui fera vivre ceux qui prient, si ceux qui labourent viennent à manquer? Celui-là est vraiment insensé qui préfère lire et écrire dans un cloître, à chercher les moyens de procurer la subsistance de ses frères.» Quelques orgueilleux disaient ces choses et d'autres semblables, et outrageaient par tant d'injures le serviteur de Dieu. Mais Guillaume, fils de Giroie, l'honorait beaucoup à cause de sa sainteté, et par une sévérité convenable comprimait la violence des rebelles que je ne veux pas nommer ici. Il soutenait au dedans comme au dehors de courageuses discussions contre toutes les attaques que l'on dirigeait vers l'homme de Dieu. Quelque temps après, l'héroïque Guillaume résolut de se rendre dans la Pouille, pour l'avantage de l'église d'Ouche. Quand il fut parti, comme il tardait beaucoup à revenir, l'homme de Dieu, Théoderic, resté en Normandie, fut profondément désolé. De même que la vie des méchants déplaît beaucoup aux gens de bien, de même la conduite de ces derniers a coutume d'être insupportable aux gens de mauvaises mœurs, C'est pourquoi comme les bons enflammés par l'esprit divin s'appliquent de mille manières à ramener les hommes pervers; ainsi les méchants, poussés par une méchanceté diabolique, font de fréquents efforts pour détourner les justes vers la dépravation. Quoiqu'ils ne puissent y réussir entièrement, quelquefois cependant ils parviennent à les troubler dans la voie de Dieu, et à les rendre plus négligents dans l'accomplissement des saintes œuvres où ils ne cessent de les tourmenter. C'est ainsi que, pendant que l'église d'Ouche s'élevait, et, accrue par ces bonnes œuvres, brillait devant Dieu et les hommes, quelques scélérats entreprirent de réunir contre elle plusieurs causes d'inimitié, de faire naître le trouble et de l'affliger dans tout ce qui avait été donné aux serviteurs de Dieu pour leur nourriture, leur habillement et leurs pieuses agapes; mais le Christ qui est le véritable époux de l'Eglise, taudis que les flots de la mer se soulevaient en fureur pour engloutir le vaisseau de l'Eglise, parut avec un éclat merveilleux pour délivrer ses serviteurs, en déjouant les entreprises de leurs ennemis. J'expliquerai avec vérité, mais plus tard, ce qui à cette époque concerne Mabille, fille de Guillaume Talvas. Pendant que la loi monastique était régulièrement observée dans ces commencements, par ces moines d'Ouche, et qu'on rendait tous les services de la charité à ceux qui se présentaient, comme c'est encore aujourd'hui la coutume, cette princesse, qui haïssait les fondateurs du couvent, essayait de lui susciter beaucoup de désagréments, dont son méchant esprit était sans cesse occupé. Elle, son père et toute sa famille nourrissaient une haine durable contre les Giroie. Comme Roger de Mont-Gomeri, son mari, aimait et honorait les moines, elle n'osait employer ouvertement sa méchanteté à leur nuire, Elle venait sans cesse au couvent avec une multitude de soldats comme pour y recevoir l'hospitalité, et se rendait ainsi fort à charge aux moines qui, placés dans un lieu stérile, subissaient toutes les afflictions de la pauvreté. Un jour qu'elle s'était établie dans le monastère avec cent soldats, le seigneur abbé Théoderic lui en fit des reproches, lui demanda pourquoi elle venait avec tant de pompe chez de pauvres cénobites, et la pria de mettre un terme à ces visites déplacées. Mabille, enfammée de colère, lui répondit: «Je reviendrai avec un nombre de troupes plus considérable que celui que j'ai amené.» L'abbé reprit: «Croyez-moi, si vous ne renoncez pas à cette prétention, vous éprouverez des choses qui ne vous feront pas plaisir.» C'est ce qui arriva; car la nuit suivante elle éprouva des souffrances qui commencèrent à la tourmenter beaucoup. Aussitôt elle ordonna qu'on l'emportât de ce lieu. Pendant qu'elle se hâtait, épouvantée, de fuir de la terre de Saint-Evroul, et qu'elle passait devant la maison d'un certain bourgeois, nommé Roger Snisuar, elle fit prendre une petite fille à la mamelle, et lui donna à sucer sa mâchoire, où s'était réunie la plus grande partie de sa douleur. L'enfant suça le mal et mourut peu après, tandis que Mabille convalescente retourna chez elle. Elle vécut ensuite près de quinze ans; mais elle n'osa jamais revenir à Ouche, après y avoir été, comme nous l'avons dit, châtiée du fléau de Dieu. Elle se garda bien désormais de s'occuper des habitants du couvent, soit pour les servir, soit pour leur nuire, tant qu'elle vécut dans les félicités, mêlées d'amertume, de cette vie. Cependant elle aima l'abbé Théoderic, et, comme nous l'avons dit par anticipation, elle lui confia, beaucoup plus qu'à l'église d'Ouche, le couvent de Saint-Martin. [3,8] CHAPITRE VIII. Le pape Benoît était assis sur le siége apostolique; les Sarrasins passaient tous les ans sur leur flotte d'Afrique dans la Pouille et levaient impunément, dans toutes les villes du pays, toutes les contributions qu'ils voulaient, sur les lâches Lombards et les Grecs qui habitaient la Calabre. A cette époque, Osmond surnommé Drengot, entendant Guillaume Repostel se vanter insolemment à la cour de Normandie d'avoir déshonoré sa fille, le tua sous les yeux du duc Robert, dans une forêt où l'on chassait. Ce crime le força de fuir la présence du prince. Il se retira d'abord en Bretagne, puis en Angleterre, et enfin à Bénévent avec ses fils et ses neveux. Il fut le premier Normand qui s'établit en Pouille. Il reçut une ville du prince de Bénévent, pour s'y fixer lui et ses héritiers. Ensuite, un certain Drogon, chevalier normand, se rendit en pélerinage à Jérusalem avec cent autres chevaliers. A son retour, le duc Waimalch le retint quelques jours à Salerne avec ses compagnons, par pure humanité et pour les rétablir de leurs fatigues. Alors vingt mille Sarrasins descendirent sur les côtes d'Italie, et vinrent avec de grandes menaces demander le tribut aux citoyens de Salerne. Pendant que le duc et ses gens faisaient la collecte du tribut dans la ville, les Sarrasins descendirent de leur flotte et s'établirent dans une plaine couverte d'herbe, qui est située entre Salerne et la mer, pour faire leur repas avec joie et sécurité. Les Normands ayant su cet événement et voyant le duc occupé à recueillir l'argent propre à se concilier la bienveillance des barbares, firent amicalement des reproches aux habitants de ce qu'ils se rachetaient avec de l'argent, comme des veuves sans protection, au lieu de se défendre en hommes courageux, par la force du fer. Aussitôt ils coururent aux armes, tombèrent à l'improviste sur les Africains, qui attendaient avec sécurité le tribut, et, après en avoir tué plusieurs mille, forcèrent le reste à fuir honteusement vers les vaisseaux. Les Normands revinrent chargés de vases d'or et d'argent, ainsi que de beaucoup d'autres dépouilles précieuses; ils furent vivement sollicités par le duc de résider avec honneur à Salerne; mais comme ils avaient un vif desir de revoir leur patrie, ils n'obtempérèrent pas à cette demande. Cependant ils promirent ou de revenir eux-mêmes ou d'envoyer promptement une élite de jeunes Normands. Après qu'ils eurent touché le sol natal, ils racontèrent à leurs compatriotes tout ce qu'ils avaient vu ou entendu, fait ou souffert. Ensuite quelques-uns d'eux, voulant s'acquitter de leurs promesses, retournèrent en Italie par le même chemin, et par leur exemple déterminèrent à les suivre un grand nombre de jeunes gens dont le cœur était léger. En effet, Turstin surnommé Citel, Ranulphe, Richard, fils d'Ansquetil de Quarel, les fils de Tancrède de Hauteville, Drogon et Onfroi, Guillaume et Herman, Robert surnommé Wiscard, Roger et ses six frères, Guillaume de Montreuil, Ernauld de Grandménil et beaucoup d'autres quittèrent la Normandie et se rendirent en Pouille non pas ensemble, mais à différentes époques. Parvenus dans ce pays, ils se mirent d'abord à la solde du duc Waimalch et des autres princes voisins, pour les servir contre les païens. S'étant ensuite brouillés avec eux, ils attaquèrent ceux qu'ils avaient précédemment défendus et soumirent bientôt à leurs armes puissantes Salerne, Bari, Capoue, toute la Campanie et la Calabre; ils conquirent aussi en Sicile Palerme, Catane, le château de Jean, avec d'autres villes et plusieurs belles forteresses, que leurs successeurs possèdent encore aujourd'hui. Parmi les Normands qui passèrent le Tibre, Guillaume de Montreuil, fils de Guillaume Giroie, se distingua principalement, et devenu chef des troupes de l'armée romaine, portant le drapeau de saint Pierre, il subjugua la fertile Campanie. Frère et ami des moines d'Ouche, auxquels avant son départ il avait, comme nous l'avons dit, fait beaucoup de dons, il les pria de lui envoyer un fidèle délégué, pour recevoir les présents qu'il leur préparait. Dès que son père Guillaume eut appris cela, il s'offrit volontiers à remplir cette mission, pour l'avantage de la sainte Eglise. L'abbé Théoderic en fut à la fois joyeux et attristé: joyeux, à cause de la grande dévotion dont ce seigneur était animé, et qui lui faisait entreprendre un voyage si pénible; attristé, à cause de la grande consolation qu'il perdait, dans celui qui était sans cesse disposé à toute espèce de bonnes œuvres. Enfin l'homme de Dieu, le prieur Robert et tout le couvent, recommandèrent au Ciel le seigneur Guillaume et lui donnèrent pour l'accompagner Gonfroi, moine très-habile, Roger de Jumiège, écrivain distingué, et douze autres honorables serviteurs. Ayant passé les Alpes, il gagna Rome, et de là continuant son chemin, il trouva dans la Pouille son fils et plusieurs autres hommes, tant amis et alliés que parents. Ils se réjouirent beaucoup à sa vue, le retinrent quelque temps avec eux d'une manière honorable, et lui donnèrent beaucoup et de grands présents, destinés à l'entretien de l'église pour laquelle il mendiait. Comme il voulait secourir sans retard ses frères indigents, il détacha le moine Gonfroi avec de fortes sommes; mais, par les dispositions secrètes d'un jugement de Dieu, il en arriva autrement qu'il n'espérait; car Gonfroi se rendit à Rome, et résolut d'y passer l'hiver dans le monastère de l'apôtre saint Paul. Des Romains, excités par la cupidité pour l'or qu'il portait, l'empoisonnèrent. Ainsi mourut ce vénérable pélerin dans la profession de la foi du Christ, le jour des ides de décembre (13 décembre). Peu de temps après, Guillaume se disposa à repartir en emportant beaucoup d'argent; mais, arrivé à la ville qui a été appelée Gaëte du nom de Cayète, nourrice du Troyen Enée, il fut pris d'une maladie mortelle. Alors il appela auprès de lui les deux chevaliers Ansquetil du Noyer, fils d'Ascelin, et Théodelin de Tanesie et leur dit: «Vous voyez que vos douze compagnons, qui sont venus gaîment de Normandie avec nous, sont morts dans ce pays; moi-même à présent je suis attaqué d'une grave maladie, qui me pousse impatiemment vers ma fin. Maintenant, Ansquetil, je te confie, en présence de Théodelin qui en est témoin, l'argent que j'ai reçu, afin que tu le portes sans fraude au seigneur abbé Théoderic, à Robert mon neveu et aux autres moines de Saint-Evroul, pour lesquels je suis loin de mon pays natal. Vous êtes tous deux hommes de Saint-Evroul; vous devez être fidèles à son égard: ne soyez tentés par aucune cupidité. Examinez sagement que vous survivez seuls par les mérites de saint Evroul à tous vos compagnons défunts, sans doute pour lui rendre fidèlement ce service. Faites de ma part les derniers adieux aux moines d'Ouche que j'aime en Jésus-Christ, comme moi-même, et suppliez-les avec zèle de prier fidèlement pour moi le Seigneur tout-puissant.» En disant ces choses et beaucoup d'autres, il leur montra de l'or, des manteaux précieux, un calice d'argent, ainsi que d'autres objets d'un grand prix, en fit le compte exact, et remit le tout à Ansquetil. Peu après, le mal ayant fait des progrès, ce noble héros mourut dans la confession du Christ, le jour des nones de février (5 février), et fut honorablement enseveli dans l'église de Saint-Erasme, évêque et martyr, où est le siége épiscopal. Ensuite Ansquetil et Théodelin se rendirent en France, et arrivèrent heureusement chez eux. Quelques jours après, Ansquetil fit le voyage d'Ouche, annonça aux frères la mort du seigneur Guillaume et de ses compagnons, mais garda un profond silence sur l'argent qui lui avait été confié, et qu'il avait déjà méchamment dépensé pour son usage. En apprenant la mort du fondateur de leur église, les cénobites furent profondément contristés; ils offrirent fidèlement à Dieu, par lequel toutes choses vivent, des prières, des messes et d'autres bons offices pour son âme; leurs successeurs s'attachent encore aujourd'hui à observer avec ferveur ces saintes pratiques. Comme Ansquetil regagnait sa demeure, Théodelin, son compagnon, vint à Ouche, et s'informa des moines s'ils avaient reçu quelque chose de la Pouille. Ayant découvert qu'on ne leur avait donné que de fâcheuses nouvelles de la mort de leurs amis, il en éprouva un grand étonnement, et raconta toute la vérité sur ce qui lui était arrivé d'heureux et de malheureux pendant son pélerinage. Aussitôt l'abbé Théoderic manda Ansquetil, et lui redemanda l'argent qui lui avait été confié. Ansquetil commença par nier; mais ayant été convaincu de mensonge par Théodelin, il fut forcé de reconnaître la vérité. «De l'argent, dit-il, que vous me demandez et que j'ai reçu de mon seigneur Guillaume, j'en ai détourné une partie qui a été employée pour mon usage; le reste je l'ai laissé à Rheims, par le conseil de mon seigneur Raoul Male-Couronne, que j'y ai rencontré.» Les moines ayant appris cela, l'envoyèrent deux fois à Rheims, d'abord avec Rainauld, moine du Sap, ensuite avec Foulques qui se rendit auprès de l'archevêque Gervais pour, réclamer le dépôt. Ce métropolitain reçut parfaitement le moine de Saint-Evroul, et le servit, autant qu'il était possible, dans l'affaire qui était l'objet de son voyage. Pendant que ce prélat était évêque du Mans, et qu'il allait souvent à la cour de Guillaume, duc des Normands, avec lequel il était très-bien, il avait souvent été reçu honorablement au monastère d'Ouche et traité en ami, ainsi que toute sa maison. A la vue du moine Foulques, il voulut rendre bons traitements pour bons traitements. Comme il y avait déjà longtemps qu'Ansquetil avait fait le dépôt de ce qu'il redemandait, et qu'il l'avait d'ailleurs fait à la légère, il ne recouvra de ce qu'il avait apporté de la Pouille qu'un petit nombre d'objets de peu de valeur. Ce ne fut pas sans peine qu'il obtint le calice d'argent, deux chasubles, une dent d'éléphant, une serre de griffon et quelques autres choses. Les moines ayant considéré les mauvaises actions d'Ansquetil, le mirent en jugement au tribunal de Saint-Evroul, où se présentèrent pour le protéger, Richard d'Avranches, fils de Turstin, et plusieurs autres seigneurs; mais, sur les justes plaintes des religieux, il fut décidé par un jugement équitable que le coupable perdrait tout le fief qu'il tenait de Saint-Evroul. Enfin, par l'entremise des amis des deux côtés, il fut décidé qu'Ansquetil, confessant publiquement son crime, rendrait hommage à l'abbé Théoderic, qu'il supplierait humblement les moines d'avoir pitié de lui, et que, pour réparation du dommage qu'il avait occasioné par sa négligence, il concéderait, en présence de plusieurs témoins, à Saint-Evroul le tiers du bourg d'Ouche, qu'il tenait de la succession de son père. Il déposa sur l'autel, comme don qu'il faisait, un manteau de soie qui servit à faire la chape du chantre. En conséquence les moines, touchés de pitié, lui pardonnèrent avec clémence toutes ses fautes, et lui promirent avec bonté tout le reste de son fief, au-delà de ce qu'il avait offert par les conseils de ses amis. Peu de temps après, il repassa dans la Pouille où il fut tué. [3,9] CHAPITRE IX. L'antique ennemi ne cesse d'essayer de troubler la tranquillité de l'Eglise par les aiguillons de diverses tentations, de soumettre aux mondaines vanités tous ceux qu'il trouve veillant prudemment dans la simplicité de la foi catholique, et de tourmenter avec atrocité ceux qui pratiquent avec ardeur toutes les vertus. C'est pourquoi, voyant s'élever, avec l'aide de Dieu, un monastère régulier dans la forêt d'Ouche, et l'abbé Théoderic rendre les plus grands services, par la parole et par les actions, aux ames des jeunes gens et des vieillards du pays, brûlant de cette jalousie, qui lui fit chasser du paradis le premier homme, après lui avoir fait manger du fruit défendu, le malin esprit souleva insolemment le prieur Robert contre son abbé, après le départ de Guillaume Giroie, et pendant une longue dissension, inquiéta gravement les esprits de ses subordonnés. Ainsi que nous l'avons suffisamment expliqué ci-dessus, ce Robert était d'une illustre noblesse, puisqu'il était frère de Hugues de Grandménil: il conservait toute la légèreté de ses premières années, une force indomptable et l'ambition du siècle. A la vérité il ne méritait que des éloges sous le rapport de la chasteté et de certaines autres saintes vertus, mais comme dit Horace: "... Nihil est ex omni parte beatum". Il était fort répréhensible par quelques vices. En effet, soit qu'il desirât de bonnes choses, soit qu'il en voulût de mauvaises, il était violent et emporté pour les obtenir; s'il voyait ou entendait des choses qui lui déplussent, il était prompt à s'irriter; il avait beaucoup plus de goût pour les rangs supérieurs que pour les derniers rangs, et se montrait toujours plus disposé à commander qu'à obéir. Il avait toujours les mains tendues pour recevoir et pour donner, et toujours la bouche ouverte pour exprimer sa fureur par des expressions déplacées. Comme il brillait de l'éclat d'une haute naissance, ainsi que nous l'avons dit, et qu'il avait fondé le monastère aux dépens de son patrimoine, comme il l'avait peuplé de frères réunis de toutes parts pour le service de Dieu, et qu'il l'avait pourvu de toutes les choses nécessaires, il ne pouvait dans cette maison naissante se ployer au joug de la discipline régulière. Il reprochait souvent en secret à son père spirituel de s'occuper beaucoup plus des choses religieuses que des affaires séculières. Quelquefois il disputait ouvertement avec lui et se permettait de blâmer quelques-uns de ses règlements, faits avec simplicité sur des objets purement extérieurs. Le serviteur de Dieu se retirait souvent à sa retraite de Seès; il y demeurait six ou huit semaines, y faisait en paix l'œuvre de Dieu, et, selon son pouvoir, travaillait avec activité au salut des hommes. C'est ainsi qu'il attendait l'amendement du frère qui l'outrageait, et qu'il remplissait le précepte de l'apôtre qui dit: «Laissez passer la colère.» Ayant vu que l'aigreur et les scandales ne cessaient pas, et qu'au contraire ils augmentaient au détriment des frères, il voulut remettre à Guillaume, duc des Normands, le bâton pastoral ainsi que toute l'abbaye. Le duc, ayant fait usage de conseils judicieux, remit le réglement de cette affaire à Maurille, archevêque de Rouen, qu'il chargea de rechercher soigneusement les causes de ces dissensions et de décider, de l'avis des personnes sages, ce qu'il était équitable de faire. L'an 1056 de l'Incarnation du Sauveur, pendant que le pape Victor était assis sur le siége apostolique, Henri, surnommé le Bon, empereur des Romains, fils de Gonon (Conrad), vint à mourir, et eut pour successeur son fils Henri, qui régna cinquante ans. La même année, l'évêque Maurille, le philosophe Fulbert, son conseiller, Hugues, évêque de Lisieux, Ansfroi, abbé de Préaux, Lanfranc, prieur du Bec, et plusieurs autres personnages d'une profonde sagesse, se réunirent au couvent d'Ouche, et y célébrèrent, le 3 des calendes de juillet (29 juin), la fête des saints apôtres Pierre et Paul. Après avoir entendu et discuté comme il convenait les causes de la discorde, il fut décidé que l'abbé Théoderic serait maintenu dans sa prééminence comme par le passé, et que le prieur Robert se conformerait à la pauvreté du Christ, et obéirait humblement pour l'amour de Dieu et en toute chose à son père spirituel. C'est ce qui lui fut prescrit dans une longue remontrance. Les prélats dont nous venons de parler étant retournés chez eux, le troupeau d'Ouche vécut quelque temps en paix; mais au bout d'un an on apprit la mort de Guillaume Giroie, les dissensions reparurent de nouveau, et la discorde, si contraire au salut des corps et des ames, revint troubler violemment les cénobites. Théoderic, qui était ami de la paix, fut désolé de toutes parts; car, à Seès, il ne pouvait être utile au salut des âmes ni conduire à sa perfection le monastère commencé par Roger et son épouse, qui étaient alors occupés de beaucoup de soins séculiers et vivement attaqués par leurs ennemis. Dans le couvent d'Ouche, il ne pouvait non plus, autant qu'il le voulait, faire ses affaires ni celles des autres, à cause des tracasseries qu'il avait à souffrir de la part de quelques moines influens. Enfin, après avoir longtemps réfléchi sur ce qu'il devait faire pour agir selon Dieu, il résolut de tout abandonner et d'aller à Jérusalem, visiter le sépulcre du Seigneur. Ensuite, le 4 des calendes de septembre (29 août), il quitta Seès, où il avait fait un assez long séjour, et se rendit à Ouche: ayant convoqué ses frères en chapitre, il leur fit part de sa volonté, leur donna de bons conseils et l'absolution, les bénit et les recommanda à Dieu. Il partit ensuite pour Lisieux, où il remit le soin des âmes à l'évêque Hugues, dont il était très-aimé, et, malgré les pleurs de ses nombreux amis, il entreprit pour le Christ le saint pélerinage. Herbert de Montreuil, premier moine qu'il avait lui-même admis dans l'église d'Ouche, l'accompagna dans son voyage, ainsi que le clerc Guillaume, surnommé Bonne-Ame, fils de Radbod, évêque de Seès, qui gouverna ensuite pendant près de trente-six ans la métropole de Rouen. [3,10] CHAPITRE X. A cette époque, il existait sur la limite des territoires des Bavarois et des Huns un honorable hôpital, que des chrétiens fidèles et puissants des provinces voisines avaient fondé pour recevoir les pauvres et les pélerins. Cet hospice avait alors pour chef un Normand nommé Angot, qui avait été choisi par les gens du pays. Il était cousin de Roger de Toëni, qu'on appelait l'Espagnol, et il avait porté les armes sous Richard et Robert, ducs des Normands; mais dans la componction que lui faisait éprouver la crainte de Dieu, il avait abandonné les affaires du monde, et leur avait préféré, par amour pour le Christ, le pélerinage et la pauvreté volontaire, pour toute sa vie. Dès qu'il vit l'abbé Théoderic et ses compagnons, il les reconnut parfaitement, les retint quelques jours d'une manière amicale, comme des compatriotes qu'il aimait, et leur prodigua les plus tendres soins, Cependant un religieux, évêque des Bavarois, partant pour un pélerinage, arriva dans l'hôpital, et fut, selon l'usage, retenu quelques jours avec toute sa suite par l'hospitalier Angot. Celui-ci recommanda avec instance au prélat le vénérable Théoderic et ses serviteurs. Il lui raconta en détail quelle était la sainteté de l'abbé devant Dieu, et son élévation chez les hommes, dans sa patrie. Le prélat, ayant eu connaissance des vertus de l'abbé, rendit grâces à Dieu: il l'accueillit avec bonté, comme il convenait pour un tel homme, et le conduisit jusqu'à Antioche avec beaucoup d'égards. Là, les pélerins furent d'avis différent sur la continuation du voyage; quelques-uns voulaient se rendre à Jérusalem par la route de terre, comme ils avaient commencé; tandis que les autres, redoutant la barbarie des peuples, résolurent de s'embarquer. Le pontife, l'abbé et plusieurs autres furent de ce dernier avis. Pendant que le prélat cherchait un vaisseau et des matelots habiles, et qu'un certain abbé, religieux du couvent de Saint-Siméon, retenait honorablement chez lui Théoderic et ses compagnons, Herbert, moine d'Ouche, était tourmenté du desir d'accélérer son voyage, et préférait le chemin de terre pour arriver aux saints lieux, à la navigation qui y conduisait. En conséquence, son abbé lui donna la permission d'aller par où il voudrait. Ayant pris la route de terre, il parvint jusqu'à Laodicée avec une troupe de piétons; il y tomba gravement malade, pendant que ses compagnons poursuivaient leur voyage. Aussitôt qu'il eut quitté le lit, il ne porta pas davantage le pied en avant: et abandonnant les contrées orientales, il regagna au plus vite l'occidentale Normandie. Le prélat, Théoderic et Guillaume Bonne-Ame, ainsi que leurs compagnons, s'embarquèrent au port Saint-Siméon, et, sillonnant les mers, arrivèrent à l'île de Chypre; ils y trouvèrent, sur le rivage de la mer, une abbaye fondée par le confesseur saint Nicolas, archevêque de Myre. Lorsqu'ils furent entrés dans l'église, et qu'ils eurent prié Dieu, comme la grâce céleste l'inspire à chacun, Théoderic se leva en pleurant abondamment; accablé par le mal de la vieillesse, par la fatigue de la mer et par d'autres incommodités, il s'assit tout agité dans l'église. L'évêque, son fidèle compagnon, lui ayant demandé ce qui lui était arrivé, il répondit: «J'avais résolu, mon père, d'aller visiter la terrestre Jérusalem, mais je crois que le Seigneur veut disposer autrement de moi: je souffre grandement de tout mon corps, et je pense que je verrai la Jérusalem céleste plutôt que la Jérusalem terrestre.» L'évêque lui répondit: «Mon très-cher frère, je m'en vais tout de suite vous chercher un logement. Pendant ce temps-là, reposez-vous ici.» Le prélat s'empressa de chercher l'asile dont son ami avait besoin. Cependant Théoderic s'approcha de l'autel, et pria long-temps le Seigneur, que depuis son enfance il servait si fidèlement. Puis se prosternant devant l'autel vers l'Orient, il arrangea décemment ses vêtements autour de lui, se coucha sur le côté droit comme pour dormir, et posa sa tête sur le marbre des degrés. Il plaça ensuite ses mains sur sa poitrine en forme de croix, et le jour des calendes d'août (Ier août), rendit ainsi son ame fidèle au Dieu qui l'avait créée. Cependant le prélat ayant disposé le logement, alla trouver un serviteur de l'homme de Dieu, et l'envoya dans l'église auprès du saint personnage. L'ayant trouvé mort dans l'église, il revint tout effrayé vers l'évêque, et lui raconta en tremblant cet événement inattendu. L'évêque ne croyant pas que l'homme de Dieu fût mort si promptement, dit: «Ce bon vieillard est très-fatigué des souffrances de la mer, et du poids de la chaleur: c'est pour cela que la fraîcheur de l'église, jointe au froid du marbre, l'a fait céder aux douceurs du sommeil. Allons maintenant le visiter.» Aussitôt le prélat et ses clercs se portèrent vers l'église. Dès qu'il eut touché son frère avec soin, il le trouva glacé par la mort, et resta plongé dans la stupeur et la tristesse. Il fit réunir aussitôt dans l'église tous les pélerins qui s'étaient déjà dispersés en divers lieux pour dîner, et raconta fidèlement aux habitants du lieu la vie édifiante du pélerin qui venait d'expirer. Ces gens se réjouirent d'apprendre les actions de sa vie pieuse; ils offrirent avec bonté leurs services aux autres pélerins. Ensuite le prélat rendit avec ses clercs les derniers devoirs au défunt, et le fit inhumer par ses compagnons devant les portes de l'église. Ils creusèrent avec leurs bâtons une fosse au lieu que le pontife avait indiqué; puis, en sa présence, ils s'approchèrent du marbre où Théoderic était étendu, et se mirent en devoir de le porter au tombeau. Par la permission de Dieu, le corps devint si pesant, qu'on ne put le déplacer en aucune manière du lieu où il s'était endormi. Témoin de cet événement, ainsi que tous ceux qui étaient présents, l'évêque fut fort étonné, et s'occupa long-temps avec ses compagnons, non moins surpris, de ce qu'ils devaient faire dans une telle circonstance. Enfin, éclairé par une inspiration divine, il s'exprima en ces termes: «Cet homme a été d'une grande sainteté, et sa vie, comme il paraît maintenant avec évidence, a été agréable à Dieu. C'est pourquoi on doit l'ensevelir, comme je le pense, dans un lieu plus digne de lui, et nous devons dorénavant le traiter avec un respect plus éclatant, autant qu'il sera en notre pouvoir. Je vais donc avec mes clercs offrir à la divine majesté le sacrifice de la messe pour l'âme du défunt; quant à vous, préparez-lui près de l'autel une sépulture convenable.» Ils s'occupèrent d'obéir avec empressement aux ordres de l'évêque. La messe étant terminée, et la fosse préparée avec soin, ils soulevèrent sans peine le corps pour l'inhumer et l'ensevelirent décemment au pied de l'autel. C'est là que depuis, beaucoup de personnes affligées de la fièvre et d'autres maladies ont recouvré la santé par les mérites de Théoderic. Les moines d'Ouche furent profondément contristés, quand ils apprirent la mort de leur révérend père, par le récit de ses compagnons revenus en Normandie; ils célébrèrent fidèlement à Dieu un service pour son âme, et encore aujourd'hui ils solennisent tous les ans sa mémoire, le jour des calendes d'août (Ier août). On observe encore avec beaucoup de soin les institutions religieuses, que lui-même avait puisées dans la doctrine des vénérables abbés, Richard de Verdun, Guillaume de Dijon, et Théoderic de Jumiège, et qu'il avait fidèlement transmises à la nouvelle église. Ces règlemens sont enseignés avec beaucoup de soin aux novices qui se disposent à vivre dans la religion. [3,11] CHAPITRE XI. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1059, les moines d'Ouche élurent pour abbé Robert de Grandménil, considérant avec raison que son élection leur serait avantageuse de plus d'une manière, à cause de la noblesse de son origine, de son zèle ardent pour les intérêts de la maison, de son activité et de son habileté pour conduire ses entreprises. Les religieux le conduisirent à Evreux aussitôt que sa nomination eut été confirmée par le consentement de tout le couvent; ils le présentèrent au duc Guillaume, et lui firent connaître l'élection des moines et leurs vœux. Le prince y acquiesça, et fit donner la puissance extérieure de l'abbaye au nouvel elu, par la crosse d'Ives de Seès. Guillaume, évoque d'Evreux, lui confia spirituellement le soin intérieur des ames, par la bénédiction pontificale, le XI des calendes de juillet (21 juin). Robert étant ainsi devenu abbé, s'occupa avec beaucoup de diligence des affaires du monastère; il fournit suffisamment aux serviteurs de Dieu, à l'aide des richesses de ses parents, tout ce qui pouvait leur être nécessaire: non seulement il ne diminua rien des sages observances que son pieux prédécesseur avait instituées, mais il les augmenta suivant la raison et le temps, en se déterminant par l'autorité des anciens ou par l'exemple de ses voisins. Pendant qu'il avait été néophyte, il était allé à Cluni avec la permission du vénérable Théoderic: c'était le temps où l'abbé Hugues, cet honneur spécial des moines de notre siècle, y présidait la phalange monastique. A son retour de Cluni, au bout de quelque temps, il ramena avec lui, par la munificence du magnanime Hugues, l'illustre moine Bernefrid, qui peu de temps après devint évêque, et le retint quelque temps honorablement, pour qu'il introduisît dans le couvent d'Ouche les règles de Cluni. Ce fut auprès de lui que vint se convertir Mainier, fils de Gunscelin d'Echaufour qui, quelques années après, gouverna le couvent et le gouverna utilement pendant vingt-un ans et sept mois. A cette époque Raoul, surnommé Male-Couronne, arriva à Ouche, et y demeura quelque temps avec l'abbé Robert, qui était son neveu. Ce seigneur, comme nous en avons fait mention ci-dessus, se livra aux lettres dès l'enfance, et, parcourant les écoles de la France et de l'Italie, parvint à acquérir avec distinction la connaissance des choses les plus secrètes. En effet, il était noblement instruit dans l'astronomie, de même qu'en grammaire et en dialectique, ainsi qu'en musique; il possédait même si complétement la science de la médecine, que, dans la ville de Salerne, où florissaient depuis les temps anciens de célèbres écoles de médecins, il ne trouva personne qui pût l'égaler dans cet art, si ce n'est une certaine dame très-savante. Quoiqu'il excellât par une si grande connaissance des lettres, il ne s'abandonna pas cependant à l'oisiveté: il se livra longtemps aux travaux de la chevalerie, et donna de fréquentes preuves de sa vaillance et de son habileté dans les affaires militaires, où il se distingua parmi ses rivaux. Les habitants de Montreuil rapportent de lui encore aujourd'hui beaucoup de choses, qui nous semblent merveilleuses, et qu'ils ont vues eux-mêmes, ou qu'ils ont apprises de leurs pères pour lesquels il fut plein de bonté; car il avait fait de savantes expériences sur les maladies et d'autres accidents inattendus. Enfin redoutant la ruine du monde chancelant, et par une sage précaution faisant un retour sur lui-même, après avoir foulé aux pieds le luxe du siècle, il se rendit à Marmoutiers qui dépend de Saint-Martin de Tours, et, durant sept ans, combattit pour les règles monacales sous le vénérable abbé Albert. Après qu'il eut été confirmé dans cet ordre, il vint à Ouche avec la permission de son abbé, pour y seconder son neveu, qui venait d'y être mis à la tête de la nouvelle église. Comme ce héros, qui se sentait gravement chargé de beaucoup de péchés, avait enfin, à force de prières, obtenu la maladie de la lèpre, son neveu lui confia une certaine chapelle, fondée en l'honneur de Saint-Evroul; il y resta long-temps, ayant auprès de lui le moine Goscelin, pour le service de Dieu et sa propre consolation. Il y rendit beaucoup de services, par les conseils pieux qu'il donnait à ceux qu'attiraient vers lui et sa sagesse et sa noblesse. D'après ses conseils, l'abbé Robert invita Hugues, évêque de Lisieux, père des moines et leur maître fidèle, à faire le 2 des nones de mai (6 mai) la dédicace, de la chapelle dont nous venons de parler en l'honneur des saints confesseurs Evroul, Benoît, Maur et Leufroi. On assure que cette église avait été bâtie dès le temps de saint Evroul, qui avait coutume de s'y refugier en abandonnant tous soins extérieurs, lorsqu'il voulait avec plus d'ardeur s'attacher aux célestes contemplations. Ce lieu est agréable et très-propre à la vie solitaire; car la petite rivière de Charentone coule dans une vallée inculte, sur les limites des évêchés de Lisieux et d'Evreux; sur le sommet d'un mont s'élève une forêt, qui reçoit le souffle des vents sous ses épais ombrages; un verger entoure l'église sur le penchant des coteaux, entre la rivière et la forêt. Devant les portes de l'église, coule la fontaine d'Ouche, qui a donné son nom à toute la contrée circonvoisine. Il ne faut pas qu'on s'étonne qu'un évêque de Lisieux ait fait une dédicace dans l'évêché d'Evreux. A cette époque trois généreux prélats gouvernaient chacun une cité importante et des paroisses limitrophes. Hugues, fils de Guillaume, comte d'Eu, était évêque de Lisieux; Guillaume, fils de Gérard Fleitel, dictait les lois ecclésiastiques aux habitants d'Evreux, et Ives, fils de Guillaume de Bellême, prodiguait aux gens de Seès les soins du salut éternel. Ces trois prélats se distinguaient alors en Normandie, par leur ferveur pour le culte divin, autant que par leur parfait accord; et ils étaient unis par les nœuds d'une telle amitié, que chacun d'eux, pourvu que le temps ou la raison ne s'y opposassent pas, vaquait sans litige et sans exciter l'envie à toutes les œuvres divines, dans le diocèse de son voisin. [3,12] CHAPITRE XII. Par l'inspiration de Satan, qui ne cesse jamais de nuire au genre humain, il s'éleva une excessive animosité entre les Français et les Normands. Henri, roi des Français, et Geoffroi Martel, vaillant comte d'Anjou, pénétrèrent avec une puissante armée sur le territoire normand, et commirent les ravages les plus funestes au peuple. Cependant Guillaume, courageux duc des Normands, ne tarda pas à se venger à diverses reprises de ces injurieuses attaques: il prit beaucoup de Français et d'Angevins, en tua un certain nombre, et pendant longtemps en retint plusieurs dans les fers. Celui qui voudra connaître tous les combats et les ravages qui eurent lieu de part et d'autre, doit lire les livres de Guillaume, surnommé Calcul, moine de Jumiège, et de Guillaume de Poitiers, archidiacre de l'église de Lisieux, qui ont mis beaucoup de soin à écrire les exploits des Normands, et qui ont présenté leurs ouvrages à Guillaume, alors roi des Anglais, auquel ils desiraient se rendre agréables. Dans ce temps, Robert, fils de Giroie, se révolta contre le duc Guillaume, et, s'étant joint aux Angevins, fortifia puissamment ses châteaux, savoir, Saint-Céneri et La Roche d'Igé. Il tint bon quelque temps contre le duc qui vint l'assiéger avec une armée normande. Comme la puissance des mortels est fragile, et qu'elle se flétrit en peu de temps, de même que les fleurs du foin, le héros dont nous avons parlé, après beaucoup de belles actions, se trouvait pendant l'hiver assis gaîment auprès du feu; il vit dans la main de sa femme Adelaïde, qui était cousine du duc, quatre pommes, dont il prit deux en riant familièrement, et, sans savoir qu'elles étaient empoisonnées, les mangea malgré elle. Le poison fit de rapides progrès, et cinq jours après, le 8 des ides de février (6 février), il mourut au grand regret des siens. A sa mort Ernauld, fils de Guillaume Giroie, succéda à Robert son oncle; il encouragea la garnison de Saint-Céneri, à force de prières et de bons avis, et lui prescrivit de défendre courageusement son héritage paternel, contre le duc Guillaume. Ce duc habile calma l'animosité d'Ernauld par des paroles séduisantes, et le détermina par ses promesses à faire la paix avec lui. Sur l'avis de ses amis il y consentit, et jura fidélité. Le prince lui rendit alors les terres de Montreuil, d'Echaufour, de Saint-Céneri, et enfin tout l'héritage de ses pères. Ensuite l'abbé Robert profita de la paix qui venait d'être conclue, pour demander au duc l'autorisation de transférer au monastère d'Ouche le corps de son oncle, qui restait inhumé à Saint-Céneri, depuis trois semaines. Le prince conservant encore l'aigreur de la haine, fit d'abord un refus, puis s'en désista, rougissant de sévir contre un homme mort. Bientôt l'abbé, plein d'activité, transféra à Ouche, dans un tronc d'arbre, les restes de Robert Giroie, et lui fit donner une sépulture honorable dans le cloître des moines. Tous ceux qui étaient présents à cette cérémonie furent fort étonnés de ce que ce corps, privé de la vie depuis trois semaines, n'exhalait aucune mauvaise odeur. Quelques personnes prétendent que la force du poison qui l'avait fait périr avait desséché toutes les humeurs du cadavre, et que c'est pour cela qu'il ne pouvait exhaler aucune odeur fétide capable d'offenser l'odorat. Ernauld étant rentré dans ses droits naturels, les moines d'Ouche furent comblés de joie, et, secondés par lui, ne craignirent pas de résister à des voisins insolents, qui opprimaient injustement ceux qui étaient désarmés. Du temps de l'abbé Théoderic et de Robert son successeur, Baudric et Wiger de Bauquencei et leurs hommes se conduisaient avec insolence envers les moines, et non seulement refusaient de leur obéir comme à leurs seigneurs, mais encore les fatiguaient de tracasseries, eux et les hommes de leur dépendance. Aussitôt que Robert eut pris les rênes de l'abbaye, il crut indigne de lui de souffrir plus long-temps ces outrages. Il prit conseil de ses frères, et pour punir l'arrogance des rebelles les livra à son cousin Ernauld, afin qu'il contînt militairement, tant qu'il vivrait, l'opiniâtreté de ces gens qui dédaignaient de se soumettre pacifiquement à la douceur des religieux. Mais Ernauld les accabla de charges nombreuses et diverses, et leur imposa à eux et à leurs hommes la garde de ses fortifications d'Echaufour et de Saint-Céneri. C'est ce qui les détermina à demander instamment à l'abbé Robert et aux moines la faveur d'être de nouveau soumis à leur pouvoir, promettant toute soumission et tout amendement. L'abbé et ses moines se rendirent à ces prières et sollicitèrent Ernauld de rendre Baudric et Wiger au servage de l'église, qui est une vraie liberté pour les hommes humbles et doux. Dans ce temps, Roger, fils aîné d'Engenulf de L'Aigle, fut tué. Engenulf et sa femme Richverède, vivement affligés de cette mort, allèrent à Ouche, demandèrent et obtinrent les bontés et les prières des moines, pour leur propre salut ainsi que pour celui de leur fils Roger, dont ils offrirent le cheval, qui était de grand prix, à Dieu et aux religieux, pour le salut de l'ame de ce jeune homme. Comme ce cheval était excellent, Ernauld en fit la demande et remit Baudric, ses hommes et la terre de Bauquencei sous l'ancien pouvoir du couvent. C'est ce qui fut accordé: Ernauld reçut de l'abbé Robert le cheval de son cousin Roger et rendit au domaine de l'église Baudric et toute la terre de Bauquencei dont il est question. Baudric, satisfait d'être soustrait au service onereux d'Ernauld, fit don au monastère du domaine qu'il possédait dans la terre de Saint-Evroul et livra en outre amicalement et de bonne grâce une terre dont il était propriétaire sur le douet de Villers et la terre du normand Mica et Bénigne. Alors Baudric, ayant joint les mains, prêta serment de fidélité à l'abbé Robert, lui promit, pour lui et ses hommes, soumission et justice, et demanda instamment que son fief ne sortît plus dorénavant du domaine des moines. C'est ce qui fut ratifié par eux, et, jusqu'à ce jour, tant lui que son fils Robert n'ont servi que les moines pour la terre de Bauquencei. L'abbaye d'Ouche se trouve dans le fief de Bauquencei, et ce Baudric était d'une grande noblesse. En effet, Gislebert, comte de Brionne, neveu de Richard duc des Normands, donna sa nièce en mariage à Baudric le Teuton, qui était venu avec son frère Wiger en Normandie, pour y servir le duc. Il sortit de cette union six fils et plusieurs filles, savoir: Nicolas de Baqueville, Foulques d'Aunou, Robert de Courci, Richard de Neuville, Baudric de Bauquencei, et Wiger de la Pouille. Ils se distinguèrent par leur grande bravoure sous le duc Guillaume, furent comblés par lui de richesses et de dignités, et laissèrent à leurs héritiers de vastes possessions en Normandie. Baudric, qui posséda avec son frère Wiger le fief de Bauquencei, donna sa sœur Elisabeth en mariage à Foulques de Bonneval, chevalier distingué, et lui accorda pour dot l'église de Saint-Nicolas que son père avait bâtie, avec le terrain adjacent. Foulques, songeant à l'avenir, offrit à Dieu dans le couvent d'Ouche, pour y devenir moine, son fils Théoderic que l'abbé Théoderic avait tenu sur les fonts sacrés, en présence de l'abbé Robert, pour le salut de son âme et des âmes de ses amis, et concéda à Saint-Evroul l'enfant lui-même et l'église de Saint-Nicolas, dont nous venons de parler. Baudric, Wiger et Guillaume de Bonneval, ainsi que leurs parents, ratifièrent avec plaisir ces dons; eux et beaucoup de personnes qui étaient présentes, assistèrent comme témoins légitimes à cette concession, pour la plus grande sûreté de l'Eglise. Là, se trouva Roger, fils de Tancrède de Hauteville, qui se rendait en Italie, où il conquit depuis, avec l'aide de Dieu, une grande partie de la Sicile, attaqua, battit et dompta les Africains, les Siciliens, et d'autres peuples qui ne croyaient pas au Christ et qui dévastaient cette île. Le jeune Théoderic, enlevé au monde pour être donné à Dieu, vécut cinquante-sept ans sous l'habit monacal, et, montant légitimement de grade en grade jusqu'au sacerdoce, combattit pour Dieu avec beaucoup d'honneur. Dans le même temps, Gui, surnommé Bolleim, arrière petit-fils du vieux Giroie, vivait honorablement avec sa femme Hodierne dans le Corbonnois et jouissant de grandes richesses, il se distinguait beaucoup dans les rangs de la chevalerie. Ils avaient plusieurs fils, Normand et Gaultier, qui se livrèrent aux travaux de la chevalerie; Geoffroi et Guillaume surnommé Grégoire, qui, instruits dans les lettres, prirent l'habit sacerdotal. Ce Gui, inspiré par Dieu, et à la persuasion de l'abbé Robert son cousin, aima beaucoup les moines d'Ouche; il éloigna du monde et de lui-même son fils Guillaume qui avait alors près de neuf ans, et le jour de la Toussaint le livra à Dieu, pour servir dans l'église d'Ouche sous le joug monacal. Alors Guillaume le Prévost, chevalier illustre, oncle de l'enfant, fit don à Saint-Evroul de l'église des Augerons, avec toute la terre du lieu, et se voua fidèlement au même patron, vers la fin de ses jours, lui et une partie de sa fortune. La grâce de Dieu accorda au jeune Guillaume de bonnes mœurs et le rendit actif à s'instruire dans les bonnes études: ce qui lui mérita de ses supérieurs le surnom de Grégoire. Elevé soigneusement dans le giron de sa sainte mère Eglise, retiré loin du fracas du monde et des charnels plaisirs, il brilla noblement dans les sciences utiles, qui conviennent si parfaitement aux dignes fils de l'Eglise: car il fut lecteur et chantre habile, distingué dans l'art de l'écriture et bon enlumineur de livres. Les ouvrages de ses mains nous servent encore beaucoup, pour la lecture ainsi que pour le chant, et par ces profitables exercices nous enseignent à éloigner l'oisiveté. Assidu dès l'enfance aux prières et aux veilles, il s'est livré modérément jusqu'à la vieillesse aux jeûnes et autres macérations de la chair, toujours observateur exact de l'ordre monastique, toujours ardent à reprendre les transgresseurs des saintes règles. Il avait confié à sa mémoire tenace les Epîtres de saint Paul, les Proverbes de Salomon et plusieurs autres traités de la Sainte-Ecriture; il les a employés dans ses entretiens journaliers, pour exhorter ceux avec lesquels il conversait. Livré à de telles études, il a déjà passé cinquante-quatre ans dans l'ordre monacal, et pour pouvoir parvenir, au moyen d'une bonne fin, à la jouissance de l'éternelle tranquillité, il continue, comme de coutume, la pratique de ses bonnes œuvres, sous l'abbé Roger. Pendant que le monastère d'Ouche s'était renforcé glorieusement d'un surcroît de quarante moines, et que l'ordre monastique y était régulièrement observé, selon les règles de la loi divine, sa renommée se répandait au loin, volant de tous côtés, et portant tout le monde à l'amour de cette église. Toutefois certaines personnes étaient atteintes par la contagion de l'envie, et restaient blessées du trait déchirant de leur propre méchanceté. L'abbé Robert, naturellement généreux et bienfaisant, n'en accueillait pas moins de bonne grâce ceux qui accouraient de toutes parts à la conversion, et fournissait dignement aux frères tout ce qui leur était nécessaire pour la subsistance et l'habillement. Comme les revenus de l'église d'Ouche, qui était située dans une contrée stérile, étaient loin de suffire à la libéralité de ce père, il recevait souvent des parents illustres dont il était issu, comme nous l'avons dit, autant de secours qu'il en voulait, pour assister les moines, avec le consentement amical de sa famille. Considérant que l'ancienne église, qui avait été bâtie par saint Evroul, était petite et d'un travail grossier, l'abbé Robert se détermina la première année de son gouvernement à bâtir une grande et belle église en l'honneur de Marie, sainte mère de Dieu; et il voulut qu'elle fût décorée de beaucoup d'autels, en l'honneur des saints. Les reliques de plusieurs saints du temps de saint Evroul avaient été déposées dans l'ancienne église; mais, par l'effet d'un grand laps de temps, on ignorait leurs noms, leurs gestes et le lieu où ils étaient placés: c'est ce qui porta Robert à comprendre tout le vieil édifice dans la nouvelle église, qu'à cet effet il fit assez grande pour pouvoir ainsi contenir toujours honorablement les ossemens ou les mausolées des bienheureux qu'elle recèle. Les tempêtes des tribulations s'étant élevées, il fut forcé de suspendre son entreprise, qu'aucun de ses successeurs n'osa continuer dans la proportion, l'ordre et l'emplacement qu'il avait adoptés. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1059, Henri, roi des Français, après beaucoup de belles actions qui honorèrent glorieusement son règne, demanda une potion à Jean, médecin de Chartres, qui par suite d'un accident fut surnommé le Sourd. Le prince attendait de ce remède une plus longue vie et une meilleure santé. Comme il céda plutôt à sa fantaisie qu'à l'ordonnance de son médecin, il demanda de l'eau à son chambellan, pour calmer la soif qui le tourmentait, pendant que la médecine qui parcourait ses entrailles le faisait beaucoup souffrir; avant qu'elle eût produit son effet, il se mit à boire à l'insu du médecin, et par malheur il mourut le lendemain, à la grande affliction de beaucoup de personnes. Il laissa le sceptre des Français à Philippe son fils, qui était encore dans l'incapacité de l'enfance, et le recommanda à Baudouin, duc des Flamands, pour qu'il le protégeât ainsi que le royaume. Cette tutèle appartenait convenablement à un si grand prince, puisqu'il avait épousé Adèle, fille de Robert, roi des Français, de laquelle il avait eu Robert le Frison, Mathilde, reine des Anglais, Odon, archevêque de Trêves, et quelques autres grands personnages. La même année, Frédéric, fils du duc Gothelon, qui fut appelé le pape Etienne, vint à mourir, et eut pour successeur Gérard, qui prit le nom de Nicolas. Cette année est la troisième de Henri IV, fils de l'empereur Henri Conrad et de l'impératrice Agnès: il fut le quatre-vingt-septième depuis Auguste, et régna cinquante ans. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1063, le pape Nicolas mourut; Alexandre, évêque de Lucques, lui succéda. Dans ce temps-là, Sigefroi, évêque de Mayence, Gontier, évêque de Bamberg, et plusieurs autres prélats ou nobles se rendirent à Jérusalem, avec de nombreux compagnons. [3,13] CHAPITRE XIII. Dans ce même temps, il s'éleva de grandes difficultés entre Guillaume duc de Normandie et ses seigneurs. Dans l'excès de leur ambition et de leur cupidité, ils voulaient se supplanter les uns les autres, et il en résultait de graves séditions, par diverses causes, mais toujours au détriment des malheureux. Quelques hommes d'un cœur cruel s'en réjouissaient; mais les amis de la paix et de la piété en étaient vivement contristés. Roger de Mont-Gomeri et sa femme Mabille prirent plaisir à voir naître ces troubles, cherchèrent à capter la bienveillance du duc par leurs adulations, et employèrent un art perfide à le porter plus fortement à la colère contre ses voisins. Le duc, naturellement violent, donnant une trop libre carrière à son courroux, dépouilla et força, sans preuves, de s'exiler pour long-temps quelques chevaliers des plus illustres, tels que Radulphe de Toëni, Hugues de Grandménil, Ernauld d'Echaufour, et leurs barons. En même temps, Robert, abbé d'Ouche, fut mandé à la cour du duc, et, le jour fixé, reçut l'ordre de répondre sur divers griefs, dont il était faussement accusé. En effet, Rainier, moine de Châtillon, le même qu'il avait établi prieur d'Ouche, et qu'il avait toujours sans défiance appelé, comme un ami fidèle, à ses plus intimes conseils, l'avait accusé auprès du duc de quelques plaisanteries et de quelques paroles légères, dirigées contre la personne de ce prince. Quand Robert vit le duc irrité contre lui, et toute sa propre famille, animée de fureur, cherchant à lui nuire, il reconnut facilement, d'après l'avis de ses amis, que le duc voulait le frapper, même dans ses membres. De l'avis de Hugues, évêque de Lisieux, il aima mieux éviter la colère qui le menaçait, que de s'exposer à un mal irréparable. C'est pourquoi la troisième année de son gouvernement, le 6 des calendes de février (27 janvier 1061), il se retira après avoir chanté le samedi à vêpres l'antienne "Peccata mea, Domine"; et montant à cheval avec les deux moines Foulques et Ours, il passa en France, et se rendit ensuite auprès du pape Nicolas, auquel il raconta ce qui lui était arrivé. Cependant le duc de Normandie, par le conseil du vénérable Ansfroi, abbé de Préaux, de Lanfranc prieur du Bec, et d'autres personnes ecclésiastiques, demanda à Rainier, abbé de la sainte Trinité-du-Mont à Rouen, de lui donner Osbern, prieur de Cormeille, et, sans que celui-ci s'y attendit, il lui confia le soin de l'abbaye d'Ouche, dans un synode tenu à Rouen, sous la crosse de l'archevêque Maurille. L'évêque Hugues conduisit ensuite Osbern à Préaux, par l'ordre du duc, et là soudainement, à l'insu des moines de Saint-Evroul, le consacra abbé, le mena à Ouche, et l'imposa de par le prince aux moines affligés. Ils furent en proie à un grand embarras. En effet, leur abbé vivait encore, et c'était lui qui avait fondé leur église, et qui les avait introduits dans la vie monastique; il était chassé sans preuves, non par le jugement d'un concile, mais par la tyrannie d'un prince en fureur: en conséquence, ils hésitaient à recevoir un autre abbé, et cependant ils n'osaient le refuser ouvertement, à cause de la violence du duc. Enfin, sur les remontrances du prélat dont nous venons de parler, ils préférèrent souffrir la violence, et se montrèrent obéissants au chef qu'on leur donnait, plutôt que de rester sans joug, d'offenser la puissance de Dieu, et d'exciter par leur résistance un surcroît de malveillance qui pourrait tourner à la destruction du nouvel établissement. Cependant Ernauld d'Echaufour se vengeait cruellement de l'outrage qu'on lui avait fait eu le dépouillant. Il ravagea pendant trois ans tout le pays de Lisieux, soit par le pillage et l'incendie, soit en enlevant des hommes et les frappant de mort. Une certaine nuit, il arriva à Echaufour avec quatre chevaliers, et, ayant pénétré secrètement dans le bourg avec ses hommes, il jeta tout à coup de grands cris. Aussitôt que les soixante chevaliers du duc l'entendirent, ils pensèrent qu'il était accompagné d'une forte troupe, et, saisis d'effroi, ils prirent la fuite en lui abandonnant le château qu'ils devaient garder. Ernauld y mit le feu et causa un grand dommage à ses ennemis. Il brûla aussi le bourg d'Ouche, et chercha long-temps, pour le tuer, l'abbé Osbern, en parcourant avec ses satellites tous les coins de l'église, et frappant partout avec des épées nues. Osbern était absent par la permission de Dieu. Quelques jours après, le célérier Herman alla trouver en particulier Ernauld. Il le reprit avec douceur de ce qu'il s'efforçait de détruire une abbaye que son père avait fondée pour le salut de son âme. Ernauld reçut pieusement les remontrances du serviteur de Dieu, se ressouvint de la piété de son père, déplora ses entreprises criminelles contre le couvent de Saint-Evroul, et, plein de repentir, promit de s'amender comme il le devait. Peu de temps après, il se rendit à Ouche, déposa un gage sur l'autel pour racheter ses mauvaises actions, implora la miséricorde, et rendit la sécurité à l'abbé Osbern. Le célérier lui avait insinué adroitement et selon la vérité que cet abbé n'avait pas usurpé par cupidité la place de son cousin, mais que forcé par le prince et pressé par ses supérieurs, il avait pris malgré lui le gouvernement de l'église désolée. Enfin, l'abbé Robert trouva à Rome le pape, et lui raconta exactement la cause de son voyage. Ce pape reçut avec bonté son compatriote (car ce pontife était né en France); il entendit patiemment ses plaintes, et lui promit de le protéger fidèlement dans la position difficile où il se trouvait. Cependant Robert se rendit auprès de ses parents en Pouille, où ils avaient conquis par la force des armes plusieurs villes et places fortes. Après avoir eu avec eux une entrevue, il se rendit en Normandie, muni de lettres apostoliques, et accompagné de deux cardinaux clercs. Il alla hardiment à Lillebonne, où le duc Guillaume tenait alors sa cour. Le duc, ayant appris que l'abbé Robert était arrivé avec les légats du pape, pour réclamer l'abbaye d'Ouche, pour accuser Osbern substitué par son ordre, et pour le faire considérer comme usurpateur des droits d'autrui, entra dans une violente colère et dit: «Qu'il recevrait volontiers les légats du pape, comme père commun des fidèles, lorsqu'ils lui parleraient de la foi et de la religion chrétienne; mais, que si quelque moine se permettait une entreprise contre son pouvoir, il le ferait pendre sans ménagement par son capuchon, au plus haut chêne de la forêt voisine.». L'évêque Hugues, ayant entendu ces paroles, en fit part à Robert, et l'engagea à éviter la présence de ce prince irrité. L'abbé s'éloigna en toute hâte et se retira dans le pays de Paris chez le vénérable Hugues, abbé du monastère de Saint-Denis, apôtre des Gaulois. Il habita quelque temps honorablement chez ce religieux qui était son cousin, chez quelques amis et plusieurs parents, qui appartenaient aux premières maisons de France. Il écrivit ensuite à l'abbé Osbern pour qu'il se trouvât avec lui dans le pays Chartrain, devant les cardinaux romains, afin que leur différend, soigneusement examiné par ces personnes ecclésiastiques, amenât un jugement définitif, conforme à ce que prescrivent les saints canons. Il lui désigna le jour et le lieu où ils pourraient avoir une entrevue. Osbern reçut la lettre et répondit qu'il irait volontiers en cour de Rome; mais s'étant déterminé pour un autre parti, il ne se rendit point au lieu ni dans le temps désignés. C'est ce qui fit que Robert expédia des lettres, au moyen d'un certain homme attaché à la maison de Saint-Evroul, lequel avait été pris par Ernauîd: elles avaient pour objet d'excommunier, de l'autorité du pape, l'abbé Osbern comme intrus, et d'inviter impérieusement tous les moines du couvent d'Ouche à se ranger de son côté. Qui pourrait rapporter quelles furent les tribulations auxquelles se trouva livrée l'église d'Ouche, à l'intérieur et à l'extérieur? Robert, son fondateur et son chef, fut injustement chassé de son siége, obligé d'errer dans les contrées étrangères, et de voir la puissance séculière substituer à sa place un homme étranger, qui, quoique habile et religieux, et même ardent pour les intérêts du monastère, soupçonneux cependant et craintif, n'osait se confier aux frères du couvent. Il en résulta qu'ayant connu l'excommunication dont avait été frappé l'abbé remplaçant, exhortés d'ailleurs par Robert leur père, qui prescrivait à ses fils de venir le rejoindre avec la permission du pape, quelques moines, quittant la Normandie, accompagnèrent leur abbé, et se rendirent auprès du siége apostolique. Presque tous les religieux voulaient partir; mais les enfants et les infirmes furent obligés de rester malgré eux, parce qu'ils étaient retenus et surveillés exactement. Quant aux autres qui étaient plus forts et qui se donnaient plus de liberté, ils s'exilèrent volontairement, pour suivre leur père. Voici quels sont leurs noms: Herbert et Hilbert de Montreuil, et Béranger fils d'Ernauld, copiste distingué. Ces trois moines élevés avec soin dès l'enfance dans la maison du Seigneur, et formés par de bonnes études, furent toute leur vie utiles au culte divin; Renauld le grand, habile dans l'art de la grammaire, Thomas d'Angers, fameux par sa noblesse, Robert Gamaliel, chantre illustre, Turstin, Rainauld, Chevreuil, et Gaultier le petit. Ils abandonnèrent la Neustrie, leur pays natal, et partirent pour la Sicile, s'exposant à souffrir les vicissitudes des événements; quelques-uns revinrent peu après, tandis que plusieurs autres servant leur pasteur jusqu'à la fin, terminèrent leur carrière en Calabre. Cependant le seigneur Mainier, que l'abbé Robert, après son premier départ, avait établi prieur du monastère, s'étant rendu peu de jours après à l'abbaye du Bec, s'était le premier de tous occupé avec Lanfranc, prieur de cette maison, de la substitution d'un autre abbé, et par conséquent avait implacablement offensé celui entre les mains duquel il avait fait profession. Effrayé des menaces de Robert, et honteusement mis en butte aux reproches de ses partisans, il se rendit à Cluni, de l'avis et avec la permission de l'abbé Osbern: et là il se soumit avec ferveur, durant un an, à toute la rigueur de ce monastère, sous Hugues son vénérable abbé. L'église d'Ouche fut violemment désolée par ces événements: elle fut dépouillée aussi de plusieurs propriétés qu'elle possédait: car quelques chevaliers voisins, qui étaient les hommes ou les parents des Giroie, voyant l'expulsion des héritiers naturels, suscitèrent beaucoup de tracasseries aux moines de Saint-Evroul, et leur firent essuyer de grands dommages. En effet, chacun s'emparait d'une terre, d'une église ou d'une dîme. Le nouvel abbé, qui était étranger, ne connaissait pas tous les biens de l'abbaye; et il hésitait d'ailleurs à demander à des hommes dans lesquels il avait peu de confiance, des renseignements sur les objets que Robert fils de Helgon, Giroie fils de Foulques de Montreuil, ou Roger Goulafre, et quelques mauvais voisins avaient usurpés. En conséquence, l'église d'Ouche perdit beaucoup de biens, que jusqu'à ce jour elle n'a pu recouvrer. Le pape Nicolas étant mort, Alexandre lui succéda. Ce fut auprès de lui que l'abbé Robert se rendit avec onze moines de Saint-Evroul, et il lui raconta en détail tout ce que lui et les siens avaient eu à souffrir d'injures. Le pontife les accueillit avec bonté, leur prodigua ses paternelles consolations, et leur confia dans la ville de Rome l'église de l'apôtre saint Paul, afin qu'ils pussent s'y fixer et y observer leurs règles, jusqu'à ce qu'ils eussent trouvé une habitation convenable. Robert réclama l'assistance de Guillaume de Montreuil son cousin, et le trouva disposé et très-empressé à venir à son secours. Ce chevalier était porte-enseigne du pape; il avait conquis la Campanie et soumis à l'apôtre saint Pierre les habitants de cette contrée, que divers schismes avaient séparés de l'unité catholique. Il donna à son cousin, dépouillé par l'exil, ainsi qu'à ses moines, la moitié des revenus d'une antique ville que l'on appelle Aquina. Robert passa ensuite auprès de Richard, prince de Capoue, fils d'Ansquetil de Quarel. Il en reçut beaucoup de caresses; mais ses gracieuses promesses ne furent suivies d'aucun fait. Quand Robert s'aperçut qu'il était le jouet de protestations frivoles, il reprocha à Richard d'avoir dégénéré de sa race, qui lui était bien connue, et, le quittant aussitôt, il porta ses pas vers Robert Guiscard, duc de Calabre. Ce prince reçut l'abbé avec de grands honneurs, comme son seigneur naturel, et le pria instamment de se fixer auprès de lui, et pour toujours, avec ses moines. Son père Tancrède de Hauteville était originaire du Cotentin: de deux femmes légitimes qu'il avait épousées, il eut douze fils et plusieurs filles. Il abandonna à l'un d'eux, nommé Goisfred, les terres de son patrimoine, et prévint tous les autres qu'ils eussent à se procurer hors du pays, par la force ou par leur industrie, ce dont ils manqueraient. Ces jeunes gens, non pas ensemble, mais à diverses époques, passèrent dans la Fouille sous l'habit de pélerin et portant le sac et le bâton, afin de n'être pas arrêtés par les Romains. Parvenus tous à la fortune par diverses voies, ils devinrent tous ducs ou comtes, soit dans la Pouille, soit en Calabre, soit en Sicile. C'est sur leurs exploits et leurs entreprises courageuses que le moine Geoffroi, surnommé Male-Terre, a récemment écrit un bon ouvrage, d'après l'invitation de Roger, comte de Sicile. Robert Guiscard fut le plus habile et le plus puissant de ses frères; il posséda long-temps la principauté de la Pouille après la mort de ses frères Drogon et Onfroi; il conquit le duché de Calabre après avoir courageusement vaincu, les armes à la main, les Lombards et les Grecs qui, fortifiés dans leurs villes et leurs grandes places, voulurent défendre leurs droits antiques et leur antique liberté. Ayant passé la mer d'Ionie avec une petite mais vaillante troupe de Normands et de Cisalpins, il envahit la Macédoine, livra deux batailles à Alexis, empereur de Constantinople, et, l'ayant vaincu par mer et par terre, il mit en fuite ses nombreuses armées. Le héros dont nous parlons accueillit honorablement, comme nous l'avons dit, l'abbé Robert ainsi que ses moines; il lui donna l'église de Saint-Euphémie située sur le rivage de la mer Adriatique, où l'on voit encore aujourd'hui les ruines d'une ville antique qui s'appelait Brixia, et l'engagea à y construire un couvent, en l'honneur de sainte Marie, mère de Dieu. Ce duc, ainsi que quelques autres Normands, donnèrent à cette église de grands biens et se recommandèrent aux prières des fidèles qui s'y étaient réunis ou qui s'y réuniraient, afin de combattre pour le Christ. C'est là que Frédesensis, femme de Tancrède de Hauteville, est ensevelie; Guiscard son fils donna à cet effet à l'église un grand fonds de terre. Ce prince confia à l'abbé Robert le couvent de la Sainte-Trinité dans la ville de Venosa; et l'abbé fit choix de Béranger, fils d'Ernauld Helgon, moine d'Ouche, elle présenta au pape Alexandre pour qu'il lui confiât l'abbaye de Venosa. Après avoir reçu la bénédiction du pontife, Béranger gouverna honorablement son abbaye, tant qu'Alexandre, Grégoire et Didier furent assis sur le siége apostolique; ensuite du temps du pape Urbain, le peuple l'élut évêque de la même ville. Issu d'une noble parenté, il combattit pour le Christ à Ouche, depuis son enfance, sous l'abbé Théoderic, et se distingua beaucoup par son habileté dans l'art de lire, de chanter et d'écrire. Ayant ensuite, comme nous l'avons dit, suivi son abbé dans l'exil, choisi par lui pour le soin pastoral, il trouva le petit troupeau de vingt moines qui lui fut remis, fort occupé de vanités mondaines et fort paresseux à s'acquitter du culte de Dieu; mais ensuite, aidé par la grâce divine, il en porta le nombre à cent. Il leur inspira noblement un zèle si grand pour toutes les vertus, que plusieurs évêques et abbés furent pris parmi eux et servirent la sainte mère Eglise dans des postes élevés pour l'honneur du vrai roi et le salut des âmes. Ce duc magnanime confia à l'abbé Robert un troisième couvent dédié à saint Michel archange et bâti dans la ville de Mella: cet abbé le remit à Guillaume, fils d'lngran, qui était né à Ouche et y avait été fait clerc, mais avait été élevé au monacat à Sainte-Euphémie. Dans ces trois monastères d'Italie on suit le chant de l'abbaye d'Ouche, et on y observe encore aujourd'hui les règles de cette maison, autant que le lieu et la volonté des habitants le permettent. Deux sœurs utérines de l'abbé Robert demeuraient à Ouche dans la chapelle de Saint-Evroul et avaient cru devoir renoncer au monde, en prenant le voile sacré et s'attacher à Dieu seul, dans toute la pureté du cœur et du corps. Lorsqu'elles apprirent que leur frère Robert jouissait dans la Pouille d'un certain pouvoir séculier et qu'elles virent qu'en Normandie elles seraient dédaignées et sans appui, elles passèrent en Italie, abandonnèrent le voile de la sainteté et embrassèrent le monde avec ardeur; puis toutes deux épousèrent des maris, qui ne se doutaient pas qu'elles eussent été consacrées à Dieu. Roger, comte de Sicile, prit Judith en mariage, et un autre comte, dont je ne me rappelle pas le nom, épousa Emma. Ainsi toutes les deux, pour l'amour du monde, quittèrent le voile, emblême de la sainte religion; mais comme elles avaient détruit leur première foi, toutes deux restèrent stériles dans le siècle, et n'ayant joui qu'un moment de la félicité temporelle, elles offensèrent leur céleste époux. Après le départ de l'abbé Robert, son oncle Raoul surnommé Male-Couronne, voyant s'élever contre ses parents toutes les fureurs d'une cruelle tribulation, et des étrangers exercer le pouvoir dans la maison d'Ouche, que ses frères et lui avaient construite à Dieu, abandonna la chapelle de Saint-Evroul où nous avons dit qu'il s'était retiré, et se rendit à Marmoutier, où il avait fait sa profession monacale; peu de temps après, au bout de sept années d'exercice dans l'ordre religieux, il mourut glorieusement le quatorze des calendes de février (19 janvier) de l'année 1068. Dans ce même temps Geoffroi-Martel, comte très brave des Angevins, après avoir fait beaucoup de belles actions dans les affaires du siècle, mourut en 1062. Comme il n'avait pas d'enfants, il laissa ses Etats à Geoffroi, son neveu, fils d'Alberic comte de Gâtinois. Il fut pris par artifice quelque temps après, par son frère Foulques, surnommé Réchin, qui s'empara du comté et le retint en prison durant trente ans, dans le château que l'on appelle Chinon. En ces temps-là, Guillaume, duc de Normandie, se faisait de plus en plus remarquer par ses qualités et sa puissance, et surpassait tous ses voisins en générosité comme en magnificence. Il épousa la généreuse Mathilde, fille de Baudouin, duc des Flamands, et nièce de Henri, roi des Français, par une sœur de celui-ci. Il en eut par la faveur de Dieu des fils et des filles, savoir, Robert et Richard, Guillaume et Henri, Adelise et Constance, Cécile et Adèle. Les historiographes éloquents ne manquent pas de matière pour s'étendre à cet égard, s'ils veulent, en renonçant à l'oisiveté et se livrant à l'étude, faire connaître à la postérité les divers événements qui concernent ces grands personnages. Quant à nous qui ne fréquentons pas les cours du siècle, mais qui résidons au fond des cloîtres monastiques, après avoir fait une courte mention des choses qui nous concernent, reprenons le fil de notre discours. La guerre s'étant élevée entre les Normands et leurs voisins, les Bretons et les Manseaux, le duc Guillaume résolut, de l'avis de ses conseillers, de rétablir la paix entre les grands de ses Etats et de rappeler les bannis. En conséquence, ayant pris le parti de la douceur, d'après les supplications de Simon de Montfort, de Valeran, de Breteuil et de quelques autres amis et voisins très-puissants, il rappela Radulphe de Toëni, et Hugues de Grenteménil, qu'il avait dépouillés de leurs héritages, comme nous l'avons dit, et bannis de Normandie avec leurs partisans, et leur restitua leur patrimoine. Après avoir fait la guerre pendant trois ans, Ernauld obtint aussi une trêve du duc et se rendit dans la Pouille, où il trouva ses amis et ses parents qui jouissaient de grands biens. Il en revint quelque temps après avec des sommes d'argent considérables, et rapporta au duc un manteau précieux. [3,14] CHAPITRE XIV. Quand les tempêtes qui avaient apporté de si grands malheurs à l'église d'Ouche furent un peu calmées, Osbern qui était à la tête de la maison, qui avait éprouvé toutes les agitations de l'inquiétude, et qui au fond avait de grands remords de conscience, à cause de l'anathême apostolique qui l'avait frappé, rappela de Cluni, sur l'avis et du consentement des frères, le seigneur de Mainier, que l'abbé Robert avait établi prieur, et le mit à la place de Foucher qu'il déposa. Ce même Osbern, fils d'Erfast, était originaire du pays de Talon, très-instruit dans les lettres depuis son enfance, éloquent dans ses discours, et propre par la force de son esprit à toutes sortes d'arts, tels que la sculpture, l'écriture, les travaux manuels, et beaucoup de choses de ce genre. C'était un homme d'un stature médiocre, d'un âge avancé, ayant la tête bien garnie de cheveux noirs et blancs; il était sévère pour les sots et les insolents, miséricordieux envers les faibles et les pauvres, et convenablement libéral envers les particuliers et les étrangers. Plein d'ardeur pour la profession monastique, il s'appliquait de tous ses moyens à procurer à ses frères tout ce dont ils pouvaient avoir besoin, spirituellement et corporellement. Il savait contenir à merveille les jeunes gens et les forçait très bien à lire, à psalmodier ainsi qu'à écrire, en employant comme il fallait les réprimandes et les corrections. Il fabriquait lui-même des écritoires pour les enfants et les ignorants, préparait des tablettes cirées, et ne négligeait pas de faire remettre tous les jours par chaque individu la tâche de travail qu'il lui avait imposée. C'est ainsi qu'en chassant l'oisiveté, il avait l'art d'appliquer utilement l'esprit de la jeunesse, et lui préparait pour l'avenir les moyens d'acquérir les richesses de la science. Chanoine de Lisieux, sous le prélat Herbert, Osbern, voulant ensuite se lier par des nœuds plus étroits, quitta l'habit séculier et se retira, pour perfectionner ses mœurs selon le bon plaisir de la volonté de Dieu, au nouveau couvent que Goscelin d'Arques avait fondé sur le mont de la Sainte-Trinité de Rouen, et dans lequel se distinguait alors d'une manière incomparable le vénérable abbé Isembert, homme d'un grand mérite. L'abbé Rainier, successeur d'isembert, l'envoya à Cormeilles, après qu'il eut fait ses preuves dans l'ordre, pour établir le régime monacal en ce lieu, où l'illustre héros de ce temps, Guillaume, fils d'Osbern, et sénéchal de Normandie, avait commencé de fonder une abbaye en l'honneur de sainte Marie, mère de Dieu. L'abbé Robert ayant été chassé de son abbaye, comme nous l'avons suffisamment expliqué, Osbern, qui manquait des connaissances nécessaires, fut appelé malgré lui au gouvernement de l'église d'Ouche, dont il s'acquitta avec soin et succès, autant que pouvait le permettre la cruauté de cette époque d'injustice, pendant l'espace de cinq ans et trois mois. Il avait amené avec lui, d'après la permission de son abbé, un moine de son église, qui était très-sage et religieux, nommé Witmond dont il ne négligea ni les avis ni l'assistance, tant qu'il fut à Ouche. Ce moine était très-habile dans l'art de la grammaire et de la musique, ce que nous attestent encore aujourd'hui les antiennes et les répons qu'il avait faits. Il donna plusieurs chants, pleins de douceur, dans l'antiphonaire et le Recueil de versets; il termina l'histoire du saint père Evroul, en y ajoutant neuf antiennes et trois répons; on lui doit quatre antiennes sur les psaumes pour les vêpres, et dans le second nocturne les trois dernières; il est encore l'auteur du huitième et du douzième répons, sur ces dernières antiennes, d'une autre antienne pour les cantiques et les secondes vêpres, et d'une très-belle pour le cantique de l'Evangile. Le chantre Arnulfe, disciple de Fulbert, évêque de Chartres, avait composé cette histoire d'Evroul pour l'usage des clercs, d'après les exhortations de l'abbé Robert; il l'avait d'abord enseignée à deux jeunes moines, Hubert et Radulphe, envoyés à Chartres par cet abbé. Cependant Rainauld-le-Chauve mit au jour un répons à la gloire du Seigneur, lequel se chante à vêpres, et sept antiennes qu'on trouve encore écrites dans le recueil des antiennes d'Ouche. Roger du Sap et quelques autres frères très-studieux firent aussi plusieurs hymnes dictées par une pieuse dévotion, en l'honneur de saint Evroul, et les déposèrent dans la bibliothèque d'Ouche, pour l'instruction de la postérité. L'abbé Osbern tourmenté d'un excessif chagrin, à cause de l'anathême apostolique auquel il était forcé de se soumettre, prit l'avis des hommes sages, et résolut d'expédier un envoyé à Rome, pour y demander humblement la bénédiction du siége apostolique. Il fit écrire des lettres de supplication par Witmond, moine plein de sagesse, et les fit copier avec un grand soin par le jeune Bernard, surnommé Matthieu, dont l'écriture était fort belle. Voici le texte de cette lettre. «Au Seigneur apostolique Alexandre, vicaire du bienheureux Pierre, père très-excellent de tout l'univers: «Son inférieur à une grande distance, certain abbé, nommé Osbern, du couvent de Saint-Evroul, dans son pays de Normandie, salut véritable, soumission très-humble, et selon son pouvoir prières dévotes. «Seigneur père, puisque, avant et sur tous les prélats de l'Eglise, il vous appartient d'étendre votre sollicitude sur l'univers de toute la chrétienté, de rechercher avec un zèle ardent ce qui est profitable aux âmes, et de rappeler par votre autorité ceux qui s'écartent de votre concorde, je dois donc, moi, abbé inconnu, demeurant toutefois dans le giron de votre surveillance, recourir à vous comme à un consolateur plein de clémence, m'adresser à vous à haute voix et de toutes les forces de mon ame, diriger vers vous mes prières, implorer vos consolations, afin que par votre grâce, et selon la rectitude de votre autorité, vous daigniez me tirer de certaine agitation de laquelle j'ai beaucoup à souffrir. L'abbaye de Saint-Evroul, que je tiens maintenant, fut occupée avant moi par l'abbé Robert, cousin de Guillaume, chevalier Normand, votre féal; ayant éprouvé quelques contrariétés, il la quitta et partit. Cependant le prince de la province, et les prélats de l'Eglise me constituèrent abbé en sa place. Comme ils me rassurèrent, et me rassurent encore dans mes craintes à cet égard, comme ils m'ordonnèrent régulièrement et selon Bien, j'ai lieu de croire qu'ils ne m'ont pas trompé. Je sais seulement, d'après ma conscience, que ce n'est ni par prières, ni par argent, ni par l'effet de l'amitié ou de la condescendance, ni par aucun esprit de ruse, mais seulement pour l'exécution du précepte d'obéissance, autant que je le peux, que j'ai pris le titre et la charge d'abbé, et qu'en les recevant j'ai été exempt de toute supercherie. L'abbé Robert, dont nous venons de parler, s'étant éloigné de nous à une grande distance, est devenu le père d'un certain monastère, dans la province de Calabre. C'est là que, mû contre moi de colère et de haine, il m'accuse et me menace, disant que j'ai envahi au mépris de Dieu la place qu'il occupait. Cette dissension est cause que les ames des sujets sont partout en péril, et que, flottant entre les partis, je reste dans l'hésitation. En effet, comme mes prélats m'assurent que je suis régulièrement en place, et m'ordonnent de persister, je n'ose me montrer désobéissant; je crains beaucoup le courroux et la haine du frère qui m'accuse, étant surtout l'un et l'autre prêtres et moines. En effet, pendant que la voix apostolique, tonnant horriblement, dit à chacun: tout homme qui hait son frère est un homicide, qui est-ce qui osera dire combien est grand l'homicide que consomme un moine-prêtre qui hait son frère, et si dans cet état il ose sacrifier à l'autel, qui petit ignorer que son ame est damnée? «C'est pourquoi, seigneur apostolique, très-révérend père de toute la chrétienté, prosterné jusqu'à terre aux pieds de votre miséricorde, dans mes gémissements mêlés de larmes, je vous prie du fond du cœur, vous qui, mis en la place du bienheureux Pierre, devez avec une grande vigilance nourrir les brebis du Seigneur, et les garder des embûches des loups, je vous supplie de mettre promptement, par l'effet de l'amour de Dieu, et par un jugement de votre équité, un terme à la calamité de la discorde cruelle, qui existe entre moi et Robert, ce frère dont je vous parle. Faites disparaître aussi entièrement toute cette fluctuation qui agite mon cœur. Ainsi, par le commandement de votre autorité, faites réunir en présence de juges capables et légitimes, pour y discuter équitablement l'affaire, et moi-même et les auteurs de mon ordination, et Robert qui m'accuse. Si l'on trouve que c'est à bon droit que j'occupe l'abbaye, j'y resterai jusqu'à la fin; si c'est à tort, je la quitterai. Que si vous employez votre grâce à cet effet, et qu'ainsi vous remplissez votre devoir d'une manière digne d'éloges, vous nous procurerez à tous deux, vous assurerez à deux frères les douceurs de la paix. Effectivement qu'il m'arrive, soit de rester, soit de partir, la colère de mon frère se reposera, calmée certainement par le résultat du jugement; et moi, libre d'incertitude, je pourrai désormais me livrer avec sécurité au service de Dieu. «O gouverneur des gouverneurs de l'Eglise, père des pères, vous qui avez été constitué le refuge de tous ceux qui éprouvent des tribulations! par le bienheureux pouvoir de lier et de délier que vous exercez sur tous les habitants de la terre, prêtez l'oreille à ces paroles de mon cœur, et en tant que l'expression en est droite, accordez-moi ce qu'elles demandent. Afin que vous soyez convaincu que je parle avec simplicité, j'appelle comme témoin de ma conscience ce Dieu qui sait toutes choses, et qui voit que je parle de cœur, comme de bouche. Enfin, pour terminer, je demande instamment, prosterné et suppliant, que vous veuillez, pieux seigneur, dans votre bonté paternelle, m'adresser par le même envoyé que j'ai dirigé vers vous, et dans des lettres munies de votre sceau, une réponse qui m'indique en quel sens et comment vous avez pris mes paroles, ce qu'en conséquence vous allez faire, en quel temps et en quel lieu: si par votre réponse vous faites cesser mon incertitude, je n'aurai qu'à me réjouir d'avoir élevé la voix vers un consolateur plein de clémence. «Adieu, père glorieux, directeur très-excellent, chef suprême de l'Eglise sur la terre! Adieu! veillez sur tous les bercails du Seigneur! Plaise à Dieu que vous agissiez ainsi afin d'arriver avec sécurité au jugement dernier. Ainsi soit-il!» Guillaume, prêtre de Saint-André d'Echaufour, porta cette lettre, et la présenta dans Rome au pape Alexandre. Ce vénérable pontife la lut en présence du sénat romain, l'examina prudemment après une discussion approfondie, et, à la prière de l'abbé Robert qui était présent, donna l'absolution à Osbern, et renvoya le porteur des dépêches dont nous venons de parler fort satisfait, et lui donna sa bénédiction apostolique. Quant à Robert, il craignait que la violence du duc Guillaume ne s'opposât à son retour en Normandie; il se trouvait retenu, comme nous l'avons dit, dans la Calabre par Guiscard et les autres Normands, qui avaient usurpé de riches domaines. Aussi le courroux qui l'avait animé contre Osbern s'adoucit, et il devint lui-même auprès du pape un bienveillant intercesseur en faveur de celui que précédemment il avait cruellement poursuivi par d'adroites accusations. Après avoir terminé sa mission, le prêtre Guillaume retourna heureusement vers ceux qui l'avaient envoyé, et, par le rapport qu'il fit des choses qu'il avait vues ou entendues à Rome, combla de joie les religieux d'Ouche. Rassuré en conséquence, Osbern mérita beaucoup d'éloges pour la manière dont il s'occupa, à l'intérieur comme à l'extérieur, des soins de l'église qui lui avait été confiée. Il n'admit à la conversion que quatre néophytes, à cause des tempêtes auxquelles les persécutions l'avaient mis en butte; mais il instruisit diligemment et utilement dans les sciences sacrées ceux qui avaient été admis par ses prédécesseurs, et qu'il avait trouvés dans le couvent. Il institua un anniversaire au 6 des calendes de juillet (26 juin), en faveur des pères et des mères, ainsi que des frères et des sœurs de tous les moines du monastère d'Ouche. C'est pourquoi il y a un très-long registre, où l'on inscrit le nom de tous les frères, quand, appelés par Dieu, ils viennent se réunir à l'ordre. Ensuite on écrit au dessous les noms de leurs pères et de leurs mères, de leurs frères et de leurs sœurs. Ce registre est conservé près de l'autel toute l'année, et l'on fait en présence du Seigneur une soigneuse commémoration des personnes inscrites, pendant que le prêtre dit dans la célébration de la messe: "Animas famulorum famularumque tuarum" etc., «daignez unir à la société de vos élus les ames de vos serviteurs et de vos servantes, dont on voit les noms inscrits devant votre saint autel.» L'anniversaire dont nous parlons se célèbre le 6 des calendes de juillet (26 juin). On sonne longtemps soir et matin toutes les cloches pour l'office des morts; on ouvre sur l'autel, après l'avoir délié, le livre des morts, et l'on offre fidèlement à Dieu des prières, d'abord pour les défunts, ensuite pour les parents et bienfaiteurs vivants, et enfin pour tous les fidèles. La messe du matin est chantée avec solennité par l'abbé, assisté de tous les ministres, revêtus de leurs habillements sacrés. L'aumônier réunit ce jour-là au couvent autant de pauvres qu'il y a de moines; le célerier leur donne dans l'infirmerie le pain, le vin et la boisson qui leur sont nécessaires; et, après le chapitre, tout le couvent s'occupe des pauvres, comme dans la Cène du Seigneur. Cette institution de l'abbé Osbern est encore aujourd'hui pratiquée avec soin dans l'église d'Ouche, qui l'a transmise avec zèle aux religieux de Noyon, de B- - -, et autres qui suivent nos règles. L'homme de Dieu que nous avons souvent nommé, aimait beaucoup, comme nous l'avons dit ci-dessus, les pauvres et les malades; il leur fournissait libéralement tout ce qui était nécessaire à leurs besoins. C'est ce qui le porta à statuer que les moines d'Ouche nourriraient à perpétuité et pour l'amour de Dieu, sept lépreux, et leur donneraient tous les jours par les mains du cellérier, sept portions égales à celles des frères du couvent, tant en pain qu'en boisson. Cette fondation fut volontiers observée par Osbern et par son successeur Mainier, tant qu'ils vécurent et gouvernèrent la maison: mais comme la volonté des hommes est sujette à varier, leur successeur Serlon changea cette institution; et depuis, Roger qui leur succéda, réduisit à trois, au nom du Seigneur, le nombre des infirmes. [3,15] CHAPITRE XV. L'an de l'Incarnation du Sauveur 1064, après la mort de Herbert-le-Jeune, comte du Mans, le duc Guillaume passa la rivière de Sarthe avec une forte armée, et reçut avec clémence un grand nombre de Manceaux qui se soumirent à son pouvoir. Tant qu'il vécut, c'est-à-dire, pendant vingt-quatre ans, ils lui restèrent légitimement soumis. Le jeune comte, en effet, après la mort de Herbert-le-Vieux, son père (que l'on appelle communément Herbert Eveille-Chien, à cause des vexations très-graves qu'il eut sans cesse à souffrir des Angevins, ses voisins perfides); le jeune Herbert, par le conseil de sa mère Berthe, s'était, lui et ses Etats, mis sous la protection du vaillant duc des Normands. Il avait donné en mariage à Robert, fils de ce prince, sa sœur Marguerite, à laquelle il avait transmis son héritage, c'est-à-dire, le comté du Maine, dans le cas où il mourrait sans enfants. Gaultier comte de Pontoise, fils du comte Drogon, qui avait fait avec Robert-le-Vieux, duc de Normandie, le voyage de Jérusalem pendant lequel il mourut comme pélerin, avait épousé Biote, fille de Hugues, comte du Mans, laquelle était la tante du côté paternel de Herbert-le-Jeune: il prétendait à tout le comté du Mans, et en occupait même une partie. Geoffroi de Mayenne, Hubert de Sainte-Suzanne, quelques autres seigneurs attachés à Gaultier, occupaient avec opiniâtreté la ville même, qui est la capitale de la province; car ils craignaient vivement de subir le joug normand, qui est toujours très-lourd pour ceux auxquels il est imposé. En conséquence, pendant que le magnanime duc attaquait les rebelles avec activité, et, comme le veut le sort de la guerre, causait de grands dommages à l'ennemi et en éprouvait à son tour, le comte Gaultier et sa femme Biote vinrent à mourir en même temps par les machinations de l'inimitié, après avoir reçu, à ce qu'on dit, un poison mortel, qu'on eut l'art de leur faire prendre. Dès qu'ils eurent cessé d'exister, le duc, plus assuré du succès, attaqua les révoltés avec de grandes forces, et prit possession avec une grande joie de la ville du Mans, dont les citoyens se soumirent sans résistance. Le seigneur Ernauld, évêque de cette ville, vint honorablement au devant du duc, avec les clercs et les moines marchant en grande pompe, et portant les croix et les bannières. Cependant Geoffroi de Mayenne jaloux du bonheur du duc, chercha tant qu'il put à lui nuire, soit en lui suscitant des ennemis, soit en ourdissant des trames dangereuses. C'est pourquoi le duc, après avoir supporté quelque temps son insolence, pour lui fournir les moyens de se corriger sans entraîner la ruine de personne, voyant qu'il persévérait dans son opiniâtreté, leva une grande armée, prit la place forte d'Ambrières, et mit le feu à Mayenne à la suite d'un long siége. Après avoir soumis ces deux forteresses, il abattit l'audace de Geoffroi, et contraignit à lui rendre hommage ce seigneur, qui, le plus brave des Manceaux, persuadait aux autres orgueilleux de résister comme lui. Quand il fut dompté, presque tous ses complices et les fauteurs de sa rébellion furent frappés de terreur et se virent forcés de craindre et de servir le prince Guillaume, que la main de Dieu protégeait. Le duc envoya la belle Marguerite à Stigand, seigneur puissant de Mésidon pour être élevée par lui; mais, avant d'avoir atteint l'âge nubile, elle fut heureusement soustraite aux séductions du siècle, et reposa inhumée à Fécamp, où brille glorieusement le monastère de la sainte et indivisible Trinité. En même temps Robert de Gacé, fils de Rodolphe, qui était fils de l'archevêque Robert, mourut sans enfants: le duc Guillaume son cousin réunit son héritage à son domaine. Alors il donna à Geoffroi-le-Mancel, frère du vicomte Hubert, la terre de Robert de Guitot, qui était exilé à cause du meurtre du comte Gislebert. C'est de ce Geoffroi que le seigneur Osbern, abbé de Saint-Evroul, acheta les terres que l'on appelle le Douet-Artus, le Tronguet, et Le-Ménil-Rousselin. Le duc Guillaume y consentit et confirma l'acquisition en présence des seigneurs de Normandie, Guillaume fils d'Osbern, Richard d'Avranches, fils de Turstin, Roger de Mont-Gomeri, et plusieurs autres dont il est fait mention dans la charte. Robert de Guitot, long-temps après cet événement, se réconcilia avec le duc, et, ayant recouvré ses fiefs, réclama de Saint-Evroul la terre dont nous avons parlé: mais peu après, la guerre d'Angleterre, où il fut blessé au genou, étant terminée, il fut frappé d'une maladie mortelle. Sentant sa fin approcher, il donna de bon cœur aux fidèles de Dieu et pour la rédemption de son ame, toute la terre qu'il avait revendiquée, comme nous l'avons dit. Ce don fut fait à Douvres en présence d'Odon, évêque de Bayeux, de Hugues de Grandménil, de Hugues de Montfort, de Hugues fils de Foulcauld, et de plusieurs autres personnages, de condition tant grande que médiocre. Comme ce chevalier avait près de quarante neveux, tous fiers de leurs titres, ils se firent cruellement la guerre, et l'héritage de Robert de Guitot ne put jamais jusqu'à ce jour rester paisible. En effet, Mathiel et Richard son frère, le Noir et Rualod le Breton, gendre de le Noir, l'attaquèrent en différents temps, et commirent beaucoup de méchantes actions, qui furent accompagnées de grands désastres. Chacun d'eux contesta cette possession à Saint-Evroul; mais par le jugement de Dieu, qui protège puissamment son église, ils furent forcés de mettre un terme à leurs injustes chicanes. Effectivement, Mathiel, sous le grand duc Guillaume, Richard et quelques autres prétendants, sous le duc Robert et ses frères Guillaume-le-Roux et Henri, s'efforcèrent avec beaucoup de menaces de dépouiller l'église de Dieu des biens qu'elle avait acquis; mais le Roi des rois ayant porté secours aux siens, ils ne purent venir à bout de leurs entreprises perverses. Ernauld d'Echaufour, fils de Guillaume Giroie, étant heureusement revenu de la Pouille, alla trouver le duc Guillaume, lui présenta un manteau magnifique et lui demanda humblement la remise de son héritage. Le duc ayant égard à la noblesse de ce personnage et à sa grande valeur, se rappelant d'ailleurs que ses soldats avaient bravement attaqué les Manceaux, les Bretons et les autres ennemis, adoucit son ressentiment, lui pardonna ses attentats, lui accorda une trêve, lui promit de lui rendre son patrimoine, et, jusqu'au terme prescrit, lui donna toute liberté, toute sécurité, pour aller et venir sur ses terres. Dans cette circonstance, Ernauld se réjouit beaucoup de la promesse du duc; mais c'était en vain, comme il ne tarda pas à s'en éclaircir. En effet Mabille, fille de Talvas, prépara des aliments et un breuvage empoisonnés; elle engagea Ernauld à son retour de la cour du duc, lorsqu'il repassait en France, à prendre chez elle des rafraîchissements; mais un de ses amis, complice du crime, le lui fit connaître. Comme Ernauld s'entretenait à Echaufour avec quelques-uns de ses amis, il fut invité avec de grandes prières de se mettre à table, par les gens de la susdite dame; comme il se souvenait de l'avis de son ami, il se garda bien de s'y rendre et refusa positivement les aliments et les boissons, dans lesquels il craignait de trouver la mort. Cependant Gislebert, frère de Roger de Mont-Gomeri, qui accompagnait Ernauld, ignorant le piége que l'on avait tendu, prit la coupe, et sans descendre de cheval but le vin: dévoré par le poison, il mourut trois jours après à Rémalard. Ainsi cette femme perfide, pensant détruire le rival de son mari, fit mourir son frère unique, qui, dans l'âge de l'adolescence, se faisait remarquer par une grande honnêteté et par sa valeur de chevalier. Peu après, Mabille gémissant d'avoir été déçue dans sa première tentative, en fit de nouvelles et de non moins criminelles, pour parvenir à consommer l'attentat qui faisait l'objet de ses vœux. A force de prières et de promesses, elle séduisit le chevalier Roger, surnommé Goulafre, qui était le chambellan d'Ernauld, et fit consentir le perfide satellite à ses desirs criminels. Puis elle prépara des breuvages de mort que Roger présenta à son seigneur Ernauld, à Giroie de Courville et à Guillaume, surnommé Goiet de Montmirail. Ainsi dans Courville, un seul poison fut présenté à la fois à trois grands personnages; mais Giroie et Guillaume, qui se firent porter chez eux, et qui purent à leur gré faire ce qui était nécessaire, se guérirent avec le secours que Dieu prêta aux remèdes des médecins. Quant à Ernauld qui était exilé, et qui dans la maison d'autrui ne pouvait suffisamment prendre soin de sa santé, il fut malade pendant quelques jours, et, comme le mal s'aggravait de plus en plus, il mourut le jour des calendes de janvier (ier janvier). La veille de sa mort, étant seul au lit dans sa chambre, il vit clairement, et non en songe, un beau vieillard qu'il prit pour l'évêque saint Nicolas, et qui lui donna les avertissements suivants: «Mon frère, ne t'inquiète pas de la santé de ton corps, parce que, sans nul doute, tu mourras demain; mais fais tous tes efforts pour trouver les moyens de sauver ton âme, lors de l'examen du juge équitable et éternel.» A ces mots, le vieillard disparut soudain, et aussitôt le malade envoya à Ouche, pour demander la visite des frères de cette abbaye. Ils lui envoyèrent sans retard à Courville Foulques de Warlenville. C'est là que le chevalier dont nous parlons avait passé pendant trois ans le temps de son exil chez Giroie, seigneur du lieu, son parent et son ami; c'est de ce fort qu'il allait venger l'outrage de son éloignement, par une guerre opiniâtre et avec l'aide des habitants de Corbon, de Dreux, de Mortagne et de tous ceux qu'il pouvait appeler à son secours. Foulques étant arrivé en toute hâte, le malade s'en réjouit beaucoup; puis après avoir raconté la révélation qu'il avait eue la veille, et renonçant au siècle, il se fit moine avec une tendre dévotion de cœur; il pleura ses péchés, se réjouit en Dieu et mourut le même jour. Son corps fut transporté à Ouche, et enseveli honorablement dans le cloître des moines, par le seigneur abbé Osbern et par les moines de Saint-Evroul. Après la mort d'Ernauld, toute la noblesse des Giroie tomba pour ainsi dire en ruine, et aucun de leurs descendants n'a pu jusqu'à ce jour recouvrer l'éclat de sa race. Ernauld avait pris pour épouse Emma, fille de Turstin Halduc, de laquelle il avait eu Guillaume et Rainauld, Pétronille et Gève, et d'autres fils et filles. Ils devinrent orphelins dès leurs plus jeunes années, pendant que leur père était encore dans tout l'éclat de sa jeunesse; placés dans des maisons étrangères, comme nous l'avons déjà annoncé, ils furent exposés dès l'âge le plus tendre à souffrir la pauvreté et toutes sortes de calamités. Leur mère se retira chez Eudes son frère, sénéchal du duc de Normandie, et qui par ses richesses et sa puissance tenait le premier rang dans le Cotentin, parmi les seigneurs du pays: elle vécut honnêtement dans le veuvage pendant près de trente ans, soit chez son frère, soit chez quelques autres de ses amis. Par sa chasteté, sa douceur et ses autres bonnes qualités, elle mérita beaucoup de louanges; vers la fin de sa carrière, elle quitta l'habit séculier, et reçut avec beaucoup de dévotion le voile sacré de la main de Roger, abbé de la Sainte-Trinité de Lessai. Guillaume d'Echaufour, fils aîné d'Ernaùld, avait à peine atteint l'âge de l'adolescence, qu'il se rendit à la cour de Philippe, roi des Français, dont il devint écuyer, et qu'il servit si bien qu'il fut par lui armé chevalier. Il partit ensuite pour la Pouille, où il avait des parents d'une grande distinction; bien accueilli par eux, il augmenta sa bonne réputation par plusieurs actions d'éclat: il y prit pour femme une femme noble de Lombardie, et obtint la possession de trente châteaux sous Robert, comte de Loritello, neveu de Robert Guiscard. D'une seconde femme il eut une nombreuse lignée de l'un et l'autre sexe; puis, oublié des Normands, il vécut près de quarante ans chez les Lombards. Rainauld, le plus jeune des fils d'Ernauld, trois mois avant la mort de son père, fut remis à l'abbé Osbern qui le fit élever avec soin dans l'église d'Ouche, sous la discipline régulière: il fut surnommé Benoît par ce religieux à raison de sa douceur. Son père, en l'offrant à Dieu pour l'état monastique, donna à Saint-Evroul une terre d'une charrue, près de Saint-Germain, dans la paroisse d'Echaufour: notre église l'a perdue dès long-temps, dans les désastres qu'Ernauld et ses héritiers eurent à souffrir, ainsi que nous l'avons rapporté. Rainauld était âgé de cinq ans, lorsqu'il subit le joug monacal, qu'il porta courageusement dans le malheur comme dans la prospérité, pendant cinquante-deux ans et sous quatre abbés. Il apprit parfaitement la science de lire et de chanter, et l'enseigna volontiers, quand il fut parvenu à l'âge viril, à ceux qui s'adressèrent à lui. Il fut remarquable par le don de la mémoire, qui lui faisait raconter exactement tout ce qu'il avait vu ou entendu; il charmait souvent ses compagnons par le récit agréable qu'il savait faire des choses qu'il avait apprises, ou dans les livres divins ou dans les conversations des savants. Sans cesse il s'appliqua à plaire, par son affabilité et ses bons soins, aux novices qui avaient de la douceur, de la modestie et le desir de s'instruire. Mais il avait pris le parti de tenir courageusement, en les contredisant avec hardiesse, contre les orgueilleux, les artificieux et les partisans des nouveautés. Par la permission de l'abbé Roger, et pour l'avantage de l'église d'Ouche, il se rendit deux fois dans la Pouille, et il y trouva son frère Guillaume et beaucoup d'autres de ses parents, qui possédaient de grandes richesses dans cette contrée étrangère. Il passa près de trois ans en Calabre avec Guillaume abbé de Sainte-Euphémie, fils d'Onfroi du Tilleul; à son retour il apporta en don à Saint-Evroul une chape de pourpre blanche, dont cet abbé, qui était son cousin, lui avait fait présent. Rainauld fut dès l'enfance fidèle aux observances monastiques, auxquelles il s'attacha parfaitement jour et nuit, dans le service divin. Nous l'avons vu souvent psalmodier d'une manière si infatigable, qu'à peine les autres religieux trouvaient, quand il se taisait, le temps de dire un verset dans le chœur; mais comme il est écrit que les justes sont exposés à de grandes tribulations, aussi éprouva-t-il de nombreuses adversités, dans le malheur des guerres et des troubles, tant intérieurs qu'extérieurs. Comme il était ferme et sévère pour les hommes téméraires, et qu'il dédaignait de flatter les hypocrites, il fut souvent en butte à leurs attaques multipliées. L'œil de Dieu voit tontes choses; et dans ses jugemens équitables le ciel condamne ce qui paraît aux hommes digne de louange: il frappa Rainauld des infirmités corporelles dès son enfance; et pour justifier encore plus le juste, il ne cessa d'augmenter la faiblesse de son corps. Dans sa jeunesse, comme il avait peu de modération, et que pour toutes sortes de travail il paraissait plus fort que les autres frères, il faisait usage de tous ses moyens: pendant qu'il portait de la terre, il fut atteint d'une hernie, et n'ayant pas voulu cesser de travailler, le mal finit par devenir incurable. Pendant sept années, il soutînt de si grandes douleurs qu'il ne pouvait pas même porter la main à la bouche, ni faire la moindre chose sans l'assistance d'autrui. Dieu suprême, qui guérissez ceux qui sont contrits de cœur, ayez dans votre clémence pitié de ce religieux! Purgez-le de toute espèce de crime! Enlevez-le à l'affligeante prison de la chair! Admettez-le à la société de vos serviteurs dans le repos de l'éternité! Deux filles d'Ernauld, après la mort de leur père, aimèrent mieux plaire à Dieu par la bonté de leurs mœurs que se montrer dans le siècle, avec la beauté corruptible du corps. C'est ce qui les détermina toutes deux à consacrer à Dieu leur virginité, et à se faire religieuses, loin du monde qu'elles méprisaient. Pétronille prit le voile dans le couvent de Sainte-Marie d'Angers, et observa avec soin les saintes règles, selon l'usage des autres vierges. Déjà, depuis dix ans, elle habitait le cloître, quand la réputation de sa sainteté et l'exemple de ses vertus la firent connaître au loin. Quant à sa sœur Gève, elle fit son salut, et rendit de grands services dans le couvent de la Sainte-Trinité, que la reine Mathilde avait fondé à Caen: ce fut sous l'abbesse Béatrix qu'elle se distingua longtemps par ses pieuses actions et ses sages instructions. Telles sont les choses que j'avais à dire sur les fondateurs de notre église et leur famille. Maintenant je reprends le fil de mon histoire. [3,16] CHAPITRE XVI. Guillaume, illustre marquis de Normandie, voyant que les habitants de Beauvais faisaient tous leurs efforts pour ravager les frontières du duché, confia à plusieurs de ses barons, pour le défendre, le château de Neuf-Marché, après en avoir expulsé pour une légère offense Geoffroi, qui en était l'héritier naturel. L'entreprise des barons ne réussit guères qu'une année, à cause des habitants de Milli, de Gerberoi, et d'autres lieux voisins qui infestaient le pays. Enfin le magnanime duc confia ce fort, en lui accordant la moitié de son revenu, à Hugues de Grandménil, qui tenait le premier rang par son intrépidité et sa générosité, ainsi qu'à Gérold qui était grand sénéchal: il suivit en cela le conseil de Roger de Mont-Gomeri, qui était très-jaloux de la valeur de son voisin, et cherchait à lui nuire et à lui susciter des désagréments, de quelque manière que ce fût. Hugues accepta avec plaisir la défense de la place dont il s'agit, et, avec l'aide de Dieu, dans le cours d'un an, fit prisonniers les deux principaux seigneurs du Beauvaisis, et rétablit dans le pays une tranquillité parfaite, après avoir partout battu les autres ennemis. Quatre chanoines occupaient l'église de l'apôtre saint Pierre à Neuf-Marché; mais ils s'acquittaient avec négligence du service de Dieu et vivaient trop dans le monde. C'est ce qui détermina le généreux Hugues à concéder la moitié du revenu que lui produisait l'église aux moines de l'abbaye de Saint-Evroul, à la condition que des religieux succéderaient à chacun des chanoines qui viendrait à manquer, par décès ou par tout autre événement: ce qui fut accepté. En conséquence, deux chanoines qui étaient du parti de Hugues s'étant retirés, ils furent remplacés par des moines, qui jusqu'à ce jour ont possédé le revenu dont il est question ci-dessus. Ce lieu fut occupé par Robert-le-Chauve, par Radulphe de La Rousserie, par Jean de Beaunai, et par d'autres hommes valeureux. En un certain temps, il s'éleva de grands débats entre Hugues de Grandménil et Raoul, comte de Mantes, beau-père de Philippe, roi des Français. Hugues en vint courageusement aux mains avec Raoul; mais comme ses forces étaient moins considérables que celles de son ennemi, il fut obligé de se retirer. Dans cette retraite Richard de Heudricourt, noble chevalier du Vexin, reçut une blessure: il fuyait à toute bride, et tentait de passer à gué la rivière d'Epte, quand un chevalier qui le poursuivait l'atteignit d'un rude coup de lance dans le dos. Transporté bientôt à Neuf-Marché par ses frères d'armes, et craignant la mort, il suivit les avis de Hugues à la maison duquel il avait toujours été attaché par le service militaire, et, sans tarder, fit vœu qu'il combattrait dans l'exercice des vertus, sous les lois monacales. Il se rendit donc chez les moines d'Ouche, et se mit sous la direction de l'abbé Osbern. Par un don de Dieu, qui par divers moyens retire les pécheurs du gouffre de la perdition, Richard se rétablit un peu, sans toutefois recouvrer toute sa santé, et vécut près de sept ans dans le couvent, rempli de ferveur et servant l'Eglise de plusieurs manières. Après sa blessure il apporta volontairement à Saint-Evroul, le produit du patrimoine qu'il possédait dans le Vexin, parce qu'il n'avait ni femme ni enfant. Il obtint l'entière concession de cette donation de Foulques, son oncle, de Herbert l'échanson qui était un seigneur considérable, et de ses autres parents. Quoique sa plaie ne se fût jamais fermée, et qu'il en coulât journellement, comme le rapportent ceux qui l'ont vu, autant de matière qu'en pourrait contenir la coquille d'un œuf d'oie, il s'appliquait avec ardeur à suivre la règle du couvent, et s'acquittait gaîment des fonctions qui étaient de son ressort. Il allait où l'ordre lui en était donné, soit à pied, soit à cheval, et rendait à l'église de constants services selon ses moyens, et non moins par ses actions que par ses paroles. Aussi l'abbé Osbern l'aimait plus que les autres moines, et se fiait à lui tout autant qu'à soi-même; pour ce qui concernait la nouvelle église, qu'il avait résolu de commencer, il lui confia le soin, les dépenses et la surveillance de la taille des pierres. Sur les instances, et d'après les exhortations de Richard, l'abbé Osbern inspira le desir de le connaître, pour l'agrément de son entretien, à l'éloquent Robert, à Herbert de Séran, à Foulques de Chaudri, et à d'autres chevaliers et roturiers du Vexin; il reçut pour le domaine de Saint-Evroul la terre d'Heudricourt, du consentement et à la satisfaction des seigneurs et des voisins. A son retour il tomba malade: quelques jours après le mal ayant fait des progrès, il se fit conduire au chapitre, et se fit lire publiquement la lettre que, comme nous avons dit ci-dessus, il avait adressée au pape Alexandre. Il en agit ainsi pour prouver à tout le monde qu'il n'avait pas soustrait l'abbaye à l'abbé Robert, mais qu'il en avait pris le gouvernement malgré lui, et même contraint par la violence. Il fortifia ensuite ses frères par ses exhortations, et les pria de lui pardonner ses erreurs et de se souvenir de lui. S'étant ainsi confessé et ayant reçu la sainte communion du corps du Seigneur, après avoir gouverné l'église d'Ouche pendant cinq ans et trois mois, il mourut le 6 des calendes de juin (27 mai) entre les mains de ses frères, qui chantaient pieusement pour lui des litanies. Le lendemain, Vital, abbé de Cernai, arriva pour inhumer son ami, et l'ensevelit dans le cloître, auprès de l'église, de saint Pierre, prince des apôtres, d'où son successeur Mainier le transféra dix-sept ans après dans le nouveau chapitre, avec les ossements de Witmond son compagnon. [3,17] CHAPITRE XVII. L'an de l'Incarnation du Seigneur 1066, on vit une étoile qu'on appelle comète paraître au mois d'avril pendant près de quinze jours, du côté du nord-ouest: ce qui, comme l'assurent les savants astrologues, qui ont approfondi les secrets de la physique, désigne une révolution. En effet, Edouard, roi des Anglais, fils d'Ethelred et d'Emma, fille de Richard-le-Vieux, duc des Normands, venait de mourir peu de temps auparavant. Hérald, fils du comte Godwin, avait usurpé le trône des Anglais; déjà trois mois s'étaient écoulés depuis que ce prince, souillé de parjures, de cruautés et d'autres iniquités, s'y maintenait au détriment de beaucoup de personnes; car son injuste usurpation avait excité de grandes dissensions dans la nation, et occasionnait la mort des fils et des maris, objets d'un deuil considérable pour beaucoup de mères et d'épouses. Il est bon de savoir qu'Edouard avait fait la concession entière du royaume d'Angleterre à Guillaume, duc des Normands, son proche parent; qu'il l'avait fait héritier de tous ses droits, avec l'aveu des Anglais eux-mêmes, et qu'il avait informé le duc de ses dispositions, d'abord par Robert, souverain pontife de Cantorbéry, et ensuite par Hérald lui-même. Cet Hérald avait prêté serment de fidélité au duc Guillaume, à Rouen, en présence des seigneurs de Normandie; devenu ainsi l'homme du prince, il avait juré tout ce qu'on lui avait demandé sur les très-saintes reliques. Guillaume avait conduit avec lui Hérald dans l'expédition qu'il dirigeait contre Conon, comte des Bretons; en présence de l'armée, il lui avait fait don d'armes brillantes, de chevaux et d'autres objets d'un grand prix. Cet Anglais était remarquable par sa taille, par ses belles manières, par la force du corps et la hardiesse du caractère, par l'éloquence, par les grâces de l'esprit et par d'autres bonnes qualités. Mais à quoi lui servirent tant de dons sans la bonne foi, qui est la base de toutes les vertus? De retour dans sa patrie, le desir qu'il avait de régner lui fit trahir la foi par lui jurée à son seigneur. Il parvint à circonvenir le roi Edouard, qui, accablé par le mal, était près de mourir; il lui fit part de tout ce qui était relatif à son voyage, à son arrivée en Normandie et à sa mission. Il ajouta, par une frauduleuse assertion, que Guillaume de Normandie lui avait donné sa fille en mariage et transmis, comme à son gendre, ses droits sur tout le royaume d'Angleterre. A ce rapport, le prince malade éprouva beaucoup d'étonnement; cependant il crut Hérald et lui accorda ce que cet adroit tyran lui demandait. Quelque temps après, le roi Edouard, de pieuse mémoire, mourut à Londres la vingt-quatrième année de son règne, le jour des nones de janvier (5 janvier); il fut inhumé dans le nouveau monastèrequ'il avait bâti dans la partie occidentale de la ville et fait dédier la semaine précédente, près de l'autel que le bienheureux apôtre Pierre avait illustré par de grands miracles, du temps de l'évêque Mélitus. Le jour même de l'inhumation, pendant que le peuple était baigné de larmes aux obsèques de son roi chéri, Hérald se fit consacrer par le seul archevêque Stigand, que le pape avait suspendu de ses fonctions pour certains crimes: n'ayant pu réunir le consentement des autres prélats, ni des comtes et des grands, il avait ravi furtivement les honneurs du diadême et de la pourpre. Les Anglais ayant appris la téméraire usurpation dont Hérald s'était rendu coupable, entrèrent dans une grande colère, et quelques-uns des plus puissants seigneurs, déterminés à une courageuse résistance, se refusèrent entièrement à toute marque de soumission. Quelques-uns ne sachant comment fuir la tyrannie qui déjà pesait grandement sur eux, considérant d'ailleurs qu'ils ne pouvaient le renverser, ni tant qu'il vivrait, ni tant qu'il régnerait, ni lui substituer un autre monarque pour l'avantage du royaume, soumirent leur tête au joug et augmentèrent ainsi la puissance de l'attentat qui commençait. Bientôt Hérald souilla par d'horribles crimes le trône qu'il avait méchamment envahi. Les comtes Edwin et Morcar, fils d'Algar premier comte du pays, s'attachèrent intimement à Hérald; ils employèrent tous leurs efforts pour le seconder, d'autant plus qu'il avait épousé Edgive leur sœur, mariée précédemment à Gritfrid, puissant roi des Gallois: ce dernier en avait eu Bliden, qui lui succéda, et une fille nommée Nest. Alors Tostic, fils du comte Godwin, voyant le succès de l'attentat de son frère Hérald, et le royaume d'Angleterre accablé par toutes sortes d'oppressions, s'en affligea beaucoup, résolut de s'y opposer, et même de combattre ouvertement. C'est pourquoi Hérald lui enleva avec violence le comté de son père que Tostic, comme aîné, avait long-temps possédé sous le roi Edouard, et le força de s'exiler. Tostic, en conséquence, gagna la Flandre, recommanda sa femme Judith à son beau-père Baudouin, comte des Flamands, puis se rendit en toute hâte en Normandie, et fit de grands reproches au duc Guillaume de ce qu'il laissait un parjure occuper son trône; il lui promit qu'il obtiendrait la couronne s'il voulait passer en Angleterre, avec une armée de Normands. Ces deux princes s'aimaient beaucoup depuis long-temps; ils avaient épousé les deux sœurs, ce qui entretenait beaucoup leur amitié. Cependant le duc Guillaume reçut avec joie son ami à son arrivée; il le remercia de son reproche amical, et, animé par ses exhortations, il convoqua les grands de la Normandie et les consulta publiquement sur l'affaire importante qu'il s'agissait d'entreprendre. Dans le même temps, la Normandie était illustrée par plusieurs sages prélats et par plusieurs seigneurs distingués. Madrille, de simple religieux devenu métropolitain, occupait comme évêque le siége de Rouen; Odon, frère utérin du duc Guillaume, était évêque de Bayeux; Hugues, frère de Robert, comte d'Eu, était à Lisieux; Guillaume, à Evreux; Geoffroi, à Coutance; Jean, fils de Raduphle, comte de Bayeux, à Avranches, et Ives, fils de Guillaume de Bellême, à Seès. Tous ces prélats se faisaient remarquer par l'excellence de leur illustre origine, par leurs sentiments religieux, ainsi que par beaucoup d'autres mérites. Dans l'ordre laïque, on voyait en première ligne Richard comte d'Evreux, fils de l'archevêque Robert; le comte Robert, fils de Guillaume, comte d'Eu; Robert comte de Mortain, frère utérin du duc Guillaume; Raoul de Conches, fils de Roger de Toëni, porte-enseigne des Normands; Guillaume, fils d'Osbern, cousin du duc et son grand sénéchal; Guillaume de Varenne; Hugues d'Ivri, grand échanson; Hugues de Grandménil; Roger de Monbray; Roger de Beaumont; Roger de Mont-Gomeri; Baudouin et Richard, fils de Gislebert, comte de Brionne et plusieurs autres, fiers de leurs dignités militaires, et jouissant d'une grande influence par leur mérite et par la sagesse de leurs opinions. Ils n'eussent cédé ni en vertu ni en sagesse au sénat romain, et s'appliquaient à l'égaler par la constance de leurs travaux, et en triomphant de l'ennemi tant par le génie que par le courage. Le duc les réunit tous en une assemblée générale. Sur le rapport de cette grande affaire, les sentiments différèrent parce que les esprits différaient aussi. Les plus emportés, desirant favoriser l'ambition du duc, engageaient leurs compagnons à marcher au combat et le louaient d'entreprendre sans retard cette grande expédition; les autres le dissuadaient de se hasarder dans un si pénible travail et faisaient entrevoir beaucoup de difficultés et de désagréments pour ceux qui manifestaient trop d'audace et se précipitaient vers la mort; ils opposaient les dangers de la mer et la difficulté de se procurer une flotte, et prétendaient que ce petit nombre de Normands ne pourrait triompher de la multitude d'Anglais qu'ils auraient à combattre. Enfin, Guillaume envoya à Rome Gislebert, archidiacre de Lisieux, et demanda conseil au pape Alexandre sur les événements qui se présentaient. Le pape, ayant appris ces détails, fut favorable aux prétentions légitimes du duc, lui ordonna de prendre hardiment les armes contre le parjure, et lui envoya le drapeau de l'apôtre saint Pierre, dont la vertu devait le défendre de tout danger. Cependant Tostic reçut du duc la permission de retourner en Angleterre, et lui promit avec fermeté son assistance, tant par lui-même que par tous ses amis: mais comme il est écrit que l'homme pense, et que Dieu ordonne, il en arriva bien autrement qu'il ne l'espérait. En effet, il s'embarqua dans le Cotentin, mais il ne put parvenir en Angleterre. Hérald avait couvert la mer de vaisseaux et de chevaliers afin qu'aucun de ses ennemis ne pût, sans un grand combat, pénétrer dans le royaume qu'il avait frauduleusement usurpé. En conséquence, Tostic se trouva dans un grand embarras, ne pouvant s'ouvrir un passage avec si peu de monde contre tant d'ennemis, pour porter la guerre en Angleterre, ni retourner en Normandie à cause des vents contraires. Il souffrit en outre beaucoup de la fureur de ces vents opposés, l'ouest, le sud et d'autres vents ayant soulevé les mers, où il erra long-temps ayant à craindre beaucoup de dangers, jusqu'à ce que, après de grandes fatigues, il arriva chez Hérald, roi de Norwège, que l'on surnommait Harafage. ll en fut reçu honorablement, et, voyant qu'il ne pouvait s'acquitter des promesses qu'il avait faites au duc Guillaume, il prit un autre parti et dit à Harafage: «Magnifique monarque, je supplie votre sublimité, je me présente devant elle et j'offre fidèlement à Votre Majesté ma personne et mes services, afin que je puisse par votre secours recouvrer de la succession de mon père les biens et les honneurs qui me sont dus. Mon frère Hérald, qui me devait à bon droit l'obéissance en ma qualité d'aîné, a usé de fraude pour me dépouiller, et a même porté l'audace jusqu'à usurper, au prix d'un parjure, le royaume d'Angleterre. Vous dont je connais les forces, les années et le mérite, secourez-moi puissamment. Je vous en prie, comme étant devenu votre homme. Humiliez par la guerre l'orgueil de mon perfide frère; gardez pour vous la moitié de l'Angleterre, et cédez-moi l'autre pour vous servir avec fidélité tant que je vivrai.» A ces mots, qu'il recueillit avec avidité, le roi de Norwège éprouva une grande joie. Il rassembla son armée, fit préparer des machines de guerre, et mit six mois à équiper, avec diligence et complétement, la flotte qui devait le porter. Le prince exilé excita le tyran à une telle entreprise, et même avec beaucoup d'adresse, parce qu'il craignait d'être pris pour un espion et qu'il voulait se servir de lui pour se venger, de quelque manière que ce fût, de l'outrage que son frère déloyal lui avait fait éprouver en le bannissant. Néanmoins le marquis des Normands faisait les préparatifs de son départ, ignorant les malheurs qu'avait essuyés son précurseur, entraîné vers le Nord, loin du but de sa course: on préparait diligemment en Neustrie beaucoup de vaisseaux avec leurs agrès; les clercs et les laïques rivalisaient de soins et de dépenses pour les constructions. Par une levée générale en Normandie, on rassembla de nombreux combattants. Au bruit de l'expédition, accoururent des contrées voisines les hommes qui étaient disposés à la guerre; ils préparèrent leurs armes pour combattre. Les Français et les Bretons, les Poitevins et les Bourguignons, d'autres peuples aussi du voisinage des Alpesaccoururent pour prendre part à la guerre d'outre-mer; et aspirant avec avidité à la proie que leur offrait l'Angleterre, bravant les divers événements et les divers dangers, ils s'offrirent à les affronter par terre et par mer. [3,18] CHAPITRE XVIII. Pendant ces préparatifs, Osbern, abbé d'Ouche, mourut comme nous l'avons dit; les religieux prièrent le duc de lui donner un successeur avant son départ. Le prince réunit un conseil général de tous les grands à Bonneville; ensuite, sur l'avis de l'évêque Hugues et d'autres sages personnages, il choisit le prieur Mainier, lui remit avec le bâton pastoral le soin des affaires temporelles, et prescrivit à Hugues d'ajouter ce qui était de sa compétence, en ce qui concernait les soins spirituels: ce dont il s'acquitta volontiers. Le même jour, le duc ordonna au seigneur Lanfranc, prieur du Bec, de venir le trouver: il lui confia l'abbaye qu'il avait fondée à Caen, en l'honneur de saint Etienne, premier martyr. Ainsi Lanfranc devint le premier abbé de Caen; mais, peu de temps après, il fut élevé au siége archiépiscopal de Cantorbéry. Il était né Lombard, profondément instruit dans les arts libéraux, doué de bienveillance, de générosité, et de toutes sortes de vertus, sans cesse appliqué à faire l'aumône et à se livrer aux bonnes études. Du jour où il reçut à Bonneville, comme nous l'avons dit, le gouvernement de l'église, il se distingua noblement en servant les fidèles dans la maison de Dieu, durant vingt-deux ans et neuf mois. Le vénérable Hugues, évêque de Lisieux, conduisit à Ouche, par l'ordre du duc, le magnanime client de Dieu Mainier, qu'il bénit selon les statuts des canons devant l'autel de l'apôtre saint Pierre, le 17 des calendes d'août (16 juillet). Mainier ayant pris le nom et la charge d'abbé, mérita des éloges tant qu'il vécut, gouverna la maison avec utilité pendant vingt-deux ans et sept mois, et, avec l'aide de Dieu, fit beaucoup de travaux, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur, pour le monastère qui était confié à ses soins. Il parvint par sa douceur, son adresse et ses bonnes raisons, à calmer les moines qui avaient été un peu agités lors de son élection. En effet, ils avaient élu pour les gouverner deux moines distingués par leur religion, et par l'une et l'autre science, Rainauld de La Roche et Foulques de Warlenville, et c'est ce qui les avait fortement éloignés de l'abbé qui, sans leur consentement, leur était imposé par l'évêque et leurs voisins. Souvent, dans de telles affaires, ce sont les plus méchants qui font naître les troubles; car, pendant que les pervers s'efforcent avec violence de faire prévaloir leur opinion, la régularité de l'ordre et les bons avis sont rarement écoutés. Mais le Dieu tout-puissant protège fortement son Eglise dans toutes ses adversités, corrige ceux qui sont dans l'erreur et prodigue avec clémence les consolations nécessaires, comme il veut et par qui il le veut. En effet, ce fut sa providence, comme on le vit ensuite évidemment, qui porta Mainier au gouvernement du couvent d'Ouche, qui était placé dans un territoire stérile au milieu de voisins scélérats. Mainier était né dans le château voisin qu'on appelle Echaufour; il était très-savant en grammaire, en dialectique et en rhétorique, adroit et sévère pour extirper les vices, ardent à communiquer et à prescrire les vertus à ses frères. Observateur assidu de la règle monastique, il enseignait à ceux qui lui étaient confiés la voie de la vie, par ses paroles et par ses œuvres; il excita vivement beaucoup de personnes à travailler dans la vigne du seigneur des armées, fut le premier au travail, et toujours le compagnon plein de sollicitude de ses collaborateurs. Mainier commença la nouvelle église en l'honneur de Marie, mère du Seigneur, de l'apôtre saint Pierre, et du saint confesseur Evroul: on y voit sept autels consacrés à la divine majesté, en l'honneur des saints. L'ancienne église qu'Evroul avait construite en l'honneur du prince des Apôtres, dans le temps où le sceptre des Français fut aux mains de Chilpéric et de son neveu Childebert, avait été en grande partie détruite par le temps; et elle ne suffisait plus à la réunion des moines qui s'augmentait journellement. Un édifice en pierre est un travail fort difficile à Ouche, parce que la carrière de Merlerault, d'où on transporte la pierre de taille, en est éloignée de six milles. C'était donc pour les chefs de l'entreprise une très-grande difficulté que de réunir les chevaux, les bœufs et les charrettes pour le transport de tant de pierres, et des autres matériaux nécessaires à un si grand ouvrage. L'abbé dont il est question, pendant tout le temps de son gouvernement, n'eut pas un moment de repos; par sa constante sollicitude pour toutes choses, il rendit beaucoup de services à ses subordonnés et à la postérité. Avec l'aide de Dieu, et avec les secours et les largesses de ses frères et de ses amis, il termina une église belle et vaste, propre à célébrer fort à l'aise le service de Dieu, un cloître et un chapitre, un dortoir et un réfectoire, une cuisine et un cellier, et les autres pièces nécessaires à l'usage des moines. L'archevêque Lanfranc, assistant à la dédicace de l'église de Caen, douze ans après la guerre d'Angleterre, remit à l'abbé Mainier quarante-quatre livres de monnaie anglaise et deux marcs d'or; il lui envoya ensuite de Cantorbéry quarante livres sterlings, par Roger du Sap, dont il connaissait la science, et qui était son ami. Ce fut avec ces dons que l'on éleva la tour, et que l'on construisit le dortoir des moines. La reine Mathilde donna une précieuse mitre et une chape pour le service de Dieu, et cent livres rouennaises pour faire un réfectoire. Guillaume de Ros, clerc de Bayeux, qui y jouissait d'un triple honneur (car il était chantre, doyen et archidiacre), donna quarante livres sterlings aux moines d'Ouche: quelque temps après, ayant quitté librement les pompes du siècle, cet ecclésiastique se fit moine à Caen, et, avant d'avoir passé un an dans la vie monastique, il fut choisi pour gouverner le monastère de Fécamp. Son nom est inscrit dans notre registre général, à cause des bienfaits dont nous lui sommes redevables. Aussi a-t-on alloué en sa faveur, comme pour un moine profès, des messes, des oraisons et des aumônes. C'est ainsi qu'avec les dons de plusieurs personnes, s'éleva la construction de la nouvelle église, et que le travail commencé, tant de cet édifice que des autres bâtiments, se termina honorablement du temps du gouvernement de l'abbé Mainier. Quatre-vingt-dix moines de diverses qualités et conditions, dont les noms sont inscrits dans le volume de la description générale, quittèrent l'habit séculier dans l'église d'Ouche, et se déterminèrent à marcher, par les pénibles sentiers du salut, dans la voie et selon l'exemple des hommes de bien. Quelques-uns, du vivant de ce père, obtinrent le prix de leur bonne vie; d'autres restèrent longtemps dans la bonne voie, supportèrent virilement les longues fatigues de l'église militante, et s'appliquèrent à plaire à Dieu par la dévotion, et à servir les hommes par l'exemple des saintes œuvres. Quelques seigneurs d'une haute noblesse accordèrent des secours au monastère, et obtinrent de leurs parents, de leurs amis et de leurs connaissances, des dîmes, des églises, et des ornemens ecclésiastiques pour le service des frères. Je ne saurais décrire entièrement tous les dons que chacun fit à cette maison; cependant je desire, aidé par Dieu, en faire connaître quelques-uns à la postérité, pour l'avantage général et autant que j'aurai le pouvoir de le faire Le premier des moines, Roger de Haute-Rive, se rendit dans le Vexin, par l'ordre de l'abbé Mainier, et s'y mit en possession d'Heudricourt que, comme nous l'avons dit, Richard avait donné à Saint-Evroul; il trouva cette terre inculte et privée presque entièrement de cultivateurs. Il commença par y construire un oratoire avec des branchages, en l'honneur de saint Nicolas, évêque de Myre: c'est pour cela que le village qui y est établi, est encore appelé par les habitants la chapelle Saint-Nicolas. Il arriva souvent, ainsi qu'il avait coutume de nous le dire lui-même, que pendant les nuits, lorsqu'il chantait matines dans cette chapelle de rameaux, un loup s'établissait en dehors, et par ses hurlements répondait aux psalmodies. Cet homme vénérable, secondé par la puissance divine, s'attacha par les nœuds de l'amitié l'échanson Herbert, qui après la mort de Herbert son cousin (lequel était frère de Richard dont nous venons de parler) céda à Saint-Evroul la moitié du revenu de son fief. Roger, travaillant avec le secours de ce patron bienveillant, cultiva ce lieu qui depuis longtemps était désert, à cause de la guerre et des autres calamités. Roger du Sap, qui lui succéda au bout de quelques années, commença à bâtir une église en pierre. Le chevalier Herbert avait beaucoup de pouvoir dans tout le Vexin. Entouré d'un nombreux cortége de fils, de parents puissants et d'alliés très-opulents d'ailleurs, il s'élevait au dessus de presque tous ses voisins. Sa femme nommée Hollande, fille d'Odon de Chaumont, lui donna Godefroi et Pierre, Jean et Guallon, et plusieurs filles qui eurent une grande postérité. Le père et les frères dont nous venons de parler furent des chevaliers d'un grand mérite, et, autant du moins qu'il le parut à l'extérieur, fort religieux, et probes envers Dieu et les hommes. Roilande fut toute sa vie douée d'une honnêteté parfaite: elle survit encore aujourd'hui à son mari et à ses enfants, depuis long-temps enlevés au monde. Ce fut par leur bienveillance et leur protection que la chapelle Saint-Nicolas fut bâtie et rendue jusqu'à ce jour propre à l'habitation des moines, qui vivent régulièrement et chérissent la paix. A cette même époque, Foulques, fils de Radulphe de Chaudri, aima beaucoup le vénérable Roger, à cause des bonnes qualités qui le distinguaient. Il lui présenta son fils pour le tenir sur les fonds de baptême: ce qu'il fit avec beaucoup de plaisir. Comme leur connaissance et leur amitié s'accrurent peu à peu, Foulques donna à son compère l'église de Saint-Martin de Parnes, dans laquelle se réunissaient aux jours prescrits les fidèles de sept villages voisins, pour rendre leurs vœux au Seigneur, et pour entendre, comme il convient, les louanges et les préceptes de Dieu. Il manda l'abbé Mainier. Quand ce père fut arrivé à Parnes, Foulques, du consentement de son frère Guasselin, donna à Saint-Evroul l'église, toutes les redevances auxquelles elle avait droit, dans le même lieu une terre d'une charrue, la dîme de sa charrue, la propriété de deux maisons, et un moulin nommé BarreChemin, de plus l'archidiaconat qu'il tenait de ses prédécesseurs auxquels l'avait cédé l'archevêque de Rouen, et la seigneurie sur tous les hôtes qui résidaient à Parnes, à la condition que s'ils forfaisaient au couvent, il ne les punît pas à leur domicile, mais partout ailleurs. Les habitants de Parnes se félicitaient beaucoup d'être soumis aux moines, espérant qu'avec leur protection, ils seraient mis à l'abri des insultes des Normands de leur voisinage, dont les vexations étaient fréquentes. Par la suite, sous le prieuré de Goisbert le médecin, Foulques fit don de tout le cimetière, pour commencer la nouvelle église. Alors on jeta les fondements de l'édifice, qu'une succession d'obstacles pendant trente-quatre ans, n'a pas encore permis de terminer. Ce chevalier était courageux et magnanime, et très ardent dans toutes ses entreprises; prompt à s'enflammer de colère, et terrible les armes à la main; disposé à ravir audacieusement le bien d'autrui, comme à prodiguer imprudemment le sien, afin de mériter le frivole éloge de magnifique. Il prit pour femme Ita, fille de Hérémard de Pontoise, de laquelle il eut Gauthier, Mainier, Hugues, Gervais, Hérémard et Foulques, ainsi qu'une fille nommée Luxovie. Dès leur enfance, Mainier et Foulques furent liés par la règle monacale; les quatre autres suivirent la carrière des armes. Foulques, dont j'ai déjà peint le caractère inconstant, aimait beaucoup les moines et les défendait courageusement contre leurs ennemis, et quelquefois aussi il les vexait cruellement. A Parnes, le vieux Roger et Goisbert le médecin, Robert-le-Chauve et Haimeric, Jean et Isambert, et plusieurs autres servirent Dieu dans la vie monastique.. Quelques-uns d'eux, tels que Bernard surnommé Michel, Rainauld, Théoderic, Gaultier-le-Chauve et Guillaume de Caen, qui fut surnommé Alexandre, vécurent dans une grande religion, et ayant terminé leur carrière y furent inhumés avec respect. Tout ce que Foulques avait donné aux moines leur fut confirmé par Robert l'Eloquent de Chaumont, qui était le seigneur principal. Peu de temps après, comme il enlevait avec violence le butin qu'il avait fait sur la terre de Saint-Ouen, il tomba de cheval tout armé; son casque entra en terre, il se rompit le cou et mourut misérablement. Son corps fut enseveli près d'Allières par l'abbé Mainier, dans le chapitre des frères de Flavigni, qui y demeuraient. Alors ses fils, Otmond de Chaumont, Guazon de Poix, et Robert de Beauvais confirmèrent à Saint-Evroul tout ce qui avait été donné ou concédé par leurs prédécesseurs, ainsi que nous l'avons rapporté. [3,19] CHAPITRE XIX. C'est ainsi que l'église de Parnes fut accordée aux moines d'Ouche: cette église fut bâtie anciennement en l'honneur de Saint-Martin, archevêque de Tours: on y conserve avec respect depuis long-temps le corps de saint Josse, confesseur du Christ. Je dirai en peu de mots quel était ce saint, et d'où il était originaire; je puiserai avec véracité quelques détails dans un volume écrit sur sa sainte vie. Le bienheureux Josse était fils de Judicael, roi des Bretons, et frère d'un autre Judicael, roi aussi. Pendant qu'on le cherchait pour lui confier le trône, il se rendit en pélerinage à Rome avec onze autres pélerins, après avoir abandonné les études qu'il faisait au couvent de Lanmelmon. Haimon, duc de Ponthieu, l'ayant reconnu pour un noble personnage, le retint à son passage, et le fit ordonner prêtre chapelain. Sept ans après, Josse servit Dieu dans l'ermitage de Braïc, sur la rivière d'Autie, où il vivait d'oiseaux de différentes espèces, et de petits poissons qu'il prenait à la main, comme des animaux privés. N'ayant qu'un seul pain, qu'il allait diviser à quatre pauvres, malgré les murmures de son disciple Ouimare, il reçut de Dieu, par la rivière d'Autie, quatre petites barques chargées de provisions de toute espèce. Ensuite il bâtit un oratoire en l'honneur de saint Martin à lluniac, sur la rivière de Canche, et s'y fixa pendant quatorze ans. Un jour qu'un aigle avait enlevé onze poules, et finit par emporter le coq lui-même, l'homme de Dieu se mit en prières, et fit un signe de croix: aussitôt l'aigle revint, rendit le coq sain et sauf et mourut aussitôt. Un jour que Josse se trouvant avec le duc Haimon cherchait dans une épaisse forêt une habitation qui lui convînt, le duc, fatigué par la chasse et par la soif, s'endormit: l'homme de Dieu enfonça en terre le bâton dont il se servait, fit sa prière à Dieu, et une fontaine jaillit aussitôt. Les malades y viennent avec vénération, et dès qu'ils y ont bu, ils sont soudain guéris. Le serviteur de Dieu construisit de ses propres mains dans la forêt, deux oratoires en bois; il dédia l'un à Pierre, le porte-clef des cieux, et l'autre à l'éloquent Paul. De là il partit pour Rome, et en apporta beaucoup de reliques de saints. La jeune Juliule, aveugle de naissance, fut avertie dans une vision qu'elle devait se laver la figure avec l'eau dans laquelle Josse lavait ses mains. Dès qu'elle l'eut fait elle recouvra la vue. Cet événement se passa au retour de l'homme de Dieu, et l'on éleva une croix de bois en ce lieu, qui de là fut appelé La Croix. Cependant, lorsque Josse était en route pour Rome, le duc Haimon fit construire dans l'ermitage une église en pierre, qu'à l'arrivée de l'homme de Dieu il fit dédier en l'honneur de saint Martin. Il donna en outre pour doter cette église une ferme de ses propriétés, avec tous les accessoires qui en dépendaient. C'est là que Josse, ce fidèle athlète de Dieu, combattit long-temps pour le ciel, et, terminant heureusement le cours de sa sainte vie, se rendit auprès du Christ, le jour des ides de décembre (13 décembre). Ses deux neveux Winoch et Arnoch lui succédèrent en ce lieu, et prirent l'habitude de laver et de nettoyer le saint corps, qui resta long-temps sans se corrompre. Drochtric, successeur d'Haimon, ayant connu ce miracle, hésita à le croire. Voulant dans son audace s'en assurer, il fit ouvrir le saint tombeau de vive force, et y ayant porté ses regards insolents, il s'écria saisi d'effroi: «Ah! saint Josse!» Aussitôt il devint sourd et muet, et, jusqu'à sa mort, il éprouva une grande faiblesse dans toutes les parties de son corps. La femme de ce duc, effrayée du malheur de son mari, éleva ses gémissements vers Dieu, et, pour le salut de son ame, donna à saint Josse les deux villages de Crespiniac et de Nétreville. Ces événements se passèrent du temps de Dagobert, fils de Clotaire-le-Grand, roi des Francs. Isembard de Fleuri, à la demande de l'abbé Herbald, écrivit au moine Adelelme que le corps de saint Josse fut découvert de la manière que voici, l'an de l'Incarnation du Seigneur 977, sous Lothaire, fils de Louis, roi des Français. Un certain paysan nommé Etienne, qui gagnait sa vie à travailler dans un moulin, averti en songe par un certain homme dont les habits étaient éclatants, alla au lieu où était le saint, et, abandonnant sa femme et ses enfants, il se fit clerc. Conformément aux avertissements de sa vision, il se mit à chercher dans l'intérieur de l'église, et, de l'avis de Pridien Sigenaire, il découvrit le tombeau à la droite de l'autel Saint-Martin, et trouva le corps de saint Josse, dont tous les mortels avaient jusqu'alors ignoré l'emplacement. Chacun s'étant réjoui de cet événement et chantant les louanges de Dieu, on déterra le mausolée avec le saint corps. La renommée fit connaître partout cette découverte: une grande multitude de peuple accourut de toutes parts pour voir lever le corps, et lui offrit des vœux et des présents. Il s'opéra là beaucoup de miracles, et un grand nombre de maladies différentes y trouvèrent leur guérison. Enfin, le huit des calendes d'août (25 juillet), le corps de saint Josse fut déposé avec vénération sur l'autel de Saint-Martin. Isembard de Fleuri écrivit toutes ces choses à la prière d'Adelelme, comme s'étant passées dans les temps de Hugues-le-Grand ou du roi Robert; depuis cette époque, le bienheureux Josse n'a cessé d'opérer beaucoup de miracles en faveur de ceux qui l'implorent, quoique par négligence on n'en ait pas écrit les détails. Cette même année on commença en ce lieu à jeter les fondements d'un monastère; on entreprit d'y rétablir la règle monastique, et l'on y nomma le révérend abbé Sigebrond. Une certaine nuit, comme le corps de saint Josse était conservé dans l'église de Saint-Pierre, devant ses reliques, il y avait sept cierges dont un seulement avait été allumé par le sacristain; les six autres le furent, pendant le sommeil des gardiens, par une puissance surnaturelle. C'est ainsi que, pour la seconde fois, le corps de saint Josse se trouvait dans sa propre église: en présence de Sigenaire, un cierge, que la force des vents et la violence de la pluie avaient éteint, fut rallumé par la puissance de Dieu. Un dimanche, pendant que Pridien célébrait solennellement la messe, un certain vassal du comte Hilduin, nommé Garembert, était plein de mauvaise volonté, et aurait voulu enlever de force ce qui lui plaisait des biens du saint, et remplacer Sigenaire par quelqu'un avec qui il pût mieux s'entendre. Comme on lisait dans l'Evangile ces paroles: "Ut quid cogitatis mala in cordibus uestris?" le malheureux commença à vociférer à haute voix, frappé qu'il était par une main invisible. Tourmenté pour la troisième fois, il tomba enfin et vomit du sang caillé. Après la messe et par l'ordre du sacristain Sigenaire, Garembert fut transporté hors l'église et le lendemain, par les mérites de saint Josse, il recouvra la raison. Cet événement se passa dans le temps de Hugues-le-Grand. Le même jour, une certaine femme nommée Ostrechilde, s'efforçait de sortir de l'église après la messe; mais elle se trouvait tellement attachée sur le seuil de la porte, par la plante des pieds, que personne ne pouvait l'en arracher; elle ne ressentait aucun autre mal qu'un grand froid aux jambes, depuis les genoux jusqu'aux pieds. Le lendemain elle se voua à Dieu et à saint Josse comme leur servante, et, aussitôt guérie, elle accomplit pieusement ses vœux. Les moines Adelelme et Richer, hommes véridiques, racontent que, pendant qu'Etienne transportait, pour la construction de l'église, les reliques de saint Josse au monastère de saint Riquier, l'illustre Bertsende, fille déjà nubile d'Alsinde, souffrait depuis deux ans d'une grande douleur de reins qui se prolongeait jusques aux pieds, de manière qu'elle ne pouvait ni marcher, ni même se mouvoir sans un bâton. Ayant prié avec foi, ainsi que sa mère, devant les reliques du saint confesseur, la malade fut guérie; la mère ayant vu la guérison de sa fille se réjouit beaucoup et fit don d'un précieux manteau à son habile médecin. Un certain Robert, qui voyageait seul à midi, ayant vu sous la figure d'un homme l'esprit d'erreur, devint tout à coup complétement aveugle. S'étant rendu, long-temps après, au tombeau de saint Josse, il se fit son serviteur en présence de l'abbé Gui. Le même jour le sang s'étant mis à couler abondamment de ses yeux, il recouvra la lumière, et déclara publiquement qu'il voyait très-nettement les moines assis à vêpres sur leurs bancs. Gunzon, prêtre de Lorraine, éprouvait depuis près de sept ans une faiblesse douloureuse dans les mains et les pieds. Quelqu'un l'ayant vu, lui conseilla d'aller trouver dans le Ponthieu le médecin Josse. Il s'empressa d'obéir à cet avertissement. Il entra un dimanche vers la troisième heure dans l'église du saint; il y pria prosterné, mouilla le pavé de ses larmes, et ayant terminé ses oraisons, il se leva sain et sauf. Ensuite, plein de joie, il chanta la messe, et raconta au peuple avec vérité, et en rendant des actions de grâces, toute l'histoire de sa guérison. Le Lorrain Wandelmar perdit l'œil droit dans une maladie et résolut, d'après les conseils de ses amis, d'aller trouver le bienheureux Josse; mais, ignorant le vrai chemin, il se rendit avec son compagnon de route à la fontaine que Josse, de son vivant, avait fait naître par son mérite. Wandelmar ayant vu cette fontaine toute limpide arrêta son compagnon, s'assit, se lava les mains et la figure, et soudain recouvra l'usage de l'œil qu'il avait perdu. Guéri par ce moyen, il se rendit au monastère, rempli d'une joie que partageaient ses amis, et il y rendit grâces à Dieu. Deux démoniaques nommés Maginard furent délivrés de leur obsession sur le tombeau de saint Josse, et vécurent ensuite long-temps dans le monde, parfaitement guéris. Siéburge, femme de Bertrand, homme très-distingué, éprouvait depuis neuf mois de suite une perte de sang par le nez. Ses amis la conduisirent pour être guérie à l'église de saint Josse. Elle y pria, mais elle ne fut pas guérie aussitôt: c'est pourquoi elle sortit, en se plaignant beaucoup du saint. Comme elle se rendait chez elle, pleine de ressentiment, et qu'elle passait devant la croix qui était plantée sur le chemin, soudain le sang cessa de couler de ses narines. Aussitôt, pleine de joie, elle rétrograda, et revint au couvent du saint homme lui rendre des actions de grâces, et fut pleinement guérie. Robert de Térouenne étant vers midi, pendant l'été, seul dans son champ, pour en visiter le travail, fut soudainement saisi par le démon, et tellement tourmenté par lui, qu'il était presque sans relâche excité par cet ennemi à briser tout, et même à dévorer les hommes. Ses trois frères, ayant jeûné les quatre-temps, conduisirent au mois de juin Robert, enchaîné, au tombeau de saint Josse; ils y restèrent depuis le mercredi jusqu'au samedi. Dès ce moment, le malade commença à se trouver plus tranquille, et, ayant recouvré toute sa santé, il devint à perpétuité le serviteur du saint. A sa demande, le jour de la fête de saint Jean-Baptiste, l'abbé Gui montant dans la chaire, raconta cet événement au peuple, et montra Robert qui était présent, et qui attestait lui-même ce qui lui était arrivé. Un homme dans l'âge mûr était depuis sept ans tellement sourd, qu'il n'entendait rien du tout. Sa femme le conduisit au tombeau du saint homme, elle y pria quelque temps. Ensuite, d'après l'ordre de Pridien, elle conduisit son mari à la fontaine de Saint-Josse, et trois fois elle lui arrosa la tête de ses propres mains, avec l'eau de cette fontaine: il recouvra aussitôt l'ouïe, se rendit à l'église, et y entendit la messe qu'il n'avait pu entendre depuis sept ans. Isembard de Fleuri écrivit toutes ces choses à la prière d'Adelelme, comme s'étant passées dans les temps de Hugues-le-Grand ou du roi Robert; depuis cette époque, le bienheureux Josse n'a cessé d'opérer beaucoup de miracles en faveur de ceux qui l'implorent, quoique par négligence on n'en ait pas écrit les détails. Les princes du royaume ayant changé, et les grands seigneurs se faisant la guerre, le corps de saint Josse fut de nouveau couvert de terre, pour le soustraire aux profanations des ennemis; il resta si longtemps caché, que ceux qui l'avaient couvert étant venus à mourir, on ignora généralement ce qu'il était devenu. Du temps de Henri, roi des Français, comme les moines se plaignaient souvent de ne pas savoir où reposait le corps de Josse leur patron, une révélation divine le fit connaître à un simple laïc: il fut exhumé avec solennité par les soins de l'abbé et des frères. Ensuite les moines reçurent dans leur ordre celui qui avait découvert ces reliques, l'établirent gardien du saint tombeau, et lui confièrent les offrandes des fidèles. L'abbé étant mort, son successeur ne témoigna pas au sacristain l'amitié qu'il lui devait, et ne le traita pas aussi bien que son prédécesseur avait fait. Ce sacristain, blessé profondément, enleva de nuit le saint corps, et l'emporta avec lui en France. Cependant Geoffroi, seigneur de Commerci, le reçut honorablement avec le trésor qu'il portait, et lui accorda jusqu'à sa mort l'église de Neuf-Château, où il y avait quatre chanoines. Quelque temps après, la guerre s'étant élevée, Henri, roi des Français, mit le siége devant Commerci, attaqua Geoffroi avec toutes les forces de l'armée française, et mit le feu à la place. Pendant que la flamme dévorante consumait l'église et les édifices, et qu'il s'élevait d'horribles cris, comme c'est l'usage de la part des assiégeants et des assiégés, un chanoine tira du cercueil les ossements de saint Josse, et se sauva précipitamment du milieu de l'incendie. Un chevalier à la solde du roi se présenta devant le chanoine sur le pont, et lui demanda quel était le fardeau qu'il portait. Celui-ci ayant avoué qu'il était chargé de vêtements sacrés et de livres, le soldat se saisit de tout avec violence, et emporta ce trésor avec lui sur le territoire de Parnes. Cet homme s'appelait Robert: il avait le surnom de Meslebren, c'est-à-dire, qui fait un mélange de son: il était un des hommes de Radulphe de Chaudri, qui était alors un des premiers chevaliers de l'armée française. Le chevalier, joyeux de posséder un pareil butin, le fit placer avec soin dans l'église de Saint-Martin, par le curé et ses paroissiens. Il y a déjà plus de soixante-dix ans qu'il y est conservé respectueusement. D'innombrables miracles y ont été opérés sur les malades, et jusqu'à ce jour, quand la foi de ceux qui les réclament mérite un tel bienfait, il s'en opère encore fréquemment, ainsi que l'atteste tout le voisinage. Guillaume de Mellerault, vénérable moine et prêtre, a composé un excellent ouvrage sur la translation de ce saint corps, dont nous venons de dire quelque chose, et sur les guérisons nombreuses qu'éprouvèrent les malades à Parnes: dans ce traité véridique et éloquent, on trouve le récit de tous les événemens merveilleux qui ont eu lieu devant les saintes reliques de Josse. Philippe, roi des Français, avait la fièvre depuis deux ans, et tout l'art de la médecine échouait contre sa maladie. Au bout de ces deux ans il vint à Parnes, but de l'eau sanctifiée par l'approche des reliques du bienheureux Josse, passa deux nuits en prières devant le saint corps, et sa douleur ayant cessé il recouvra la santé. Ainsi guéri, le roi offrit à saint Josse cinquante sous de Pontoise, accorda une foire annuelle en l'honneur du saint, pour la troisième fête de la Pentecôte et confirma cet établissement par un édit de son autorité royale. Il se fit en outre beaucoup d'autres miracles à Parnes, par le mérite de saint Josse; il s'y en fait encore journellement: quelques-uns ont été écrits; mais la plupart ne sont point parvenus à notre connaissance, à cause de la négligence ou de la maladresse de ceux qui les connaissaient et qui les ont vus ou éprouvés. Quoique nous soyons pressé de rapporter d'autres choses, bienheureux Josse, nous avons dit quelques mots sur votre mérite, et publié dans cet ouvrage les grâces que le ciel vous accorda; nous vous avons dévotement exalté, autant que nous le permettent nos faibles moyens. Ainsi nous vous prions, glorieux fils du roi des Bretons et digne compagnon des anges, de nous recommander à Dieu par l'efficacité de vos mérites, d'obtenir pour nous la société des saints, avec lesquels nous puissions contempler dans sa gloire le créateur de toutes choses, et chanter glorieusement ses louanges dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il! [3,20] CHAPITRE XX. Au mois d'août, Hérald, roi des Norwégiens, s'embarqua sur l'immensité des mers avec Tostic et une flotte considérable. Secondé par le souffle de l'aquilon ou nord, il aborda en Angleterre et commença par envahir la province d'Yorck. Cependant l'Anglais Hérald, ayant appris l'arrivée des Norwégiens en Angleterre, se hâta de quitter Hasting et Pevensey, ainsi que les autres ports qui se trouvent en face de la Neustrie, et qu'il avait gardés soigneusement toute cette année; il se présenta en toute hâte avec une nombreuse armée devant ses adversaires, arrivés à l'improviste des contrées septentrionales. Un combat opiniâtre s'engagea de part et d'autre: le sang des deux partis y coula à grands flots, et une innombrable multitude d'hommes animés de la fureur des bêtes féroces y trouva la mort. Enfin les Anglais, ayant redoublé d'efforts, remportèrent la victoire, et le roi des Norwégiens ainsi que Tostic périrent avec la plus grande partie de leurs troupes. Le lieu de cette bataille est facilement reconnu par les voyageurs: on y voit encore aujourd'hui un énorme amas d'ossements humains, preuve certaine du carnage considérable opéré par l'une et l'autre nation. Toutefois, pendant que les Anglais étaient occupés à la bataille d'Yorck, et que, par une permission de Dieu, ils avaient, comme nous l'avons dit, abandonné la garde de la mer, la flotte des Normands qui, durant tout un mois, avait imploré le vent du midi à l'embouchure de la Dive et dans les ports voisins, fut portée par le souffle de l'ouest dans le port de Saint-Valéri. Là on fit beaucoup de vœux et de ferventes prières pour soi et pour ses amis, et l'on répandit des torrents de larmes. En effet, les amis, les compagnons, les proches parents de ceux qui partaient, demeurant dans leur pays, et voyant cinquante mille hommes d'armes et une grande quantité d'hommes de pied braver les horreurs de la mer pour aller combattre dans ses propres foyers une nation inconnue, pleuraient, soupiraient, étaient agités, tant pour eux que pour les leurs, de toutes les émotions de la crainte et de l'espérance. Alors le duc Guillaume et toute son armée se recommandèrent à Dieu par des prières, par des offrandes et par des vœux, et accompagnèrent processionnellement hors de l'église le corps de saint Valéri, confesseur du Christ, afin d'obtenir par son intercession des vents favorables. Enfin, lorsqu'un vent heureux, que tant de vœux avaient imploré, vint à souffler par la permission de Dieu, aussitôt le duc, plein d'une ardeur véhémente, fit appeler toute l'armée aux vaisseaux et ordonna de commencer promptement l'embarcation. En conséquence, le trois des calendes d'octobre (29 septembre), l'armée normande passa la mer pendant la nuit où l'Eglise catholique célèbre dans une fête la mémoire de saint Michel Archange, et, sans trouver de résistance, occupa avec joie les rives d'Angleterre. Ensuite elle s'empara de Pevensey et de Hasting, qui furent confiés à une troupe d'élite, afin de servir de point de retraite pour l'armée et de défense pour la flotte. Cependant le tyran anglais s'enfla de joie pour avoir versé le sang de son frère et de ses ennemis, et après ce vaste carnage revint victorieux à Londres. Mais, comme la prospérité du monde se dissipe aussi promptement que la fumée dispersée par les vents, il perdit bientôt la joie de ses funestes trophées sous le poids des graves tribulations qui le menaçaient, et ne put se réjouir long-temps avec sécurité du fratricide qu'il avait commis: un envoyé ne tarda pas à lui annoncer le débarquement des Normands. Ayant appris ainsi leur entrée en Angleterre, il lui fallut se préparer à un nouveau combat. Au surplus, il était intrépide et doué d'un grand mérite, plein de force et de beauté; il charmait par son éloquence, et son affabilité le rendait cher à ses partisans. Toutefois, comme sa mère Gita, qui était fort affligée de la mort de son fils Tostic, et ses plus fidèles amis cherchaient à le dissuader de faire la guerre, le comte Gorth son frère lui dit: «Très-cher frère et seigneur, il est nécessaire que votre valeur soit tempérée par la modération de la prudence. Vous arrivez fatigué du combat des Norwégiens, et déjà vous vous empressez de marcher au combat contre les Normands. Prenez un peu de repos, je vous en prie. Rappelez-vous dans votre sagesse quels ont été vos serments et vos promesses; prenez garde de tomber dans le parjure, et par un si grand crime d'entraîner dans une ruine commune et vous et toutes les forces de votre nation. Vous attireriez par là une honte durable sur votre race. Quant à moi, libre de tout serment, je ne dois rien au comte Guillaume. Je suis donc prêt à combattre courageusement contre lui, pour la défense du sol natal. Pour vous, mon frère, tenez-vous en paix où vous pourrez et attendez l'issue de la guerre afin que l'illustre liberté des Anglais ne périsse pas par votre ruine.» Ayant entendu ce discours, Hérald fut vivement indigné. Il méprisa ce conseil, qui pourtant semblait sage à ses amis, et accabla d'injures son frère qui lui donnait de fidèles avis; il porta même la fureur jusqu'à frapper du pied sa mère qui faisait les plus grands efforts pour le retenir. Pendant six jours, il appela de tous côtés ses peuples aux armes, rassembla une multitude innombrable d'Anglais, et la conduisant avec lui au combat, il marcha en toute hâte contre l'ennemi. Il se flattait de le surprendre sans précautions dans une attaque nocturne ou du moins imprévue, et pour ne pas laisser d'issue à sa retraite, il mit en mer cent vaisseaux chargés d'hommes armés. Dès que le duc Guillaume fut informé de la marche d'Hérald, il fît prendre les armes à tous les siens dans la matinée du samedi. Il entendit la messe et se fortifia le corps et l'ame par les sacrements du Seigneur; puis il suspendit humblement à son cou les saintes reliques sur lesquelles Hérald avait juré. Beaucoup de serviteurs de Dieu venus de la Normandie avaient accompagné l'armée: ainsi les deux évêques Odon de Bayeux et Geoffroi de Coutance se trouvaient là avec beaucoup de moines et de clercs, dont l'office était de combattre par les prières et les conseils. La bataille s'engagea le deux des ides d'octobre (14 octobre) à la troisième heure, et pendant tout le jour on combattit de part et d'autre avec une extrême fureur, avec perte de plusieurs milliers d'hommes. Le duc des Normands avait placé sur la première ligne de l'armée les fantassins armés de flèches et d'arbalètes; les hommes de pied, couverts de cuirasses, occupaient la deuxième ligne; au dernier rang se tenaient les escadrons de cavalerie, au milieu desquels se trouvait le duc avec l'élite de ses forces, afin de pouvoir porter, partout où il serait nécessaire, l'assistance de sa voix et de son bras. Dans l'armée ennemie, les troupes anglaises, rassemblées de toutes parts, s'étaient réunies au lieu que depuis long-temps on appelait Senlac; une partie de ces guerriers était pour Hérald, mais tous voulaient servir la patrie et la défendre contre l'étranger. Ils renoncèrent à employer leurs chevaux, et, mettant pied à terre ils serrèrent leurs rangs et prirent position. Turstin, fils de Rollon, portait l'étendard des Normands. Le son terrible des trompettes donna de part et d'autre le signal de la bataille. Les Normands, pleins de gaîté et d'audace, commencèrent l'attaque. Leurs fantassins s'approchant au plus près des Anglais, les provoquèrent, et, par une décharge de traits, leur envoyèrent les blessures et la mort. Ceux-ci, de leur côté, résistèrent courageusement, chacun selon ses forces. De part et d'autre on combattit quoique temps avec un grand acharnement. L'infanterie et la cavalerie bretonnes, également effrayées de l'inébranlable fermeté des Anglais, lâchèrent pied ainsi que les autres auxiliaires et se jetèrent sur l'aile gauche, et presque tout le corps d'armée du duc, le croyant mort, faiblit aussi. Cependant ce prince, voyant qu'une grande partie des ennemis avait franchi les retranchements et poursuivait ses troupes, s'élance au devant des fuyards et les ramène au combat, en les menaçant et les frappant de sa lance. Il découvre sa tête et détache son casque, en criant: «Reconnaissez-moi, je suis vivant, et avec l'aide de Dieu je vaincrai.» Soudain, à ces paroles de leur prince, les fuyards reprirent courage, et enveloppant quelques milliers d'Anglais qui les poursuivaient, en un moment ils les taillèrent en pièces. Les Normands feignirent de prendre une seconde fois la fuite comme ils avaient fait la première fois; les Anglais se mirent à leur poursuite; mais tournant bride tout à coup, les chevaliers de Guillaume coupèrent la retraite à leurs ennemis, et, les ayant enveloppés, leur firent mordre la poussière. C'est ainsi que les Anglais furent trompés par une ruse fatale pour eux, et, rompus de toutes parts, ils ne trouvèrent plus que la mort. Plusieurs milliers d'entre eux ayant été tués, on attaqua le camp avec plus d'ardeur. Les Manceaux, les Français, les Bretons, les Aquitains chargèrent avec vigueur, et les Anglais tombant de toutes parts périrent misérablement. Parmi ceux qui se trouvèrent à cette bataille, on remarqua Eustache comte de Boulogne; Guillaume fils de Richard, comte d'Evreux; Geoffroi, fils de Rotrou, comte de Mortagne; Guillaume, fils d'Osbern; Robert Tiron, fils de Roger de Beaumont; Haimeric, seigneur de Troarn; Hugues, le connétable; Gaultier Giffard; Raoul de Toéni; Hugues de Grandménil; Guillaume de Varenne, ainsi que plusieurs autres chevaliers d'une grande réputation militaire, et dont les noms doivent être placés honorablement par l'histoire, parmi ceux des plus fameux guerriers. Toutefois, le duc Guillaume les surpassait encore en bravoure et en prudence; aussi dirigea-t-il habilement son armée, arrêtant la fuite, ranimant les courages, s'associant à tous les dangers, et appelant les siens à lui plus souvent qu'il ne les poussait en avant. Dans l'action, trois chevaux percés de coups tombèrent sous lui. Trois fois il en descendit avec intrépidité, et ne tarda pas à venger la mort de ses coursiers. Dans son courroux, il enfonçait brusquement les boucliers, les casques et les cuirasses. De son propre bouclier il renversa quelques Anglais, et ne fut pas moins utile à plusieurs des siens, que redoutable aux ennemis. Depuis neuf heures du matin on combattait avec fureur. Dans la première mêlée le roi Hérald fut tué, et son frère, le comte Leofwin, succomba ensuite avec plusieurs milliers des siens. Enfin, comme le jour commençait à baisser, les Anglais reconnaissant que leur roi, les premiers du royaume, plusieurs corps de leurs troupes avaient péri, tandis que les Normands tenaient ferme, et faisaient rage contre ceux qui résistaient encore, prirent la fuite au plus vite et éprouvèrent beaucoup d'accidents fâcheux: les uns emportés par leurs chevaux, les autres à pied, cherchèrent leur salut en se jetant ceux-ci dans des sentiers, la plupart dans des lieux inaccessibles. Cependant les Normands, voyant les Anglais en déroute, les poursuivirent sans relâche toute la nuit du dimanche, non sans faire de grandes pertes: car des herbes qui avaient poussé sur une antique tranchée, la dérobaient à la vue; de manière que les Normands, courant à toutes jambes, s'y précipitaient avec leurs armes et leurs chevaux, et, tombant inopinément les uns sur les autres, s'étouffaient réciproquement. Les Anglais s'étant aperçus de cet événement pendant leur fuite, reprirent courage: voyant l'avantage que leur offraient le retranchement rompu et ses nombreux fossés, ils se rallièrent, firent tout à coup volteface, et portèrent courageusement la mort dans les rangs des Normands. Là, Engenulfe, gouverneur de L'Aigle, et beaucoup d'autres périrent; ceux qui étaient présents à l'action rapportent qu'environ quinze mille Normands succombèrent en ce lieu. C'est ainsi que le Dieu tout-puissant, la veille des ides d'octobre (14 octobre), punit de diverses manières les innombrables pécheurs de l'une et l'autre armée; car par une cruauté qui s'accroissait intolérablemenl, les Normands avaient tué plusieurs milliers d'Anglais le jour du samedi, tandis que ceux-ci avaient long-temps auparavant mis injustement à mort l'innocent Alfred, avec ses gens, et le samedi précédent égorgé sans pitié le roi Hérald, le comte Tostic et beaucoup d'autres. Le juge suprême vengea les Anglais dans la nuit du dimanche, et précipita les Normands furieux dans un gouffre inaperçu. Au mépris des préceptes de la loi divine, ils avaient convoité immodérément le bien d'autrui, et, comme dit le psalmiste, leurs pieds furent prompts pour l'effusion du sang: c'est pourquoi ils trouvèrent dans leurs voies la contrition et l'infortune. Le duc Guillaume voyant les troupes anglaises réunies inopinément, ne s'arrêta pas, et appela à haute voix, pour l'empêcher de se retirer, le comte Eustache qui tournait le dos avec cinquante chevaliers, et voulait donner le signal de la retraite. Le comte s'approcha familièrement du duc pour le ramener à son opinion, et lui parlant à l'oreille, lui annonça une mort prochaine s'il poussait en avant. Pendant cet entretien, Eustache, frappé entre les épaules par un coup violent qui retentit fortement, et qui fut tellement rude que le sang lui jaillit aussitôt de la bouche et du nez, fut emporté mourant par ses compagnons d'armes. Le duc ayant obtenu la victoire, revint sur le champ de bataille, et y vit les suites d'un effroyable carnage qu'on ne pouvait voir en effet sans pitié: toute la fleur de la noblesse et de la jeunesse anglaise, souillée de sang, couvrait au loin la terre. Hérald, qui ne fut pas reconnu à sa figure, mais seulement à quelques indices, fut apporté dans le camp normand. Le vainqueur le fit remettre à Guillaume Mallet, pour qu'il l'inhumât sur le rivage de la mer, qu'il avait longtemps protégée de ses armes. [3,21] CHAPITRE XXI. Sur la terre la Fortune inconstante amène souvent aux mortels des événements terribles et inattendus: quelques hommes s'élancent du sein de la poussière au sommet de la plus grande puissance, tandis que d'autres, précipités du faîte des grandeurs, gémissent dans l'adversité. C'est ainsi que Gita, veuve du comte Godwin, si heureuse autrefois de ses richesses et de sa puissance, se trouva alors accablée de la plus vive douleur, et fut en proie à la plus grande infortune. Elle avait donné sept fils à son mari, Suénon, Tostic, Hérald, Guorth, Elfgar, Leofwin et Vulvod: tous furent comtes, et se distinguèrent par une grande beauté de corps et par beaucoup de mérites mondains; tous éprouvèrent séparément des accidents différents, et pour la plupart affreux. Elfgar et Vulvod qui aimaient Dieu, vécurent pieusement et légitimement. Le premier, pélerin et moine, mourut à Rheims dans la vraie foi; l'autre termina honorablement sa vie à Salisbury. Quant aux cinq autres, livres à la carrière des armes, ils périrent en divers lieux et dans des positions différentes. Cependant l'infortunée Gita fit offrir au duc Guillaume, pour le corps de Hérald, son pesant d'or; mais le magnanime vainqueur rejeta une telle négociation: il ne crut pas convenable que, pour la satisfaction d'une mère, on inhumât honorablement celui qui, par son excès d'ambition, était cause qu'une innombrable quantité de guerriers demeurait sans sépulture. Il ordonna de prendre les plus grands soins pour mettre en terre tous les siens, et laissa aux Anglais qui le voulurent, le pouvoir d'enterrer les leurs. Après avoir pourvu à ces soins, il marcha sur Romney, et ayant battu ceux qui s'y étaient renfermés, il vengea le meurtre des Normands, qui, y ayant abordé par erreur, avaient été victimes de la férocité des habitants, après avoir vendu chèrement leur vie. Le duc se présenta ensuite devant Douvres, où se trouvait réuni beaucoup de monde, qui croyait la position inexpugnable, parce que le château est situé sur la pointe d'un rocher qui touche à la mer. Pendant que les gens du château, qui craignaient beaucoup le duc, demandaient en suppliants à se rendre, les écuyers normands, enflammés du desir du butin, mirent le feu à la place et la livrèrent aux flammes, qui, se portant rapidement partout, occasionèrent les plus grands ravages. Le duc ayant compassion de ces gens qui avaient voulu se rendre à lui, fit payer le prix des maisons qui étaient à rebâtir, et dédommagea de toutes les autres pertes. Le château s'étant rendu, fut réparé, et en huit jours complétement fortifié. Là, un grand nombre de chevaliers qui burent de l'eau et mangèrent de la chair d'animaux trop jeunes, moururent de dysenterie; quelques autres s'en ressentirent jusqu'à la fin de leurs jours. Le duc y laissa une garnison ainsi que ses malades, et se mit en route pour soumettre ceux qu'il avait vaincus. Les habitants de Cantorbéry, ville voisine de Douvres, accoururent au devant du vainqueur, lui jurèrent fidélité, et lui donnèrent des otages. Hérald ayant été tué, Stigand, archevêque de Cantorbéry, Edwin et Morcar, illustres comtes, et plusieurs autres grands seigneurs anglais, qui ne s'étaient pas trouvés à la bataille de Senlac, établirent pour roi Edgar-Clyton, fils d'Edouard, roi des Huns, et petit-fils d'Edmond Irnéside, c'est-à-dire, Côte de Fer. Ils menaçaient d'abord de combattre courageusement pour leur patrie et leur nation contre les ennemis étrangers. Cependant le duc Guillaume ayant appris les réunions fréquentes de cette assemblée, s'avança avec des forces imposantes, prit position à peu de distance de Londres, et envoya cinq cents cavaliers en avant. Ils forcèrent à se réfugier dans leurs murs les troupes qui de la ville s'étaient avancées contre les Normands. La mort de leurs enfants et de leurs amis fut pour tous les citoyens le motif d'une profonde douleur. Les cavaliers ajoutèrent l'incendie au massacre, et mirent le feu à tous les édifices qui se trouvaient en deçà de la rivière. Le duc passa la Tamise, et arriva devant la place de Guarengefort. L'archevêque Stigand et quelques autres nobles anglais s'y rendirent. Renonçant à Edgar, ils firent la paix avec Guillaume et le reconnurent seigneur. Bien accueillis par lui, ils conservèrent leurs anciennes dignités et leurs biens. Cependant les gens de Londres suivant d'utiles conseils se soumirent au duc, et lui conduisirent autant d'otages et les personnes qu'il voulut. Edgar-Adelin, qui avait été établi roi par les Anglais, sentant bien qu'il ne pouvait résister, se soumit humblement, lui et ses Etats, au duc Guillaume. Cet Edgar, jeune homme doux et sincère, était parent du roi Edouard-le-Grand, car il était fils de son neveu: il embrassa tendrement le vainqueur, qui le traita honorablement toute sa vie et comme l'un de ses enfants. Comme Dieu dispose de toutes choses, la paix se rétablit en Angleterre dans l'espace de trois mois. Tous les prélats et tous les grands du royaume traitèrent avec Guillaume et le prièrent de prendre le diadême royal, comme c'est l'usage chez les princes anglais. C'est ce que desiraient vivement les Normands qui, pour procurer à leur prince le bandeau des rois, s'étaient exposés à tant de dangers, sur la mer et dans les batailles. Les habitants de l'Angleterre, désormais soumis par la permission de Dieu, desiraient aussi cette cérémonie, parce que, jusqu'alors, ils avaient coutume de n'obéir qu'à un roi qui eût été couronné. Dans ce temps-là Adelred était le métropolitain d'Yorck. Il aimait beaucoup l'équité et il était dans la maturité de l'âge: sage, bon, éloquent, il brillait de l'éclat d'un grand nombre de vertus, et, marchant sur les traces des Pères, il travaillait constamment à parvenir auprès du Roi des rois. Quant à Stigand, archevêque de Cantorbéry, il était trop livré aux affaires du siècle; il avait même été interdit par le pape Alexandre, pour quelques crimes. Enfin l'an de l'Incarnation du Seigneur 1067, le jour de la Nativité du Sauveur, les Anglais se réunirent à Londres pour installer le roi, et l'on disposa autour du monastère des troupes normandes, pourvues d'armes et de chevaux, pour veiller à la sûreté générale, de peur qu'on ne commît quelques actes de perfidie et de sédition. Puis, en présence des prélats, des abbés et des grands de tout le royaume d'Albion, et dans la basilique dite de Westminster, consacrée à saint Pierre, prince des Apôtres, et où repose inhumé le vénérable roi Edouard, l'archevêque Adelred sacra le duc des Normands, Guillaume, roi des Anglais, et lui imposa sur la tête le diadême royal. Cependant, à l'instigation de Satan, ennemi de tout bien, un événement fâcheux pour l'une et l'autre nation, présage de calamités futures, survint à l'improviste. Pendant que le prélat Adelred demandait aux Anglais, et Geoffroi, évêque de Coutances, aux Normands, s'ils consentaient à ce que Guillaume régnât sur eux, pendant que tout le monde donnait avec joie son consentement d'une voix unanime et dans des langues différentes, tout à coup les troupes qui étaient placées au dehors pour la sûreté des Normands, ayant entendu les acclamations du peuple dans l'église et les sons d'un langage inconnu, croyant qu'il arrivait quelque chose de sinistre, mirent imprudemment le feu aux maisons voisines. L'incendie fit promptement des progrès; et le peuple, qui se réjouissait dans l'église, passa promptement de l'allégresse au trouble. Dans l'excès de l'inquiétude, une multitude d'hommes et de femmes de diverses dignités et qualités sortirent en toute hâte de la basilique; les prélats et un petit nombre de clercs et de moines, effrayés et tremblants, restèrent seuls devant l'autel, et eurent à peine le temps de terminer la consécration du roi qui n'était pas moins épouvanté. Presque tout le monde courut au feu qui était excessivement violent, les uns, pour s'employer avec ardeur à l'éteindre, les autres, et c'était le plus grand nombre, pour profiter du trouble et commettre des vols. Les Anglais appréciant la cause de cet accident inattendu, furent fort irrités; et depuis, les Normands leur furent toujours suspects, et, comme ils les croyaient sans foi, ils desiraient vivement trouver l'occasion de la vengeance. Le roi Guillaume gouverna courageusement et avec habileté, dans l'adversité comme dans le bonheur, les Etats qu'il avait soumis à son pouvoir; il mérita beaucoup d'éloges pour la manière avec laquelle il régna pendant vingt ans huit mois et seize jours. Guillaume de Poitiers, archidiacre de Lisieux, a supérieurement parlé du mérite de Guillaume, de son excellente conduite, de ses prospérités, de ses exploits, et de toutes les choses admirables qu'il a faites. Son livre est remarquable par l'élégance du style et par la profondeur des pensées. Il fut long-temps chapelain de ce monarque, et il s'appliqua à retracer avec netteté, dans un long récit, tous les événements qu'il avait vus et auxquels il avait assisté; il est fâcheux que, empêché par plusieurs accidents, il n'ait pu conduire son livre jusqu'à la mort du roi. Gui, évêque d'Amiens, composa un poème métrique, dans lequel, à l'imitation de Virgile et de Stace, qui chantèrent les exploits des héros, il fit la description de la bataille de Senlac, blâmant et condamnant Hérald, mais louant beaucoup et glorifiant Guillaume. Jean de Worcester, moine depuis son enfance, Anglais de nation, respectable par ses mœurs et sa science, a parlé convenablement, dans ses additions aux chroniques de l'Ecossais Marien, tant du roi Guillaume que des événements qui se sont passés sous lui et sous ses fils Guillaume-le-Roux et Henri, jusqu'à nos jours. Marien était moine dans le couvent de Saint-Alban, martyr, près de Mayence; c'est là que, selon ses moyens, suivant Eusèbe de Césarée, Jérôme, et d'autres historiens, il travailla avec bonté et offrit charitablement aux enfants de l'Eglise qui, par eux-mêmes, ne peuvent pas faire tant de recherches, les doux fruits de ses longues études et des grands travaux qu'il entreprit dans les régions lointaines. Après avoir soigneusement consulté les auteurs anciens et modernes, il donna sa Chronographie, dans laquelle il recueillit tout ce qu'il y a d'important depuis le commencement du monde, où Dieu pétrit Adam du limon de la terre; et, parcourant tous les livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, ainsi que les histoires des Romains et des Grecs, il supputa les années dans les temps des rois et des consuls jusqu'au jour de sa mort, et assura ainsi le succès de ses annales historiques. Jean de Worcester, qui le suivit, écrivit les événements d'environ cent années, et, par l'ordre du vénérable Vulstan, pontife et moine, les ajouta aux chroniques dont nous venons de parler: on y trouve, sur les Romains, les Francs, les Allemands et les autres nations, beaucoup de choses qui lui ont paru dignes d'être racontées succinctement. En conséquence, il a compris dans ses chroniques les juges, les rois et les pontifes des Hébreux, depuis Moïse jusqu'à la subversion de Jérusalem, quand, sous Titus et Vespasien, le royaume des Juifs fut justement détruit. On y lit les noms de tous les consuls, des dictateurs, des empereurs et des pontifes des Romains, et de tous les rois aussi qui régnèrent en Angleterre depuis que Hengist et Horsa firent, au grand détriment des Gallois, la guerre à Wortigern, roi de la Grande-Bretagne. On y fait aussi mention des évêques qui gouvernèrent l'Eglise d'Angleterre, depuis que le pape Grégoire y envoya, entre autres, Augustin et Mellitus, prêcher la parole de Dieu: pieux personnages par lesquels Dieu conduisit à la connaissance de la vérité Adelbert, roi de Cantorbéry, Edwin, roi de Northumbrie, et d'autres princes de la même nation. C'est dans ces ouvrages que Sigebert, moine de Gemblours, a puisé beaucoup de belles choses, surtout en ce qui concerne les insulaires de l'Océan, tout en ne négligeant pas de parler des Goths, des Huns, des Perses, et d'autres peuples barbares. J'ai fait usage avec plaisir de ces écrits, afin que les lecteurs avides de connaissances pussent en profiter, parce qu'ils en retireront de grands avantages pour leur instruction, et que d'ailleurs il est difficile de se procurer les chroniques. Publiées par les modernes, elles ne sont pas encore répandues dans l'univers. J'en ai vu une copie à Worcester en Angleterre, et une autre à Cambrai, dans la Lorraine. Fulbert, sage abbé du couvent du Saint-Sépulcre, qui est bâti au nord de Cambrai, m'a communiqué cet ouvrage. Ce couvent fut bâti aux frais de Libert, évêque de la même ville, qui a mérité l'honneur d'y être dignement enseveli. Fatigué de mon travail, je sens le besoin du repos. Aussi je me dispose à terminer ainsi ce premier livre de l'histoire ecclésiastique, que j'ai tracée d'une plume véridique, relativement aux princes et aux saints personnages voisins et contemporains. Dans les livres suivants, je parlerai plus longuement du roi Guillaume, et je rapporterai tous les changements fâcheux qui s'opérèrent tant en Angleterre qu'en Normandie, écrivant sans adulation, car je n'attends ni des vainqueurs, ni des vaincus, les honneurs d'aucune récompense.