[1,0] HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE. PROLOGUE. Dès les siècles antiques, nos ancêtres considérèrent avec prudence le cours des siècles fugitifs, et remarquèrent les biens ou les maux que, suivant la conduite des hommes, les divers temps leur amenaient. Ce fut pour être utile à la postérité qu'on les vit accumuler volumes sur volumes: nous en sommes convaincus en voyant ce qui a été fait non seulement par Moïse, par Daniel, et par divers écrivains sacrés, mais aussi par Darès le Phrygien, par Trogue-Pompée et les autres historiens des Gentils; nous ferons la même observation par rapport à Eusèbe de Césarée, à Paul Orose, à l'Anglais Bède, à Paul du Mont-Cassin, et aux autres auteurs ecclésiastiques. Leurs récits font mes délices: je loue, j'admire même l'élégance et l'utilité de leur méthode de composition; je ne peux donc qu'exhorter les sages de notre temps à profiter du résultat de leurs travaux importants. Toutefois, comme il ne m'appartient pas de commander à qui que ce soit, je me borne à fuir une oisiveté stérile, et, m'exerçant à quelque entreprise autant que le comporte ma faiblesse, je ferai tous mes efforts pour être agréable à mes seuls supérieurs. Autant qu'il peut dépendre de moi, j'ai essayé d'écrire, d'après les ordres de Roger, abbé de Saint-Evroul, le récit de la restauration de ce monastère, et de m'exprimer avec franchise sur le compte des grands, bons ou méchants, de ce siècle pervers, tout dépourvu que je suis de savoir et d'éloquence, mais soutenu par l'intention de ma bonne volonté. Je parlerai des choses que nous voyons ou que nous souffrons. Assurément il est tout-à-fait convenable que les événements qui arrivent journellement soient écrits à la louange de Dieu, et qu'ainsi que nos ancêtres nous ont transmis les faits anciens, les contemporains fassent aussi parvenir à la postérité les choses mémorables dont ils sont témoins. Simple fils de l'Eglise, je me dispose à parler avec sincérité des affaires ecclésiastiques, et, suivant avec soin nos anciens Pères, autant que mes faibles efforts peuvent me le permettre, je tâcherai de découvrir et de mettre au jour tous les événements modernes qui concernent le christianisme. C'est pourquoi je me détermine à donner à cet ouvrage sans conséquence le titre d'Histoire ecclésiastique. Quoique je ne doive pas m'occuper de rechercher ce qui s'est passé à Alexandrie, à Rome, ou dans la Grèce, puisque, moine confiné dans un cloître d'après mes propres vœux, je suis forcé de suivre sans infraction la règle monachale, cependant, avec l'aide de Dieu, je travaille à présenter à l'examen de nos descendants les événements que j'ai vus de mon temps, et ceux qui, arrivés dans les contrées voisines, sont parvenus à ma connaissance. C'est avec fermeté que je porte mes conjectures sur les faits passés, jusqu'à ce qu'il vienne quelqu'un qui, doué de plus de sagacité que moi, et propre à juger sainement les choses et les faits de toute espèce qui se passent sur la terre, puisera peut-être dans mes tablettes, et dans les écrits de mes pareils, de quoi composer dignement son histoire et ses récits pour l'instruction de la postérité. Ce qui m'inspire le plus de confiance, c'est que j'ai commencé mon ouvrage par les ordres de Roger, vénérable vieillard, et que c'est à vous, Guérin, mon digne père, à vous qui lui succédez légitimement d'après les lois de l'Eglise, que j'en offre l'hommage, afin que vous en effaciez les choses superflues, que vous en corrigiez les erreurs, et que vous le fortifiiez ensuite de l'autorité de vos lumières. Ainsi je vais commencer à parler du principe de toutes choses qui n'a point eu de commencement, avec l'aide duquel je tâcherai de parvenir à la fin sans terme de mon entreprise, bien déterminé que je suis à chanter éternellement avec nos supérieurs les louanges de Dieu, l'alpha et l'oméga de tout ce qui existe. [1,1] LIVRE PREMIER. CHAPITRE I. Le Verbe tout-puissant, par lequel Dieu le père a formé toutes choses, est comme une vigne véritable que ce suprême père de famille, après l'avoir plantée, cultive du matin jusqu'à onze heures, à l'aide des ouvriers qu'il y admet, afin d'en pouvoir recueillir une plus abondante vendange. Il ne cesse en aucun temps de donner ses soins à cette vigne, qui est la sainte Eglise, et d'en propager les nobles provins dans tout l'univers. C'est lui qui est le véritable roi des siècles, le vrai pontife des biens à venir, le maître des hommes et des anges, offrant ineffablement l'onction de l'huile de la béatitude à tous ceux qui suivent ses préceptes, ange lui-même, prodiguant ses dons paternels et ses précieux conseils. Selon les oracles des prophètes, qui, instruits par le Saint-Esprit, brillèrent comme des astres lumineux dans la nuit du siècle, et, semblables au coq matineux qui réveille par ses chants les mortels endormis, prédirent les mystères de la venue du Sauveur, Dieu fit choix, entre des milliers de femmes, de Marie, reine des vierges, issue de la famille du roi David, et la rendit mère, à jamais glorieuse, de la plénitude de toutes les vertus. Ainsi cette généreuse Vierge, que décorait l'éclat de tant de qualités, mariée par l'ordre de Dieu à un juste, à Joseph, après avoir reçu la salutation de l'archange Gabriel, devenue grosse par l'opération du Saint-Esprit, conçut sans péché et mit au monde sans douleur, le 8 des calendes de janvier (25 décembre), le Sauveur appelé par les vœux de toutes les nations de la terre. Ainsi naquit à Bethléem, ville de Juda, notre Seigneur Jésus-Christ, qui fut inscrit sur le premier tableau du dénombrement, pendant que Cyrin gouvernait la Syrie, et selon l'ordre de toutes les prophéties qui l'avaient annoncé. Conformément à ce que rapportent les véridiques Ecritures, des signes éclatants parurent au ciel à la naissance du Christ. Les anges se félicitant pieusement du salut de l'humanité chantèrent: «Gloire à Dieu dans le plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté!» Ce fut donc l'an quarante-deux du règne d'Auguste, vingt-huit ans après la mort de Cléopâtre et d'Antoine, époque à laquelle l'Egypte devint province Romaine, l'an trois de la cent quatre-vingt-treizième olympiade, dans l'année 752 de la fondation de Rome, c'est-à-dire au moment où, par l'ordre de Dieu, César Auguste, ayant comprimé les révoltes et les agitations de tous les peuples, avait rendu à l'univers une paix générale et complète, ce fut alors que Jésus-Christ, fils de Dieu, consacra par son avénement le sixième âge du monde. De la création à la nativité du Christ on compte, selon le texte authentique des Hébreux, trois mille neuf cent cinquante-deux ans; mais, d'après le calcul d'Isidore, évêque de Séville, et de quelques autres savants, il faut porter le nombre de ces années à cinq mille cent cinquante-quatre. La supputation d'Eusèbe de Césarée et de saint Jérôme donne cinq mille deux cent trente-un ans, depuis Adam jusqu'à la dix-huitième année de l'empereur Tibère, pendant laquelle eut lieu la passion de Jésus-Christ. Que toute la multitude des croyants se réjouisse dans le Saint-Esprit; qu'elle adore sans cesse l'éternel Créateur; qu'elle lui fasse de tout son pouvoir un sacrifice de louanges; il a permis l'incarnation de son fils unique, co-éternel et consubstantiel avec lui et avec le Saint-Esprit, il a racheté de la mort la plus légitime l'esclave du péché, par la mort imméritée de son propre fils! Créateur clément, il fut affligé de voir la chute de son ouvrage qu'il avait fait à son image et ressemblance. Dans l'inestimable conseil de sa bonté inépuisable, il résolut d'envoyer son fils, égal à lui, pour visiter l'esclave condamné au cachot, pour l'arracher à la captivité, pour le rapporter avec tendresse sur ses épaules au sein du troupeau, et pour réjouir, par le rétablissement de leur nombre, les neuf chœurs des anges. Ainsi, fait homme, le fils de Dieu resta ce qu'il était en devenant ce qu'il n'était pas, et ne souffrant aucun mélange ni aucune division, gouvernant tout par sa divinité avec son père et le Saint-Esprit, et souffrant toutes les infirmités de notre chair dont il avait pris l'humanité, il observa inviolablement la loi que, par l'organe de Moïse, il avait donnée aux Hébreux, et le saint législateur suivit en toutes choses les règles de la justice. En effet, il fut circoncis huit jours après sa naissance, et, conformément aux lois, il fut présenté à son père dans le temple au bout de quarante jours. Quoique la Vierge, mère du divin enfant, liât ses membres avec des langes et assujétit ses pieds et ses mains avec des bandelettes, quoique, caché obscurément dans une étroite crèche, il fît entendre les cris de l'humaine misère à laquelle son père l'avait soumis, il n'en parut pas moins un dieu auguste par la naissance d'un nouvel astre qui s'éleva dans les cieux. Cherché dans Bethléem par les mages de l'Orient que l'inspiration divine y conduisit, et trouvé là dans un humble berceau, il y fut adoré comme le maître du monde. Ces mages prudents lui apportèrent les trois présents les plus précieux de leur trésor; ils offrirent au Christ l'or, l'encens et la myrrhe. Ils le proclamèrent ainsi le Roi souverain, le vrai dieu et l'homme mortel. Ainsi les prémices du choix des nations furent consacrées par les trois envoyés qui, de Saba et des autres contrées dispersées sur le globe, s'empressèrent de se rendre à Bethléem. Avertis en songe par un ange de ne pas aller à leur retour trouver Hérode, ils changèrent de chemin pour regagner avec joie les pays d'où ils étaient venus. A l'époque de sa purification, la Vierge mère se présenta dévotement au temple, et offrit à Dieu le père son enfant que le vieillard Siméon, homme vraiment juste, reçut dans ses bras. L'heureux vieillard se réjouit en Dieu de ce qu'il voyait le sauveur des nations depuis si longtemps attendu. Le Saint-Esprit le lui fit reconnaître; il le prit dans ses mains; il l'annonça aux peuples comme le maître de la vie et de la mort, et le bénit aux acclamations de la foule qui témoignait son allégresse et son admiration. La prophétesse Anne, fille de Phanuel, arriva pleine de joie. Cette vertueuse veuve reconnut le Christ, et proclama son avénement en présence de tous les spectateurs qui attendaient la rédemption de Jérusalem. Ses parents firent l'offrande d'un couple de tourterelles ou de deux pigeons, qui figurent la chasteté pure et la douce simplicité de l'Eglise. Ce fut ainsi que non seulement les anges des cieux, mais encore les mortels de tout âge et des deux sexes rendirent témoignage en faveur du Dieu incarné. Par la coopération du Saint-Esprit, la Vierge Marie conçut, enfanta, nourrit, et, grâce à son assistance, s'acquitta efficacement de toutes ses fonctions. Du sein même de sa mère, dans lequel il s'agita avec allégresse, Jean salua le Seigneur; et, par l'inspiration du Saint-Esprit, Elisabeth prophétisa trois fois la venue du Messie et la gloire de la Vierge Sainte. Les anges glorifièrent Dieu qui daignait s'incarner pour la rédemption des hommes, et se réjouirent de voir leur nombre s'accroître par l'effet de ce rachat dont ils sont les témoins. Instruits par la Visitation angélique, les pasteurs accourent à Bethléem et cherchent dans la crèche le pain de vie qui vient de descendre du ciel; ils trouvent, enveloppé dans de simples langes, l'enfant qui gouverne les cieux. A l'aspect de tant de merveilles qui leur révèlent le Christ, ils ouvrent leur cœur à la joie et à l'admiration. Zacharie et Siméon, tous deux justes, tous deux vieillards, confessent le Sauveur et prédisent ce qui doit lui arriver; la bienheureuse Anne oublie le fardeau des années pour partager fidèlement la tendre émotion qu'ils éprouvent. Cependant, au récit de tant d'événements extraordinaires, à l'aspect du bonheur et de la joie des gens de bien, l'impie Hérode est contristé. Il ordonne que, dans Bethléem et dans tous les environs, on livre au massacre tous les enfants qui n'ont pas accompli leur deuxième année. Jésus passa en Egypte avec Joseph et sa mère immaculée, tandis que la fureur d'Hérode versait cruellement le sang de tant d'enfants, et que les champs de Bethléem étaient affligés du meurtre de l'innocence; mais le Christ fit parvenir ceux qui avaient été égorgés pour lui à la céleste cour, où ces bienheureux jouissent de la gloire éternelle. [1,2] CHAPITRE II. Le Sauveur passa sur la terre trente-deux ans et trois mois, mais exempt de péché, étranger au mensonge. Seul, parmi les morts, il fut trouvé sans souillure et sans péché. Au commencement de sa trentième année, il se rendit sur les bords du Jourdain; il en sanctifia les eaux par le baptême qu'il y reçut des mains de Jean, et donna ainsi à ceux qui le suivaient l'exemple de l'humilité la plus parfaite. Le baptême et les prières de Jésus, ouvrirent les cieux: revêtu de formes matérielles, on vit le Saint-Esprit, sous la figure d'une colombe, descendre du haut des cieux; et, de cette auguste voûte, la voix du père éternel se fit entendre en ces mots: «Voici mon fils chéri dans lequel je me suis toujours complu.» Ce fut avec raison que Jean s'éleva au dessus des enfants des femmes, puisque ce fut par ses mains que le Christ voulut être baptisé. Ainsi se rendit visible l'invisible Saint-Esprit, et Dieu le père annonça son fils du haut des cieux; ainsi, dans le baptême du Sauveur, le mystère de la trinité fut rendu sensible au bienheureux précurseur. Notre-Seigneur Jésus-Christ prit à douze ans place dans le temple, au milieu des docteurs où il voulut qu'on le trouvât, non pas enseignant, mais interrogeant. Parvenu à sa trentième année, il fut baptisé, et depuis il manifesta par des miracles sa divine mission. Pendant trois ans il s'annonça par des miracles, il instruisit ses disciples. Cette période triennale nous révèle le sacrement du baptême, selon notre croyance en la sainte trinité, et complète les lois du décalogue. Ainsi notre divin législateur avertit les hommes de ne pas oser parler en public ni prêcher tant qu'ils sont trop jeunes encore, ni rechercher avec témérité les honneurs et les dignités;. mais d'attendre humblement que, tout en étudiant pour instruire les autres, le temps les ait rendus propres au sacerdoce. Maintenant examinons, et, dans nos écrits véridiques, résumons en peu de mots cette somme de miracles que notre Seigneur Jésus-Christ continua de faire et qui sont rapportés dans les quatre Evangiles; ces merveilles en seront reconnues avec plus de facilité et l'esprit les saisira mieux. Je suivrai donc, d'après les récits des quatre évangélistes, l'enchaînement des événements. Je desire les exposer avec concision, grâce à l'assistance de celui qui fait, à la langue même des enfans, le don de l'éloquence. Puisque je dois m'occuper de chronographie, il est à propos que je commence par employer mes efforts et mes soins à fixer la certitude des époques, ainsi que les saints évangélistes et les autres historiens les ont depuis longtemps débrouillées dans leurs écrits. Neveu et héritier de Caïus Jules César par sa sœur Octavie, Octavien César Auguste, second empereur des Romains, régna cinquante-six ans et six mois; ce fut dans la quarante-deuxième année de son règne que le Christ vint au monde. Tibère, beau-fils d'Auguste, fils du premier mari de sa femme Livie, régna vingts-trois années, dans la dix-huitième desquelles le Christ racheta le monde par sa Passion. Après la mort d'Hérode, fils d'Antipater d'Ascalon, et qui usurpa le trône de Judée durant trente-quatre années, Archelaüs, son fils, exerça sur les Juifs une tyrannie de dix ans. Ainsi que nous le dit saint Matthieu, ce fut par crainte de ce prince que, après le retour d'Egypte, exécuté conformément aux ordres d'un ange, Joseph se retira en Galilée avec Jésus et la Vierge Marie et alla s'établir à Nazareth. Cependant Archelaüs, accusé auprès d'Auguste d'un excès de cruauté, fut destitué et alla mourir dans un exil perpétuel à Vienne, ville des Gaules: Afin d'affaiblir le royaume de Judée, l'empereur eut soin de le partager entre les frères d'Archelaüs qui devinrent de simples tétrarques: Dans la douzième année du règne de Tibère, Pilate fut envoyé en Judée comme gouverneur de cette contrée et y conserva le pouvoir pendant dix ans, à peu près jusques à la mort de l'empereur. Hérode, Philippe et Lysanias, comme le rapporte saint Luc, gouvernaient la Judée avec Pilate; ils étaient fils d'Hérode le vieux, sous le règne duquel naquit le Sauveur. Tout le temps pendant lequel Notre-Seigneur prêcha sur la terre est borné à l'espace de quatre ans. En effet, d'après Flavius Josèphe, le pontificat des Juifs fut alors occupé, à la déposition d'Anne, dans une ligne continue de succession, par Ismaël fils de Boffi, par Éléazar fils du pontife Ananias, par Simon fils de Canuse, et par Joseph Caïphe qui prophétisa que Jésus mourrait pour le peuple. Eusèbe de Césarée, comptant de la sixième année du règne de Darius qui succéda à Cyrus et à Cambyse, lorsque l'on termina les travaux du temple, jusques à Hérode et Auguste, trouve dans Daniel soixante-neuf semaines qui composent quatre cent quatre-vingt-trois jours au moment où le Christ, c'est-à-dire Hircan, nouveau pontife de la famille des Macchabées, fut assassiné par Hérode et mit fin à la succession légitime des pontifes. Hippolyte compte deux cent trente années de l'empire des Perses et trois cents de celui des Macédoniens. D'après ses calculs, il trouve trente années jusqu'à Jésus-Christ, c'est-à-dire cinq cents soixante depuis le commencement de Cyrus, roi des Perses, jusqu'à l'avénement du Sauveur; éclairé par ses recherches sur la série des siècles, je fais connaître au lecteur studieux que ce soleil de justice parut dans le sixième âge, à la première heure de ce siècle. Ainsi je commencerai le travail que j'ai entrepris sur mon Sauveur, dans la bonté toute-puissante duquel je mets ma confiance. C'est pourquoi j'invoque avec foi les secours qui me sont nécessaires pour terminer dignement à sa louange les entreprises où je m'engage. [1,3] CHAPITRE III. Rempli de l'Esprit-Saint, Jésus quitta les bords du Jourdain pour entrer en Galilée. C'est là que le troisième jour il fut à Cana, avec ses disciples, invité à se trouver à des noces. Le vin venant à manquer, il fut prié par sa mère d'y suppléer: alors il ordonna de remplir d'eau six vases d'un grand volume, et l'ayant changée en vin il ordonna à l'architriclin de les faire apporter par les serviteurs. C'est par ce miracle qu'il commença à manifester sa gloire à ses disciples, leur désignant ainsi le changement de l'intelligence charnelle dans l'ancienne loi et le renouvellement de la vie par la grâce du Saint-Esprit. Jésus fut conduit ensuite par l'Esprit-Saint dans le désert vers une haute montagne. Il fut tenté par Satan qui voyait en lui l'homme de la justice incomparable. Il jeûna pendant quarante jours et quarante nuits, et par son exemple enseigna comment les justes peuvent, au moyen du jeûne et de la prière, déjouer les embûches de toute l'engeance des démons. L'ancien serpent avait, par la gourmandise, la vaine gloire et la cupidité, triomphé d'Adam; il tenta d'user de nouveaux artifices, et fut triplement vaincu et obligé de prendre la fuite. Alors les anges descendirent des cieux et présentèrent leurs hommages au fils de Dieu, qui récompensera dans le paradis, par une joie éternelle, les vainqueurs de Satan. Le Sauveur, avec sa mère et ses frères, descendit à Capharnaüm et n'y resta que peu de jours. La Pâque approchant, il partit de là pour se rendre à Jérusalem et s'y présenta au temple. Il y trouva réunis beaucoup d'hommes occupés à vendre des brebis, des bœufs et des colombes; des banquiers aussi y exerçaient leur trafic; brillant admirablement de tout l'éclat de la divinité, il les chassa tous du lieu saint. Un grand nombre de personnes qui se trouvèrent à la fête de la Pâque furent témoins des miracles que Jésus opérait, et ils crurent en son nom. Alors le Pharisien Nicodême, l'un des principaux entre les Juifs, alla le trouver pendant la nuit pour avoir avec lui un secret entretien. C'est ainsi qu'il mérita d'être instruit sur les vertus du baptême, sur la régénération par l'eau et par l'Esprit saint, sur la descente du Christ et son ascension, sur l'exaltation typique du serpent d'airain, et sur le sacrifice de la passion du fils de l'homme. Après ces événements, le Sauveur entra dans la Judée; là il demeura avec ses disciples et opéra plusieurs merveilles pour le salut de l'humanité. Cependant Jean baptisait à Enon près de Salim, où se trouvait une grande abondance d'eau. Il y rendit un témoignage véridique sur le Christ, afin de mettre un terme aux recherches de ses disciples et des Juifs. Ensuite Jésus quitta la Judée, se rendit de nouveau en Galilée et passa par Samarie. Dans une ville que l'on appelle Sichar existait une fontaine nommée la Fontaine de Jacob, près de l'héritage que ce patriarche avait donné à Joseph son fils. Jésus, fatigué de la longueur du chemin, s'assit sur le bord de la fontaine vers la sixième heure et s'y entretint mystiquement avec une femme du pays. Les Samaritains accueillirent le Sauveur avec une grande allégresse, et à force de prières le retinrent deux jours avec eux; plusieurs même d'entre eux remplis de dévotion crurent en lui. C'est de là que Jésus, guidé par la vertu du Saint- Esprit, passa en Galilée; toute la contrée fut bientôt remplie de son nom et de sa renommée; il y prodiguait les instructions dans les synagogues, et chacun s'empressait de le glorifier. Un jour de sabat, il entra dans la synagogue de Nazareth pour y faire la lecture. Il s'y montra lecteur excellent; il ouvrit le livre du prophète Isaïe et y lut le pronostic qu'il y trouva: «L'esprit du Seigneur est sur moi, c'est pourquoi il m'a donné l'onction et m'a envoyé annoncer l'Evangile aux pauvres.» Ayant reployé le livre il le rendit au ministre de la prière, s'assit et dit: «Ce que vous venez d'entendre de vos propres oreilles s'accomplit aujourd'hui.» On admirait dans ses paroles une certaine grâce qui semblait couler de sa bouche. Le divin Sauveur rendit témoignage que nul prophète ne reçoit dans sa patrie les honneurs qui lui sont dus. Se reportant aux anciens événements, il rapporta comme un exemple véridique que, dans un temps de famine, Elie n'avait été envoyé que pour la femme de Sarepta, quoiqu'il y eût alors beaucoup de veuves dans Israël, et que du temps du prophète Elisée, le syrien Naaman avait été seul purifié dans le Jourdain, au milieu d'un grand nombre de lépreux abandonnés à leurs douleurs et à leur indigence. Tous ceux qui étaient dans la synagogue pour entendre la parole de Dieu furent remplis de colère. Ils se soulevèrent à ces paroles, qu'ils regardèrent comme sacrilèges. Dans leur fureur, ils traînèrent hors de la ville le seul médecin qui pût sauver leurs âmes. Ils le conduisirent, pour l'en précipiter, jusqu'au sommet de la montagne sur laquelle est construite leur ville. Il n'en passa pas moins au milieu d'eux, et de là descendit à Capharnaüm. Il vint de nouveau à Cana en Galilée. Un officier dont le fils était malade, ayant appris que Jésus arrivait de la Judée, le pria de descendre chez lui et de guérir son enfant. Jésus lui dit: «Allez, votre fils est rendu à la vie.» Aussitôt le malade se rétablit. Le père crut aux paroles du Sauveur, retourna le lendemain dans sa demeure, et y trouva toute sa famille qui se réjouissait de la guérison du malade. Ayant ainsi reconnu tout ce qui était arrivé, cet homme et toute sa maison crurent au Sauveur. Selon ce que rapporte Saint-Jean, ce miracle est le second qu'ait opéré Jésus à son retour de Judée en Galilée. Jésus ayant quitté Nazareth, qui signifie une fleur, résida à Capharnaüm, qui s'interprète par ville très-belle, et qui désigne l'Eglise. C'est de Nazareth que le Christ a été appelé Nazaréen. Cette petite ville est située en Galilée près du mont Thabor. Quant à Capharnaüm, cette place forte de la Galilée touche à l'étang de Gennésareth, sur les confins des tribus de Zabulon et de Nephtali, où les Hébreux furent, pour la première fois, réduits en captivité par les Assyriens. Jésus commença ses prédications parce que la parole suit la voix, et que l'Evangile succède à l'ancienne loi, de même que le soleil à l'aurore. «Faites pénitence, dit-il, car le royaume des cieux approche.» Jésus étant allé vers la mer de Galilée, rencontra Simon-Pierre et André son frère, et les fils de Zébédée, Jacques et Jean. Il les appela: aussitôt, ayant abandonné leurs filets, tous quatre le suivirent. Simon signifie obéissant, Pierre, reconnaissant, André, fort ou viril, Jacques, supplantateur, et Jean, grâce de Dieu. Ces interprétations sont parfaitement d'accord avec les saints prédicateurs. En effet, sans obéissance nul ne parvient jusqu'au Seigneur, personne ne persévère sans force, et celui qui supplante les vices soumet tout le bien qu'il possède à la grâce de Dieu. Jésus parcourait toute la Galilée, répandant ses instructions dans les synagogues, prêchant l'Evangile de son règne et guérissant, dans le peuple, toute maladie et toute infirmité. Bientôt sa réputation se répandit dans toute la Syrie, contrée qui s'étend de l'Euphrate à la grande mer, et depuis la Cappadoce jusqu'à l'Egypte. On lui présenta tous ceux qui souffraient de diverses maladies, soit de l'âme, soit du corps, et ceux qui étaient en proie à des tourments, c'est-à-dire à des douleurs aiguës, ceux qui étaient possédés du démon, ainsi que les lunatiques et les paralytiques; et il les guérit tous. C'est pourquoi une foule nombreuse le suivit de la Galilée et de la Décapole, de Jérusalem, de la Judée et du pays au-delà du Jourdain, tous avec une intention différente. Les uns s'attachaient à lui comme disciples, à cause de sa céleste mission; les autres pour obtenir la guérison de leurs infirmités; ceux-ci par curiosité, au seul bruit de sa réputation, voulant éprouver s'il y avait quelque vérité dans tout ce que l'on rapportait; ceux-là guidés par l'envie, cherchant à le prendre en faute et à l'accuser; quelques-uns enfin ne suivaient ses pas que pour obtenir la nourriture du corps. A l'aspect de tant de monde, Jésus gagna une montagne, et, s'y étant assis, ses disciples vinrent le trouver. Alors celui qui autrefois avait ouvert la bouche des prophètes, ouvrant la sienne à son tour, prononça un discours étendu qui était rempli de toutes sortes de perfections. Il éclaira l'intelligence et instruisit merveilleusement les apôtres, afin qu'ils sussent que celui qui, par la voix de Moïse, avait donné la loi sur le mont Sinaï, enseignait les siens en Galilée sur le mont Thabor, et les pénétrait de la perfection de toute justice. Il disserta amplement sur les huit béatitudes et sur les autres préceptes de la loi qu'il était venu, non pas détruire, mais accomplir. En effet, il dit que la nouvelle loi l'emportait sur l'ancien testament, puisqu'elle prescrivait à l'homme d'aimer même ses ennemis. Il parla de la miséricorde qui agit en secret, et fit connaître beaucoup d'autres avantages propres à rendre la vie plus parfaite. Ce véritable docteur des docteurs parla d'une manière incomparable du trésor qu'il faut placer dans le ciel, de l'impossibilité de servir deux maîtres à la fois, des oiseaux et des lys des champs, du fétu et de la poutre dans l'œil, des pierres précieuses qu'il ne faut pas jeter devant les pourceaux, de l'entrée dans la vie par la porte étroite, du soin qu'il faut prendre pour se garantir des faux prophètes, et de l'édifice qu'il faut construire sur la pierre. Quand Jésus eut proféré les paroles de la perfection, tous les assistans admirèrent sa doctrine. En effet, il les enseignait comme Dieu, qui a la puissance sur toutes choses, non pas comme les Scribes et les Pharisiens, qui étaient soumis aveuglément à Moïse et ne pouvaient annoncer que ce qui avait été confié à leur incapacité. Descendu de la montagne, le Sauveur fut suivi par une grande foule. Il toucha de la main un lépreux qui s'était prosterné pour l'adorer, et cet infortuné fut aussitôt guéri, et reçut l'ordre de se présenter devant les prêtres pour sacrifier selon la loi. C'est cet ordre qui insinue la nécessité de la confession et de la pénitence des péchés. A Capharnaüm, il approuva la foi du centenier, et guérit, après avoir prononcé quelques paroles, le fils de cet officier, lequel était étendu paralytique et contrefait. Un jour de sabbat, pendant qu'il prêchait dans la synagogue, un démon s'écria par l'organe d'un homme: «Qu'y a-t-il, Jésus de Nazareth, entre vous et nous? Vous êtes venu pour nous perdre; je sais que vous êtes le saint de Dieu.» Jésus le menaça en disant: «Garde le silence, et sors du corps de ce malheureux.» Aussitôt le malin esprit, venant à se dissiper, se hâta de sortir, et, au grand étonnement de tous les assistans, ce possédé fut guéri. Jésus ne tarda pas à quitter la synagogue; il entra chez Simon, dans la maison duquel il trouva sa belle-mère travaillée des douleurs de la fièvre; d'après l'invitation de ses amis il lui toucha la main. Soudain, le mal ayant cessé, cette femme se leva guérie, et témoigna sa reconnaissance à son médecin céleste. Sur le soir, comme le soleil venait de se coucher, on lui présenta un grand nombre de démoniaques et d'autres personnes affligées de diverses maladies de langueur. Suprême médecin, il fit à chacun l'imposition des mains, proféra quelques paroles et rendit la santé à tous ceux qui en étaient privés. Par le coucher du soleil il faut entendre la mort du Seigneur, qui arriva quand les Gentils, qui étaient en la possession du démon, en furent délivrés par la foi, et que ceux qui étaient souffrants de la maladie du péché furent guéris par le remède d'une vie plus édifiante. Comme il voyait autour de lui une grande foule qui restait, quoique le soir fût arrivé, il ordonna à ses disciples de traverser la mer, et lui-même montant sur une nacelle, il fut suivi par eux. Assurément il convenait que, comme il avait fait des miracles sur terre, il en fît aussi sur les flots, pour prouver qu'il n'était pas moins le maître de l'une que des autres. Entré dans le bateau, il permit que la mer s'agitât, que les vents vinssent à souffler la tempête, et que les ondes s'élevassent en tumulte. Quant à lui, il dormait de corps, mais il veillait d'esprit. A l'aspect du danger, ses disciples l'éveillèrent en disant: «Seigneur, sauvez-nous, nous périssons.» Alors, se levant, il commanda aux vents et aux flots, et aussitôt le plus grand calme succéda à l'orage. C'est ainsi que tous les jours encore le divin Sauveur se manifeste sur l'océan du siècle, quand le vaisseau de son Eglise est ballotté par les tempêtes de tant de tribulations diverses, et se trouve, pour ainsi dire, en péril par la gravité des circonstances; mais, invoqué douloureusement et avec une foi sincère par les siens, il prodigue ses secours, il les soutient admirablement par la vertu de sa divinité, et sans cesse leur porte une efficace assistance au milieu des flots agités qui cèdent à sa voix. [1,4] CHAPITRE IV. Ayant passé de l'autre côté de la mer, dans la contrée des Géraséniens, deux hommes farouches, possédés du démon, sortirent d'un monument, et, accourant à lui, s'écrièrent: «Jésus, fils de Dieu, qu'y a-t-il entre nous et vous? Etes-vous venu avant le temps pour nous tourmenter? Si vous nous chassez, envoyez-nous au moins dans un troupeau de pourceaux.» Il leur répondit: «Allez-y.» Aussitôt ils s'emparèrent de ces animaux, et précipitèrent tout le troupeau dans la mer. Ainsi ce troupeau, qui ne comptait pas moins de deux mille animaux, fut, par une légion de démons, jeté dans les flots où il trouva la mort. Cependant les porchers prirent la fuite, et, parvenus à la ville, annoncèrent tout ce qu'ils avaient vu. Ainsi, les hommes étant guéris et les pourceaux précipités, les Géraséniens, épouvantés outre mesure, sortirent tous de leurs murailles, et furent assez insensés pour prier le Seigneur de s'éloigner de leur contrée. Gérasa est une ville d'Arabie au-delà du Jourdain, voisine du mont Galaad, laquelle fut au pouvoir de la tribu de Manassé; elle n'est pas éloignée du lac de Tibériade, où les pourceaux furent noyés. Son nom signifie, rejetant ses hôtes, ou l'étranger qui s'approche; ce qui s'entend des Gentils vers lesquels le fils de Dieu se rendait pour les sauver après avoir revêtu la forme humaine. Les deux individus que la légion de démons possédait sont l'image de deux peuples, les Juifs et les Païens, soumis à l'empire de tous les vices; ils habitaient dans les tombeaux, parce qu'ils obéissaient à des œuvres de mort, c'est-à-dire, au péché. La faiblesse de Satan se manifesta ici avec évidence; en effet, sans la permission de Dieu, il ne saurait nuire même aux plus vils animaux. Il faut observer que, tandis que les prédestinés passent à la vie en se tournant vers le Seigneur, et se sauvent en usant du flambeau de leur raison, les idolâtres, enflés d'orgueil, souillés de vices, et réprouvés par leur attachement à la perversité, désignés ici par les pourceaux, sont condamnés à l'ordure dans le lac de leurs honteuses actions. Jésus remonta sur une nacelle et se rendit à Capharnaùm. Aussitôt un grand nombre de personnes se présentèrent devant lui: elles remplirent la maison où il se trouvait pour écouter sa parole. C'est alors que quatre hommes apportèrent un paralytique, et déposèrent devant le Sauveur le grabat sur lequel il était couché: le Seigneur, plein de clémence, ayant reconnu la foi de ces hommes, remit au paralytique ses péchés, et, malgré les murmures des Scribes, lui dit: «Levez-vous, emportez votre lit et retournez dans votre maison.» Aussitôt le paralytique se leva, se chargea de son grabat devant toute l'assistance, et se rendit chez lui. De là Jésus, à son passage, appela à lui Matthieu, qui était assis à son bureau, lui dit de le suivre, et l'éleva de la charge de publicain au rang d'apôtre et d'évangéliste. Le Seigneur s'étant arrêté dans la maison de Lévi, les pharisiens murmurèrent et lui firent des reproches de ce qu'il mangeait avec des publicains et des pécheurs; mais ce bon docteur releva la malignité de leurs pensées, et, proférant une utile maxime, répondit: «Le médecin n'est pas nécessaire à ceux qui se portent bien, mais à ceux-là qui sont malades; je ne viens pas appeler les justes, mais les pécheurs.» C'est pourquoi il fréquentait la société de ces derniers afin d'inviter par ses instructions ceux qui l'invitaient lui-même, et les conduire ainsi au céleste banquet. Pendant que Jésus s'entretenait avec les disciples de Jean, et qu'il était l'objet des réprimandes des pharisiens, qui lui demandaient pourquoi ses disciples ne jeûnaient pas comme ceux de Jean, il leur fit ces paraboles très-convenables des amis de l'époux qui ne peuvent être dans le deuil tant qu'il est avec eux; de la pièce de drap neuf cousue à un vieil habit, et du vin nouveau qu'on ne met point dans de vieilles outres. C'est ainsi qu'il prouve qu'on ne saurait imposer l'observation de la nouvelle loi aux hommes charnels qui n'ont pas encore été régénérés, jusqu'à ce que la régénération spirituelle se soit manifestée aux yeux de tous par le mystère de la Passion et de la résurrection du Seigneur. Pendant que Jésus parlait à la foule des assistants, Jaïr, chef de la Synagogue, s'approcha de lui, se jeta à ses pieds, et lui dit en l'adorant: «Seigneur, ma fille va mourir; mais venez, imposez vos mains sur elle, et elle vivra.» Le Seigneur se leva avec bonté et sortit aussitôt avec lui. Un grand nombre de personnes le suivaient et le pressaient; alors une femme qui, depuis douze ans, souffrait d'un flux de sang, et qui avait vainement dépensé toute sa fortune, s'approcha de lui par derrière, et toucha la frange de son vêtement; elle se disait en elle-même: «Si je puis seulement toucher le bord de ses habits, je vais être guérie.» Jésus s'étant retourné et l'apercevant, lui dit: «Ma fille, prenez confiance; votre foi vous a sauvée.» Aussitôt la source du sang qu'elle perdait se dessécha, et elle fut rendue à la santé. Les médecins dont il s'agit représentent ces faux théologiens ou philosophes et ces docteurs des lois séculières, desquels on ne peut attendre aucun salut. Ensuite le Christ étant entré dans la maison de Jaïr, où il trouva des musiciens et une troupe tumultueuse, leur adressa la parole en ces termes: «Retirez-vous: cette jeune fille n'est pas morte, mais elle dort.» Les assistants se mirent à rire. Ayant repoussé ces gens, il entra dans la chambre de la jeune fille, conduisant avec lui Pierre, Jacques, Jean, ainsi que le père et la mère; il prit la main de la malade, et à son commandement cette fille se leva. Il lui fit donner à manger. Le bruit de cet événement se répandit par toute la terre. Jaïr signifie illuminant ou illuminé, et représente Moïse et les autres docteurs de la loi, et la jeune fille est le symbole de la Synagogue; quant à la femme atteinte d'un flux de sang, elle est l'emblême de l'Eglise des Gentils que toucha la foi, et qui obtint la santé après l'écoulement de l'idolâtrie et des voluptés charnelles. Enfin, comme la jeune fille recouvra la vie par l'ordre du Seigneur, de même Israël sera sauvé, quand il aura reçu dans son sein la totalité des nations. Ensuite Jésus, se transportant ailleurs, fut suivi par deux aveugles qui lui criaient: «Ayez pitié de nous, fils de David!» Il leur toucha les yeux, et leur rendit la lumière. Ils étaient à peine sortis qu'on lui présenta un homme muet et possédé du démon; le malin esprit fut aussitôt chassé, et le muet recouvra la parole. La foule s'écriait dans son admiration: «On n'a jamais rien vu de pareil en Israël.» Cependant les Pharisiens disaient: «C'est par Béelzébut, prince des démons, qu'il les chasse.» Les assistants cherchaient à attirer Jésus dans le désert, et desiraient le retenir avec eux, de peur qu'il ne les quittât. La foule s'étant accrue et se précipitant pour entendre la parole de Dieu, Jésus entra dans la barque de Simon, et le pria de s'éloigner un peu de la terre en avançant sur le lac de Gennésareth. Là s'étant assis, il enseigna le peuple. Dès qu'il eut cessé de parler, il dit à Simon, qui vainement avait travaillé toute la nuit: «Gagnez la pleine mer, et jetez vos filets pour faire une bonne capture.» C'est ce qu'il fit, et il prit une si grande quantité de poissons, que les filets surchargés se rompaient de toutes parts. Ce fut dans ces mêmes jours que Jésus se retira sur la montagne pour prier; et ses prières à Dieu l'occupèrent même pendant la nuit. Le jour étant venu, il appela ses disciples, et, parmi eux, en choisit douze auxquels il donna le nom d'apôtres, c'est-à-dire envoyés. Voici les noms de ces douze apôtres: Simon-Pierre et André son frère, Jacques fils de Zébédée et Jean son frère, Philippe et Barthélemi, Thomas et Matthieu, Jacques fils d'Alphée et Thaddée, Simon le Cananéen, et Judas Iscariote, qui le trahit. Le nombre sacré des apôtres n'est pas dépourvu de mystère; car ce nombre duodénaire désigne ceux qui devaient aller prêcher la croyance de la sainte Trinité dans les quatre climats du monde. Le nombre quaternaire étant triplé produit le nombre douze, dont la figure existait déjà dans beaucoup de choses; les apôtres sont figurés par les douze fils de Jacob, par les douze princes du peuple d'Israël, par les douze fontaines trouvées à Hélim, par les douze pains de proposition, par les douze hommes envoyés à la découverte par Moïse, par les douze pierres du Jourdain, par les douze bœufs qui soutenaient la mer d'airain, par les douze étoiles de la couronne de l'épouse, par les douze fondements et les douze portes de la Jérusalem céleste, dont parle l'Apocalypse. Ils avaient été annoncés aussi par beaucoup d'autres figures, qui éclatent brillamment pour faire connaître au peuple les mystères de Dieu. Le glorieux Emmanuel parcourut toute la Galilée, ses hameaux, ses châteaux et ses villes; il annonça l'Evangile aux petits comme aux grands, sans distinction de personnes. Il n'eut point égard à la puissance des nobles, mais au salut des croyants; et après ces prédications pleines d'onction, il porta un prompt remède à toutes les maladies et à toutes les infirmités; de manière que ceux qui n'avaient pas été persuadés par ses discours, étaient convaincus par la grandeur de ses œuvres. En voyant une si grande affluence, Jésus fut saisi de compassion, parce que ces gens étaient opprimés et accablés comme le troupeau qui est privé de son pasteur. Il appela à lui les douze apôtres et leur donna le pouvoir de chasser l'esprit immonde, et de guérir toute infirmité. «Allez, leur dit-il, enseignez, annoncez que le royaume des cieux approche, guérissez les malades, ressuscitez les morts, purifiez les lépreux, chassez les démons. Recevez gratuitement, donnez gratuitement aussi. N'ayez en votre possession ni or, ni argent, ni monnaie; ne portez en route ni sac, ni deux habits, ni chaussure, ni bâton.» [1,5] CHAPITRE V. Ce maître céleste leur donna encore un grand nombre d'autres instructions salutaires que les véridiques évangélistes Matthieu et Luc ont conservées pour la postérité dans leurs écrits. Il se rendit dans une ville de Galilée qu'on appelle Naïm qui est située à deux milles du mont Thabor, au midi, près de la ville d'Endor. Comme il approchait de la porte de la ville, avec la foule nombreuse qui l'accompagnait, on emportait un jeune homme mort, qui était le fils unique d'une veuve. Le Seigneur l'ayant vue pleurer, touché de compassion pour cette infortunée, il lui dit: «Ne pleurez pas.» Il s'approcha des porteurs qui s'étaient arrêtés, toucha le cercueil, et parla ainsi au défunt: «Jeune homme, je te le dis, lève-toi.» Aussitôt le jeune homme revint à la vie; il se mit sur son séant et commença à parler. Alors le réparateur de la vie le rendit sain et sauf à sa mère. Tous les spectateurs furent saisis de frayeur. Par la permission de Dieu, une grande foule suivait le Seigneur; une foule non moins nombreuse accompagnait la veuve. A l'aspect d'un si grand miracle beaucoup de témoins devinrent beaucoup d'admirateurs de la puissance de Dieu. Les miracles du Christ furent annoncés à Jean dans les prisons d'Hérode. C'est de là que Jean envoya deux de ses disciples, pour s'informer avec soin des secrets de la Providence céleste, qui devait manifester la sagesse de Dieu. Au retour de ces disciples, on raconta beaucoup de choses sur la grandeur des événements, et l'on compara la génération actuelle des Juifs à des enfants assis dans la place publique. Alors Jésus commença à reprocher aux villes dans lesquelles plusieurs de ses miracles avaient éclaté, de n'avoir point fait pénitence conformément à ses prédications. Jusque-là il s'était borné à reprendre en commun toute la race juive: désormais il réprimanda nominativement chacune de ses villes, principalement Corozaïn, c'est-à-dire mystère, Bethsaïde, c'est-à-dire maison des fruits, et ensuite Capharnaùm, parce que, à l'aspect de ses œuvres et de ses miracles, elles n'avaient pas voulu se convertir. Jésus rendit ensuite grâce à Dieu son père de ce qu'il avait caché ses secrets aux sages du siècle et les avait révélés aux faibles. Les Pharisiens lui reprochant que le jour du sabbat, ses disciples en traversant les champs cueillaient des épis, et, après les avoir frottés dans leurs mains, les mangeaient, le Sauveur les excusa, d'après l'exemple de David et du grand-prêtre Abiathar; il dit: «Le sabbat est fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat. C'est pourquoi le fils de l'homme est maître du sabbat même.» Il entra de nouveau un jour de sabbat dans la synagogue, il y guérit un homme qui avait une main desséchée. Les Pharisiens pleins d'envie de ce que Jésus consommait glorieusement tant de miracles, sortirent et se concertèrent avec les Hérodiens sur les moyens de le perdre. Mais Jésus se retira: il fut suivi d'un grand nombre de personnes et guérit tous les malades. C'est alors qu'on lui présenta un démoniaque, un aveugle et un muet: il les guérit si bien que l'aveugle recouvra la vue, et que le muet se mit à parler. Cependant les Scribes et les Pharisiens faisaient tous leurs efforts pour donner une sinistre interprétation aux œuvres du Christ; ils exigeaient de lui un signe qui vînt du ciel. Il annonça des choses profondes et spirituelles, instruisit les bons et réprimanda les méchants; il déclara qu'on ne devait donner à une génération perverse d'autre signe que celui de Jonas; il leur représenta la reine du midi qui, des confins de la terre, était venue pour entendre la sagesse de Salomon, et les Ninivites qui avaient fait pénitence. Sa mère et ses frères étant restés dehors et cherchant à s'entretenir avec lui, il étendit la main sur ses disciples et dit: «Quiconque aura fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, est ma mère, mon frère, et ma sœur.» Ce même jour Jésus étant sorti, alla s'asseoir sur le bords de la mer; aussitôt un grand nombre de personnes se réunirent autour de lui. Il monta dans une nacelle; il s'y assit et fit plusieurs paraboles à la foule qui s'était arrêtée sur le rivage. Il parla du laboureur qui vient de semer et dont le travail ressemblait à ses œuvres; il les entretint des semences dont une partie périt, soit parce qu'il en est tombé le long du chemin où elle a été foulée aux pieds ou dévorée par les oiseaux du ciel, soit parce qu'il y en a eu d'étouffée sous les pierres dans des épines, ou par divers accidents; tandis que ce qui a été livré à une bonne terre produit une abondante récolte. Je remarquerai en peu de mots et clairement ce que signifient ces choses: la semence est la parole de Dieu, le laboureur est Jésus-Christ, les oiseaux sont les démons; le chemin est cette âme perverse qui est brisée et desséchée par la continuelle circulation des mauvaises pensées; la pierre représente la dureté d'une âme criminelle; la terre est la bonté d'une âme obéissante; le soleil est le feu de la persécution en fureur; les épines sont les cœurs tourmentés du desir des richesses; le bon terrain est l'ame dévote et fidèle qui rend au centuple, au soixantième et au trentième. En effet, celui-là produit des fruits au centuple qui fait tout dans l'espoir de l'éternité; au soixantième, si ses œuvres sont perfectionnées par la doctrine, à cause des nombres six et dix, et trente pour un, si cette doctrine est accompagnée de la foi, à cause des nombres trois et dix. On peut encore donner une autre explication: le cent pour un des fruits rappelle les vierges et les martyrs, soit à cause de l'association de la vie, soit par rapport au mépris de la mort; le soixantième est relatif aux veuves à cause du calme intérieur, parce qu'elles n'ont point à combattre contre les habitudes de la chair: c'est le repos qu'on a coutume d'accorder aux sexagénaires après leurs combats; quant au trentième il regarde les militaires, parce que c'est l'âge de combattre. Ensuite le prophète véridique raconta aux assistants plusieurs autres paraboles du bon grain semé et de l'ivraie, de la graine de senevé, et du levain que la femme ensevelit dans trois mesures de farine jusqu'à leur complète fermentation. Le Sauveur assis dans sa barque ressemblait à un riche maître de maison qui présente à ses convives des mets de différente espèce, afin que chacun puisse choisir ceux qui conviennent à la nature de son estomac; c'est ainsi que ces diverses paraboles étaient propres à satisfaire les différentes intelligences des auditeurs. Ayant congédié l'assistance, il se retira chez lui et donna à ses disciples qui l'interrogeaient l'explication de la parabole de l'ivraie. Il ajouta celles du trésor caché dans un champ, du marchand et des perles, des filets jetés dans la mer, et il exposa ce qu'elles figuraient. Il retourna ensuite dans sa patrie, et donna, dans les synagogues, de si belles instructions que tout le monde l'admirait. Sur l'invitation d'un Pharisien, le Sauveur alla manger chez lui. Alors une femme, qui avait été pécheresse, se jeta à ses pieds qu'elle baigna de larmes, les essuya avec ses cheveux, et y répandit des parfums. Dans sa pénitence, cette pieuse femme consacra à Dieu les choses dont auparavant elle s'était servie mal à propos pour pécher. Autant elle avait possédé en elle-même de moyens de plaisir, autant elle y trouva de sujets de sacrifice. Le Pharisien, enflé d'une fausse justice, se permit de blâmer la malade de son infirmité et le médecin de son assistance. Jésus lui répondit par la parabole des deux débiteurs, et cet homme fut convaincu par son propre jugement, comme le frénétique qui porte la corde avec laquelle on doit l'attacher. Ainsi les mérites de la pécheresse pénitente furent énumérés, et les erreurs du faux juste furent redressées par le juge aux yeux duquel les choses les plus secrètes sont mises à nu; ainsi Jésus remit à Madeleine tous ses péchés, parce que, suivant lui, elle avait beaucoup aimé. «Votre foi, dit-il, vous a sauvée; allez en paix!» Le Seigneur continuant de prêcher au milieu de ses disciples, plusieurs femmes les suivaient et leur rendaient service selon leurs facultés, telles que Marie, surnommée Madeleine, Jeanne, femme de Chuza, intendant de la maison d'Hérode, Suzanne, et plusieurs autres qui avaient reçu l'inspiration divine. C'était l'usage chez les Hébreux, et, d'après les coutumes anciennes de la nation, il était permis aux femmes de fournir à ceux qui les enseignaient la nourriture et l'habillement; mais comme il en pouvait résulter du scandale pour les autres nations, Paul raconte qu'il renonça à cet avantage. Suzanne signifie lis, Jeanne, seigneur gracieux ou miséricordieux, Marie, onde amère, Madeleine, tour. Il est évident, par l'interprétation de leurs noms, que les servantes du Seigneur sont décorées par lui des prérogatives de mérites infinis. Le jour de la fête des Juifs, Jésus monta à Jérusalem. Il y guérit, auprès de la piscine probatique, que l'on appelle en hébreu Bethsaïde, un homme qui était malade depuis trente-huit ans. C'est là que les prêtres lavaient les chairs des victimes dont ils faisaient, d'après la loi, le sacrifice à Dieu. Cette piscine avait cinq portiques sous lesquels étaient étendus une grande multitude d'infirmes, aveugles, boiteux, paralytiques, qui attendaient le mouvement de l'eau. Effectivement, l'ange du Seigneur descendait dans la piscine et l'eau recevait de l'agitation. Celui qui alors y descendait était aussitôt guéri de quelque infirmité qui l'affligeât. Au commandement du Christ, cet homme recouvra aussitôt la santé; et, quoique ce fût un jour de sabbat, il s'en alla emportant son lit. C'est pourquoi les Juifs se mirent à murmurer et à blasphémer. Jésus, la sagesse du Père, leur répondit comme il le devait. Ainsi que le rapporte l'Evangéliste Jean, ce grand théologien, les mystères de la divinité de Jésus se manifestèrent en cent occasions, et rendirent un éclatant témoignage de ce qu'il joignait sa lumière à celle de Moïse et à la lampe ardente de Jean. En ce temps-là, Hérode, tétrarque de Judée, entendit parler de Jésus, et dit à ses enfants: «Jean-Baptiste est ressuscité d'entre les morts, et beaucoup de miracles s'opèrent en lui.» C'est ce qui détermina Hérode à retenir Jean; il le fit charger de chaînes et le mit en prison, sur les instances d'Hérodias qu'il avait enlevée à son frère Philippe et qu'il avait épousée malgré les représentations de ce saint homme. Ce cauteleux adultère voulait faire mourir le héraut de la vérité; mais il redoutait le peuple qui avait pour le prophète de Dieu une grande vénération. Il ne craignait pas moins Jean, qu'il connaissait pour un homme juste et saint; mais l'amour l'emporta au point qu'il méprisa les jugements de Dieu; et, pour satisfaire les vœux d'une femme adultère, il répandit le sang du saint prophète. Hérode, le jour anniversaire de sa naissance, donna un repas aux princes, aux officiers et aux premiers personnages de la Galilée. A cette fête, la fille d'Hérodias, ayant dansé et excité la satisfaction d'Hérode et de sa cour, elle fit promettre au roi, par serment, qu'il lui accorderait tout ce qu'elle lui demanderait. D'après les inspirations de sa perfide mère, elle exigea qu'on lui présentât dans un plat la tête de Jean-Baptiste. Le criminel prince envoya un de ses gardes à la prison avec ordre de trancher la tête au précurseur de Jésus. On l'apporta bientôt dans un plat à la princesse, pour prix de sa danse, et, dans cette fête impure, on fit ainsi un banquet sanglant. Les disciples de Jean ensevelirent son corps à Samarie, et, étant venus trouver Jésus, lui annoncèrent cet événement. Ayant appris la mort de son cher Jean-Baptiste, le Sauveur quitta le lieu où il se trouvait, et traversa la mer de Galilée, que l'on appelle aussi le lac de Tibériade. Il se retira dans un lieu désert, non par crainte de la mort, mais pour épargner à ses ennemis le crime de joindre l'homicide à l'homicide, si leur zèle mortel s'irritait de plus en plus à l'aspect de ses miracles fréquents. C'est pourquoi il différa son trépas jusqu'à l'époque de Pâques, et nous donna ainsi l'exemple d'éviter la témérité des traîtres. Ceux qui l'accompagnaient ordinairement ayant appris son départ le suivirent à pied. Jésus voyant cette multitude en eut compassion, et s'empressa de guérir les malades qui s'y trouvaient. Le soir étant venu, il prit cinq pains d'orge et deux poissons, puis élevant les yeux vers le ciel il les bénit, les rompit et les donna à ses disciples pour les distribuer au peuple. Il le fit asseoir sur du foin qui se trouvait là. Les apôtres servirent la multitude qui, sans compter les femmes et les enfants, s'élevait à cinq mille personnes, qui toutes mangèrent et furent rassasiées. On remplit des restes du repas douze corbeilles entières. Toutes ces choses sont pleines de mystères. Jésus se retire de la Judée; il passe dans le désert; la foule le suit; dans sa pitié il guérit les malades; il la nourrit des cinq pains d'orge de la loi de Moïse, et des deux poissons des prophètes et des psaumes. Il fit ce miracle le soir qui désigne l'approche de la fin des siècles, lorsque ce soleil de justice devait se coucher sur nous. Les hommes qui avaient vu faire ce miracle disaient: «Celui-là est véritablement le prophète qui devait venir en ce monde.» Jésus, ayant appris qu'on devait arriver pour l'enlever et le créer roi, ordonna à ses disciples de monter dans une nacelle et de le précéder au-delà du lac; après avoir congédié la multitude, il s'enfuit seul sur une montagne pour y prier. Vers le soir, la nacelle, qui était au large, fut violemment agitée par les flots, et presque toute la nuit les vents contraires s'opposèrent aux efforts des rameurs. A la quatrième veille de la nuit, comme ils étaient environ à la distance de vingt-cinq ou trente stades du rivage, Jésus vint à eux en marchant sur la surface des eaux. Ceux qui le virent furent saisis d'effroi, parce qu'ils le prirent pour un fantôme; aussitôt, entendant leurs cris d'effroi, Jésus leur dit: «C'est moi, ne craignez rien.» Pierre répondit: «Seigneur, s'il en est ainsi, ordonnez que j'aille au-devant de vous sur les flots.» Le Seigneur lui dit: «Viens!» Descendu de la nacelle, Pierre marcha sur l'onde pour parvenir jusqu'à Jésus; mais voyant la violence du vent, il fut saisi de crainte, et comme il commençait à enfoncer, il s'écria: «Seigneur, sauvez-moi.» Aussitôt Jésus étendit la main et saisit l'apôtre qui l'invoquait au moment du danger. «Homme de peu de foi, lui dit-il, pourquoi avez-vous douté?» Jésus étant monté sur la nacelle le vent cessa tout à coup. Ceux qui furent témoins de ce miracle, adorèrent Jésus et le reconnurent pour le fils de Dieu. Il est à propos de remarquer que Jean rapporte le miracle des pains à l'approche de la fête de Pâques, tandis que Matthieu et Marc le placent aussitôt après la mort de saint Jean-Baptiste. Il en faut conclure que Jean fut décollé peu de temps avant Pâques, et que, l'année suivante, au retour de cette fête, le mystère de la Passion du Sauveur fut accompli. [1,6] CHAPITRE VI. Jésus se rendit avec ses disciples dans le pays de Gennésareth; il y reçut de la part des habitants un accueil gracieux, et il y guérit leurs malades. Charmés de la bonté du Seigneur, ils envoyèrent dans tout le pays chercher les malades qu'ils lui présentèrent. Ils le prièrent de permettre qu'ils pussent toucher au moins le bord de son vêtement. Tous ceux qui y mirent la main furent guéris. C'est là qu'il eut beaucoup de discussions à soutenir contre les Scribes et les Pharisiens qui étaient accourus de Jérusalem, et qu'il réfuta les traditions superstitieuses des vieillards. La multitude monta dans des barques, et, en se rendant à Capharnaùm, découvrit Jésus-Christ. Il parla en ces termes: «En vérité, en vérité, je vous le dis: vous me recherchez non pas parce que vous avez vu des miracles, mais parce que vous avez mangé des pains qui vous ont rassasiés. Préparons une nourriture qui ne soit pas périssable, mais qui subsiste jusqu'à la vie éternelle que le fils de l'homme vous procurera.» Ce fut dans la synagogue de Capharnaüm qu'il enseigna, sur le pain céleste et la vie éternelle, ces choses et plusieurs autres semblables, qui ne furent pas comprises des Juifs, parce qu'ils avaient un cœur de pierre. Ils dirent donc: «ce discours est plein de dureté!» Plusieurs, aveuglés par la perversité, se mirent à murmurer, et se retirèrent scandalisés. Jésus s'adressant aux douze apôtres: «Et vous aussi, dit-il, est-ce que vous voulez me quitter?» Simon-Pierre répondit: «Seigneur, vers qui pourrions-nous aller? Vous possédez les paroles de la vie éternelle. Nous croyons, nous sommes convaincus que vous êtes le Christ fils de Dieu.» Jésus voyagea ensuite dans la Galilée, car il ne voulait pas aller en Judée, parce que les Juifs cherchaient à le mettre à mort. Alors, comme le rapporte l'évangéliste Jean, les cousins de Jésus, que, suivant l'usage des Hébreux, on appelle ses frères, l'invitèrent à la fête des tabernacles afin qu'il se montrât en public. Tandis que recherchant une gloire mondaine, ils se mettaient en route, le Sauveur resta en Galilée, mais il se rendit au temple vers le milieu de la fête; il y enseigna sa doctrine, à la grande admiration de tout le monde. Les Pharisiens, ayant entendu la multitude partagée dans son opinion sur le compte de Jésus, envoyèrent des hommes pour le saisir; mais personne n'osa le toucher parce que son heure n'était pas encore venue. Le dernier jour de la fête, Jésus dit à haute voix: «Si quelqu'un a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive. Celui qui croit en moi, comme le rapporte l'Ecriture, verra couler de son sein des rivières d'eau vive.» C'est ainsi qu'il s'exprimait sur l'esprit que devaient recevoir les hommes qui reconnaissaient sa mission. En effet, l'esprit ne leur était pas encore donné, parce que Jésus n'avait, pas encore été glorifié. Quelques personnes ayant entendu ces discours disaient: «Il est vraiment prophète.» D'autres s'exprimaient ainsi: «Cet homme est le Christ.» D'autres ajoutaient: «Est-ce que le Christ sort de Galilée? L'Ecriture ne dit-elle pas qu'il naîtra du sang de David?» En effet c'est de Bethléem, où David habitait, que le Christ est venu. Il s'éleva à ce sujet une vive discussion parmi le peuple. Les hommes qui avaient été envoyés par les pontifes et les Pharisiens pour se saisir de Jésus se trouvaient là; mais ayant entendu ses discours, ils oublièrent le sujet de leur mission, et s'en retournèrent exempts de crime et pleins d'admiration. Inspirés de Dieu, ces hommes rendirent un témoignage sincère de la doctrine du Christ, en présence des magistrats atroces qui avaient l'insolence de demander pourquoi leurs officiers ne leur avaient pas amené enchaîné le docteur de la vie. Ces officiers répondirent: «Aucun homme n'a jamais parlé comme parle cet homme.» En effet, celui qui enseignait était Dieu et homme tout à la fois. Tandis que ces princes superbes cherchaient méchamment à étouffer la vérité, Nicodème, par l'autorité de la loi, arrêta leurs criminels efforts. Enfin, n'ayant pu rien terminer, privés de la foi et déçus dans l'espoir du succès, ils retournèrent chez eux. De là Jésus prit la route de la montagne des Oliviers, et dès la pointe du jour entra de nouveau dans le temple. Là le Seigneur s'étant assis et ayant commencé ses instructions, tout le peuple vint à lui et condamna, d'après les lois de l'équité, une femme surprise en adultère qu'on lui avait amenée; mais la douceur de ses vertus la lui fit absoudre. C'était une fraude des Pharisiens, qui crurent tendre un piége au Christ en essayant de compromettre sa popularité et de le montrer, sans nul doute, soit cruel, soit injuste. En effet, s'il l'eût condamnée d'après les lois de Moïse, on l'eût taxé de cruauté, comme s'écartant de la miséricorde qu'il prêchait; et alors il fût devenu odieux au peuple dont il était chéri. Si au contraire il eût empêché par clémence de lapider l'adultère, on l'eût accusé d'être l'ennemi de la loi et le fauteur des crimes. Sa prudence parfaite rompit comme des toiles d'araignée les piéges des méchants, et conserva sans tache et sans hésitation sa dignité céleste. Alors il dit: «Que celui de vous qui est exempt de péché jette le premier la pierre à cette femme.» On remarque dans la première partie de ce discours toute la modération de la pitié, dans la dernière toute l'équité d'un juge. Il se pencha vers la terre et y traça quelques mots avec son doigt. C'est ainsi que par le double glaive de la parole, il se fit jour dans la conscience de ceux qui lui tendaient des piéges; c'est ainsi qu'en toutes choses il sut conserver la sévérité de la justice et la mansuétude de la commisération. Enfin les ennemis perfides du Sauveur, frappés du jugement qu'il avait prononcé, rougirent de leur tentative, relâchèrent la femme adultère et sortirent confondus du cercle des vieillards. Alors le juge suprême releva avec clémence cette malheureuse qui avait été accusée: «Allez, lui dit-il, et désormais ne péchez plus.» Voilà comme par pitié il pardonne les péchés passés, et comme par équité il défend de retomber en faute. S'étant placé près du trésor du temple, Jésus parla longtemps sur la vraie lumière et la liberté, sur son exaltation, sur l'esclavage du péché, sur la vérité et sur le mensonge. Quelques Juifs dirent follement à Jésus-Christ: «Vous êtes Samaritain et possédé du démon.» Malgré ces injures, il répondit avec patience, continua d'enseigner avec humilité et présenta divinement à l'assistance les moyens du salut. Cependant, devenant de plus en plus furieux, ses ennemis coururent se saisir de pierres et les apportèrent pour les lui lancer; mais Jésus se cacha et sortit du temple. A son passage, il rencontra un aveugle-né; il cracha à terre, fit de sa salive un peu de boue, en frotta les yeux de cet homme, et lui dit: «Allez, et lavez-vous dans la piscine de Siloë.» C'est ce qu'il fit, et il revint jouissant parfaitement du sens de la vue. Cet événement eut lieu un jour de sabbat: il en résulta parmi les Juifs un grand trouble. L'aveugle, rendu à la lumière, rendant témoignage à son bienfaiteur, fut chassé de la synagogue; mais il fut bien accueilli et bien vu par celui qu'il avait tant de raison d'aimer. Alors Jésus parla du bercail et des brebis, du bon pasteur et du mercenaire. Beaucoup de personnes approuvèrent ses paroles, tandis que plusieurs autres les prirent en mauvaise part. Après son départ de ce lieu, Jésus passa dans le pays de Tyr et de Sidon. C'est là qu'il fut supplié à force de prières, par une Chananéenne, de guérir sa fille qui était au pouvoir du diable. Pressé en même temps par ses disciples, il fit quelques difficultés pour consentir à cette demande; enfin, ayant donné de justes éloges à la foi et à l'humilité de la mère, il délivra la fille de la possession du démon. En sortant du territoire de Tyr, métropole des Chananéens, il passa par Sidon, ville de Phénicie, pour se rendre vers la mer de Galilée, au milieu de la Décapole. Là il tira de la foule un sourd-muet; il lui mit les doigts dans les oreilles; après avoir craché, il lui toucha la langue; regardant alors vers le ciel, il se mit à gémir et lui dit: «Epheta;» mot qui signifie ouvrir. Soudain ses oreilles furent ouvertes, le lien de sa langue se détacha, et il parla très-correctement. Ceux qui eurent connaissance de ce miracle furent saisis d'admiration, et dirent: «Tout ce qu'il fait et tout ce qu'il a fait est bien: il fait entendre les sourds et parler les muets.» Lorsqu'il fut arrivé sur les bords de la mer de Galilée, il gravit une montagne et y donna l'instruction à une nombreuse assistance qui y était accourue. Il y guérit des muets, des boiteux, des aveugles, des impotents et un grand nombre d'autres affligés qui s'étaient prosternés à ses pieds; et chacun était plongé dans l'étonnement en contemplant tant de muets qui parlaient nettement, de boiteux qui marchaient droit, et d'aveugles qui voyaient clair. C'est ainsi que, dans la sainte Eglise, s'opèrent spirituellement tant de merveilles par la bonté du Seigneur, dont l'assistance sauve tous les jours la foule des pécheurs. Il y en a beaucoup qui ne le louent pas et qui manquent de foi. Les aveugles sont ceux qui ne comprennent pas, même en obtempérant à ses inspirations; ceux-là sont sourds qui, tout en comprenant, n'obtempèrent pas. On doit considérer comme boiteux ceux qui n'accomplissent pas les préceptes divins, et marchent dans la fausse route des mauvaises œuvres. Journellement de tels hommes sont guéris par l'assistance de Dieu et conduits dans la voie du salut. Ceux qui, remplis de la crainte du Seigneur, voyaient ces signes corporels, glorifiaient, dans leur allégresse, le Christ, qu'ils appelaient le roi Sabaoth: maintenant aussi les fidèles se réjouissent de la conversion des pécheurs, et glorifient pieusement le Seigneur, Dieu d'Israël, qui ne fait que de bonnes choses. [1,7] CHAPITRE VII. Jésus ayant convoqué ses disciples leur dit: «J'ai pitié de cette multitude, qui depuis trois jours continue de m'accompagner, et qui n'a rien à manger; je ne veux pourtant pas la renvoyer à jeun de peur que dans la route elle ne tombe en défaillance.» Il ordonna ensuite à l'assistance de s'asseoir à terre; il reçut des mains de ses disciples sept pains et quelques petits poissons, rendit grâces à Dieu, les rompit, et les leur rendit pour qu'ils en fissent la distribution au peuple assemblé. Tout le monde en mangea et fut rassasié. Les morceaux qui restaient suffirent pour remplir sept corbeilles. Le nombre des personnes qui prirent part à ce repas fut, sans compter les enfants et les femmes, de quatre mille hommes. Ayant renvoyé la multitude, Jésus monta dans une nacelle, et se rendit dans le pays de Magédan ou d'Almanatha, aux environs de Gennésareth. Là, les Sadducéens et les Pharisiens le tentèrent, et le prièrent de leur faire voir un signe céleste; comptant sans doute pour peu de chose celui des sept pains qui avaient suffi à la nourriture de quatre mille hommes, et des sept corbeilles remplies encore des restes du repas. Jésus repoussa leur insolence, et leur refusa tout autre signe que celui du prophète Jonas. Après les avoir quittés, il remonta dans sa barque et traversa la mer. Il fut prié à Bethsaïde de toucher un aveugle. Il prit cet homme par la main et le conduisit hors de la ville, et, lui ayant craché sur les yeux, il lui fit l'imposition des mains. Ensuite il lui demanda s'il voyait quelque chose. Cet homme répondit: «Je vois les hommes comme des arbres qui marchent.» Après une seconde imposition des mains sur les yeux, l'aveugle commença à voir et fut guéri, au point qu'il discernait toutes choses très-clairement. Alors Jésus lui dit: «Allez chez vous, et, si vous entrez dans la ville, ne parlez à personne de ce qui vous est arrivé.» Après son départ de ce lieu, il se rendit à Césarée de Philippe, et, chemin faisant, demanda à ses disciples ce que les hommes pensaient de lui. Ils lui dirent: «Les uns vous croient Jean-Baptiste, les autres Élie, quelques-uns Jérémie ou quelqu'un des prophètes.» Jésus ajouta: «Et vous, qui croyez-vous que je sois?» Simon-Pierre, prenant la parole, répondit: «Vous êtes le Christ, fils du Dieu vivant.» Alors Jésus lui fit cette réponse: «Vous êtes bienheureux, Simon Barjône, parce que ce n'est ni la chair ni le sang qui vous a fait cette révélation, mais mon père qui est dans les cieux. Je vous dis que vous êtes Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les portes de l'enfer ne prévaudront pas contre elle, et je vous donnerai les clefs du royaume des cieux; et tout ce que vous aurez lié sur la terre sera lié dans les cieux aussi, et tout ce que vous aurez délié sur la terre sera dans les cieux délié également.» C'est alors qu'il défendit à ses disciples de dire, à qui que ce fût, qu'il était Jésus-Christ. Il commença à leur faire connaître qu'il devait aller à Jérusalem, qu'il y aurait beaucoup à souffrir de la part des vieillards, des Scribes et des princes des prêtres, qu'il y serait mis à mort et qu'il y ressusciterait le troisième jour. Pierre, le tirant à l'écart, commença par excès d'amour à le blâmer, en disant: «Seigneur, loin de vous cette pensée! cela ne vous arrivera pas.» Le Christ, s'étant retourné, dit à Pierre: «Retire-toi d'ici, Satan! tu m'es un objet de scandale, puisque tu ne sais pas discerner les choses de Dieu d'avec celles des hommes.» Après que le Seigneur eut fait connaître le mystère de sa Passion et de sa Résurrection, il exhorta ses disciples, ainsi que la multitude, à suivre l'exemple de la Passion, et leur promit que leurs souffrances recevraient une récompense légitime. Six jours après, il prit avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère; il les conduisit sur une haute montagne. Sa face alors devint resplendissante comme le soleil, et ses vêtements parurent blancs comme la neige. Tout à coup apparurent devant eux Moïse et Elie, qui s'entretinrent avec le Sauveur. Aussitôt une nuée brillante les couvrit. Une voix se fit entendre du sein du nuage, et proféra ces paroles: «Voici mon fils bien-aimé, dans lequel j'ai placé mon affection; écoutez-le.» A ces mots, les disciples tombèrent la face contre terre, et furent saisis d'une grande terreur. Jésus s'approcha, les toucha, et leur dit: «Levez-vous, et n'ayez aucune crainte.» Ayant levé les yeux, ils ne virent personne, excepté Jésus-Christ. Il leur dit en descendant de la montagne: «Ne faites a part de votre vision à qui que ce soit, jusqu'à ce que le fils de l'homme soit ressuscité d'entre les morts.» Alors il répondit à ses disciples qui le questionnaient sur la venue d'Elie: ils comprirent que c'était de Jean-Baptiste qu'il leur avait parlé. Le lendemain, le Sauveur s'étant rendu auprès de la multitude, tout le peuple en le voyant fut saisi d'étonnement, et chacun accourait pour le saluer. Alors un homme du peuple s'approcha de lui, et s'étant jeté à ses genoux, lui dit: «Seigneur, ayez pitié de mon fils, qui est lunatique depuis l'enfance, et qui souffre beaucoup. Le démon l'a plongé souvent dans le feu et dans l'eau pour le perdre. Je l'ai présenté à vos disciples, et ils n'ont pu le guérir.» Jésus ayant ordonné qu'on lui apportât le malade, il lui fut présenté. Aussitôt cet infortuné fut troublé par son esprit, et, tombé à terre, il s'y roulait couvert d'écume. Jésus s'adressa au démon, et lui ordonna de sortir du corps du possédé et de n'y plus rentrer désormais. Le démon sortit en criant et en faisant beaucoup souffrir le malade, qui tomba à terre tout suffoqué, ce qui fit croire à beaucoup de monde qu'il était mort. Mais Jésus, lui tenant la main, le releva et le rendit sain et sauf à son père; puis il dit à ses disciples, qui lui demandaient secrètement pourquoi ils n'avaient pu opérer la même cure: «C'est à cause de votre incrédulité. En vérité, je vous le dis, si vous aviez de la foi autant qu'est gros un grain de senevé, vous diriez à cette montagne, passe d'ici là; et elle passerait; et rien ne vous serait impossible. D'ailleurs cette sorte de démons ne peut être chassée que par la prière et le jeûne.» Pendant qu'ils étaient dans la Galilée, Jésus leur dit: «Le fils de l'homme sera livré aux mains des hommes; ils le mettront à mort, et le troisième jour il ressuscitera.» Ces paroles les attristèrent vivement. Lorsqu'ils furent parvenus à Capharnaüm, les percepteurs du tribut de deux drachmes dirent à Pierre: «Votre maître ne paie-t-il pas le tribut?» Pierre répondit: «Oui.» Etant entré dans la maison, Jésus le prévint en disant: «De qui les rois de la terre reçoivent-ils les impôts? est-ce de leurs enfants ou bien des étrangers?» Pierre répondit: «C'est des étrangers.» Selon la chair et selon l'esprit, Jésus était fils de roi, soit comme issu de la race de David, soit comme Verbe du Père tout-puissant. Ainsi, comme fils de roi, il ne devait pas le tribut; mais celui qui avait revêtu l'humilité de la chair voulait accomplir toute justice. Il est évident que, dans tout état, les enfants sont exempts et non tributaires. Jésus dit à Pierre: «A la vérité, les enfants sont exempts du tribut; mais il ne faut pas scandaliser ces gens. Allez sur le bord de la mer, et jetez-y votre ligne; levez le premier poisson qui aura mordu. Quand vous aurez ouvert sa bouche, vous y trouverez une pièce de quatre drachmes; prenez-la, et payez pour vous et pour moi.» Ce poisson, c'est le Christ; la mer, c'est la vie mortelle; les drachmes sont la confession; ce que l'on paie pour Pierre, comme pour un pécheur, figure le Christ qui, en effet, est l'agneau sans tache, qui n'a commis aucun péché. Il s'éleva entre les apôtres une grande question, pour savoir quel était le plus grand dans le royaume des cieux. Jésus appela un enfant, le plaça au milieu d'eux, et leur tint ce discours: «En vérité, je vous le dis: si vous ne vous convertissez pas, et si vous ne faites pas comme les enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux. Mais quiconque s'humiliera comme ce petit enfant, y sera le plus grand.» Il ajouta beaucoup d'autres choses sur l'humilité et la douceur, sur le soin qu'il fallait prendre de ne pas scandaliser les faibles, et sur la correction qu'il fallait infliger à ses frères avec bonté. Ensuite il traita de l'indulgence fraternelle, et proposa la parabole de ce roi qui accorda dix mille talents aux supplications d'un esclave, et de ce même esclave, qui refusa de donner cent deniers à son camarade. Après avoir terminé ses discours depuis le paiement du tribut sur les avantages de l'humilité, sur l'innocence, sur la correction et le pardon, le pieux docteur quitta la Galilée, et passa au-delà du Jourdain sur les terres des Juifs. Il n'y négligea pas la multitude qui continuait de le suivre. Les Pharisiens lui ayant demandé s'il était permis à l'homme de répudier sa femme, il proclama ainsi la loi constante du mariage: «Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a joint.» Alors on lui présenta de petits enfants, afin qu'il leur imposât les mains et qu'il priât pour eux. Ses disciples ayant cru devoir menacer ceux qui les amenaient, Jésus indigné leur dit: «Laissez venir à moi ces enfans, et ne les empêchez pas d'approcher; car c'est pour eux qu'est le royaume des cieux.» Il ajouta, en parlant à un jeune homme, qui s'était prosterné pour lui demander le chemin du salut éternel, après avoir proclamé les préceptes de la loi: «Si vous voulez être parfait, venez, vendez ce que vous avez, et donnez-en le produit aux pauvres; vous aurez un trésor dans le ciel; venez, et suivez-moi.» A ces mots, ce jeune homme, qui possédait de grandes richesses, se retira fort affligé. Jésus lui repartit: «En vérité, je vous le dis, le riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. Il est plus aisé qu'un chameau passe par le trou d'une aiguille qu'un riche entre dans le royaume des cieux.». Pierre, ayant entendu l'éloge de la pauvreté volontaire, plein d'une douce joie, s'adressa ainsi au Seigneur: «Vous voyez que nous avons quitté toutes choses, et que nous vous avons suivi; que nous arrivera-t-il donc?» Jésus lui répondit: «En vérité, je vous le dis, vous qui m'avez suivi, vous serez placés sur douze siéges, qui indiquent les douze tribus d'Israël. Quand le fils de l'homme, dans sa régénération, sera placé sur le siége de sa majesté, quiconque aura quitté sa maison, ses frères, ses sœurs, son père, sa mère, sa femme, ses enfants et ses champs, pour la gloire de mon nom, recevra le centuple, et possédera la vie éternelle. Mais alors plusieurs qui étaient les premiers deviendront les derniers, et les derniers seront les premiers.» Ensuite il proposa la parabole du père de famille, qui loua des ouvriers à diverses heures pour travailler à sa vigne, et qui, des derniers jusqu'aux premiers, donna à chacun d'eux l'égal salaire d'un denier. On doit entendre typiquement, par ces différences d'heures, les âges du siècle qui s'écoule. En effet, Abel travailla dès le matin, Noë à la troisième heure, Abraham à la sixième, le législateur Moïse à la neuvième; Jésus, arrivé à la onzième, réprimanda les Gentils de ce qu'ils restaient oisifs dans le grand marché de ce monde, et il ordonna de travailler par la foi dans la vigne du Seigneur. On pourrait encore expliquer la différence des heures de chacun par les âges de la vie: le matin, c'est l'enfance; la troisième heure, l'adolescence; la sixième, la jeunesse; la neuvième, la vieillesse; et la onzième, la décrépitude. Dans toutes ces heures, quelques personnes parviennent à la conversion, et reçoivent le denier de la vie éternelle. Un poète moderne s'exprime ainsi sur cette parabole: «Cultivateurs d'une vigne, des ouvriers demandaient leur salaire. Un prix égal fut accordé à leurs travaux inégaux. A l'appel du maître le dernier arrivé ne reçut pas moins que celui qui était arrivé le premier. Ainsi Dieu fait connaître qu'à quelque heure que nous l'entreprenions, notre travail est certain de recevoir son prix.» [1,8] CHAPITRE VIII. J'ai recherché jusqu'ici dans un salutaire exercice et j'ai essayé de raconter en peu de mots les œuvres qu'au commencement de sa mission le Seigneur fit pendant deux ans, autant que j'ai pu l'apprendre par les écrits des évangélistes. Désormais je vais recueillir tout ce qui concerne sa troisième année et réduire en abrégé le détail de ses merveilles. Le Seigneur passa de Galilée en Judée, pour consommer dans Jérusalem le mystère de sa paternelle charité, et nous révéler par une ineffable opération les secrets de la loi et les prophètes. D'abord il répandit ses instructions dans la Judée au-delà du Jourdain, vers l'Orient; puis en-deçà du Jourdain, vers Jérusalem et Jéricho. Au temps où le royaume des Juifs était distinct des autres contrées, on donna spécialement à la partie méridionale le nom de Judée, afin de la distinguer de la Samarie, de la Galilée, de la Décapole et des autres parties voisines. Comme il montait à Jérusalem, Jésus annonça secrètement sa Passion à ses disciples. Alors la mère des fils de Zébédée lui demanda que, dans son royaume, un d'eux siégeât à sa droite et l'autre à sa gauche. Le Seigneur les engagea à la patience et à l'humilité, et se donna lui-même comme un exemple à suivre de tout ce qui est juste et bon. Il dit à Jean qui l'interrogeait de ne pas empêcher de faire en son nom des actes de justice. Pendant qu'ils se rendaient à Jérusalem, il envoya à Samarie des hommes pour l'annoncer, mais ils ne furent pas reçus. Jacques et Jean ayant voulu demander que le feu du ciel tombât sur ceux qui méprisaient Jésus, il les blâma de leur violence en disant: «Vous ne savez pas quel esprit vous anime; le fils de l'homme n'est pas venu perdre les ames, mais les sauver.» Il désigna soixante-douze personnes qu'il envoyait deux à deux dans les villes et les autres lieux où il devait arriver. Il leur enseigna devant qui et comment elles devaient prêcher. Il blâma les villes incrédules. Au retour des soixante-douze envoyés dont l'allégresse n'était pas douteuse, il dit qu'il ne fallait pas tant se réjouir de la soumission des démons que de l'admission des saints dans le ciel. Il rapporta toute louange à son père; il dit à ses disciples que leurs yeux étaient bienheureux, parce qu'ils voyaient ce que les premiers justes et les rois avaient desiré et n'avaient pu voir. Un docteur de la loi ayant essayé de le tenter, Jésus lui fit connaître les dogmes du vrai salut, et lui rapporta la comparaison de l'homme qui descendait de Jérusalem à Jéricho, ainsi que les aventures qui lui étaient arrivées. Il fit voir clairement que, tandis que le prêtre et le lévite passaient, sans le secourir, auprès d'un homme blessé par les voleurs, c'était le Samaritain qui, en exerçant la bienfaisance, s'était véritablement montré le prochain de ce malheureux. Jésus reçut l'hospitalité à Béthanie, il y répondit à la plainte qu'élevait Marthe de ce que sa sœur ne la secondait pas; il assura que c'était celle-ci qui avait choisi la meilleure part. Matthieu donne ainsi les sept parties de l'oraison dominicale: «Notre père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié; que votre règne arrive; que votre volonté soit faite dans le ciel comme sur la terre; donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien; remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs; ne nous induisez pas en tentation, mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il!» Les trois premières parties ont pour objet de demander les choses de l'éternité, les quatre dernières s'occupent des choses temporelles, qui toutefois sont nécessaires pour acquérir les éternelles. Luc présente ainsi cinq objets de demande: «Mon père, que votre nom soit sanctifié; que votre règne arrive; donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien; remettez-nous nos péchés comme nous les remettons à tous ceux qui nous doivent, et ne nous induisez pas en tentation.» Ainsi les sept demandes rapportées par Matthieu sont réduites à cinq par Luc. En effet, le nom de Dieu est sanctifié en esprit; le royaume de Dieu doit venir dans la résurrection de la chair. Ensuite il en ajoute trois autres, sur le pain quotidien, sur la rémission des péchés, sur la tentation qu'il faut éviter. On peut facilement y comprendre toutes les choses qui sont nécessaires à l'homme dans l'une et l'autre vie. Les disciples ayant prié le Sauveur de leur enseigner à prier, il leur donne non seulement la méthode de la prière, mais il leur en conseille la fréquence et la ferveur. Il les avertit assidûment et leur récite la parabole d'un ami qui, au milieu de la nuit, demandait trois pains. Il leur persuade qu'il faut demander, chercher, frapper; c'est pourquoi il les exhorte à demander le pain de la parole de Dieu, qui doit servir à la nourriture de l'ame, c'est-à-dire de l'esprit; à chercher cet ami qui donne abondamment, c'est-à-dire le Seigneur; à frapper à la porte de la clémence divine, par laquelle on pénètre au trésor de la sagesse, dans lequel on conserve les célestes délices. Par le pain on doit entendre la charité qui se trouve en opposition avec la pierre, c'est-à-dire la dureté de la malice. Le poisson est la foi du baptême invisible, à cause de l'eau qui le procure, ou parce qu'il provient de lieux invisibles, indestructible qu'il est dans les orages du monde; on lui oppose le serpent redoutable par ses venins, pour figurer les perfidies de l'incrédulité. L'œuf est l'emblême de l'espérance: en effet, l'œuf est un fétus qui n'a pas encore reçu sa perfection, mais qui par l'incubation donne de l'espoir. Le désespoir est le contraire de l'espérance, et le scorpion en est l'emblème, parce que son aiguillon venimeux frappe par-derrière celui qui n'est pas sur ses gardes, et lui occasionne un dommage soudain par sa piqûre cachée. Le Sauveur confondit les blasphémateurs et les ingrats, par les bienfaits dont il les rendit témoins. Il rapporta l'exemple de l'homme fort et armé, qui n'en fut pas moins vaincu, et de l'esprit immonde qui, dans ses replis, enveloppa l'homme jusqu'à sept fois. Il répondit à une femme qui disait que bienheureux était le sein qui l'avait porté: «Celui-là est bienheureux qui garde la parole de Dieu.» Après avoir guéri l'homme dans lequel il consomma à la fois trois miracles (l'aveugle qui voit, le muet qui parle, le possédé qui est affranchi du démon), l'auteur de toute vérité répandit abondamment les paroles du salut et confondit par la supériorité de sa raison les Pharisiens qui essayaient de le faire tomber dans leurs piéges. Il parla de la lampe qu'il ne faut pas placer sous le boisseau mais sur le chandelier, et de l'œil qui doit être pur et simple. Jésus fut prié de dîner chez un Pharisien qui disait en lui-même: «Pourquoi cet homme ne se lave-t-il pas avant de dîner suivant l'usage des Hébreux?» Le Sauveur parla des ablutions extérieures qui n'empêchaient pas les souillures de l'âme, et prononçant trois fois: malheur aux Pharisiens! il leur fit beaucoup de reproches. Jésus prescrivit aussi à ses disciples de se défendre du levain de l'hypocrisie, de ne pas craindre ceux qui ne peuvent tuer que le corps, et de ne pas s'occuper, dans la persécution, de ce qu'on pourra dire d'eux. Sur la demande qu'on lui fit de diviser entre deux frères un héritage, il récita la parabole du riche avare. Il défendit aussi à ses disciples de s'occuper de la nourriture ni du vêtement, auxquels les oiseaux ne pensent pas. Après avoir promis le royaume des cieux au petit troupeau, il dit que l'on devait vendre pour faire l'aumône tout ce que l'on possédait et tout ce que l'on devait acquérir, et que l'on devait conserver toujours ses lampes allumées, et se ceindre les reins. Il prescrivit aussi la vigilance, en faisant mention du bon et du mauvais serviteur: car le serviteur qui connaît la volonté de son maître et ne l'exécute pas mérite d'être battu d'un grand nombre de coups, tandis que celui qui l'ignorait doit recevoir un moindre châtiment. Il dit que, pour faire cesser les divisions, il apporterait le feu sur la terre; il parla de ceux qui connaissent l'aspect du ciel, et pour lesquels le temps présent ne se manifeste pas; il parla du plaideur qui termine son affaire en route avant d'avoir vu son juge. Comme on rapportait que quelques hommes avaient été condamnés à mort par Pilate, il dit que tous ceux qui ne feraient pas pénitence périraient de même, comme les dix-huit personnes qui furent écrasées sons les ruines de la tour de Siloë. Il rapporta ensuite la parabole du figuier stérile, pour désigner ceux qui diffèrent la pénitence. Un jour de sabbat il guérit une femme qui depuis dix-huit ans était courbée vers la terre, et confondit les murmures de ceux qui se plaignaient de la violation du sabbat. Toutes ces choses se passèrent au milieu du peuple, qui témoignait sa joie de tant de glorieux miracles. Il compara le royaume de Dieu à un grain de sénevé; il parla du levain et de la voie étroite du salut, qui n'était ouverte qu'à un petit nombre, puis il dit: «Les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers.» Le Seigneur appela Hérode un renard, ce qui désigne les hérétiques, à cause de leur ruse et de leurs embûches; il réprimanda Jérusalem, qui refusait de se mettre à l'ombre de ses ailes. Un jour de sabbat il guérit un hydropique et le débarrassa comme d'une fontaine d'humeurs. Il confondit les Pharisiens qui murmuraient de ce qu'il permettait de retirer, ce jour-là, du puits où ils seraient tombés, soit un bœuf, soit un âne. Pour mieux enseigner la pratique de l'humilité, il dit qu'il ne fallait pas chercher à se mettre à table le premier dans un banquet; et que ce n'étaient pas les riches qu'il fallait inviter, mais les pauvres qui n'ont pas le moyen de rendre le repas qu'on leur donne. Jésus-Christ, continuellement occupé du salut de l'humanité, fit la parabole de ces conviés qui, ayant cherché à s'excuser, ne furent pas jugés dignes de s'asseoir au banquet. Le premier ne voulut pas y assister parce qu'il venait d'acheter une maison de campagne, ce qui désigne ceux qui ne s'occupent que des choses terrestres et qui dédaignent la recherche des biens célestes. Un autre ne vint pas, parce qu'il était retenu par le desir d'examiner cinq paires de bœufs, ce qui figure ces hommes curieux qui, par l'attrait des sens corporels, passent leur temps à connaître les choses extérieures, et qui, tout occupés de la vie d'autrui et se négligeant eux-mêmes, refusent de prendre part au banquet du salut éternel. Le troisième ne se rendit pas à l'invitation parce qu'il venait de se marier: cet homme est l'emblème des voluptueux qui se laissent enchaîner par les plaisirs de la chair. Ainsi, tandis qu'un homme s'occupe de soins mondains, il est tourmenté par la pensée d'actions qui lui sont étrangères; cet autre souille son esprit par des plaisirs charnels. Alors nul ne se hâte, dans son dégoût, de se rendre au banquet de la vie éternelle. Le Sauveur, voyant cette multitude qui le suivait, lui dit qu'il fallait abandonner ses liaisons les plus intimes, renoncer même à la vie, prendre sa croix pour le suivre, et, comme celui qui bâtit une tour, examiner ce qu'elle doit lui coûter; il proposa ensuite l'exemple de deux rois qui sont en guerre et qui doivent consulter leurs forces. [1,9] CHAPITRE IX. Tandis que l'on murmurait du banquet des pécheurs, il présenta la parabole de la brebis égarée et de la drachme perdue, dont le maître fut aussi affligé d'en être privé qu'il se réjouit ensuite de les avoir retrouvées. C'est ainsi que le salut du pécheur pénitent comblera de joie les anges dans le ciel. La pénitence n'est autre chose que la douleur d'avoir commis de mauvaises actions, et le desir de n'y pas retomber. Celui qui enfreint ses devoirs doit, pour satisfaire à la volonté de Dieu, se rendre difficile même sur les choses qui lui sont permises. Le Seigneur récita aussi la parabole de l'enfant prodigue qui, après ses erreurs, revint vers son père. Celui-ci le reçut avec bonté et l'embrassa tendrement. Il le revêtit d'une belle robe, c'est-à-dire de l'habit d'innocence; il lui mit au doigt l'anneau de la foi sincère et la chaussure propre à porter au loin les paroles de l'Evangile. Le Seigneur figura ainsi, par les mains et les pieds du converti, les bonnes œuvres et les voyages. Ce bon père rempli de joie d'avoir retrouvé son fils fit tuer un veau gras pour le banquet. Le fils aîné, à l'aspect de ces préparatifs d'allégresse, s'indigna contre son père qui ne lui avait rien donné, tandis qu'il prodiguait tout à celui qui avait dépensé son bien dans les débauches. Ce fils aîné représente le peuple juif; l'allégresse est l'emblême des enfants de l'Eglise qui, pleins du Saint-Esprit, unissent leurs voix pour prêcher l'Evangile; le champ où se trouvait le fils aîné indique les observations extérieures des Pharisiens. Ensuite Jésus proposa l'exemple d'un économe infidèle qui, pour se ménager des ressources, avait fait réduire par les débiteurs leurs obligations envers son maître. Il assura qu'on ne pouvait à la fois servir Dieu et l'argent; il blâma l'avarice des Pharisiens, et dit que la loi et les prophètes avaient duré jusqu'à Jean-Baptiste. Il s'entretint et de la dureté du riche, revêtu de pourpre, et de la pauvreté de Lazare. Montrant ainsi quels supplices attendent les ravisseurs, s'ils s'obstinent à mériter d'être punis, il maudit celui qui scandalise; il prescrivit de pardonner à celui qui, se repent, même lorsqu'il a péché soixante-dix fois sept fois. Les Apôtres lui demandèrent d'augmenter leur foi, et il leur parla de la transplantation de l'arbre; et, leur offrant la comparaison du serviteur qui travaille, il leur prescrivit de confesser leurs fautes lors même qu'ils accompliraient ses préceptes. Pendant que Jésus se rendait à Jérusalem il traversa Samarie et la Galilée. Etant entré dans un village, il y guérit dix lépreux dont un seul, qui était étranger, vint lui rendre grâce. Interrogé sur le temps de la venue du royaume de Dieu, il répondit qu'il n'arriverait pas avec éclat: il compara la venue du fils de l'homme à la foudre. Il dit qu'il fallait que les hommes s'occupassent du jour du jugement, et compara ce jour à ceux de Noë et de Loth, quand un trépas inattendu vint frapper les mortels. Il s'étendit ensuite sur les deux personnes, dont l'une serait choisie par lui, et qui étaient occupées soit à dormir, soit à moudre, soit à labourer. Le lit exprime le repos de l'Eglise; le nombre deux, qui semble se rapporter à deux hommes, exprime deux genres d'affection: celui qui s'applique à la continence pour plaire à Dieu, et qui, vivant sans inquiétude, ne s'occupe que du ciel, sera élu pour la béatitude éternelle; celui au contraire qui, orgueilleux des louanges humaines, quoiqu'il ne soit pas imbu de la corruption des vices, aura porté atteinte à l'état de la vie monastique, sera abandonné à la damnation, de même que dans ses lamentations le fait entendre Jérémie, qui, décrivant la chute de l'âme négligente et pécheresse, sous la figure de la Judée, s'écrie: «Les ennemis l'ont vue et se sont moqués de ses fêtes.» Les deux femmes occupées à la meule représentent, au milieu du tourbillon des affaires temporelles, les nations qui doivent être gouvernées par les docteurs comme les femmes par leurs maris, et qui, travaillant dans les divers genres d'industrie, font tourner leurs travaux à l'avantage de l'Eglise. Une partie sera choisie, parce qu'elle ne contracte le mariage que par le desir d'avoir de la postérité et n'emploie les biens terrestres qu'à l'acquisition des trésors célestes; l'autre partie qui ne recherche dans le mariage que les voluptés sera rejetée. La rédemption du Sauveur comblera de biens tous ceux qui offriront les leurs à l'Eglise et aux pauvres. Les deux hommes occupés dans leur champ figurent les ouvriers spirituels de l'Eglise travaillant dans leur ministère comme dans le champ de Dieu. Celui-là sera choisi qui aura prêché avec sincérité la parole divine, tandis que celui qui n'aura annoncé le Christ que par occasion et sans ferveur sera rejeté. Ces trois sortes de personnes constituent l'Eglise, qui présente deux différences, le choix et le rejet. C'est pour cela que le prophète Ezéchiel vit trois hommes délivrés, Noë, Daniel et Job, qui désignent les prêtres, les hommes continents, et les mariés. Car Noë gouverna l'Arche sur les eaux, et représente ainsi ceux qui gouvernent., Daniel conservant la modération même au milieu de la cour est l'emblême de la vie de continence; Job, lié par le mariage et livré aux soins de sa maison, fut agréable à Dieu, et devint ainsi la figure des bons époux. Comme il faut toujours prier et ne pas s'en fatiguer, Jésus rapporta la parabole de la veuve qui ne se lassait pas de demander au mauvais juge de lui rendre justice contre sa partie adverse et qui obtint enfin ce qu'elle sollicitait, par l'effet de ses prières assidues. Par la prière du Pharisien et du Publicain dans le temple, il nous enseigne qu'il ne faut pas vanter ses mérites, mais confesser ses péchés; les bons prient continuellement pour obtenir contre leurs ennemis une vengeance telle que tous les méchants périssent; mais il y a deux manières de parvenir à ce but, soit en les convertissant à l'équité, soit en leur ôtant par le supplice le pouvoir de mal faire. Le Seigneur annonça qu'il allait se rendre à Jérusalem et y souffrir la mort. Chemin faisant, il rencontra près de Jéricho un mendiant qu'il fit conduire devant lui, et à sa demande lui rendit avec bonté la lumière dont il était privé. Entré dans Jéricho, il vit Zachée, chef des Publicains, qui était monté sur un arbre pour le considérer plus facilement. Ce fut chez cet homme que Jésus choisit son logement. Comme les Juifs murmuraient de voir le Seigneur loger dans la maison d'un pécheur, Zachée lui dit dans la sincérité de sa foi: «Seigneur, je donne aux pauvres la moitié de mes biens, et si j'ai fait tort à quelqu'un, je restituerai au quadruple.» Jésus lui répondit: «Cette maison a reçu aujourd'hui son salut, parce que celui que vous voyez est le fils d'Abraham.» En effet, le fils de l'homme vient pour chercher et sauver ce qui allait périr. Ensuite il dit la parabole d'un certain noble qui passa dans un pays lointain pour y recevoir la couronne et qui revint ensuite. Il avait donné à ses serviteurs dix mines d'argent pour faire commerce. Le premier de ses serviteurs lui dit: «Seigneur, votre argent a décuplé dans mes mains.» Le premier serviteur est l'ordre des docteurs envoyés en mission, auxquels il fut compté à chacun une mine. En effet, ils avaient reçu l'ordre de prêcher qu'il n'y a qu'un Seigneur, qu'une foi, qu'un baptême et qu'un Dieu; cette mine en a produit dix, parce que le peuple, après avoir reçu l'instruction, s'est réuni sous la même loi. Le serviteur ayant été récompensé, un autre dit: «Seigneur, votre mine m'en a produit cinq autres.» Ce serviteur annonce l'association de ceux qui furent envoyés porter l'Evangile, et qui sont préposés divinement à la direction de ceux qui leur doivent leur conversion au culte d'un seul Dieu après avoir mortifié leurs sens. Quant à cet autre serviteur, qui avait aussi reçu ordre de tirer parti de son argent, mais qui l'avait conservé dans un mouchoir, il figure ceux qui, propres à la prédication à laquelle ils sont appelés par l'ordre de Dieu, refusent de se charger de cette fonction et d'en porter dignement le sceptre: car garder son argent dans un mouchoir, c'est cacher les dons qu'on a reçus dans les langueurs et l'engourdissement de l'inutilité. On doit entendre par cette parabole que les deux serviteurs fidèles sont les docteurs de l'un et de l'autre peuple; que les dix mines et les cinq autres mines sont les peuples qui croient au Seigneur; que le mauvais serviteur représente les mauvais catholiques; que les ennemis qui ne voulurent pas recevoir le roi figurent l'impiété de ceux qui ne veulent jamais entendre la parole de la foi, ou qui la corrompent par des interprétations perfides; que la semence non employée fait allusion aux hommes qui ne veulent pas même ouvrir l'oreille à la parole divine. C'est ainsi que se trouve représenté par cinq personnes tout le genre humain qui doit paraître au jour du jugement. [1,10] CHAPITRE X. Après ce discours, Jésus prit la route de Jérusalem. Comme on était en hiver et qu'on célébrait à Jérusalem la fête de la dédicace, les Juifs (suivant le seul Jean) dirent à Jésus qui se promenait sous le portique de Salomon: «Jusqu'à quand nous tiendrez-vous donc l'esprit en suspens? Si vous êtes le Christ, faites-le voir clairement.» Puis profitant de l'avantage de son discours, il dit: «Mon père et moi sommes une même chose.» Il tint encore plusieurs autres discours sublimes. Les Juifs, aveuglés par leur méchanceté, saisirent des pierres pour le lapider. Il se retira ensuite au-delà du Jourdain, dans le lieu où Jean avait d'abord baptisé, et il y demeura quelque temps. Beaucoup de personnes vinrent l'y trouver et crurent en lui. Il y avait alors à Béthanie un malade nommé Lazare. Ses sœurs, Marie et Marthe, envoyèrent auprès de Jésus pour lui dire: «Seigneur, celui que vous aimez est malade.» A ces mots il répondit: «Cette maladie ne conduira pas à la mort; elle est toute à la gloire de Dieu, afin que le fils de Dieu soit glorifié par elle.» Après avoir passé là deux jours entiers, il se rendit en Judée avec ses disciples, et trouva Lazare qui depuis quatre jours était au monument. Ayant appris l'arrivée du Sauveur, Marthe, femme pleine de foi, accourant au-devant de lui, s'écria: «Seigneur, si vous eussiez été ici, mon frère ne serait pas mort.» Dans l'excessive douleur qu'elle éprouvait de la perte de son frère, Marthe n'usa que d'expressions modérées, et elle s'entretint avec le Christ dans une véritable confession de sa foi par laquelle elle le reconnaissait pour le fils de Dieu, dans sa vie comme dans sa résurrection. Elle appela sa sœur Marie en disant d'une voix étouffée: «Le maître est ici et vous appelle.» Marie se leva promptement, et se rendit au lieu où le Sauveur s'était arrêté. Dès qu'elle le vit, elle se jeta à ses pieds et lui dit: «Seigneur, si vous eussiez été ici, mon frère Lazare ne serait pas mort.» Source inépuisable de piété, elle pleura, au milieu de ses amis en pleurs, la mort de l'ami qu'ils avaient perdu; mais ses larmes leur produisirent une joie ineffable. Jésus, ému intérieurement, se rendit au tombeau de Lazare, fit lever la pierre qui couvrait la fosse, et appela ainsi à haute voix celui qui depuis quatre jours exhalait une odeur fétide: «Lazare, venez ici dehors.» Aussitôt il parut les pieds et les mains liés de bandes que Jésus fit détacher par ses disciples. Après ce miracle si glorieux et que tous les siècles doivent célébrer, tous les assistants ne crurent cependant pas en Jésus-Christ, mais seulement quelques Juifs qui étaient venus consoler Marie et Marthe, et avaient vu cette résurrection inespérée. On ne saurait douter que le Sauveur n'ait ressuscité plusieurs morts; cependant, dans le saint Evangile, pour ne pas affaiblir la certitude du mystère, on ne compte que trois résurrections. Par la fille du chef de la synagogue qu'il ressuscita dans la maison paternelle devant un petit nombre de témoins, on désigne les pécheurs qui conservent des péchés cachés dans leur conscience sans réaliser les mauvaises œuvres. L'inspiration divine suffit souvent pour les ramener en les tirant, par leur propre correction, du consentement pernicieux qu'ils auraient donné. Le fils de la veuve qui, transporté hors des murs de la ville, fut ressuscité par le Christ en présence de la multitude, indique ces coupables qui marchent, de leur propre consentement, à la consommation du crime, et portent, pour ainsi dire, la mort dans la profondeur la plus cachée de leur ame; de manière que ce qui était enseveli dans le secret finit par se montrer en public. Ce sont de telles gens qu'il faut avertir salutairement et rendre divinement à la vie par le remède d'une digne conversion, afin que ceux qui l'apprendront aient sujet de s'en réjouir. Quant à Lazare déjà enseveli, exhalant déjà une fétide odeur, par lui sont représentés les pécheurs qui sont retenus dans les liens des habitudes dépravées, à tel point qu'elles ne leur permettent plus de sentir l'énormité de leurs péchés, et les portent même fréquemment à les justifier. Ils sont, pour ainsi dire, écrasés sous le poids immense de leur perversité.; ils ont l'audace de s'irriter quand on les reprend et ils se corrompent quand l'éloge de leurs mauvaises opinions accroît leurs péchés. Le prochain qui les voit est scandalisé de leur exemple. Enfin, ceux qui sont condamnés par les jugements des hommes n'en sont pas moins intérieurement rendus à la vie et absous par le ministère des prêtres. On peut encore donner une autre explication. Tout homme naît en état de mort par le péché originel. Le premier jour de la mort est celui qui vient de l'origine de l'homme; le second a lieu pendant son adolescence, lorsque, parvenu à l'âge capable de raison, il commence à trouver naturellement en lui la loi qui fait l'instruction naturelle des hommes, savoir, qu'il ne faut pas faire aux autres ce qu'on ne veut pas qu'ils nous fassent: malheureusement il ose souvent transgresser cette loi. Le troisième jour de la mort a lieu quand la loi écrite est donnée à l'homme qui souvent la méprise aussi. Enfin le Christ est venu, il a apporté l'Evangile; il a prédit le royaume des cieux; il a menacé de l'enfer les malfaiteurs, et promis la vie éternelle aux justes: l'Evangile lui-même n'est pas respecté; et voilà le quatrième jour de la mort qui est celui du trépas de Lazare depuis qu'il est dans le tombeau. Une autre explication se présente encore. La première période du péché est le mouvement coupable du cœur; la seconde, le consentement; la troisième, l'action; la quatrième, l'habitude. C'est ainsi que le pécheur succombe et devient dans le tombeau un cadavre fétide. Mais la grâce de Dieu ramène ceux que le péché avait éloignés, et rappelle à la vie ceux qui succombaient sous le poids de leurs fautes. Après avoir rendu public le miracle de sa divinité par la relation de beaucoup de personnes qui avaient curieusement examiné par quelle loi inconnue le Lazare était sorti du tombeau, Jésus devint l'objet d'une réunion de prêtres et de Pharisiens qui, d'après l'impulsion de Caïphe, résolurent sa mort. Jésus partit, et se rendit dans une contrée qui touche au désert: il arriva à la ville d'Ephraïm. Il y resta quelque temps avec ses disciples. Cependant les princes des prêtres et leurs complices donnèrent ordre à ceux qui le connaîtraient de l'indiquer pour qu'on le saisît: ils craignaient que le monde entier ne le suivît, et que les Romains ne vinssent leur enlever l'empire. Six jours avant Pâques, Jésus vint à Béthanie et y soupa; Marthe faisait le service; Lazare était au nombre des convives. Marie prit une livre d'un baume précieux de nard pistique; elle en frotta les pieds de Jésus, et les essuya avec ses cheveux. Le nard est une espèce de parfum: Pistis en grec se rend en latin par fides (foi). C'est pour cela que ce parfum est appelé pistique, c'est-à-dire fidèle, ou sans altération, parce que tout cadavre qui en est frotté est préservé de la putréfaction. La maison fut remplie de l'odeur de ce baume, de même que l'Eglise est parfumée par la bonne odeur de la vie religieuse. Le malheureux Judas, qui était un voleur et qui portait la bourse, fut scandalisé de l'odeur suave dont la maison était parfumée; il se permit de blâmer le service fidèle de la pauvre Marie. A sa réprimande très injurieuse et téméraire, le Seigneur répondit: «Laissez-la faire, elle a opéré en moi une bonne œuvre: en vérité, je vous le dis, ce qu'elle a fait ici sera raconté par tout le monde.» Plusieurs personnes, guidées par la curiosité, se rendirent à Béthanie, virent Lazare qui soupait avec le Christ, et pleins de joie rendirent témoignage de cette merveille. L'envie des Pharisiens les porta à faire périr cet homme; mais c'était en vain qu'ils s'efforçaient de mettre obstacle à la toute-puissance du Christ. [1,11] CHAPITRE XI. Le lendemain la multitude, qui s'était rassemblée pour la fête, ayant appris l'arrivée de Jésus à Jérusalem, prit des palmes, et alla au-devant de lui. L'heure du sacrifice approchant, l'agneau de Dieu s'occupa du lieu de sa Passion. Etant venu à Bethphagé près de la montagne des Oliviers, il dit à deux de ses disciples: «Allez au village voisin, vous y trouverez aussitôt une ânesse attachée, ayant auprès d'elle son ânon; détachez-la, et amenez-la-moi.» Les disciples s'y rendirent, prirent ces animaux, placèrent dessus leurs vêtements, et le firent asseoir dessus. Voilà notre Roi, dirent-ils, tel que nous l'ont annoncé les prophètes. Il n'est point assis sur un char doré, il n'est point vêtu de l'éclat de la pourpre, il ne monte point un cheval fier et ami des combats: il a choisi pour sa monture une ânesse tranquille et pacifique; il ne marche point entouré de glaives étincelants: sa douceur l'annonce; il n'est point redoutable par la puissance, il est aimable par sa douceur.» La plupart des assistants étendaient par terre leurs vêtements: d'autres coupaient aux arbres des rameaux pour en joncher la route. Ceux qui le précédaient, comme ceux qui le suivaient, criaient à haute voix: «Gloire au plus haut des Cieux!» Quelques Pharisiens lui dirent: «Maître, vous devriez blâmer le zèle de vos disciples.» Il répondit: «Je vous assure que quand même ils se tairaient, ces pierres éleveraient la voix.» En s'approchant, il vit la ville; il pleura sur elle; et, pressentant l'avenir, il prédit les maux qui la menaçaient, pour n'avoir pas connu le temps de sa mission. Entré dans Jérusalem, il vit toute la ville en commotion. On se disait: «Quel est cet homme?» On répondait: «C'est le prophète Jésus de Nazareth en Galilée.» Il entra dans le temple de Dieu, il en chassa tous ceux qui étaient là pour vendre et pour acheter; il renversa les bureaux des banquiers et les siéges des vendeurs de colombes. Il dit: «Il est écrit que ma maison sera appelée la Maison de la Prière, et vous en avez fait un antre de brigands.» Il guérit dans le temple les aveugles et les boiteux qui vinrent le trouver. Cependant les princes des prêtres et des scribes, témoins des merveilles qu'il opérait, entendant les acclamations des enfants qui criaient dans le temple: «Gloire au fils de David!» indignés, et dans la plus grande amertume de leur envie, lui dirent: «Entendez-vous ce qu'ils disent?» Jésus répondit: «Je l'entends. Est-ce que vous n'avez pas lu que la louange la plus parfaite est celle qui sort de la bouche des enfants même au berceau?» Après avoir jeté un coup d'œil autour de lui, il s'éloigna de ces malveillants, se rendit à Béthanie avec les douze Apôtres, et s'y fixa quelques moments. Le matin, comme il venait à la ville, il sentit le besoin de la faim; il s'approcha d'un figuier qui se trouvait sur le bord du chemin; il n'y trouva que des feuilles; il le maudit en disant: «Qu'à jamais, dans l'éternité, il ne naisse aucun fruit de toi!» Soudain le figuier se dessécha, véritable emblême de la Synagogue, qui ne tire du livre de la loi que des paroles sans fruit. Ayant été interrogé pour savoir par quelle autorité il opérait dans ce temple tant de merveilles, il répondit par cette interrogation: «Le baptême de Jean vient-il du ciel ou des hommes?» Par cette question si simple, le Christ confondit l'insidieuse méchanceté de ses ennemis et leur ferma la bouche. En effet, ils n'osèrent, ils ne voulurent point, par perversité, avouer, comme venant du ciel, ce qui était la vérité; ils n'osèrent pas non plus, par crainte de la multitude, nier ouvertement ce qui était évident. Le Sauveur fit ensuite la parabole des deux fils que le père de famille envoya travailler à sa vigne, et dont les paroles comme l'action furent si différentes. En effet, l'un obéit à son père par son action, après avoir refusé verbalement. L'autre au contraire promit, mais n'exécuta pas. Le Seigneur ajouta une autre parabole sur le cultivateur qui planta une vigne, et, partant pour un pays étranger, l'abandonna à des fermiers. Ils se saisirent des serviteurs qu'au temps des vendanges il envoya réclamer sa part des fruits de la vigne. Les fermiers frappèrent l'un comme Jérémie, tuèrent l'autre comme Isaïe, et lapidèrent le troisième comme Zacharie et Naboth. C'est ainsi que plus tard devait être crucifié le fils de Dieu. Mystiquement, plusieurs serviteurs sont envoyés pour faire connaître la loi, les psaumes et les prophéties, dont la connaissance doit opérer un grand bien; ces envoyés sont frappés et rejetés quand la parole divine est méprisée, ou, qui pis est, blasphémée. Celui qui outrage le fils de Dieu et fait injure à l'esprit de grâce, tue, autant qu'il est en lui, l'héritier de la vigne. Cette vigne, après la perte du mauvais cultivateur, est remise aux mains d'un autre: c'est ainsi que l'humilité reçoit le don de la grâce que l'orgueil ne peut obtenir. Jésus fit ensuite une troisième parabole sur les noces que fit un roi pour son fils, et sur la punition qu'il infligea à ceux qui avaient refusé de s'y rendre. Les Pharisiens et les Hérodiens essayèrent de le faire tomber dans un piége, en lui demandant s'il était permis ou non de payer le tribut à César. Ayant tiré une pièce de monnaie, Jésus répondit: «Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.» Les Sadducéens aussi, pour tâcher de le faire tomber dans l'erreur, lui demandèrent qui, des sept maris qu'elle aurait eus, serait pour une femme, au jour de la résurrection, l'époux légitime. «Vous êtes dans l'erreur, leur répondit Jésus, parce que vous ne connaissez ni les Écritures ni la puissance de Dieu. Au moment de la résurrection il n'y aura plus ni maris ni épouses; ils ressembleront aux anges dans le ciel.» C'est ainsi que ce bon maître inspire la confiance aux enfants de l'Eglise, en leur faisant connaître que, lorsqu'ils ressusciteront, ils jouiront de la vue de Dieu sans aucune tache de corruption. Interrogé par un docteur de la loi pour savoir quel en était le grand commandement, le Sauveur s'exprima en ces termes: «Vous aimerez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme, et de toute votre pensée; c'est là le plus grand et le premier commandement; voici le second, qui ne lui est guère inférieur: Vous aimerez votre prochain comme vous-même. Dans ces deux préceptes, la loi a tout entière et les prophètes sont compris.» Il réfuta les Pharisiens après les avoir interrogés sur le père du Christ, et fit voir qu'il était le Seigneur de David. C'est ainsi qu'il leur imposa un silence si absolu, que désormais aucun d'eux n'osa l'interroger, mais ils s'efforcèrent ouvertement de le livrer à la puissance des Romains. Alors Jésus parla ainsi à la multitude et à ses disciples: «Les Scribes et les Pharisiens se sont assis sur la chaire de Moïse. Vous devez donc observer et exécuter tout ce qu'ils vous disent; mais ne faites pas ce qu'ils font. Car ils disent bien et n'agissent pas de même. En effet, ils assemblent des fardeaux trop pesants pour être transportables, et ils les chargent sur les épaules des hommes, sans daigner y mettre la main. Toutes leurs œuvres n'ont pour but que de s'attirer les regards du public. C'est pourquoi ils font parade des phylactères où sont écrits les commandements de Dieu, et ne manquent pas d'étaler les franges de leur robe. Ne recherchent-ils pas aussi la meilleure place dans les banquets et les premières chaires dans les synagogues, et les salutations dans les places publiques, et les titres d'honneur de la part de ceux qui les approchent? Quant à vous, qui n'avez qu'un seul maître, ne leur donnez pas ce titre de rabbi qu'ils ambitionnent. Vous êtes tous frères; ne donnez à personne sur la terre la qualité de père, parce que vous n'en avez qu'un qui est dans les cieux; n'appelez personne votre maître, parce que votre seul maître est le Christ. Celui qui est le plus grand parmi vous sera votre serviteur; et quiconque s'élevera sera humilié, en même temps que celui qui s'humiliera sera élevé. Malheur à vous, Scribes et Pharisiens hypocrites, qui fermez devant les hommes l'accès du royaume des cieux! Vous n'y sauriez pénétrer, et vous ne voulez pas souffrir que d'autres y entrent.» C'est ainsi que Jésus-Christ dit beaucoup de choses exemplaires, enseigna les simples, et confondit les hypocrites. Il parla de ceux qui jurent par le temple, et par l'or qui est dans le temple, par l'autel et par les présents dont il est chargé. Il s'entretint de la commisération divine, qui donna mission aux prophètes, aux sages et aux Scribes, et de la cruauté des Juifs qui firent périr dans divers supplices les envoyés de Dieu. Il s'affligea sur Jérusalem; il plaignit le sort, non de ses édifices, mais de ses habitants; il répéta plusieurs fois avec larmes: «Jérusalem, Jérusalem, tu massacres les prophètes, et tu négliges de te corriger de ta perversité.» Jésus sortit du temple, et répondit à ses disciples qui lui faisaient remarquer ce magnifique édifice: «Il ne restera là pierre sur pierre qui ne soit détruite.» Au rapport de Matthieu et de Marc, comme il était assis sur la montagne des Oliviers, ses disciples lui demandèrent en particulier quels seraient les temps et les signes de la destruction qu'il avait prédite. Il répondit à leurs questions sur ce désastre que beaucoup de calamités le précéderaient, les guerres entre les nations, les tremblements de terre dans plusieurs contrées, la peste et la famine, des météores épouvantables, et d'autres signes horribles. Il prédit encore beaucoup de choses sur les persécutions qui devaient arriver, ainsi que sur son avènement. Il dit que les fidèles ne devaient pas s'occuper d'avance de ce qu'ils diraient alors, mais qu'ils devaient se contenir avec patience; que Jérusalem serait assiégée par des armées: malheur alors aux femmes enceintes! que le glaive et la captivité exerceraient leurs horreurs en même temps qu'on remarquerait les signes célestes, et qu'il viendrait dans une nue avec une grande puissance et une grande majesté. «Faites y attention, ajoute ta-t-il, parce que le jour de votre rédemption approche.» Il enseigna qu'il fallait éloigner l'ivresse et les soins de cette vie, qu'il fallait veiller et prier; il blâma l'orgueil des Scribes, et déclara de nouveau que le denier de la veuve l'emportait sur les autres offrandes. Par l'exemple du figuier, Jésus fit connaître l'avènement de la consommation des siècles; il fit une parabole sur les dix vierges, sur celui qui donna de l'argent à ses serviteurs avant de partir pour le pays étranger. Il parla de l'avènement du fils de l'homme avec ses anges dans une grande majesté; de la séparation des brebis qui seraient placées à droite, et des boucs que l'on rejeterait à gauche; des réprouvés qui seraient punis par d'éternels supplices, et des justes qui auraient pour récompense la vie éternelle. [1,12] CHAPITRE XII. Le premier jour de la fête des azimes, les disciples allèrent trouver Jésus, et lui dirent: «Où voulez-vous que nous vous préparions ce qu'il faut pour manger la Pâque?» Jésus répondit à Pierre et à Jean: «Allez à la ville; vous y trouverez un homme chargé d'une cruche pleine d'eau, vous le suivrez dans la maison où il entrera; et vous direz au père de famille: où est la chambre dans laquelle je dois manger la Pâque avec mes disciples? Il vous en fera voir une grande et meublée; vous y préparerez ce qui convient.» Ils s'en allèrent et trouvèrent en effet ce que Jésus leur avait dit. C'est là qu'ils préparèrent la Pâque. Le soir étant arrivé, il vint avec les douze Apôtres et leur dit après les avoir fait mettre à table: «J'ai desiré ardemment manger ici la Pâque avec vous avant de souffrir la mort; car je vous déclare que je ne mangerai plus de cette victime jusqu'à ce que le royaume de Dieu soit accompli.» Selon l'évangéliste Jean, la Cène étant terminée, et le diable ayant déjà inspiré au cœur de Judas Iscariote le dessein de trahir Jésus, le Sauveur, qui savait bien que son père lui avait remis toutes choses entre les mains, qu'il était sorti de Dieu et qu'il retournerait au Seigneur, se leva de table et quitta ses vêtements. Il demanda un linge et le mit autour de lui, il versa ensuite de l'eau dans un bassin, et commença à laver les pieds de ses disciples et à les essuyer avec le linge qu'il portait. Après qu'il eut terminé cette opération, il reprit ses vêtements, se remit à table, et dit: «Savez-vous bien ce que je viens de vous faire? Vous m'appelez maître et Seigneur, et c'est avec raison, car je suis l'un et l'autre. Ainsi, si je vous ai lavé les pieds, tout Seigneur et maître que je suis, vous devez aussi vous les laver l'un à l'autre.» Il ajouta beaucoup de choses, et finit par dire: «Quiconque me reçoit, reçoit celui qui m'a envoyé.» Matthieu rapporte que, pendant que les disciples mangeaient, Jésus parla ainsi: «En vérité, je vous le dis, l'un de vous doit me trahir.» Chacun d'eux, vivement contristé, commença à demander: «Seigneur, est-ce que ce serait moi?» Il fit cette réponse: «Celui qui avance avec moi la main vers le plat est celui qui va me trahir.» Cependant, comme ils soupaient, Jésus prit un pain, le bénit, le rompit et le distribua à ses disciples en proférant ces paroles: «Prenez et mangez; ceci est mon corps.» Elevant ensuite le calice, il rendit grâces à Dieu, le leur présenta en disant: «Buvez tous de ce vin; ceci est mon sang, gage d'une nouvelle alliance, et qui sera répandu en faveur d'un grand nombre pour la rémission de leurs péchés. Je vous assure que je ne boirai plus de ce produit de la vigne, jusqu'au jour oùj'en boirai de nouveau avec vous dans le royaume de mon père.» Dans la nuit où il fut trahi, Jésus pria trois fois. C'est pour nous annoncer qu'il faut que nous demandions le pardon de nos péchés passés, l'assistance de Dieu contre les maux présents, et sa protection contre les dangers à venir; c'est aussi pour nous faire connaître que nous devons diriger toute prière vers le Père, vers le Fils et vers le Saint-Esprit. On ne doit pas perdre de vue non plus que, comme la tentation de la cupidité est triple, triple est aussi la tentation de la crainte, concupiscence de la chair, concupiscence des yeux, ambition mondaine, crainte de la mort, crainte de l'humilité, et crainte des douleurs. C'est contre toutes ces choses que le Seigneur nous enseigne qu'il faut nous fortifier par la prière. En effet, on comprend que le Seigneur a prié trois fois à cause de la triple tentation de la Passion. L'illustre théologien Jean assure qu'après que Jésus eut lavé les pieds de saint Pierre, qui s'y opposait d'abord, ainsi que ceux des autres Apôtres, il fit connaître, dans un discours mystique et par l'autorité des prophétiques écritures, celui qui n'osait encore le trahir à découvert, en disant: «Celui qui mange avec moi ce pain, levera le pied contre moi.» Ensuite, ayant résolu de faire connaître ce traître, il fut troublé dans son esprit, le déclara, et prononça ces paroles: «En vérité, en vérité, je vous dis qu'un de vous me trahira.» Les disciples se regardèrent l'un l'autre, incertains de qui il voulait parler. Simon Pierre fit un signe à Jean, qui était appuyé sur le sein de Jésus, et Jean demanda au Sauveur: «Seigneur, quel est le coupable? — C'est, répondit le Sauveur, celui auquel je donnerai un morceau de pain trempé.» Aussitôt il trempa un morceau de pain, et le donna à Judas Iscariote, fils de Simon. Judas ayant pris ce morceau, Satan passa dans son corps, et Jésus lui dit: «Ce que vous faites, faites-le au plus vite.» Cependant aucun des assistants ne comprit la signification de ces paroles. Ensuite Judas sortit à l'instant même: il était nuit. A peine fut-il sorti, Jésus dit: «Désormais le fils de l'homme est glorifié, et Dieu est glorifié en lui.» Il ajouta beaucoup d'autres choses dune admirable profondeur sur l'amour sincère de Dieu et du prochain, sur l'unité de la Trinité, sur le triple reniement de Pierre, sur l'avènement et la consolation du Saint-Esprit, véritable consolateur de ceux qui observent les commandemenst de Dieu, sur l'heureuse rénumération des justes, sur la persécution des fidèles, sur la damnation sans excuse des méchants, sur la dispersion des disciples, et sur le moment de sa Passion qui approchait. Après avoir fini cet incomparable discours, Jésus éleva les yeux au ciel, et fit avec bonté une prière agréable à son Père pour ses disciples et pour tous les hommes qui, sur leur parole, croiraient en Dieu. Par cette prière, d'une extrême clémence, le Sauveur demanda pour nous à son Père beaucoup plus que l'humaine fragilité n'oserait jamais implorer. [1,13] CHAPITRE XIII. Alors, selon saint Luc, il s'éleva une contestation entre les disciples, pour savoir lequel d'entre eux serait regardé comme le plus grand; mais le céleste docteur les rappela à l'humilité par ses exemples et par ses discours. Il réprima pieusement la prétention de ces hommes faibles, et déclara que, par la piété seule, il serait leur serviteur. Il promit le royaume des cieux à ceux qui se trouvaient avec lui, et, après quelques autres discours, il dit à Pierre que la vanité aurait pu élever mal à propos: «Simon, Simon, Satan a demandé à vous cribler comme le froment; mais j'ai prié pour vous afin que la foi ne vous manque pas. Quand vous aurez été converti, affermissez vos frères.» Pierre répondit: «Seigneur, je suis prêt à aller avec vous en prison, et même à la mort. — Pierre, lui dit Jésus, avant que le coq ait chanté aujourd'hui, vous m'aurez déjà renié trois fois: c'est moi qui vous le dis;» et s'adressant aux autres apôtres, il ajouta: «Quand je vous envoyai sans bourse, ni sac, ni chaussure, vous a-t-il manqué quelque chose?» Ils repartirent: «Rien du tout, Seigneur.» Il reprit ensuite: «Maintenant que celui qui a une bourse et un sac les prenne, et que celui qui n'en a pas vende sa robe, et achète un glaive.» Les Apôtres répondirent: «Voici deux glaives ici.» Jésus leur dit: «C'est assez.» Matthieu et Marc rapportent que Jésus et ses disciples se rendirent sur la montagne des Oliviers. C'est là qu'il leur dit: «Vous souffrirez tous en moi un grand scandale cette nuit.» De là il se rendit dans un lieu nommé Gethsémané, ce qui signifie la vallée d'abondance. Il adressa à ses disciples ces paroles: «Asséyez-vous ici, et priez de peur d'entrer en tentation.» Ayant pris avec lui Pierre et les deux fils de Zébédée, il commença à être saisi de douleur et de tristesse; puis s'éloignant d'eux à la distance d'un jet de pierre, et, s'étant agenouillé, il pria en ces termes: «Mon père, si c'est votre volonté, éloignez de moi ce calice. Faites toutefois votre volonté et non la mienne.» Cependant un ange du ciel lui apparut pour le reconforter. Arrivé à l'agonie, il se mit à prolonger sa prière. Sa sueur coula subitement comme des gouttes de sang qui coulent à terre. Nous savons qu'il y avait au-delà du torrent de Cédron un jardin dans lequel il entra avec ses disciples. Judas connaissait ce lieu. Ayant pris avec lui une cohorte et des gens aux gages des prêtres et des Pharisiens, il arriva avec des flambeaux, des torches et des armes. Puis s'approchant aussitôt de Jésus, il lui dit: «Bonjour, mon maître!» et l'embrassa. Alors la troupe s'approcha, se saisit de Jésus, et le retint. Ensuite, comme le rapporte Jean, Jésus leur dit: «Que cherchez-vous?» Ils répondirent: «Jésus de Nazareth. — C'est moi qui le suis,» dit-il. Ils rétrogradèrent soudain, et tombèrent par terre. Luc rapporte que ceux qui étaient auprès du Sauveur, voyant bien ce qui allait arriver, dirent: «Seigneur, faut-il frapper avec l'épée?» Alors Pierre frappa Malchus, serviteur du grand-prêtre, et lui abattit l'oreille droite. Jésus répondit à la question qui venait de lui être faite: «Laissez faire;» et, s'adressant à Pierre qui venait de frapper, il ajouta, selon le témoignage de Matthieu: «Remettez votre glaive en son lieu; car tous ceux qui auront pris l'épée, périront par l'épée. Est-ce que vous pensez que je ne puisse pas prier mon Père, qui me fournirait plus de douze mille légions d'Anges? Comment donc voulez-vous que s'accomplissent les Ecritures? Les choses ne doivent-elles pas arriver ainsi?» On peut ajouter à ces paroles celles qui suivent et que rapporte Jean: «Est-ce que vous ne voulez pas que je boive le calice que mon Père m'a donné?» Alors, comme Luc le raconte, le Sauveur toucha l'oreille de Malchus, et la guérit. Dans ce moment Jésus dit aux assistants: «Vous êtes venus armés de glaives et de bâtons comme pour vous saisir d'un voleur. Tous les jours j'étais assis auprès de vous pendant que j'enseignais dans le temple et vous ne m'avez pas arrêté. Mais voici votre heure et celle de la puissance des ténèbres.» Soudain tous ses disciples l'abandonnèrent et prirent la fuite. Un jeune homme couvert d'un suaire vint à suivre le cortége, qui voulut l'arrêter; mais, ayant abandonné le suaire, il s'enfuit tout nu. Le Sauveur fut enchaîné au milieu de la troupe en présence du tribun de la cohorte et des envoyés des Juifs. On le conduit d'abord chez le pontife Anne, beau-père de Caïphe. Cependant Pierre venait de loin et entra dans la cour du prince des prêtres. Comme il faisait froid, il s'assit auprès du feu avec les gens de la maison pour voir la fin de l'événement. Ils allumèrent du feu, et s'assirent. Pierre se plaça au milieu d'eux. Pierre est digne d'une très-grande admiration pour avoir, malgré ses craintes, suivi le Seigneur. Sa frayeur est l'effet de la nature; sa venue est l'effet de sa dévotion; son reniement tient à l'adresse et sa pénitence provient de la foi. Cependant les princes des prêtres et tout le conseil cherchaient de fausses dépositions contre Jésus, afin de pouvoir le livrer à la mort; mais ils n'en purent trouver, quoiqu'ils eussent réuni beaucoup de faux témoins. Comme Jésus gardait le silence, le prince des prêtres lui dit: «Je vous adjure par le Dieu vivant de nous dire si vous êtes le Christ fils de Dieu.» Jésus lui répondit aussitôt: «Vous l'avez dit.» Alors le prince des prêtres déchira ses vêtements en disant: «Cet homme a blasphémé. Qu'avons-nous encore besoin de témoins? N'entendez-vous pas son blasphème? Que vous en semble?» Tous firent cette réponse: «Il mérite la mort.» En ce moment ils lui crachèrent à la figure et l'accablèrent de soufflets; d'autres lui bandèrent les yeux, et lui dirent en lui donnant des coups de poing sur la face: «Christ, prophétise-nous qui t'a frappé.» Cette nuit, Jésus souffrit donc tous ces outrages dans la maison du prince des prêtres: ce fut dans ces circonstances que Pierre fut tenté. Le triple reniement de cet apôtre commença avant le premier chant du coq, et finit avant le second, selon le témoignage de Marc. Les trois autres évangélistes remarquent que ce fut avant le premier chant que Pierre fut saisi de crainte et de douleur. Alors il se rappela les paroles de Jésus qui avait dit: «Avant que le coq ait chanté, tu m'auras renié trois fois.» Il sortit, et pleura amèrement. Le grand pontife interrogea Jésus sur ses disciples et sur sa doctrine. Jésus répondit: «J'ai parlé à découvert dans le monde; c'est à découvert aussi que j'ai donné mes instructions dans la synagogue, et dans le temple où se réunissent tous les Juifs; je n'ai jamais parlé en cachette, à quoi bon m'interroger? Interrogez plutôt ceux qui ont entendu ce que je leur ai dit. Ceux-là connaissent mes discours.» A ces mots un des officiers qui étaient présens donna un soufflet à Jésus, et lui dit: «Est-ce ainsi que vous répondez au pontife?» Jésus lui repartit: «Si j'ai mal parlé, faites voir en quoi; mais si ce que j'ai dit est bien, pourquoi me frappez-vous?» Anne envoya Jésus lié au pontife Caïphe. Le jour étant venu à paraître, ainsi que le rapporte Matthieu, tous les princes des prêtres et les vieillards tinrent conseil contre Jésus-Christ, afin de le livrer à la mort. On le conduisit enchaîné pour le remettre aux mains de Ponce Pilate, gouverneur de la Judée. [1,14] CHAPITRE XIV. Luc compose sa narration de ce qui arriva vers le matin au Seigneur, quand les hommes qui le retenaient se moquaient de lui, le frappaient, lui bandaient les yeux, lui donnaient des soufflets et proféraient contre lui de nombreux blasphèmes. Au point du jour les vieillards, les princes des prêtres et les Scribes s'assemblèrent, et, l'ayant fait conduire devant eux, lui dirent: «Si vous êtes le Christ, dites-le nous.» Il fit cette réponse: «Si je vous le dis, vous ne me croirez pas; et si je vous interroge, vous ne me ferez aucune réponse; je ne serai point acquitté. Bientôt le fils de l'homme siégera à la droite de la puissance de Dieu.» Tous s'écrièrent: «Vous êtes donc le fils de Dieu?» Il reprit: «Vous le dites; je le suis.» Ils repartirent: «Qu'avons-nous besoin de chercher d'autres témoignages? Nous avons entendu l'aveu de sa propre bouche.» Toute l'assemblée se leva et conduisit Jésus devant Pilate. Luc raconte toutes ces choses. Matthieu et Marc rapportent ce qui se passa jusqu'au matin; puis ils reprennent le récit du reniement de Pierre; l'ayant terminé, ils reviennent au matin afin de présenter tout ce qui arriva alors au Seigneur. Suivant Jean, Jésus fut conduit de Caïphe au prétoire. Comme c'était le matin ils n'entrèrent point, de peur de se souiller et de ne pouvoir manger la Pâque. Alors d'iniques rassemblements se formèrent et conduisirent le Seigneur comme s'il eût déjà été convaincu de crime. Du consentement de Caïphe, auquel il avait déjà semblé juste que Jésus fût condamné à mort, on n'apporta aucun délai à le livrer à Pilate pour recevoir sa condamnation. Matthieu raconte en ces termes la mort du traître: alors Judas, qui avait livré Jésus, le voyant condamné, touché de repentir, rapporta les trente pièces d'argent aux princes des prêtres et aux vieillards et leur dit: «J'ai péché en vous livrant le sang du juste.» Ils lui firent cette réponse: «Que nous importe? c'est ce que vous verrez.» Le malheureux jeta l'argent dans le temple, se retira et alla se pendre. Les princes des prêtres, ayant repris l'argent, dirent: «Il ne nous est pas permis de le mettre dans le trésor du temple parce qu'il est le prix du sang.» Après avoir tenu conseil, ils en achetèrent le champ d'un potier pour en faire le cimetière des étrangers. C'est pourquoi celui-ci fut appelé Aceldamah, c'est-à-dire le champ du sang; et ce nom lui est resté jusqu'à ce jour. C'est ainsi que s'accomplirent les prophéties. Ensuite les saints évangélistes ne négligent rien pour raconter avec ordre ce qui arriva au Seigneur devant Pilate, événements que les lecteurs studieux doivent rechercher avec soin et mettre convenablement chacun à sa place. Comme le remarque judicieusement l'évêque d'Hippone, Augustin, dans le troisième livre de l'accord des évangélistes, la passion du Christ fut l'occasion de beaucoup de questions et de réponses remarquables, là chacun d'eux a recueilli et placé dans ses récits ce qu'il a jugé le plus important. Selon Matthieu, Jésus parut devant le gouverneur; interrogé par lui pour savoir s'il était le roi des Juifs, il répondit: «Vous le dites.» Pilate sortit, comme le rapporte Jean, se rendit auprès de ceux qui n'étaient pas entrés dans le prétoire, et s'adressant à eux: «Quelle accusation, dit-il, intentez-vous à cet homme?» Ils répondirent: «S'il n'était pas un malfaiteur, nous ne l'aurions pas conduit ici.» Pilate reprit: «Prenez-le, et qu'il soit jugé selon vos lois.» Les Juifs ajoutèrent: «Il ne nous est pas permis de condamner à mort.» Pilate rentra dans le prétoire, appela Jésus et lui dit: «Etes-vous le roi des Juifs?» Telle fut la réponse de Jésus: «Dites-vous cela de votre propre mouvement, ou quelqu'un vous a-t-il fait sur moi ce rapport?» Pilate ajouta: «Est-ce que je suis Juif? Votre nation et vos prêtres vous ont livré en mes mains; qu'avez-vous fait?» Jésus lui répondit: «Mon royaume n'est pas de ce monde; si mon royaume était de ce monde, mes gens combattraient pour m'empêcher d'être livré aux Juifs. Maintenant mon royaume n'est point ici.» C'est ce qui fit dire à Pilate: «Vous êtes donc roi?» Jésus répartit: «Vous dites que je suis roi; c'est pour cela que je suis né, c'est pour cela que je suis venu en ce monde, afin de rendre témoignage à la vérité. Quiconque est inspiré par elle entend ma voix.» Pilate reprit: «Qu'est-ce que la vérité?» A ces mots il retourna vers les Juifs, et leur dit: «Je ne trouve dans cet homme rien qui puisse le faire condamner.» Alors les Juifs irrités, ainsi que Luc le raconte, commencèrent à accuser Jésus-Christ en disant: «Nous avons trouvé cet homme qui soulevait la nation, défendant de payer le tribut à César, et se prétendant le Christ roi d'Israël.» Selon Matthieu, Jésus ayant été accusé par les princes des prêtres et par les vieillards ne fit aucune réponse, tant était grande sa douceur. Alors Pilate lui dit: «Est-ce que vous n'entendez pas quelles sont les accusations portées contre vous?» Comme il ne fit aucune réponse, le gouverneur l'admira vivement. Pilate ayant pris place sur son siége, sa femme lui envoya dire: «Ne vous mêlez pas de ce qui concerne ce juste, car j'ai eu par rapport à lui beaucoup de visions aujourd'hui.» Sur ce que Pilate disait: «Je ne trouve rien de criminel en cet homme,» les Juifs, comme le rapporte Luc, s'obstinaient à dire: «Il agite le peuple dans toute la Judée par ses instructions, en commençant par la Galilée et en continuant jusqu'ici.» A ce mot de Galilée, Pilate demanda si Jésus était Galiléen. Aussitôt qu'il eut appris qu'il était de cette contrée qui dépendait d'Hérode, il le remit à ce prince qui se trouvait alors à Jérusalem. A la vue de Jésus, Hérode éprouva une grande joie; car depuis longtemps il desirait vivement voir celui dont il avait tant entendu parler, et parce qu'il espérait que le Christ allait opérer quelque miracle. Il lui adressa un grand nombre de questions: mais Jésus n'y fit aucune réponse. Cependant les princes des prêtres étaient là présents, qui ne cessaient de l'accuser. Hérode, au milieu de sa cour, se moqua de Jésus, le fit revêtir d'une robe blanche et le renvoya à Pilate. Cet acte rendit amis Hérode et Pilate, qui auparavant se détestaient à l'envi. Ayant convoqué les magistrats et le peuple, Pilate leur dit: «Vous m'avez présenté cet homme comme perturbateur du peuple; et vous avez vu qu'après l'avoir interrogé je n'ai trouvé rien de répréhensihle. en lui, quelles qu'aient été vos accusations. Hérode ne l'a pas non plus trouvé coupable, car je vous ai renvoyés devant lui et rien n'a été découvert qui mérite la mort. Je vais donc le renvoyer après l'avoir fait châtier.» Pilate savait que ce n'était que par envie que Jésus avait été conduit devant lui. Le gouverneur avait coutume de remettre au peuple, à la fête de Pâques, un prisonnier à son choix. L'assemblée s'étant formée, Pilate dit: «Qui desirez-vous que je vous délivre, de Barabbas ou de Jésus qui s'appelle le Christ?» Les princes des prêtres et des vieillards engagèrent le peuple à demander Barabbas, afin de perdre plus sûrement Jésus-Christ. Ce Barabbas était un voleur fameux qui avait été conduit en prison comme séditieux et comme homicide. Le gouverneur recommença la même question. «Qui voulez-vous que je vous délivre, de l'un ou de l'autre?» La multitude cria: «Barabbas!» Pilate reprit: «Que ferai-je de Jésus qui s'appelle le Christ?» Tous se mirent à crier: «Qu'on le crucifie!» Pilate repartit: «Mais quel mal a-t-il fait?» Ces furieux criaient de plus en plus: «Faites-le crucifier.» Pilate voyant que ses remontrances étaient inutiles et que le tumulte ne faisait que s'accroître demanda de l'eau, se lava les mains en présence du peuple et dit: Je suis innocent du sang de cet homme juste; et vous en répondrez.» Tout le peuple répondit: «Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants!» Alors Pilate remit Barabbas en liberté; il ordonna de saisir Jésus et de le battre de verges. Jean rapporte qu'alors les soldats ayant fait une couronne d'épines, la placèrent sur la tête du Christ, et le revêtirent d'une robe de pourpre. Ils s'approchaient de lui, et disaient: «Salut, roi des Juifs!» puis ils lui donnaient des soufflets. Pilate sortit de nouveau du prétoire, et dit à l'assistance: «Vous le voyez, je l'ai fait conduire ici devant vous, afin que vous sachiez que je ne trouve en lui aucun motif d'accusation.» Jésus fut donc conduit dehors, portant une couronne d'épines et une robe de pourpre. Le gouverneur ajouta: «Voici l'homme!» Les pontifes et leurs gens l'ayant vu se remirent à crier: «Crucifiez-le, crucifiez-le!» Alors Pilate leur parla en ces termes: «Eh bien! prenez-le vous-mêmes, et le mettez en croix: car pour moi je ne le trouve pas coupable.» Les Juifs reprirent: «Nous avons une loi, et, selon cette loi, cet homme doit mourir, puisqu'il se dit le fils de Dieu.» A ces mots, Pilate craignit davantage pour le Christ; il rentra au prétoire, et dit à Jésus: «D'où êtes-vous?» Mais Jésus ne fit aucune réponse; ce qui détermina ce gouverneur à ajouter: «Pourquoi ne me parlez-vous pas? Est-ce que vous ignorez que j'ai le pouvoir de vous faire crucifier ou de vous mettre en liberté?» Alors Jésus répondit: «Vous n'auriez sur moi aucun pouvoir, s'il ne vous venait d'en haut. C'est pourquoi celui qui m'a livré en vos mains est plus coupable que vous.» Depuis ce moment Pilate cherchait les moyens de relâcher le Christ. Cependant les Juifs continuaient de crier: «Si vous mettez cet homme en liberté, Vous n'êtes pas l'ami de César; car quiconque se prétend roi est ennemi de l'empereur.» Pilate ayant entendu ces discours, fit sortir Jésus, et monta sur un tribunal dans un lieu que l'on appelle Lithostrotos, et que les Hébreux nomment Gabbata. On était au jour de la préparation de Pâques, vers la sixième heure. Le gouverneur dit aux Juifs: «Voici votre roi.» Ceux-ci répondaient dans leurs clameurs: «Elevez-le en croix, et qu'on le crucifie.» Il ajouta: «Crucifierai-je votre roi?» Les pontifes répondirent: «Nous n'avons de roi que César.» Alors il le leur remit pour être attaché à la croix. Tel est le récit que Jean rapporte de la conduite de Pilate, que Matthieu et Marc, qui l'avaient oublié, ont recueilli. Matthieu s'exprime en ces termes: «Alors les soldats du gouverneur, ayant fait entrer Jésus dans le prétoire, réunirent autour de lui toute leur cohorte; ils le dépouillèrent de ses vêtements, et le revêtirent d'un manteau de pourpre. Après avoir tressé une couronne d'épines, ils la lui posèrent sur la tête, et lui mirent à la main droite un roseau. Ils s'agenouillaient devant lui, et disaient par dérision: Salut, roi des Juifs! Puis lui crachant à la face, ils prenaient le roseau, et le frappaient à la tête. Après ces actes dérisoires, ils le dépouillèrent de son manteau, ou, comme dit Marc, de son vêtement de pourpre; ils lui rendirent sa robe, et le conduisirent à la croix.» Jean rapporte que le Christ, portant sa croix, arriva à Golgotha, c'est-à-dire au lieu du Calvaire. Simon le Cyrénéen, père d'Alexandre et de Rufus, dont parlent trois des évangélistes, venant de sa maison de campagne, fut arrêté et contraint de porter la croix jusqu'au Calvaire. [1,15] CHAPITRE XV. On crucifia sur le Golgotha Jésus au milieu de deux larrons; on lui donna à boire du vin avec de la myrrhe; et l'on attacha sur sa tête une inscription, qui rapportait le motif de sa condamnation: «Cet homme est Jésus, roi des Juifs.» Elle fut écrite en grec, en latin et en hébreu. Après l'avoir crucifié, les soldats prirent ses vêtements, et en firent quatre parts, dans aucune desquelles ne put entrer sa robe, parce qu'elle formait un seul tissu sans couture. Ils se dirent donc l'un à l'autre: «Il ne faut pas la couper; mais tirons au sort pour savoir à qui elle appartiendra.» C'est ainsi que fut accompli ce passage de l'Ecriture, qui dit: «Ils se sont partagé mes vêtements, et ont jeté le sort sur ma robe.» Pendant que Jésus était attaché à la croix, les princes des prêtres et les Scribes le blasphémaient, et, secouant la tête, disaient: «Eh bien! vous deviez détruire le temple de Dieu, et le rebâtir en trois jours. Sauvez-vous vous-même, si vous êtes le fils de Dieu, descendez de cette croix.» Luc raconte qu'un des deux voleurs, qui étaient attachés en croix, blasphémait aussi en disant: «Si vous êtes le Christ, sauvez-vous vous-même, et sauvez-nous.» Son camarade lui reprocha cette apostrophe insolente, et lui dit: «Est-ce que tu ne crains pas Dieu, toi qui es condamné avec moi? A la vérité, nous le sommes justement, puisque nous recevons le prix de nos forfaits; mais celui-ci n'a fait aucun mal;» et, s'adressant à Jésus, il disait: «Seigneur, souvenez-vous de moi, quand vous serez parvenu dans votre royaume.» Jésus lui fit cette réponse: «En vérité, je vous le dis, aujourd'hui vous serez avec moi dans le Paradis.» La mère de Jésus-Christ, Marie femme de Cléophas, sœur de sa mère, et Marie-Madeleine, se tenaient auprès de la croix. Jésus ayant vu sa mère et le disciple qu'il aimait, il dit à la première: «Femme, voilà votre fils.» Ensuite il dit à son disciple: «Voilà votre mère;» et depuis ce moment le disciple la prit chez lui. Depuis la sixième heure, les ténèbres se répandirent par toute la terre jusqu'à la neuvième, vers laquelle Jésus cria fortement: Eli, Eli, lamma sabachtani; c'est-à-dire, «mon Dieu! mon Dieu! pourquoi m'avez-vous abandonné?» Ensuite, sachant que, pour que l'Ecriture fût accomplie, il fallait que tout fût consommé, il dit: «J'ai soif.» Il y avait là un vase rempli de vinaigre; les soldats y plongèrent une éponge qu'ils lui portèrent à la bouche au bout d'un bâton d'hysope. Jésus cria alors à haute voix, selon Luc: «Mon Père, je remets mon esprit en vos mains.» Jean rapporte que Jésus, à ses derniers moments, ayant reçu le vinaigre, dit: «Tout est consommé;» et qu'ayant incliné la tête, il rendit l'esprit. Soudain le voile du temple se déchira en deux du haut en bas. La terre trembla; les rochers se fendirent; les tombeaux s'ouvrirent; les corps d'un grand nombre de saints, qui étaient morts depuis longtemps, ressuscitèrent, et, sortant de la tombe après avoir repris la vie, se rendirent dans la ville sainte, et apparurent à beaucoup de personnes. Le centenier et ceux qui étaient avec lui pour garder Jésus, témoins du tremblement de terre et des prodiges qui s'opéraient, furent saisis d'une vive crainte, et s'écrièrent: «Cet homme était véritablement le Fils de Dieu.» Là se trouvaient à quelque distance Marie-Madeleine, Marie, mère de Jacques et de Joseph, et la mère des enfants de Zébédée, et plusieurs autres femmes, qui avaient suivi Jésus depuis la Galilée pour l'assister. Toutes les personnes, qui étaient venues pour voir le supplice, témoins de ce qui se passait, s'en retournèrent en se frappant la poitrine. Le soir étant venu, Joseph d'Arimathie, noble sénateur, homme juste et probe, qui attendait le royaume de Dieu, et qui s'était caché cependant par la crainte qu'il avait des Juifs, eut le courage d'aller trouver Pilate, et de lui demander le corps de Jésus-Christ. Le gouverneur, ayant su du centenier que le Christ était mort, accorda la demande de Joseph. Celui-ci vint donc à la croix, enleva le corps, et ayant acheté un linceul, l'en enveloppa. Nicodème arriva aussi, portant avec lui environ cent livres d'un mélange de myrrhe et d'aloës. Ces hommes prirent donc le corps de Jésus, et, suivant l'usage des Juifs, l'ensevelirent dans des linges trempés d'aromates. Il y avait près du lieu du supplice un jardin, et dans ce jardin un sépulcre neuf taillé dans le rocher, et dans lequel personne n'avait encore été inhumé. Le jour de la préparation du sabbat, les Juifs étant arrivés, et le monument étant voisin, ils y déposèrent Jésus-Christ. Les femmes, dont nous venons de parler, et qui l'aimaient beaucoup, étaient assises auprès du monument, et examinaient avec attention où l'on déposait le corps. Le lendemain, les prêtres et les Pharisiens firent à Pilate un rapport perfide sur les paroles de Jésus-Christ. Avec sa permission, ils scellèrent la pierre du tombeau, et y placèrent des gardes pour empêcher qu'on n'y entrât. On lit dans les évangiles beaucoup de choses sur les événements qui accompagnèrent la résurrection du Sauveur. A moins d'être présentés avec soin dans un ordre convenable, ces événements pourraient choquer. C'est pourquoi il est bon de consulter ce qu'en a dit Augustin, cet investigateur profond des divines Ecritures, et d'examiner la discussion qu'il en fait dans son troisième livre de l'accord des évangiles. Je suivrai son sentiment. Après un grand nombre de questions, il présente les faits suivans: «Autant que Dieu nous sera en aide, nous distribuerons avec ordre le récit de tout ce qui arriva au moment de la résurrection du Sauveur, selon le témoignage de tous les évangélistes qui racontent cet événement.» [1,16] CHAPITRE XVI. Dès l'aube du matin, le premier jour de la semaine suivante, comme tous en sont d'accord, on vint au monument. Il était déjà arrivé que plusieurs des gardes étaient tombés comme morts près de là, d'après ce que le seul Matthieu rapporte du tremblement de terre, de la pierre du sépulcre renversée, et de la consternation des gardes. Suivant l'évangile de Jean, Marie-Madeleine vint, sans aucun doute, avec les autres femmes qui assistaient le Seigneur, mais éprouvant pour lui un attachement plus vif. C'est pourquoi cet évangéliste fait avec raison une mention particulière de cette femme, et garde le-silence sur celles qui, d'après d'autres témoignages, l'accompagnaient. Madeleine vint donc, et vit la pierre enlevée du monument; et, avant d'avoir examiné soigneusement autre chose, elle ne douta pas de l'enlèvement du corps. Au rapport de Jean, elle courut lui annoncer à lui-même, ainsi qu'à Pierre, ce qu'elle avait vu. Ce Jean était le disciple que Jésus aimait le plus. Ils s'empressèrent de courir au sépulcre. Jean, arrivé le premier, se prosterna, et vit à terre les linceuls. Cependant il resta dehors. Pierre, l'ayant suivi, entra dans le monument, et vit aussi les linceuls et le suaire qui avait été mis sur la tête, et qui se trouvait plié à part. Ensuite entra Jean, qui vit les mêmes choses, et crut, comme Marie l'avait dit, que le Seigneur avait été enlevé du tombeau; car ils ne savaient pas que, d'après les Ecritures, il fallait qu'il ressuscitât d'entre les morts. Les disciples se retirèrent ensuite chez eux. Cependant Marie, qui pleurait, était restée auprès du monument, c'est-à-dire devant le lieu où le sépulcre avait été taillé dans le roc, mais pourtant dans l'espace où les femmes étaient entrées. Il y avait là un jardin, comme le rapporte Jean. C'est là qu'ils virent un ange assis à droite sur la pierre qui avait été enlevée de l'ouverture du tombeau. Matthieu et Marc parlent de cet ange. Il dit aux femmes: «Ne craignez pas. Je sais que vous cherchez Jésus qui a été crucifié: il n'est pas ici, car il est ressuscité comme il l'avait dit. Venez, et voyez le lieu où le Seigneur avait été déposé. Allez promptement dire aux disciples: Jésus est ressuscité, et il vous précède en Galilée. C'est là que vous le verrez, comme je vous le prédis. Ce que rapporte Marc ne diffère pas du récit de Matthieu. A ces mots Marie, qui continuait de pleurer, s'inclina et regarda dans le monument. Elle y vit, comme le rapporte Jean, deux anges vêtus de blanc qui étaient assis l'un à la tête et l'autre au pied, au lieu même où dans ce sens avait été placé le corps de Jésus. Ils lui dirent: «Femme, pourquoi pleurez-vous?» Elle répondit: «C'est parce que on a enlevé mon Sauveur et que j'ignore où on l'a placé.» Il faut entendre que les anges s'étaient levés, et qu'on les vit dans cette position comme Luc le raconte, et qu'ils parlèrent en ces termes aux femmes effrayées qui s'étaient prosternées la face contre terre: «Pourquoi cherchez-vous dans le séjour des morts celui qui est vivant? Ce n'est pas ici qu'il est; il est ressuscité. Rappelez-vous ce qu'il vous a dit quand il était encore en Galilée et qu'il proféra ces paroles: Il faut que le fils de l'homme soit livré aux mains des pécheurs; qu'il soit crucifié, et que le troisième jour il ressuscite.» En effet, elles se souvinrent de ces paroles. Marie s'en retourna ensuite, et vit Jésus debout, comme le rapporte Jean; mais elle ne savait pas que c'était le Sauveur. Jésus lui dit: «Femme, qu'avez-vous à pleurer? Que cherchez-vous?» Elle le prit pour le jardinier et lui répondit: «Seigneur, si vous l'avez enlevé, dites-moi où vous l'avez déposé afin que je l'emporte.» Jésus ajouta: «Marie!» Elle se retourna aussitôt et dit: «Rabboni,» ce qui veut dire maître. Jésus lui adressa ces paroles: «Ne me touchez pas, car je ne suis pas encore monté vers mon père. Allez trouver mes frères et dites-leur que je monte vers mon père qui est le vôtre, vers mon Dieu qui est votre Dieu.» Alors Marie sortit du monument, c'est-à-dire du lieu où était le jardin devant le rocher qu'on avait creusé. Selon ce que dit Marc, elle était accompagnée des autres femmes qui avaient été saisies de tremblement et d'effroi. Elles ne dirent rien à personne; alors, selon Matthieu, Jésus accourut au devant d'elles et leur dit: «Je vous salue.» Elles s'approchèrent de lui, lui prirent les pieds et l'adorèrent. Ainsi elles eurent, en venant au tombeau, un double entretien avec les anges et avec le Seigneur lui-même: d'abord quand Marie prit Jésus pour le jardinier, ensuite quand Jésus vint au devant d'elles sur le chemin. C'est ainsi qu'en se présentant deux fois à ces femmes il confirmait ce qu'elles avaient vu et il les rassurait contre la crainte. Ce fut alors qu'il leur dit: «Ne craignez pas. Allez, annoncez à mes frères qu'ils se rendent en Galilée. C'est là qu'ils me verront.» Marie Madeleine alla donc annoncer aux disciples qu'elle avait vu le Sauveur et qu'il avait parlé non seulement à elle, mais encore aux autres femmes dont parle Luc. Elles annoncèrent ces choses aux onze disciples et à d'autres personnes. On prit leur récit pour l'effet du délire et on n'y ajouta nulle foi: c'est ce qu'atteste Marc. En effet, après qu'il a raconté que ces femmes tremblantes et effrayées étaient sorties du monument et n'avaient rien dit à personne de ce qu'elles avaient vu, il ajoute que Jésus, étant ressuscité le premier jour de la semaine au matin, apparut d'abord à Marie Madeleine, du corps de laquelle il avait chassé sept démons; qu'elle était allée annoncer cette nouvelle à ceux qui avaient vécu avec lui et qui étaient plongés dans le deuil et les larmes, mais qu'ils ne la crurent pas quand elle leur dit que le Sauveur vivait et qu'elle l'avait vu. On lit dans Matthieu que, après le départ des femmes qui avaient vu et entendu toutes ces choses, quelques-uns des gardes qui étaient tombés comme morts s'étaient rendus à la ville et avaient annoncé aux princes des prêtres tout ce qui s'était passé, c'est-à-dire, tout ce qui était à leur connaissance. Les prêtres se réunirent aux vieillards pour tenir conseil et décidèrent de donner une forte somme aux soldats pour les engager à dire que, pendant leur sommeil, les disciples avaient dérobé le corps de Jésus; ils leur promirent protection contre le gouverneur qui leur avait confié la garde du tombeau. Cet argent les détermina à faire ce qu'on leur dit; et leur rapport obtient encore aujourd'hui la confiance des Juifs. Seul des quatre évangélistes, Luc ne dit pas que les femmes aient vu le Sauveur, mais seulement deux anges. Suivant Matthieu, le Seigneur se présenta devant elles à leur retour du monument. Marc de même que Jean assurent que ce fut Marie Madeleine qui d'abord vit Jésus; mais ce dernier seul explique l'apparition. Les quatre évangélistes sont d'accord, dans leur récit véridique, sur tout ce que fit le tout-puissant Emmanuel, notamment avant sa Passion. Ainsi ils racontent d'une manière uniforme la résurrection et l'ascension, ainsi que les dix apparitions de Jésus ressuscité: la première devant les femmes auprès du monument; la seconde devant les mêmes, en chemin comme elles revenaient du tombeau; la troisième devant Simon Pierre (car quoique l'évangéliste n'explique pas où elle eut lieu, cependant il désigne clairement qu'elle s'opéra); la quatrième devant deux disciples qui se rendaient à Emmaüs, mais le Seigneur avait pris une autre figure pour n'être pas reconnu. Il les accompagna comme voyageur et leur demanda la cause de leur tristesse et de leur plainte. Sur le récit de Cléophas, qui lui dit que leur douleur provenait de la condamnation de Jésus de Nazareth, prophète puissant devant Dieu et tout le peuple par les œuvres et par la parole, il les reprit avec bonté; et commençant à Moïse et aux prophètes, il leur expliqua les Ecritures en ce qui le concernait; il s'arrêta avec eux dans une hôtellerie, se mit à table, prit le pain, le rompit, le leur présenta, et, à sa manière de le rompre, se fit facilement reconnaître, et disparut aussitôt à leurs yeux. La cinquième apparition, rapportée par Luc et Jean, eut lieu à Jérusalem, devant plusieurs apôtres qui s'y étaient réunis le soir, mais parmi lesquels ne se trouvait pas Thomas. Jésus entra quoique la porte fût fermée: il leur montra ses mains et son côté, mangea devant eux un morceau de poisson rôti et un rayon de miel. Il souffla sur eux et leur dit: «Recevez le Saint-Esprit.» Huit jours après, la sixième apparition eut lieu; Thomas l'y vit et lui dit: «Mon Seigneur et mon Dieu.» La septième apparition se fit sur le bord de la mer de Tibériade, où sept disciples qui pêchaient le virent le matin après leur travail de la nuit, pendant laquelle ils avaient fait la pêche merveilleuse de cent cinquante-trois poissons; ces disciples mangèrent, avec le Sauveur, du pain et du poisson sur le rivage. Ce fut sur une montagne de Galilée, selon saint Matthieu, qu'eut lieu la huitième apparition: là, les disciples qui le virent l'adorèrent; quelques-uns d'eux toutefois doutèrent si c'était lui. Le Sauveur leur adressa la parole en ces termes: «J'ai reçu toute puissance dans le ciel et sur la terre. Allez donc, instruisez toutes les nations; baptisez-les, au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit. Apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai recommandé. Désormais je suis avec vous tous les jours, jusqu'à la consommation des siècles.» Marc rapporte la neuvième apparition ainsi qu'il suit: «Pendant que les apôtres venaient de se mettre à table, il leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leur cœur.» C'est qu'en effet ils ne devaient pas rester plus long-tems avec lui sur la terre. La dixième apparition s'opéra le même jour: ses disciples le virent non plus ici-bas, mais élevé dans une nue, comme il montait au ciel. C'est ce dont Marc et Luc font mention. Tel est le nombre des apparitions que citent les livres évangéhques, et qui eurent lieu devant les hommes avant l'ascension de Jésus-Christ, savoir, neuf fois sur la terre et une fois lorsqu'il s'élevait dans l'air; mais, comme dit Jean, tout ce qui concerne le Sauveur n'a point été écrit. Effectivement, avant qu'il montât au ciel, il habita fréquemment avec ses disciples pendant quarante jours. Ce n'est pas à dire qu'il leur ait apparu continuellement, pendant toute cette durée de temps; car le premier jour après la résurrection il s'en passa huit, selon Jean, après lesquels il apparut de nouveau. C'est ainsi que pendant ces quarante jours apparaissant, autant qu'il voulut, à ceux qu'il voulut, et comme il voulut, il fortifia en eux la foi de sa résurrection. Marc et Luc font mention des deux dernières apparitions, de ce qui s'y dit et de ce qui s'y passa. Selon Marc, il blâma la dureté de cœur des incrédules, et dit à ceux dont la foi était ferme: «Allez dans tout l'univers prêcher l'Evangile à toute créature. Celui qui croira et qui aura été baptisé sera sauvé; celui qui n'aura pas cru sera condamné. On reconnaîtra à ces signes ceux qui auront cru: en mon nom ils chasseront les démons, ils parleront de nouvelles langues; ils prendront les serpents, et lors même qu'ils boiraient du poison, ce breuvage ne leur sera pas nuisible; ils imposeront les mains sur les malades et les guériront.» Après leur avoir parlé ainsi, le Seigneur Jésus s'éleva au ciel, et prit place à la droite de Dieu. Quant à Luc il s'exprime ainsi vers la fin de son évangile: «Jésus conduisit ses disciples hors de la ville jusqu'à Béthanie; alors ayant élevé les mains il les bénit; pendant qu'il les bénissait, il termina sa mission, se sépara d'eux et s'éleva dans le ciel. Luc, au commencement des Actes des Apôtres s'exprime ainsi sur l'ascension du Sauveur: «Jésus mangeant avec ses apôtres, leur défendit de quitter Jérusalem, et leur ordonna d'y attendre l'accomplissement de la promesse du Père, que vous avez, dit-il, entendue de ma bouche. Jean a baptisé dans l'eau; et vous, vous le serez par le Saint-Esprit.» Alors ceux qui se trouvaient là l'interrogèrent, en disant: «Seigneur, est-ce en ce temps-ci que vous allez rétablir le royaume d'Israël?» Le Sauveur leur répondit: «Il ne vous appartient pas de connaître le temps ou les moments que mon Père tient en son pouvoir; mais vous recevrez la vertu du Saint-Esprit qui du ciel descendra sur vous; c'est ce dont vous me rendrez témoignage à Jérusalem, dans toute la Judée, dans Samarie et jusqu'aux extrémités de l'univers.» Après avoir ainsi parlé, il s'éleva à leur vue, et une nue le déroba à leurs yeux. Comme ils le regardaient monter au ciel, deux hommes vêtus de blanc se présentèrent devant eux, et leur dirent: «Galiléens, pourquoi restez-vous là à regarder au ciel? Ce Jésus, qui vous a quittés pour s'y élever, en reviendra comme vous l'y avez vu monter.» Les apôtres revinrent alors de la montagne des Oliviers, qui est éloignée de Jérusalem de la distance que l'on peut parcourir le jour du sabbat; ils rentrèrent dans la ville. Là, comme Luc l'atteste, ces disciples fidèles se réjouissaient vivement du triomphe de leur céleste maître, et continuaient de prier avec unanimité tant dans le temple que dans leurs chambres; ils attendaient avec confiance la promesse du Père annoncée par le Fils, ainsi que celui-ci le leur avait ordonné. Tout ce qu'ils lui avaient entendu dire, leur était prouvé par la manifestation incontestable des œuvres, et ils les voyaient s'accomplir évidemment à leurs yeux. En effet, ils lui avaient souvent entendu dire qu'il souffrirait une cruelle passion, et qu'il ressusciterait glorieusement trois jours après. Ainsi ils voyaient avec joie triompher de la mort l'immortel auteur de la vie; ainsi ils témoignaient leur bonheur et leur allégresse, en le voyant s'élever aux cieux, et s'asseoir à la droite de son père. Les anges aussi qui parurent vêtus de blanc et parlèrent aux Galiléens, occupés à regarder le ciel avec admiration, désignent à la fois la joie des anges et des hommes, et annoncent l'avènement de Jésus à la fin des siècles pour juger les nations. Pierre et Jean, Jacques et André, Philippe et Thomas, Barthelemi et Matthieu, Jacques fils d'Alphée et Simon le zélé, Judas frère de Jacques, qui jusqu'à la fin étaient restés avec le Sauveur, furent appelés par lui le ciel de la terre et la lumière du monde; et à bon droit ils méritèrent, par leur mépris du monde, de suivre ses traces divines, de gouverner l'univers et de juger le siècle. Après que cette vénérable assemblée, où se trouvèrent cent vingt disciples, fut rentrée dans Jérusalem, Pierre, qui, le premier par la vocation, était aussi le plus grand par la dignité, se leva au milieu de ses frères, et parla de la trahison de Judas, qui, s'étant pendu, avait vu crever son corps par le milieu et se disperser ses entrailles entre le ciel et la terre, parce qu'il n'était digne ni de la terre ni du ciel. Il parla aussi du champ qui avait été acheté du prix de la vente du Christ, et qui en conséquence avait été nommé Aceldamah, c'est-à-dire le prix du sang; ensuite il dit que, comme David l'avait prédit, il devait être choisi quelqu'un pour l'œuvre de la prédication et pour le céleste ministère, qui vînt occuper la place de Judas. Tout le monde se rangea à ce sentiment, et pour que le nombre sacré des apôtres ne restât pas imparfait, on présenta Joseph le juste et Matthias, afin de tirer leurs noms au sort. Pierre étant entré en oraison et ayant été secondé par les assistants, le sort tomba sur Matthias, qui en conséquence fut compté au nombre des apôtres. Ce sont les douze heures du jour et les douze mois de l'année parfaite; c'est ainsi que dès longtemps les apôtres avaient été désignés mystiquement par les prophètes et les patriarches. Toutes les nations fidèles les respectent, et ce n'est pas sans raison qu'on les regarde comme les sénateurs du Ciel et les princes glorieux de l'Eglise, parce que, sarments fructueux, ils s'attachèrent au Christ comme à la véritable vigne. En effet, dans les champs, ils suivirent ses traces avec fidélité, ayant préféré la pauvreté au milieu des hommes; réunis et confidents de ses mystères, ils brillèrent de l'éclat des plus merveilleuses vertus; assis maintenant sur les célestes trônes, et chefs équitables des douze tribus d'Israël, comme ils avaient sans cesse concouru pour le prix de la vie céleste, et travaillé péniblement pour l'Eglise, vicaires et témoins de Jésus-Christ qu'ils n'avaient cessé d'être, ils jouissent dans le royaume des cieux de toutes les joies de la béatitude. [1,17] CHAPITRE XVII. Quand les jours de la Pentecôte furent passés, les disciples fidèles s'étant assemblés à la troisième heure du jour, on entendit tout à coup un grand bruit qui venait du ciel, et le Saint-Esprit descendit en langues de feu sur l'assemblée, qu'il remplit de science et de grâces divines. Qu'il est prompt et habile cet ouvrier céleste, doux et vivifiant secours des âmes qui desirent son onction! Ce feu divin parut, non pour brûler, mais pour illuminer. Il enflamma avec fécondité les cœurs des disciples, les purgea de l'attrait des voluptés charnelles, et leur fit braver les supplices. Il leur enseigna soudain les différentes langues; il fortifia leur esprit par son autorité, et les éleva au comble des vertus contre toutes les entreprises de leurs ennemis. Les Apôtres usaient de toutes sortes d'idiomes pour célébrer les merveilles de Dieu, de manière que les étrangers de toutes les nations s'étonnaient que des Galiléens qui n'avaient pas quitté le sol natal, parlassent si éloquemment toutes les langues. Les Juifs, irrités de la confusion bien méritée qui les couvrait, ayant vu ce prodige, accoutumés qu'ils étaient à défigurer les œuvres du Christ, et à donner à ses paroles une interprétation mensongère, osèrent prétendre que l'éloquence de ceux qui célébraient les merveilles de Dieu n'était due qu'à leur ivresse qui les faisait déraisonner. Mais Pierre, qui était ivre en effet du breuvage spirituel, s'éleva contre les perfides, et fit tonner sur eux la parole salutaire de la sagesse; il fit un éloquent tableau de l'Incarnation, de la Passion et de la Résurrection du Christ, et, à l'aide du Saint-Esprit, il confondit sans retour la tourbe des méchants. De même qu'autrefois il avait frappé de l'épée Malchus, et fait tomber une oreille de ce serviteur du grand-prêtre, de même il atteignit du glaive de la parole de Dieu les esclaves charnels du sens littéral de la loi de Moïse, et décria, dans l'esprit des néophytes, les anciennes cérémonies et les vieilles observances. C'est ainsi que par ses ferventes prédications Pierre déterminait à la fois à la pénitence et au baptême ces mêmes Juifs dont les perfidies cruelles avaient peu auparavant conduit le Messie au supplice; et comme il avait eu l'habitude d'employer ses filets à tirer le poisson de la mer, de même, par le ministère de ses saintes prédications, il amena, du gouffre de l'ignorance sur le terrain de la vraie foi, les malheureux qui étaient dans l'erreur. Il en résulta le baptême de trois mille convertis qui s'opéra ce jour même. C'est ainsi qu'il fit revêtir le nouvel homme à ceux qui dépouillaient la décrépitude de la vie charnelle. Ainsi, à l'aide de Dieu, j'ai donné le simple récit, avec ordre et précision, de tout ce qui se passa depuis la nativité du Christ jusqu'à l'avènement de l'Esprit consolateur, et fait connaître chacun des miracles du Sauveur, continuant mes recherches autant que mon intelligence pouvait me le permettre, et les gravant d'après les récits de l'éloquent Augustin et des autres docteurs. J'ai essayé dans ce précis d'être utile à mes semblables et à moi-même, et surtout à ceux qui n'ont pas le temps de parcourir les longs et profonds ouvrages, voulant d'ailleurs n'en retirer que les choses profitables. Ainsi j'ai recueilli et réduit à un petit nombre de pages le récit des miracles du Sauveur, qui se trouvent répandus au long dans quatre volumes. Au surplus, j'ai toujours puisé avec avidité les propres paroles des livres authentiques; souvent aussi, pour être plus concis, j'ai changé leurs phrases, mais je me suis toujours attaché avec le plus grand soin à rechercher, pour la conserver, l'invariable vérité, et je ne me suis jamais écarté, à ma connaissance, des principes reconnus. [1,18] CHAPITRE XVIII. Désormais, puisque je me suis proposé de continuer cet ouvrage historique, de manière à rendre plus clair au lecteur l'ordre des temps, je dirai les événements sur lesquels s'accordent les différents écrivains dans leurs ouvrages. Eusèbe de Césarée, Jérôme, qui parlait trois langues, Orose, Isidore de Séville, et plusieurs autres ont écrit les événements que le cours des siècles amenait, et principalement chez nous le prêtre Bède, dans son ouvrage sur les temps, qu'il écrivit pour les Anglais, et dans lequel il s'attache, mais avec véracité, à imiter le style des anciens. Tibère, beau-fils d'Octavien Auguste, fils du premier mari de Livie, femme de ce prince, régna vingt-trois ans. Ce fut la douzième année de son règne qu'il nomma Pilate gouverneur de la Judée. Le tétrarque Hérode, prince des Juifs pendant vingt-quatre années, bâtit en l'honneur de Tibère et de Livie sa mère les villes de Tibériade et de Libiade. L'an quinze de l'empire de Tibère, Jésus annonça au monde le royaume des cieux, après que Jean eut prédit le baptême, quatre mille ans après la création du monde selon les Hébreux, comme Eusèbe le prouve dans ses chroniques, en remarquant que l'an seize de Tibère concordait avec le commencement du quatre-vingtième jubilé des Juifs: ce qui, suivant les mêmes chroniques, compose cinq mille deux cent vingt-huit ans. L'an dix-huit de l'empire de Tibère, le Seigneur racheta le monde par sa Passion, et, vainqueur de la mort, ressuscitant trois jours après, apparut manifestement à ses disciples, et, au bout de quarante jours, monta au ciel en leur présence. Agrippa, surnommé Hérode, dont le père était Aristobule, fils du roi Hérode, étant allé à Rome pour accuser Hérode le tétrarque, fut par Tibère mis en prison, où il se fit plusieurs amis, et principalement Caïus Caligula, fils de Germanicus. Caïus, surnommé Caligula, régna trois ans dix mois et huit jours; il plaça sur le trône de Judée Hérode Agrippa, dont il avait brisé les fers. Ce prince conserva le sceptre pendant sept années, c'est-à-dire jusqu'à la quatrième du règne de Claude. Ayant été frappé par un ange, Hérode eut pour successeur son fils Agrippa, qui régna vingt-six ans jusqu'à l'extermination des Juifs. Hérode le tétrarque et ce prince furent forcés par Hérodias de se transporter à Rome pour s'y concilier l'amitié de Caligula; mais, ayant été accusé par Agrippa, il perdit ses Etats, et ayant fui en Espagne, il y mourut de chagrin avec Hérodias. Pilate, qui avait prononcé contre le Christ la sentence de condamnation, reçut de Caligula tant d'outrages qu'il se tua de sa propre main. Pour honorer ses dieux, cet empereur profana les lieux saints des Juifs, en y introduisant ces impures idoles. Claude régna treize ans huit mois et dix-neuf jours. Ce prince, la quatrième année de son règne, pendant que le monde était affligé d'une horrible famine, dont Luc fait mention dans les Actes des Apôtres, passa dans la Grande-Bretagne, où aucune armée n'avait osé aborder avant ni après Jules-César. La plus grande partie de cette île, au bout de très-peu de jours, se rendit sans combat et sans effusion de sang. Claude ajouta à l'empire romain les îles Orcades, et fut de retour à Rome six mois après son départ. La neuvième année de son règne, il chassa de Rome les Juifs, qui sans cesse y occasionnaient du tumulte: c'est ce dont Luc fait mention. L'année suivante, Rome fut en proie à une horrible famine. Le règne de Néron fut de treize ans sept mois et vingt-huit jours. La seconde année de ce règne, Festus succéda à Félix dans le gouvernement de la Judée. C'est alors que Paul fut envoyé enchaîné à Rome. Albin fut le successeur de Festus, et Gessius Florus prit la place d'Albin. Les Juifs ne purent supporter longtemps la mauvaise conduite, l'avarice et les autres vices de Florus: c'est ce qui les détermina à se révolter. Vespasien, à la tête d'une armée, fut envoyé en Judée, où il prit plusieurs villes. Le premier de tous les crimes de Néron est d'avoir persécuté les Chrétiens, dont il fit périr à Rome les plus illustres, Pierre par la croix, et Paul par le glaive. Peu entreprenant à la guerre, il perdit presque toute la Grande-Bretagne; deux des plus fortes villes de cette contrée lui furent enlevées, et furent détruites de fond en comble. Vespasien régna neuf ans onze mois et vingt-quatre jours; il était en Judée quand l'armée le proclama empereur. Alors, confiant à Titus son fils la continuation de la guerre, il alla s'embarquer à Alexandrie pour se rendre à Rome, et s'empara du trône après le meurtre de Vitellius. Titus, en deux ans, fit la conquête du royaume de Judée, et détruisit le temple de fond en comble, mille quatre-vingt-quatre ans après sa première construction. L'issue de cette guerre fut le résultat de quatre années de combats, dont deux sous le règne de Néron, et deux autres après. Avant d'être sorti de la vie privée, Vespasien, entre autres exploits, se signala dans la Germanie et ensuite dans la Grande-Bretagne, où, envoyé par Claude, il combattit en bataille rangée trente-deux fois; il soumit à l'Empire romain deux puissantes nations, vingt villes et l'île de Wight voisine de la Grande-Bretagne. C'est sous son règne que fut élevé le colosse de Rhodes, qui avait cent sept pieds de hauteur ou soixante-dix coudées. Ce prince mourut l'an soixante-dix-neuf. Titus régna deux ans et deux mois: homme tellement admirable par la réunion de toutes les vertus, qu'il fut appelé l'amour et les délices du genre humain. C'est lui qui bâtit l'amphithéâtre de Rome, à la dédicace duquel il fit immoler cinq mille victimes. Domitien, jeune frère de Titus, régna quinze ans et cinq jours. Il fut le second après Néron qui persécuta les Chrétiens; mais peu après il reçut le prix de la guerre qu'il faisait à Dieu par la mort qui le frappa dans le sénat. Nerva régna un an quatre mois et huit jours. Son premier édit eut pour objet le rappel des exilés. Ce fut grâce à cette faveur générale que l'apôtre Jean revint à Éphèse. Trajan régna dix-neuf ans seize mois et quinze jours. Il excita une persécution contre les Chrétiens, et fit martyriser les serviteurs de Dieu. Pline le jeune, né à Côme, existait alors, orateur autant qu'historien illustre, dont il nous reste plusieurs ouvrages distingués. Un Panthéon que Domitien avait fait construire à Rome fut brûlé par la foudre: ce temple tirait son nom de ce qu'il offrait la réunion de tous les dieux. Les Juifs, qui excitaient des séditions dans diverses contrées, furent massacrés comme ils le méritaient. Trajan étendit au loin en tous sens les bornes de l'Empire romain, qui depuis Auguste avait été défendu plutôt qu'aggrandi notablement. Il mourut l'an 117. Adrien, cousin germain de Trajan, régna vingt-un ans. Ayant reçu des instructions de Quadratus, disciple des Apôtres, d'Aristide l'Athénien, homme rempli de foi et de sagesse, et de Sérénus Gravius, gouverneur d'une des provinces de l'Empire, sur les livres qui avaient été composés relativement à la religion chrétienne, il ordonna par une lettre de ne pas condamner les Chrétiens sur de simples accusations. Il mit de nouveau un terme aux révoltes des Juifs, en les faisant massacrer généralement; il défendit même à ceux qui survivaient d'entrer jamais à Jérusalem. Il remit cette ville en bon état, par les murailles qu'il y fit construire; il lui fit même donner son nom. Instruit parfaitement dans les deux langues, il fit construire dans Athènes une bibliothèque d'un admirable travail. Marc fut établi premier évêque de Jérusalem, où s'étaient retirés plusieurs anciens Juifs devenus Chrétiens, tels que Jacques frère du Seigneur, Siméon fils de Cléophas, Just, Zachée, Tobie, Sixte, Jean, Matthias, Philippe, Sénèque, Lévi, Éphrem, Joseph, Judas et un autre Just. Ces quinze personnages quittèrent les circoncis, furent dans Jérusalem à la tête des Chrétiens pendant environ cent sept ans, depuis la passion du Sauveur, jusqu'au règne d'Adrien, et ne furent pas moins illustres par leur sainteté que par leur foi et leur science. Ils eurent pour successeurs, jusqu'en l'année 138, Marc, Cassien, Publius, Maxime, Julien, Caïus, un autre Julien, Capiton, Valens, Dolicien, Narcisse, Alexandre, Mazzabanes, Hyménée, Zabdas, Hermon, Macaire, un autre Maxime, Cyrille et Jean. [1,19] CHAPITRE XIX. Antonin, surnommé le pieux, et ses fils Aurèle et Lucius Vérus régnèrent vingt-deux ans et trois mois. Le philosophe Justin présenta à Antonin un livre qu'il avait composé en faveur de la religion chrétienne, et rendit ce prince favorable aux Chrétiens. Peu de temps après, Crescence ayant excité une persécution, Longin versa son sang pour Jésus-Christ, sous le pontificat de Pie évêque de Rome. Hermès composa un livre intitulé: Le Pasteur, dans lequel il rapporte le précepte de l'ange sur la célébration de la Pâque, au jour du dimanche. Polycarpe, étant venu à Rome, guérit de la souillure hérétique plusieurs Chrétiens qui avaient été corrompus récemment par les doctrines pernicieuses de Valentin et de Cerdon. Marc-Aurèle et son frère Lucius-Aurèle-Commode régnèrent dix-neuf ans et deux mois. Ils tinrent d'abord en commun les rênes de l'Empire, comme l'avaient fait jusqu'alors les Auguste. Ensuite ils firent la guerre aux Parthes avec succès comme avec une rare valeur. Une persécution s'étant élevée en Asie, Polycarpe et Pionius souffrirent le martyre. Dans les Gaules aussi, Photin, évêque de Lyon, et plusieurs autres Chrétiens répandirent glorieusement leur sang pour la religion. Peu de temps après, en expiation de tant de crimes, la peste ravagea un grand nombre de provinces, l'Italie surtout et principalement Rome. A la mort de Commode son frère, Antonin s'associa son fils Commode. Méliton, évêque de Sardes, écrivit en faveur des Chrétiens une apologie qu'il présenta à l'empereur Antonin. Lucius, roi de la Grande Bretagne, écrivit à Eleuthère, évêque de Rome, pour solliciter de lui la faveur de devenir chrétien. On compte au nombre des plus illustres évêques Apollinaire d'Asie à Hiéropolis, et Denis à Corinthe. Après la mort de son père, Commode régna treize ans. Au surplus, il n'eut rien de la bonté et des vertus de son père, asservi qu'il était à toute espèce de débauches. Alors Irénée illustra le siége épiscopal de Lyon. Ayant fait enlever la tête du colosse, l'empereur Commode y fit substituer l'image de la sienne. Il mourut l'an 192. Helvius Pertinax ne régna que six mois. Il périt par l'effet d'une entreprise criminelle du jurisconsulte Didius Julien qui, après sept mois de règne, fut vaincu et tué par Septime Sévère, près du pont Milvius. Victor, évêque de Rome, ordonna de fixer la Pâque, comme l'avait fait son prédécesseur Eleuthère, au dimanche qui se trouve depuis le quatorzième jusqu'au vingt et unième jour de la lune de mars, premier mois de l'année. Théophile, évêque de Césarée en Palestine, adoptant le décret de Victor, se réunit avec les autres évêques, qui assistaient au même concile, pour écrire une épître synodique fort importante contre ceux qui s'obstinaient à célébrer la Pâque comme les Juifs, le quatorzième jour, quel qu'il fût, de la lune de mars. (Année 203.) Sévère Pertinax (Septime Sévère) régna dix-sept ans. Il tint courageusement, mais non sans peine, les rênes de l'Empire, et exerça une cruelle persécution contre les Chrétiens. Clément, prêtre de l'Eglise d'Alexandrie, et Panthénus, philosophe stoïcien, se distinguèrent par leur éloquence dans les disputes théologiques sur nos dogmes. Narcisse, évêque de Jérusalem, Théophile de Césarée, Polycarpe et Basile, évêque de la province d'Asie, répandirent alors un grand éclat. Dans diverses parties de l'Empire, la couronne du martyre fut décernée à un grand nombre de Chrétiens. Claudius Albinus, qui s'était fait nommer César dans les Gaules, ayant été tué aux environs de Lyon, Sévère porta la guerre dans l'une et l'autre Bretagne. Là, pour mettre les provinces conquises à l'abri de l'incursion des Barbares, il fit traverser la Grande-Bretagne dans une étendue de cent trente-deux mille pas, de l'une à l'autre mer, par un large fossé, fortement palissadé, et fortifié par de nombreuses tours. Ce prince mourut à York. Antonin, surnommé Caracalla, fils de Septime Sévère, régna sept ans environ. Alexandre, évêque de Cappadoce, ayant conçu le desir de visiter les saints lieux, se rendit à Jérusalem, du vivant de Narcisse, évêque de cette ville, et qui était parvenu à un âge très-avancé: Alexandre en fut ordonné évêque, le Seigneur ayant, par révélation, inspiré ce choix. L'Africain Tertullien, fils d'un centurion proconsulaire, et qui vivait à cette époque, est célébré d'un concert unanime par toutes les Eglises. Macrin régna un an et fut massacré près d'Archélaïde, au milieu d'une sédition des soldats, avec son fils Diaduménien qui l'avait aidé à s'emparer de l'empire. Marc-Aurèle Antonin (Héliogabale) régna quatre ans. C'est en ce temps que fut bâtie, dans la Palestine, la ville de Nicopolis qui s'appelait auparavant Emmaüs, d'après les démarches que fit à cet effet Jules Africain, auteur de ces temps. Emmaüs est le même lieu qu'après sa résurrection le Seigneur daigna sanctifier par sa présence, comme le rapporte Luc. L'évêque Hippolyte, auteur de beaucoup d'ouvrages, a conduit jusqu'à cette époque le canon chronologique qu'il a composé. Il assure qu'en trouvant le retour de Pâques au même point, après un certain nombre d'années, il a donné à Eusèbe l'idée de son cycle pascal. Aurèle Alexandre régna treize ans. Sa grande tendresse pour Mammée, sa mère, le fit chérir de tout le monde. Urbain, évêque de Rome, amena au christianisme et au martyre un grand nombre de personnes qui appartenaient à la noblesse. C'est alors qu'Origène d'Alexandrie devint célèbre dans tout l'univers. Mammée, mère de l'empereur Alexandre, desira de l'entendre, et l'ayant fait venir à Antioche elle le combla d'honneurs. Maximin régna trois ans. Il dirigea contre les prêtres des églises, contre les clercs et les docteurs, une violente persécution dont le motif principal fut la haine qu'il portait à la famille de Mammée et d'Alexandre auquel il avait succédé, ou même principalement à cause du prêtre Origène. C'est sous son règne que Poncien et Anthéros, évêques de Rome, reçurent la couronne du martyre et furent inhumés dans le cimetière de Callixte. Gordien régna six ans. On cite à cette époque l'illustre Jules Africain parmi les écrivains ecclésiastiques. Il rapporte, dans les chroniques dont il est l'auteur, qu'il se rendit à Alexandrie pour y entendre les discours d'Héracléas, qui avait une très-grande réputation. En effet, il passait pour très-savant en théologie, en philosophie et dans toutes les connaissances des Grecs. Philippe et son fils qui portait le même nom régnèrent sept ans. Le premier de tous les empereurs il embrassa le christianisme, d'après les instructions de Patrice qui combattait fidèlement pour le Christ. Ce fut la troisième année de son règne que s'accomplit l'an mille de la fondation de Rome. Les portes des temples païens ayant été fermées, la sainte Eglise fut avec joie ouverte librement aux louanges de Dieu, et cette année, la plus auguste de toutes celles qui s'étaient passées, fut célébrée dans des jeux magnifiques par un empereur chrétien. Origène, fils du martyr Léonide, forma, dans Césarée de Palestine, à la philosophie divine du christianisme, Théodore, surnommé Grégoire, et Athénodore, jeunes frères qui devinrent ensuite d'illustres évêques du Pont. Ce même écrivain répondit en huit volumes à un certain Celse, philosophe épicurien, qui avait écrit contre nous. Pour le dire en peu de mots, il mit tant de zèle à composer des livres, que saint Jérôme dit quelque part qu'il en a lu cinq mille dont il était l'auteur. Décius régna un an et trois mois. Ayant mis, à mort les deux Philippe, père et fils, la haine qu'il leur portait le détermina à persécuter les Chrétiens. Alors le pape Fabien, martyrisé dans la ville de Rome, céda son siége épiscopal à Corneille. Alexandre, évêque de Jérusalem, reçut la couronne du martyre à Césarée de Palestine, et Babylas à Antioche. Gallus et son fils Volusien régnèrent deux ans et quatre mois. Denis, prêtre d'Alexandrie, rapporte que le commencement du règne de ce prince fut brillant et que tout lui réussissait au gré de ses desirs; mais que, ayant persécuté les saints personnages qui demandaient au Dieu suprême le maintien de la paix, aussitôt sa tranquillité disparut ainsi que sa gloire. Origène, n'ayant pas encore accompli sa soixante-dixième aunée, termina sa carrière, et fut inhumé dans la ville de Tyr. A la sollicitation de Lucine, Romaine d'une grande distinction, le pape Corneille tira pendant la nuit, du fond des catacombes, les corps des deux apôtres qui y avaient été déposés. Il inhuma Paul sur le chemin d'Ostie où il avait été décapité. Quant à Pierre, il l'enterra près du lieu où il avait été crucifié, parmi les corps des saints évêques, dans le temple d'Apollon, sur le mont Vatican, où Néron avait fait bâtir un palais le trois des calendes de juillet (le 29 juin). Valérien et Gallien son fils régnèrent quinze ans. Ayant excité une persécution contre les Chrétiens, Valérien fut aussitôt fait prisonnier pat Sapor, roi des Perses, et vieillit misérablement dans les fers, après avoir été privé de la vue. C'est ce qui détermina Gallien, effrayé d'un jugement aussi manifeste de Dieu, à rendre la paix aux nôtres. Mais, soit à cause du crime de ses propres débauches, soit par rapport à la guerre que son père avait faite à Dieu, les invasions des Barbares causèrent les plus grandes calamités dans l'empire romain. Dans cette persécution, Cyprien, évêque de Carthage, reçut la couronne du martyre: c'est ce prélat qui a composé plusieurs ouvrages très-savans. Ponce, un de ses diacres, nous a laissé un volume précieux sur sa vie et sa mort, ayant souffert l'exil avec lui jusqu'à ce dernier moment. Théodore Grégoire, évêque de Néocésarée, se distingua glorieusement par les plus grandes vertus. Par un de ses miracles, il transporta une montagne à force de prières, afin de procurer à une église qu'il faisait bâtir un emplacement suffisant. Etienne et Sixte, évêques de Rome, furent martyrisés. Claude régna un an et neuf mois. Il vainquit les Goths; qui, depuis quinze ans, ravageaient l'Illyrie et la Macédoine: c'est pourquoi on plaça en son honneur un bouclier d'or dans le senat, et une statue du même métal au Capitole. Marcion, prêtre très-éloquent de l'église d'Antioche, qui y enseignait la rhétorique, disputa contre Paul de Samosate, évêque d'Antioche, qui dogmatisait sur la nature humaine de Jésus-Christ. Son dialogue, qui fut recueilli par des écrivains publics, est parvenu jusqu'à nous. Domitius Aurélien régna cinq ans et six mois. Ayant dirigé contre nous une persécution, la foudre tomba devant lui, à la grande épouvante de tous ceux qui l'environnaient, et peu de temps après il fut massacré par les soldats à moitié du chemin qui conduit de Constantinople à Héraclée. Le pape'Eutycien fut martyrisé à Rome, et porté dans le cimetière de Callixte, où il avait de sa propre main inhumé trois cents treize martyrs. Tacite régna six mois et fut tué. Florien obtint, l'empire pendant quatre-vingt-huit jours, et fut massacré à Tarse. Anatole, né à Alexandrie, évêque de Laodicée en Syrie, savant philosophe, jouit d'une grande réputation; on peut juger de l'étendue de son esprit par son livre sur la Pâque, et par ses dix livres d'institution arithmétique. C'est à cette époque que naquit l'hérésie insensée des Manichéens et des Sabelliens. Probus régna Six ans et quatre mois. Il délivra complétement les Gaules, qui étaient depuis longtemps occupées par les barbares, après avoir, dans de nombreux et sanglants combats, vaincu les ennemis. Archelaüs, évêque de Mésopotamie, composa en syrien un livre qui, traduit en grec, se répandit beaucoup, sur la dispute qu'il avait eue avec Manès de Perse. Carus, ainsi que ses fils Carin et Numérien, régna deux ans. Caïus, évêque de Rome, reçut alors un grand éclat du martyre qu'il souffrit sous Dioclétien. Pierius, prêtre d'Alexandrie, sous le pontificat de Théon, prêcha les peuples avec une très-grande distinction. Ses sermons et ses divers traités, qui existent encore aujourd'hui, offraient tant d'élégance qu'on l'appela le nouvel Origène: homme d'une admirable sobriété, se dévouant volontairement à la pauvreté, il passa tout le temps de sa vie à Rome, après la persécution. [1,20] CHAPITRE XX. Dioclétien et Hercule Maximien régnèrent vingt ans. Carausius, ayant pris la pourpre, s'empara de l'une et de l'autre Bretagne. Narsès, roi des Perses, lui fit la guerre dans l'Orient. L'Afrique fut dévastée par les Gentiens. Achillée occupa l'Egypte. Pour faire face à tant d'ennemis, Dioclétien associa à l'empire les Césars Constance (Constance Chlore) et Galerius Maximien. Constance épousa Théodora, belle-fille d'Hercule Maximien dont il eut six enfants qui furent les frères de Constantin. Galerius ëpousa Valérie, fille de Dioclétien. Dix ans après, Asclépiodore, préfet du prétoire, conquit les Bretagnes. L'an dix-neuvième de ce règne, Dioclétien en Orient, Maximien Hercule en Occident, firent dévaster les églises, outrager le christianisme et mettre à mort ses sectateurs. Mais la deuxième année de cette persécution, les deux empereurs déposèrent la pourpre, Dioclétien à Nicomédie, et Maximien à Milan. Cependant la persécution, ayant une fois commencé, ne cessa d'exercer ses ravages jusqu'à la septième année du règne de Constantin. La seizième année de son règne, Constance (Constance Chlore), prince d'une grande douceur et de mœurs affables, termina sa carrière à York, dans la Grande-Bretagne. La persécution avait été si cruelle et si continue, que dans le cours d'un seul mois on compta dix-huit mille martyrs, qui avaient souffert la mort pour le Christ; ayant passé les limites de l'Océan, elle versa dans la Grande-Bretagne le sang précieux d'Alban, d'Aaron, de Jules, et de plusieurs autres personnages des deux sexes. Alors fut martyrisé Pamphile, ami d'Eusèbe, évêque de Césarée, qui dans trois livres, a donné l'histoire de la vie de ce saint prêtre. La troisième année de la persécution, époque de la mort de Constance, Maximin et Sévère furent nommés Césars par Galerius Maximien: ce Maximien mit le comble à ses méfaits et à ses attentats, en persécutant les Chrétiens. Dans ce temps-là, Pierre, évêque d'Alexandrie, et plusieurs autres évêques d'Egypte, furent mis à mort, ainsi que Lucien, prêtre d'Antioche, homme distingué par ses mœurs, sa continence et son érudition, et un grand nombre d'autres serviteurs du Christ. Constantin, fils de Constance et de sa concubine Hélène, fut élevé à l'empire dans la Grande-Bretagne; il régna trente ans et dix mois. Depuis la quatrième année de la persécution, Maxence, fils d'Hercule Maximien, était regardé à Rome comme Auguste. Licinius, qui avait épousé Constance, sœur de Constantin, avait été déclaré Auguste à Carnonte. Constantin, devenu partisan des Chrétiens, après avoir été leur persécuteur, employa tous ses efforts pour élever au faîte des grandeurs l'Eglise de Dieu. La foi catholique fut exposée dans le concile de Nicée. L'empereur Constantin fit bâtir au Seigneur beaucoup de basiliques; il éleva en l'honneur de saint Jean-Baptiste, dans Rome, où il reçut le baptême, une église magnifique qui fut appelée Constantinienne; il en éleva une autre à saint Pierre, à la place du temple d'Apollon, et une à saint Paul, sur la route d'Ostie; il en fit construire aussi une dans le palais Sersorien, à laquelle il donna le nom de Jérusalem, et dans laquelle il fit déposer un fragment de la croix du Sauveur. A la recommandation de sa fille, il dédia une église à sainte Agnès, martyre, et une aussi à saint Laurent, qui avait été martyrisé sur la voie Tiburtine dans le champ de Véranus. On lui doit encore une église sur la voie Labicane, entre deux lauriers, en l'honneur des saints martyrs Pierre et Marcellin, ainsi qu'un mausolée où il fit déposer sa mère dans un tombeau de pourpre. Il ordonna en outre la construction d'une basilique pour les saints apôtres Pierre et Paul et Jean-Baptiste, près du port d'Ostie qui dépend de la ville de Rome. Des églises furent élevées aussi en l'honneur de ce dernier saint dans les villes d'Albe et de Naples. C'est à ce même Constantin que l'on doit le rétablissement de la ville de Drépane en Bythinie, en l'honneur du martyr Lucien, qui y était inhumé: il lui donna le nom d'Hélénopolis, à cause de sa mère. Il bâtit dans la Thrace une ville qui reçut son nom; il voulut qu'elle fût le siége de l'Empire romain et la capitale de tout l'Orient. Les temples des Païens furent par son ordre fermés à jamais, sans aucune effusion de sang humain. Constance avec Constantin et Constant, ses frères, régna vingt-quatre ans cinq mois et treize jours. Jacques fut reconnu évêque de la ville de Nisibe, qui, grâces à ses prières, fut souvent délivrée des dangers qui la menaçaient. L'impiété arienne, soutenue de la protection de Constance, persécuta d'abord Athanase, et ensuite tous les évêques attachés à la pureté de la foi, lesquels eurent à souffrir l'exil, l'emprisonnement et toutes sortes d'afflictions. Maximin, évêque de Trêves, est un des prélats les plus illustres de cette époque. Ce fut lui qui reçut avec de grands honneurs Athanase, évêque d'Alexandrie, que Constance faisait chercher pour le punir. Antoine, ce saint moine, mourut dans son ermitage à l'âge de cent cinq ans. Constance étant de retour à Rome, on y reçut de Constantinople, par une admirable faveur du Ciel, les os de l'apôtre André et de l'évangéliste Luc. Hilaire, évêque de Poitiers, que les Ariens avaient exilé en Phrygie, s'étant rendu à Constantinople pour y présenter par écrit sa défense à Constance, fut renvoyé dans les Gaules. Julien régna deux ans et huit mois. Il avait été baptisé et même élevé aux ordres sacrés jusques et compris le diaconat; mais, ayant abandonné l'Eglise, il prit les armes, et s'étant emparé de l'empire retourné au culte des idoles, il devint le persécuteur des Chrétiens. Alors les Païens s'emparèrent, auprès de Sébaste, ville de Palestine, du tombeau de Jean-Baptiste, et dispersèrent ses os; les ayant ensuite réunis, ils les brûlèrent et les jetèrent çà et là. Par la Providence de Dieu, quelques moines venus de Jérusalem, s'étant mêlés à la foule, en recueillirent ce qu'ils purent, et les portèrent à leur supérieur Philippe. Aussitôt, par l'intermédiaire de Julien, diacre de son église, il les envoya à l'illustre pontife Athanase, parce qu'il ne se sentait pas le pouvoir de conserver par ses propres soins un trésor de cette importance. Athanase, devant un petit nombre de témoins, les renferma dans le mur du sanctuaire, qu'il avait fait creuser, et, plein de l'esprit prophétique, il conserva aux. générations à venir ces reliques qui devaient rendre tant de services. En effet, ce qu'il avait prévu s'accomplit sous l'empereur Théodose, par Théophile, évêque d'Alexandrie, qui ayant fait détruire le tombeau de Sérapis, y consacra une église à saint Jean. Jovien régna huit mois. Mélétius et ses partisans assemblèrent un concile à Antioche, dans lequel on condamna le dogme blasphémateur de Macédonius contre le Saint-Esprit. Après avoir conclu avec les Perses une trêve de vingt-neuf ans, Jovien rentra sur le territoire de l'Empire romain. Averti par la chute de son prédécesseur Constance, il écrivit à Athanase des lettres très-honorables et très-bienveillantes, et reçut de lui la forme de la pure croyance et le mode de disposition des élus. Malheureusement une mort prématurée le frappa en Cilicie, et ne lui permit pas de faire fructifier ses pieux principes. Valentinien et son frère Valens régnèrent onze ans. Apollinaire, évêque de Laodicée, écrivit, en faveur de notre religion, plusieurs ouvrages de différents genres; mais ensuite s'étant écarté de la foi, il donna son nom à une hérésie. Damase, évêque de Rome, bâtit en l'honneur de saint Laurent une église près du théâtre, et une autre sur les catacombes où reposaient les corps des saints apôtres Pierre et Paul; il orna même d'une inscription en vers la pierre du tombeau qui les couvrait. Ayant reçu le baptême par les mains d'Eudoxe, évêque Arien, Valens persécuta les fidèles. Gratien, fils de Valentinien, fut dans Amiens élevé à l'empire: La troisième année du règne de ce prince, on dédia dans Constantinople une église aux apôtres martyrs. Après la mort cruelle d'Auxence, Ambroise fut établi évêque de Milan, et par la fécondité de ses prédications, convertit à la foi de Jésus-Christ cette partie de l'Italie qu'on appelle la Gaule Cisalpine. Valens régna quatre ans avec Gratien et Valentinien, fils de Valentinien, son frère. Valens ayant par une loi prescrit aux moines de porter les armes, fit périr sous le bâton tous les réfractaires. Les Huns, qui jusqu'alors étaient restés renfermés dans d'inacessibles montagnes, frappés d'une rage soudaine, tombèrent avec fureur sur les Goths. Ceux-ci attaqués sur différents points furent chassés de leurs anciennes demeures. Ayant passé le Danube, les Goths furent dans leur fuite reçus en armes par Valens; mais bientôt par l'avarice de Maxime, général romain, éprouvant les horreurs de la famine, ils furent forcés de se révolter, et ayant défait l'armée de l'empereur, ils se jetèrent sur la Thrace, et portèrent partout le massacre et le brigandage. Gratien et son frère Valentinien régnèrent six ans. Théodose, mis par Gratien à la tête des armées, défit dans plusieurs combats mémorables ces grandes émigrations venues de la Scythie, les Alains, les Huns, et les Goths. Les Ariens, mécontents de la concorde de ces princes, abandonnèrent enfin, après quarante ans, les églises dont la violence les avait rendus maîtres. On convoqua un concile de cent cinquante Pères, qui se rassembla à Constantinople contre Macédonius, sous le pontificat de Damase, évêque de Rome. Devenu empereur, Théodose s'associa son fils Arcadius. L'an second du règne de Gratien, comme il était, ainsi que Théodose, consul pour la sixième fois, Théophile écrivit un ouvrage sur le comput Pascal. Maxime, homme vaillant, honnête et digne du titre d'Auguste si, contre la foi de ses sermens, il n'eût pas, dans la Grande-Bretagne, aspiré à la tyrannie, fut, à peu près malgré lui, créé empereur par son armée; il passa dans la Gaule, fit périr près de Lyon l'empereur Gratien qu'il avait attiré dans le piége, et chassa d'Italie Valentinien son frère. Cependant il ne tarda pas à subir avec Justine sa mère la peine de l'exil qu'il méritait si bien. Entaché, ainsi qu'elle, des souillures de l'hérésie arienne, il contribua à vexer avec perfidie l'évêque Ambroise, ce glorieux rempart de la foi catholique. Cette hérésie n'abandonna ses criminelles entreprises qu'à la vue des reliques conservées sans corruption des bienheureux martyrs Gervais et Protais, qu'une révélation divine fit connaître. Théodose qui, du vivant de Gratien, avait déjà gouverné l'Orient pendant six ans, régna onze ans après la mort de ce prince. Réuni à Valentinien, qu'après son expulsion d'Italie il avait accueilli avec bonté, ils détruisirent le tyran Maxime à trois milles d'Aquilée. Comme cet usurpateur s'était fait suivre dans les Gaules par toute la jeunesse armée et toutes les forces militaires de la Grande-Bretagne, pour les forcer à défendre son pouvoir, ces malheureux ne retournèrent jamais chez eux. Ce que voyant, plusieurs nations cruelles d'outre-mer, les Scots venus du nord-ouest et les Pictes du septentrion, attaquèrent la Grande-Bretagne qui se trouvait ainsi privée de troupes et de défense, et la vexèrent long-temps après l'avoir pillée et dévastée. Jérôme, interprète de l'histoire sacrée, a conduit jusqu'à la quatorzième année du règne de Théodose le livre qu'il a composé sur les hommes illustres de l'Eglise. Arcadius, fils de Théodose, et son frère Honorius régnèrent treize ans. On découvrit alors par une révélation divine les corps des saints prophètes Habacuc et Michée. Les Goths attaquèrent l'Italie, tandis que les Vandales et les Alains pénétraient dans les Gaules. Innocent, évêque de Rome, dédia l'église des très-saints martyrs Gervais et Protais, grâce à la dévotion d'un testament que fit une certaine Vestine, femme illustre de ce temps. Alors Alexis, serviteur de Dieu, vint à mourir. Le Breton Pélage attaqua la grâce de Dieu. Honorius et Théodose-le-Jeune, fils de son frère, régnèrent seize ans. Alaric, roi des Goths, s'empara de Rome, et en livra une partie aux flammes, le 9 des calendes de septembre (24 août), l'an 1164 de la fondation de cette ville, dont il sortit après l'avoir pillée, six jours après qu'il y était entré. Le prêtre Lucien, l'an sept du règne d'Honorius, reçut de Dieu la révélation du lieu où se trouvaient les tombeaux et les reliques de saint Etienne protomartyr, de Gamaliel et de Nicodême, dont il est parlé dans l'Evangile et dans les Actes des Apôtres. Ce prêtre écrivit sa révélation en grec pour l'utilité de toutes les Eglises. Avitus, prêtre originaire d'Espagne, traduisit en latin cette révélation, et y joignant une épître, fit jouir l'Occident de son travail, au moyen du prêtre Orose, auquel il le confia. C'est cet Orose qui, parvenu dans la Terre-Sainte, où Augustin l'avait envoyé auprès de Jérôme pour y former son âme, reçut les reliques de saint Etienne, et de retour dans sa patrie les porta le premier en Occident. Les Bretons, ne pouvant supporter plus long-temps les ravages des Scots et des Pictes, envoyèrent à Rome des délégués, et promettant de se soumettre, sollicitèrent avec empressement des secours contre leurs ennemis. Une légion qu'on leur envoya aussitôt fit une grande destruction des barbares, chassa le reste hors du territoire de la Grande-Bretagne, et avant de la quitter ordonna d'élever un mur à travers l'île, et de l'une à l'autre mer, pour empêcher l'ennemi d'y pénétrer désormais. Ce rempart construit sans les règles de l'art, plutôt avec du gazon qu'avec des pierres, ne rendit aucun service à ceux qui l'avaient entrepris. En effet, les Romains étaient à peine partis que, de retour sur ses vaisseaux, l'ennemi coupe, foule aux pieds et dévore tout ce qu'il rencontre, comme une moisson dont il avait attendu la maturité. On fut obligé de demander de nouveau du secours aux Romains: ils accourent, taillent en pièces les barbares, les forcent à fuir au-delà des mers; et, s'étant réunis aux Bretons, élèvent d'une mer à l'autre, entre les villes que la crainte de l'ennemi avait fait bâtir, une muraille, non pas de terre, facile à pulvériser, mais de rochers et de pierres solides. Sur le rivage du sud où l'on craignait aussi l'ennemi, on construisit des tours à des intervalles rapprochés. C'est ainsi que les Romains prirent congé de leurs alliés, comme s'ils ne devaient plus les revoir désormais. Boniface, évêque de Rome, érigea un oratoire dans le cimetière de sainte Félicité, et décora son tombeau ainsi que celui de saint Silvain. Le prêtre Jérôme mourut à quatre-vingt-onze ans, la douzième année du règne d'Honorius, le 2 des calendes d'octobre (30 septembre). Théodose-le-Jeune, fils d'Arcadius, régna vingt-six ans. Valentinien-le-Jeune, fils de Constance, fut nommé empereur à Ravenne, tandis que Placidie sa mère était nommée Auguste. Les Vandales, les Alains et les Goths, nations féroces, passant d'Espagne en Afrique, ravagèrent et souillèrent tout par le fer, la flamme, le brigandage, et par l'impiété de l'hérésie d'Arius. Saint Augustin, évêque d'Hippone, et docteur éminent de toutes les églises, ne voulant pas voir la ruine de sa ville, mourut le troisième mois du siége qu'elle souffrait, le 5 des calendes de septembre (le 28 août), après avoir vécu soixante-seize ans, dont il avait passé près de quarante dans les ordres sacrés ou dans l'épiscopat. Dans ce même temps, les Vandales, après la prise de Carthage, passèrent en Sicile et la ravagèrent complétement. Paschasinus, prêtre de Lilybée, parle de ces calamités dans une lettre qu'il écrivit au pape Léon sur l'époque de la célébration de la Pâque. Palladius, ordonné par le pape Célestin, est le premier évêque qui ait été envoyé aux Scots, convertis à la foi du Christ. L'an huit du règne de Théodose-le-Jeune, l'armée romaine étant en marche pour quitter la Grande-Bretagne, les Scots et les Pictes, sachant qu'elle refusait d'y rentrer, attaquèrent de nouveau cette île, et la soumirent tout entière, jusqu'à la muraille que les Bretons avaient élevée. Sans nul retard, ceux qui étaient préposés à la garde des murs, ayant été tous tués ou pris ou chassés, les murs eux-mêmes étant en partie renversés, le ravage le plus cruel n'eut plus de bornes. Ce fut inutilement que, dans des dépêches où leurs calamités étaient décrites, les Bretons sollicitèrent des secours d'Aëtius, consul pour la troisième fois, et qui, l'an vingt-trois du règne de Théodose, était chargé du commandement des troupes romaines. Cependant une famine horrible et long-temps fameuse attaqua ceux que la fuite avait dérobés au tranchant du glaive. Alors quelques malheureux furent forcés de se joindre aux ennemis; d'autres retirés dans les montagnes, les cavernes et les bois, résistaient courageusement, et faisaient éprouver à leurs adversaires de grandes pertes d'hommes. Les Scots reprirent le chemin de leur pays, bien décidés à revenir sans tarder; les Pictes conservèrent une partie de l'île qu'ils avaient envahie et dans laquelle ils voulaient se fixer. Une grande abondance succéda à la famine; l'opulence fit naître le luxe et la négligence; la négligence occasionna de grands malheurs, et bientôt s'ensuivit le ravage affreux occasionné par de nouveaux ennemis, c'est-à-dire par les Angles. Les Bretons d'un avis unanime, et d'accord avec leur roi Wortigern, préférèrent, au lieu de combattre, inviter les Angles à devenir les défenseurs de la patrie; mais ils trouvèrent bientôt, dans ceux qu'ils avaient accueillis, des ennemis qui les attaquèrent de tous côtés. Sixte, évêque de Rome, consacra à sainte Marie, mère du Sauveur, la basilique que les anciens appelaient le temple de Bacchus. Eudoxie, femme de Théodose, rapporta de Jérusalem les reliques du bienheureux saint Etienne, premier martyr, que l'on exposa à la vénération des fidèles dans la basilique de saint Laurent. Bléda et Attila son frère, roi de nations puissantes, dévastèrent l'Illyrie et la Thrace. [1,21] CHAPITRE XXI. Marcien et Valérien régnèrent sept ans: les Angles ou Saxons descendirent dans la Grande-Bretagne sur trois vaisseaux remarquables par leur longueur. Lorsque l'on sut dans leur pays que leur trajet avait été heureux, on envoya une armée plus nombreuse que la première,- et qui s'y étant réunie triompha de la résistance de l'ennemi. Les Angles se divisèrent ensuite, et ravagèrent par le fer et le feu presque toute l'île, depuis l'orient jusqu'à l'occident, ayant pris occasion de se comporter ainsi de ce que les Bretons ne payaient pas suffisamment ceux qui combattaient pour eux. Jean-Baptiste révéla le lieu où sa tête était cachée, auprès du palais du roi Hérode, à deux moines orientaux qui s'étaient rendus en pélerinage à Jérusalem. Cette tête fut ensuite portée à Emèse en Phénicie, et y reçut le culte qu'elle méritait. L'hérésie de Pélage causa de grands troubles dans la foi de la Grande-Bretagne. Ceux qui demandèrent l'assistance des évêques des Gaules, trouvèrent pour défenseurs de la foi, Germain, évêque de l'église d'Auxerre, et Loup, évêque de Troyes, également confesseurs de la grâce apostolique. Ces illustres champions du Seigneur corroborèrent la foi par les paroles de vérité et par l'éclat des miracles. Forts de l'assistance divine, ils joignirent leur force à celle des Bretons, et terminèrent heureusement la guerre qui leur était faite par les Saxons et les Pictes. En effet Germain, ayant été placé à la tête des affaires, mit en fuite ces ennemis cruels, non par le son de la trompette, mais aux cris de l'alleluia que toute l'armée fit monter vers les cieux. Ce saint évêque s'étant ensuite rendu à Ravenne, accueilli avec un grand respect par Valentinien et Placidie, quitta ce monde pour retourner auprès du Christ. Son corps honoré d'un nombreux concours, et accompagné des œuvres de ses vertus, fut transporté à Auxerre. Le patrice Aëtius, le salut en Occident des Etats occidentaux, et jadis la terreur d'Attila lui-même, fut mis à mort par Valentinien. Avec lui s'écroula l'empire de l'Italie, qui depuis n'a pu se relever. C'est vers cette époque que le royaume des Francs prit naissance; car du temps de Théodose-le-Jeune, fils d'Arcadius, et vers le pontificat du pape Célestin, Ferramond (Pharamond), fils de Francus, duc de Sens, le premier des rois Francs, régna cinq ans, et à sa mort eut pour successeur Clodion, son fils, qui pendant sept années porta la couronne. Alors le diable, ayant pris la figure de Moïse, apparut aux Juifs dans l'île de Crète, et leur promit de les conduire a pied sec à travers les mers, jusque dans la terre promise. C'est alors que plusieurs de ces malheureux furent mis à mort, et que le reste se convertit à la foi chrétienne. L'an second du règne de Marcien et de Valentinien, Mérovée, roi des Francs, mourut après un règne de treize ans. Childeric son fils en régna vingt-trois, étant monté après lui sur le trône des Francs. Léon (Léon I) régna dix-sept ans. Il adressa sur le concile de Chalcédoine, à tous les évêques orthodoxes, dans tout l'univers, une lettre circulaire pour leur demander leur opinion individuelle sur les décisions de cette assemblée. Leurs réponses sur l'incarnation du Christ furent tellement concordantes qu'on les eût crues toutes écrites au même moment sous la dictée d'un seul homme. Théodore, évêque de la ville de Cyrus, roi de Perse, son fondateur, prit le nom de Cyre, écrivit sur l'incarnation du Sauveur un traité contre Eutychès, et Dioscore, évêque d'Alexandrie, qui niaient dans le Christ la nature humaine; il écrivit en outre une histoire ecclésiastique, à partir de la fin de la chronique d'Eusèbe jusqu'à l'empire de Léon, sous lequel il mourut. Sur l'ordre du pape Hilaire, Victorius écrivit sur le cycle Pascal de cinq cent trente-deux ans. Zénon régna dix-sept années. On découvrit alors le corps de l'apôtre Barnabas, et l'évangile autographe de Matthieu qui révéla lui-même le lieu où il était placé. Odoacre, roi des Goths, s'empara de Rome, que depuis cette époque les rois de la même nation possédèrent quelque temps. A la mort de Théodoric, fils de Triarius, Théodoric, surnommé Valamir, régna sur les Goths. C'est le même prince qui, après avoir ravagé la Macédoine et la Thessalie, et brûlé plusieurs quartiers de la Cité reine, occupa odieusement l'Italie. Huneric, roi des Vandales, partisan de la doctrine d'Arius, après avoir en Afrique exilé ou mis en fuite plus de trois cent trente-quatre évêques catholiques, ferma leurs églises et livra le peuple à divers supplices; ce fut vainement qu'il fit abattre les mains et couper la langue à une innombrable quantité de chrétiens, il ne put empêcher de confesser hautement la foi catholique. Sous la conduite d'Ambroise d'Orléans, homme modeste, qui seul, grâce aux Romains, avait survécu au massacre exécuté par les Saxons, et à ses parents alors égorgés sous la pourpre, les Bretons, appelant aux combats leurs vainqueurs, triomphèrent d'eux sur le champ de bataille. Depuis ce moment la victoire se décida, tantôt pour les uns, tantôt pour les autres, jusqu'à ce qu'un étranger plus puissant s'empara de toute l'île pour un long période de temps. L'an premier du règne de Zénon, Childéric étant mort, Clovis son fils commença à régner dans la Gaule, et tint d'une main puissante le sceptre pendant dix-neuf ans. Anastase régna vingt-huit ans. Transamond, roi des Vandales, exila en Sardaigne deux cent vingt évêques. Le pape Symmaque, auquel on dut, soit la fondation, soit la restauration d'un grand nombre d'églises, fit bâtir auprès des basiliques de Saint-Pierre, de Saint-Paul et de Saint-Laurent, de pieuses retraites pour les pauvres, et, chaque année, envoya des secours pécuniaires et des habillements aux évêques persécutés qui se trouvaient en Sardaigne, ou qui étaient restés en Afrique. Favorable à l'hérésie d'Eutychès, et par conséquent persécuteur des catholiques, Anastase fut frappé de la foudre divine. [1,22] CHAPITRE XXII. Clovis, roi des Français, fut baptisé par saint Remi, archevêque de Rheims, avec trois mille hommes les plus illustres de son armée. Il mourut quatorze ans après son baptême. Théodoric son fils lui succéda. A la mort de celui-ci, Clotaire son frère régna en France pendant cinquante-un ans. Alors Gildard et Flavius brillèrent sur le siége de Rouen; et Mamert, archevêque de Vienne en Dauphiné, institua, avant le jour de l'Ascension, des litanies, c'est-à-dire des prières solennelles, à cause d'une peste qui, sous diverses formes, affligeait les peuples. Justin-le-Vieux régna huit ans. Le pape Jean se rendant à Constantinople, parvenu au milieu d'un nombreux concours à la Porte-Dorée, rendit la lumière à un aveugle qui réclamait son assistance. A son retour, Théodoric le fit saisir à Ravenne, et le jeta, ainsi que son cortége, dans une prison où il mourut, conduit à ce crime par l'envie de ce que Justin, défenseur de la foi catholique, avait reçu le prélat honorablement. La même année, il fit périr Symmaque, patrice de Ravenne; mais l'année suivante il mourut subitement dans cette ville. Son neveu Athalaric lui succéda. Enfin, après soixante-quatorze années de profanations hérétiques, Hilderic, roi des Vandales, fit rappeler d'exil les évêques, et ordonna de réparer les églises. Benoît, abbé célèbre, obtint beaucoup de gloire par l'éclat de ses vertus, que le bienheureux pape Grégoire a racontées dans son livre des Dialogues. Justinien, neveu de Justin par une sœur de ce prince, régna trente-huit ans. Le patrice Bélisaire, envoyé en Afrique par Justinien, y extermina les Vandales. Il reprit Carthage après quatre-vingt-seize ans d'occupation par ces barbares. Vainqueur des Vandales, il prit Gélimer, leur roi, qu'il envoya à Constantinople. Le corps du moine saint Antoine, retrouvé par une révélation divine, fut envoyé à Alexandrie, et inhumé dans l'église de Saint-Jean-Baptiste. Denis le petit écrivit sur les Pâques à dater de l'année de l'Incarnation. C'est alors que le code de Justinien fut promulgué dans tout l'univers. Victor, évêque de Capoue, composa aussi sur la Pâque un traité dans lequel il releva les erreurs de Victorius. Le roi Clotaire mourut dans un âge avancé, et l'empire des Francs fut divisé en quatre royaumes: Paris échut à Charibert, Orléans à Gontran, Soissons à Chilpéric et Metz à Sigebert. Enfin, l'an trente-sixième de l'empire de Justinien, Sigebert périt par les embûches de son frère Chilpéric, avec lequel il était en guerre. Son fils Childebert, encore enfant, secondé par sa mère Brunehaut, prit les rênes des Etats de son père, et régna vingt-cinq ans. Justin-le-Jeune occupa le trône pendant onze années. Le patrice Narsès vainquit en Italie et mit à mort Totila, roi des Goths. La jalousie des Romains, auxquels il avait pourtant rendu les plus grands services, l'ayant accusé auprès de Justin et de Sophie sa femme, d'opprimer l'Italie, Narsès se retira à Naples, dans la Campanie, d'où il engagea par ses lettres les Lombards à venir s'emparer de l'Italie. Le pape Jean termina l'église des Apôtres Philippe et Jacques, que son prédécesseur Pélage avait commencée; il en fit aussi la dédicace. Ce fut alors que le belliqueux Alboin, fils d'Audoin, roi des Lombards, passa de la Pannonie en Italie, et, de l'aveu du patrice Narsès, la soumit à son pouvoir. Tibère Constantin régna sept ans. Grégoire, de nonce apostolique à Constantinople, devenu évêque de Rome, composa un livre d'exposition sur Job, et, en présence de Tibère, convainquit un Eutychéen, évêque de Constantinople, d'erreur dans ses propositions sur l'article de foi qui concerne la résurrection des morts. La démonstration fut si évidente que Tibère fut d'avis que l'on devait livrer aux flammes le livre de cet hérétique, qu'il réfuta lui-même par des explications très-orthodoxes. Cet Eutychéen enseignait qu'au moment glorieux de la résurrection, nos corps seront impalpables et plus subtils que l'air et les vents: ce qui était contraire à ces paroles du Sauveur: «Touchez, et voyez que l'esprit n'a ni chair ni os, comme vous voyez que j'en ai.» Les Lombards, accompagnés de la famine et de la mortalité, et poursuivant le cours de leurs dévastations, allèrent mettre le siége devant Rome même. Ils avaient alors pour roi Alboin. Maurice régna vingt-un ans. Herménégild, fils de Liwigildiguis, roi des Goths, ayant confessé courageusement la foi catholique, fut privé par son père, qui était arien, de toutes les dignités dont il était revêtu, jeté en prison et dans les fers; enfin, dans la seconde nuit du dimanche de la Résurrection du Sauveur, il fut décapité, et, tout à la fois roi et martyr, échangea contre le royaume céleste le trône périssable de ce monde. Son frère Reccared, ayant bientôt après succédé à son père, convertit à la foi catholique toute la nation des Goths, sur les instances de Léander, évêque de Séville, qui avait aussi instruit Herménégild. Maurice épousa la fille de Tibère Constantin, et le premier des Grecs fit porter devant lui les faisceaux romains. L'an treize de l'empire de Maurice, Grégoire, pontife de l'Eglise romaine et docteur très-savant, réunit dans la basilique de l'Apôtre saint Pierre un concile de vingt-trois évêques, afin de pourvoir aux nécessités de l'Eglise. Le pape, ayant envoyé dans la Grande-Bretagne Augustin, Mellitus, Jean et plusieurs moines craignant Dieu, convertit les Anglais au christianisme. Edilbert, avec les peuples de Cantorbéry, ayant aussi embrassé la religion chrétienne, donna dans cette contrée et les provinces voisines des siéges épiscopaux, non-seulement à Augustin son docteur favori, mais encore aux saints prêtres qui l'avaient accompagné. A cette époque, les portions du peuple anglais qui habitaient au nord de l'Humber n'avaient pas encore entendu la parole de vie, non plus que leurs rois Elle et Edilfride. L'an dix-huit du règne de Maurice, Grégoire, écrivant à Augustin ainsi qu'aux évêques de Londres et d'York, leur envoya le pallium, et les déclara métropolitains. Il mourut quatre ans après. Phocas régna huit ans. A la prière du pape Boniface, ce prince décida que le siége de l'Eglise romaine et apostolique devait être le chef de toutes les églises de la chrétienté, afin de mettre un terme aux prétentions de l'Eglise de Constantinople, qui s'arrogeait cet honneur. C'est ce même prince qui, sur les instances d'un autre Boniface, pape aussi, fit convertir l'ancien temple que l'on appelait le Panthéon, après l'avoir purgé des ordures de l'idolâtrie, en une église, consacrée à la bienheureuse Marie toujours vierge, et à tous les martyrs, de manière qu'au lieu même ou jadis on rendait un culte, non pas à tous les dieux, mais à tous les démons, on célébra désormais la mémoire de l'universalité des saints. Les Persans continuant de faire une guerre cruelle à l'Empire, enlevèrent à la puissance romaine plusieurs provinces, et notamment Jérusalem. Ils allaient détruisant les églises, profanant les lieux sacrés, ravissant les ornements des temples des saints et des particuliers; ils enlevèrent même l'étendard de la croix du Sauveur. Héraclius régna trente-un ans. Anastase, moine persan, souffrit pour le Christ un noble martyre. Quoique né en Perse, et qu'il eût été par son père instruit dans la science des mages, ayant entendu, par des captifs chrétiens, célébrer le nom de Jésus-Christ, soudain converti de tout son esprit à la foi du Sauveur, et cherchant partout ce divin maître, il se rendit à Chalcédoine, à Hiérapolis, et enfin à Jérusalem. C'est là qu'ayant reçu la grâce du baptême, il entra dans le monastère de l'abbé Anastase, à quatre milles de cette dernière ville. Là, ayant passé sept ans dans la vie monacale, il se rendit en pélerinage à Césarée de Palestine, tomba au pouvoir des Persans, fut condamné par Marzabanes au fouet, aux fers et à la prison, puis envoyé en Perse au roi Chosroès. Frappé du fouet à trois reprises, suspendu ensuite par une main pendant trois heures, il finit par être décollé avec soixante-dix autres martyrs. Bientôt il suffit à un certain démoniaque de revêtir sa tunique pour être délivré de la possession de Satan. Cependant le prince Héraclius étant survenu avec une armée, battit Chosroès et ses Persans, délivra les Chrétiens captifs, les ramena avec lui comblés de joie, et rapporta à Jérusalem le bois de la sainte croix. Les reliques du saint martyr Anastase, portées d'abord à son monastère, furent ensuite transférées à Rome, où elles sont exposées à la vénération des fidèles dans le couvent de l'apôtre saint Paul. L'an dix-sept du règne d'Héraclius, Edwin, excellent roi des Anglais du Northumberland, reçut avec sa nation la parole du salut, qui lui fut portée par l'évêque Paulin, que le vénérable Just, archevêque de Cantorbéry, lui avait envoyé. Il appela ce Paulin au siége épiscopal d'York, la onzième année de son règne, qui répond à peu près à la dix-huitième de l'arrivée des Angles dans la Grande-Bretagne. Comme augure de la félicité à venir et du royaume céleste, le roi vit croître aussi la splendeur de ses terrestres Etats, à tel point qu'il réunit sous ses lois toutes les contrées de la Grande-Bretagne, tant celles qui étaient habitées par les Angles que celles qui l'étaient par les Bretons; et c'est ce qu'avant Edwin les Angles n'avaient pu faire. Dans ce temps-là, le pape Honorius reprit, par une lettre qu'il adressa aux Scots ou Ecossais, une erreur dans laquelle ils étaient tombés par rapport à l'observance de la Pâques; mais Jean, successeur de Séverin, qui avait remplacé Honorius, ayant été promu au pontificat, écrivit aussi à ces peuples, et sur la Pâque et sur l'hérésie des Pélagiens qui était chez eux dans toute sa force. En France, après la mort de Théodebert et de Théodoric, Clotaire-le-Grand, fils de Chilpéric, monta sur le trône, et réunit toute la monarchie francaise sous ses lois. A sa mort, son fils Dagobert lui succéda, et gouverna dignement ses Etats pendant douze ans. Son fils Clovis régna ensuite, et laissa en mourant son diadème à ses trois fils, Clotaire, Théodoric et Childéric. Du temps de ces rois de France, plusieurs saints personnages se distinguèrent par leurs vertus et leurs miracles: Romain et Ouen, Ansbert et Eloi, Evroul et Laumer, Maur et Colomban, Philbert et Wandrille, et plusieurs autres puissants par la foi et la prédication, répandirent une vive splendeur par leur sainteté et par les prodiges qu'ils opérèrent. Héracléonas régna deux ans avec sa mère Martine. Cyr, évêque d'Alexandrie, Serge et Pyrrhus, évêque de Constantinople, renouvelèrent l'hérésie des Acéphales, et répandirent le dogme d'une seule opération et d'une seule volonté dans la divinité et l'humanité du Christ. Dans ce même temps, ce Pyrrhus, dont nous venons de parler, passa de l'Afrique à Rome, alla trouver le pape Théodore, et, feignant, comme il le parut depuis, d'être sincèrement repentant, offrit à ce pontife, en présence de tout le clergé et du peuple, une déclaration souscrite de sa signature, dans laquelle il condamnait tout ce qui, soit par lui, soit par ses prédécesseurs, avait été écrit ou fait contre la foi catholique. Cette démarche le fit recevoir avec bienveillance comme pontife de la ville impériale. Etant retourné à Constantinople, Pyrrhus reprit le cours de ses erreurs, et le pape Théodore, ayant convoqué tous les prêtres et le clergé dans l'église de Saint-Pierre, prince des Apôtres, le mit sous le lien de l'anathême. Constantin, frère d'Héraclius, régna six mois. Paul, successeur de Pyrrhus, ne se borna pas à affliger la catholicité par ses doctrines insensées, comme l'avaient fait ses prédécesseurs: il devint ouvertement persécuteur. Les nonces apostoliques, que la sainte Eglise romaine avait envoyés pour sa correction, furent par lui condamnés, les uns à l'emprisonnement, les autres à l'exil, et quelques-uns à la fustigation; il alla même jusqu'à dépouiller dans leur palais l'autel consacré à Placidie, et vénérable par ses miracles; il défendit d'y célébrer l'office de la messe. C'est pourquoi, comme ses prédécesseurs, il fut par le saint siége apostolique condamné justement à la peine de la déposition. Constant, fils de Constantin, régna vingt-huit ans. Trompé par Paul, comme Héraclius son aïeul l'avait été par Serge, évêque aussi de la cité impériale, il exposa sa doctrine contre la foi catholique, déclarant qu'il ne fallait pas reconnaître dans le Christ ni une ni deux volontés ou opérations, comme s'il fallait croire que le Christ n'eût voulu ni agi. C'est pourquoi le pape Martin ayant réuni à Rome un concile de cent cinq évêques, frappa de l'anathême les hérétiques dont nous venons de parler, Cyr, Serge, Pyrrhus et Paul. L'exarque Théodore, envoyé peu après par l'empereur, enleva de l'église de Constantin (la Constantinienne) le pape Martin, et le conduisit à Constantinople. Relégué dans la Chersonèse de Thrace, Martin y finit ses jours, célèbre encore aujourd'hui dans ce lieu par le grand nombre de miracles que ses vertus opérèrent. Le concile dont il s'agit eut lieu l'an neuf du règne de Constant. Au mois d'octobre, ce prince envoya à Vitalien, récemment nommé pape, pour être déposé dans la basilique de l'apôtre saint Pierre, un livre d'Evangile écrit en lettres d'or et orné tout à l'entour de sa couverture de diamants d'une admirable grosseur. Peu d'années après, ce prince étant venu à Rome, offrit sur l'autel de saint Pierre un pallium d'étoffe d'or, et fit entrer dans l'église toute son armée, dont chaque soldat portait un cierge. L'année suivante, on remarqua une éclipse de soleil vers dix heures du jour, le 5 des nones de mai (3 mai). L'archevêque Théodore et l'abbé Adrien, envoyés par Vitalien dans la Grande-Bretagne, fécondèrent plusieurs églises des Anglais par la semence de la doctrine ecclésiastique. Après plusieurs ravages inouis, commis dans les provinces, Constant périt massacré dans le bain, et peu de temps après le pape Vitalien partit pour le royaume céleste. [1,23] CHAPITRE XXIII. Constantin Pogonat, fils de Constant, régna dix-sept ans. Les Sarrasins s'emparent de la Sicile et retournent bientôt à Alexandrie, emportant avec eux un immense butin. Agathon pape, cédant à la prière de l'empereur Constantin et de ses deux frères Héraclius et Libère, princes d'une grande piété, envoya à Constantinople, pour tâcher d'y opérer la réunion des saintes églises de Dieu, plusieurs légats, parmi lesquels était Jean, alors diacre de l'Eglise romaine, et qui devint évêque peu de temps après. Accueillis avec de grands témoignages de bienveillance par Constantin, ce vénérable défenseur de la foi catholique, ils reçurent l'ordre de traiter (dans une entrevue pacifique, et mettant de côté les disputes philosophiques) ce qui concernait la vérité de la croyance chrétienne. On leur fournit, de la bibliothèque de Constantinople, tous les livres des anciens pères de l'Eglise, dont ils pouvaient avoir besoin. Là se trouvèrent cent cinquante évêques sous la présidence de George, patriarche de la cité impériale, et de Macaire, évêque d'Antioche. Ceux qui prétendaient qu'il n'y avait dans le Christ qu'une seule volonté et une seule opération, furent convaincus d'erreur d'après les nombreux témoignages des saints pères de l'Eglise catholique. Le débat terminé, George se corrigea; mais on fut forcé d'anathématiser Macaire avec ses sectateurs, ainsi que Cyr, Serge, Honorais, Pyrrhus, Paul et Pierre. On remplaça Macaire dans l'évêché d'Antioche par Théophane, abbé sicilien. Les légats furent tellement favorisés par la grâce, à cause de la paix qu'ils avaient rendue à la catholicité, que Jean, évêque d'Ostie sur le Tibre, l'un d'eux, eut l'honneur de célébrer, en latin, en présence de l'empereur et du patriarche, dans l'église de Sainte-Sophie, les messes publiques du dimanche de l'octave de Pâques. Ce concile est le sixième œcumenique qui ait été célébré à Constantinople. Les actes en furent écrits dans la langue grecque, sous le pontificat du pape Agathon, pendant le règne du très-pieux empereur Constantin, qui résida dans son palais avec les légats du Saint-Siége et les cent cinquante évêques. En effet, le premier concile universel fut tenu à Nicée contre Arius, du temps du pape Jules, et sous l'empire de Constantin I; il s'y trouva trois cent dix-huit pères. Le second composé de cent cinquante pères, se réunit à Constantinople contre Macédonius et Eudoxe, du temps du pape Damase et de l'empereur Gratien, lorsque Nectaire fut ordonné évêque de Constantinople. Le troisième concile se tint à Ephèse contre Nestorius, évêque de la cité impériale, sous l'empire de Théodose-le-Grand, et sous le pontificat de Célestin: deux cents pères y assistèrent. Ce fut à Chalcédoine que fut tenu le quatrième par six cent et trente pères, du temps de l'empereur Marcien et du pape Léon contre Eutychès, criminel supérieur de moines. Quant au cinquième, ce fut aussi à Constantinople qu'il eut lieu contre Théodore et tous les hérétiques, pendant que Vigile était pape et Justinien empereur. Nous venons plus haut de parler du sixième concile œcuménique. La sainte et perpétuelle vierge du Christ, Edilfride, fille d'Ina, roi des Anglais, mariée d'abord à Tondebert, prince très-magnifique des Girviens du sud, et ensuite à Egfrid, roi du Northumberland, après avoir conservé douze ans sa virginité, même dans le lit conjugal, passa du trône, en prenant le voile virginal, dans la sainte retraite dés religieuses. Aussitôt, mère des vierges et pure nourrice des saintes, elle fit bâtir un monastère dans ce lieu, qu'on appelle Elge: même après sa mort son corps rappela les mérites de sa vie; car, inhumée avec ses vêtements, elle fut seize ans après retrouvée aussi intacte qu'eux-mêmes. Justinien-le-Jeune, fils de Constantin, régna dix ans. Il fit avec les Sarrasins, pour dix années, un traité qui rendit la paix à la terre comme aux mers. La province d'Afrique fut restituée à l'empire romain, auquel les Sarrasins l'avaient ravie après avoir pris et détruit Carthage. Cet empereur, voyant que Serge d'heureuse mémoire, pontife de l'Eglise romaine, ne voulait pas approuver et signer le concile de Constantinople, envoya Zacharie, son premier écuyer, pour le faire conduire à Constantinople; mais les troupes de la ville de Ravenne et des autres contrées voisines s'opposèrent aux ordres criminels du prince; et Zacharie accablé d'injures et d'outrages fut chassé de la ville de Rome. La quatrième année du règne de Justinien, Pepin devint en France premier maire du palais. Le pape Serge ordonna le vénérable Willebrod, surnommé Clément, qui, né Anglais, avait quitté la Grande-Bretagne, pour être évêque de la nation des Frisons. Il occasionna chez les barbares d'innombrables pertes au royaume de Satan, en même temps qu'il propagea considérablement la foi chrétienne. Justinien à cause de ses crimes et de sa perfidie, fut renversé du trône et envoyé en exil dans la Chersonèse, où Cyr abbé eut soin de pourvoir à sa nourriture. Léon régna trois ans: le seigneur pape découvrit, grâce à une révélation du Seigneur, dans le sanctuaire de l'église du vénérable apôtre saint Pierre, une cassette d'argent qui était restée très-long-temps oubliée dans un coin obscur, et qui renfermait une croix enrichie de plusieurs pierres précieuses. En ayant tiré quatre enveloppes qui recelaient des diamants d'une merveilleuse grandeur, il trouva une portion du précieux bois de la croix salutaire de Jésus-Christ. C'est cet objet sacré que dans la basilique du Sauveur, qu'on appelle la Constantinienne, on offre à l'adoration et au baiser de tout le peuple le jour de l'exaltation de la croix. En Angleterre, le très-révérend Cuthbert, devenu de simple anachorète évêque de l'église de Lindisfarn, illustra toute sa vie, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse, par une suite continuelle de miracles. Onze ans après son inhumation, on découvrit son corps et les vêtements dont il était habillé aussi intacts qu'à l'heure de sa mort. Cedwal, roi des Saxons occidentaux, abdiqua le trône en faveur d'Hisna, et s'étant rendu à Rome, fut baptisé le samedi de Pâques par le pape Serge; il était encore revêtu de blanc quand il fut attaqué d'une maladie qui le conduisit au tombeau, le 12 des calendes de mai (20 avril). Par l'ordre du pape, qui lui avait donné au baptême le nom de Pierre, il fut inhumé dans l'église de ce saint apôtre. L'épitaphe suivante fut gravée sur son tombeau: «Cedwal, le valeureux Cedwal, touché de l'amour de Dieu, abandonna pieusement les honneurs, les richesses, sa famille, ses puissants Etats, les triomphes, les dépouilles enlevées à l'ennemi, sa cour, ses villes, ses châteaux, son palais, tout ce que le mérite de ses pères et le sien propre avaient réuni; il se fit pieusement plonger dans les eaux réparatrices de la fontaine du salut, pour être, hôte royal, mis à portée de contempler saint Pierre et le séjour des bienheureux. Ainsi accourant des extrémités de l'empire Britannique, il traversa sans danger différentes nations, plusieurs mers et plusieurs contrées; il vit la ville de Romulus et l'admirable temple de saint Pierre, apportant avec lui de mystiques présents. Blanc et pur comme les agneaux du Christ, il ira se réunir à leur troupeau; car si son corps repose dans le tombeau, son ame a été recueillie dans les cieux. Croyez bien que, pour lui, avoir mérité le royaume du Christ c'est n'avoir fait que changer de sceptre.» [1,24] CHAPITRE XXIV. Tibère régna sept ans. Le synode tenu à Aquilée ne voulut pas admettre le cinquième concile universel, jusqu'à ce qu'ayant reçu des instructions salutaires du pape, il consentit à l'admettre avec les autres églises chrétiennes. Gisulfe, duc des Lombards de Bénévent, ravagea la Campanie par le glaive, et la dépeupla par la captivité. Comme aucune puissance humaine ne pouvait résister à ces violentes attaques, le pape Jean, successeur de Serge, envoya vers ce conquérant des prêtres et des personnes chargées de présents, qui rachetèrent tous les captifs et firent rentrer l'ennemi dans ses foyers. Le siége pontifical fut occupé ensuite par un autre Jean qui, entre autres ouvrages remarquables, construisit un oratoire à la sainte Mère de Dieu, ouvrage d'une rare beauté, dans l'église de Saint-Pierre, prince des Apôtres. Aribert, roi des Lombards, restitua justement au Saint-Siége un grand nombre de domaines dans les Alpes Cottiennes, qui avaient autrefois fait partie des biens dudit siége, et dont, depuis long-temps, les Lombards s'étaient emparés. Il fit écrire cette donation en lettres d'or, et l'envoya à Rome. Justinien, replacé sur le trône, régna six ans avec son fils Tibère. Secondé par Terbellis, roi des Bulgares, il remonta au trône; il mit à mort les grands qui l'en avaient chassé, et Léonce qui avait pris sa place, et Tibère Absimare qui l'avait retenu en captivité durant tout le temps écoulé depuis sa déposition. Il fit arracher les yeux au patriarche Callinique qu'il envoya à Rome, et donna son évêché à Cyr, qui était abbé dans la Chersonèse, et qui, pendant son exil, avait pris soin de lui; il ordonna au pape Constantin de venir le trouver, le reçut honorablement et le renvoya; il le chargea de lui dire la messe le dimanche, et reçut de ses mains la communion, prosterné la face contre terre; il pria Constantin d'intercéder pour lui faire obtenir le pardon de ses péchés, et renouvela les priviléges de toute l'Eglise. Les troupes, que, malgré le pape, il avait envoyées dans la Chersonèse pour se saisir de Philippique, qui y était relégué par ses ordres, prirent tout à coup le parti de Philippique et le nommèrent empereur. Ce dernier prince revenant à Constantinople en vint aux mains, à douze milles de la ville, avec Justinien qui, vaincu et tué, abandonna le trône à son vainqueur. Philippique régna dix-huit mois. Il chassa Cyr du siège épiscopal, et lui ordonna de retourner dans la Chersonèse reprendre, comme abbé, le gouvernement de son couvent. Il écrivit au pape Constantin des lettres si peu orthodoxes que, de l'avis de son conseil, Constantin les rejeta. Ce fut à cause de cet événement qu'il fit peindre, dans le portique de l'église de Saint-Pierre, le tableau des actes des six conciles œcuméniques, parce que Philippique en avait fait enlever un pareil qui se trouvait à Constantinople. Le peuple romain décréta que le nom de cet empereur hérétique ne figurerait plus dans les actes publics, ni sur les monnaies: c'est pourquoi son effigie ne fut point placée dans l'église, ni son nom prononcé au prône des messes. Anastase régna trois ans. Il priva de la vue, mais il ne tua pas Philippique qu'il avait fait prisonnier. Il écrivit à Rome au pape Constantin des lettres qu'il lui fit porter par Scholastique, patrice et exarque d'Italie, et dans lesquelles il reconnut la foi catholique, ainsi que les actes du sixième concile. Liutprand, roi des Lombards, sur l'avis du vénérable pape Grégoire, confirma la donation du patrimoine des Alpes Cottiennes, qu'Aripert avait faite et qu'il avait annulée, Vulfrand, archevêque de Sens et moine de Saint-Vandrille, brilla alors, et opéra beaucoup de miracles en portant aux Frisons la parole de Dieu. Saint Egbert, Anglais, honneur du sacerdoce par sa vie toute monacale, pélerin acheminé vers la céleste patrie, convertit par ses pieuses prédications les premières provinces de la nation écossaise à l'observance canonique du temps pascal dont elle s'était trop longtemps écartée. Un si grand événement se passa l'an 717 de l'incarnation du Sauveur. Théodose régna un an. Elu empereur, il remporta une victoire signalée et long-temps contestée, sur Anastase, près de la ville de Nicée. Ayant reçu la parole du vaincu, il lui fit donner l'ordre de prêtrise et l'envoya dans un cloître. A peine monté sur le trône, Théodose qui était catholique fit placer dans son premier lieu le tableau respectable où étaient peints les six conciles œcuméniques, et que Philippique avait fait enlever. Le Tibre sortit de son lit, et occasionna de nombreux désastres dans la ville de Rome, de manière que les eaux s'étant élevées à la hauteur d'environ huit pieds couvrirent une vaste étendue de territoire, et se joignaient depuis la porte Saint-Pierre jusqu'au pont Milvius. Cette inondation dura sept jours, jusqu'à ce que, les citoyens ayant chanté fréquemment des litanies, le fleuve rentra enfin dans son lit le huitième jour. Dans ces temps-là un grand nombre d'Anglais, nobles et vilains, hommes et femmes, officiers du roi et simples citoyens, par l'instinct de l'amour de Dieu, avaient coutume de se rendre de la Grande-Bretagne à Rome. Léon régna neuf ans. Ce fut l'an troisième de son règne que Charles-Martel, fils de Pepin, devint maire du palais, et l'an suivant battit Rainfroi, qui fut forcé de se retirer à Angers. Les Sarrasins vinrent avec une armée innombrable envelopper Constantinople, qu'ils assiégèrent pendant trois ans, jusqu'à ce que les citoyens ayant élevé vers le ciel de ferventes prières, le; plus grand nombre des barbares périt par la faim, le froid et la peste; et le reste se retira rebuté d'un siége si difficile. A leur retour les Sarrasins firent la guerre aux Bulgares, peuple du Danube; vaincus encore de ce côté, ils furent obligés de fuir. Ayant gagné la haute-mer, les uns périrent dans les flots soulevés par les tempêtes, les autres furent massacrés sur le rivage où se brisèrent leurs vaisseaux. Liutprand, roi des Lombards, apprenant que les Sarrasins, après avoir dévasté la Sardaigne, ne craignaient pas même de souiller les lieux ou on avait enseveli honorablement le corps de saint Augustin, qu'on y avait jadis transporté pour le mettre à l'abri de la fureur des barbares, l'envoya réclamer, l'obtint à grand prix, le fit transférer à Pavie, et lui fit rendre tous les honneurs qui étaient dus à un Père si distingué. Jusque-là j'ai suivi la chronographie de l'anglais Bède, qui a conduit son travail jusqu'à l'an sept cent trente-quatre de l'incarnation du Sauveur. Ce Bède, prêtre, et Paul du Mont-Cassin, tous deux moines, tous deux imbus d'une grande science, entre autres bons ouvrages, ont publié en cinq livres l'histoire de leur nation; ils ont clairement fait connaître d'où partirent les Lombards et les Angles, et comment les uns soumirent l'Italie tandis que les autres s'emparaient de la Grande-Bretagne. [1,25] CHAPITRE XXV. Désormais je suis contraint de faire de pénibles recherches dans les écrits des autres savants; je tâcherai de poursuivre jusqu'à notre époque le récit des événements que le grand nombre et la diversité des calamités rend de plus en plus affreux, quand, on voit deux prélats se disputer six ans, par toutes sortes de moyens, le pontificat romain, et après la mort de Henri, roi d'Angleterre, Etienne de Blois, son neveu, et Geoffroi son gendre, déployer toutes les fureurs de la haine, et se livrer à la guerre au détriment du tous. Constantin (Constantin Copronyme), fils de Léon (l'Isaurien), régna cinquante-huit ans. Alors Hugues, archevêque de Rouen, occupait aussi avec éclat les siéges de Paris et de Bayeux, et gouvernait les abbayes de Jumiége et de Saint-Vandrille (Fontenelle). Charles et Pepin deviennent maires du palais, et Remi, leur frère, après avoir chassé Rainfroi, devient archevêque de Rouen. Constantin et Abdalla, émir des Sarrasins, rivalisent de cruauté contre les orthodoxes. Constantin assemble à Constantinople un concile de trois cent trente évêques. L'an 754 de l'incarnation du Sauveur, le pape Etienne, excédé des persécutions d'Astolphe, roi des Lombards, s'enfuit en France, et, reçu honorablement à Paris, y tomba malade. A sa convalescence, il dédia un autel dans l'église Saint-Denis. Il sacra rois Pepin et ses deux fils Charles et Carloman; il leur recommanda la défense de la sainte Eglise contre les ennemis qui la persécutaient. Pepin, roi des Français, après avoir dignement régné pendant seize années, mourut le 8 des calendes d'octobre (24 septembre), et laissa son royaume à Charles son fils. Charlemagne régna quarante-sept ans, et fit beaucoup de choses mémorables tant pour l'Eglise que pour le siècle. Ses vertus furent grandes devant Dieu et les hommes: aussi une foule de voix ont rapporté avec admiration ses travaux, et les ont célébrés avec une grande ardeur devant des auditeurs avides de les écouter. Il prit la route de Rome avec une noble armée de Francs. A son retour, il se saisit de la personne de Didier, roi des Lombards; il s'empara de Pavie et d'autres villes d'Italie. Ce prince fit raser Pampelune; il prit à main armée la ville de Sarragosse; il anéantit à force de victoires les Saxons, les Espagnols et les Sarrasins; il humilia la puissance païenne devant la terreur du nom chrétien, et, au nom de Jésus-Christ, il arbora glorieusement l'étendard de la croix. Léon (Léon Porphyrogenète), fils de Constantin, régna cinq ans. Charlemagne alla de nouveau à Rome, et, toujours victorieux, pénétra jusqu'à Capoue et dans la Pouille. Constantin, conjointement avec sa mère Irène, régna dix-sept ans. C'est alors qu'un particulier de Constantinople découvrit un coffre de pierre, et dedans un homme étendu, avec cette inscription: «Le Christ naîtra de la vierge Marie, et je crois en lui. Sous l'empire de Constantin et d'Irène, ô soleil, tu me verras pour la seconde fois.» Charlemagne parvint, à travers le territoire des Allemands, jusqu'à celui des Boïens, et, trois ans après, conquit leur pays. Ensuite il envahit les Slaves, que l'on appelle Viltzes, et l'année suivante ravagea la Hongrie. Dans ce temps-là, Adrien et Léon gouvernèrent l'Eglise pendant quarante-quatre ans, honorèrent leur pontificat par l'éclat des bonnes œuvres, et rendirent à la chrétienté les services les plus éminents. C'est alors que gouvernèrent Constantin (Copronyme), Léon (l'Isaurien) et un autre Constantin, comme nous l'avons dit plus haut. Depuis l'époque de Constantin-le-Grand, fils d'Hélène, lequel fonda Constantinople, jusqu'à Constantin, fils d'Irène, l'empereur de Constantinople gouverna l'empire romain, et donna des lois à l'Italie et à beaucoup d'autres nations parlant diverses langues. Comme plusieurs de ces empereurs embrassèrent l'hérésie, et ne furent point élus par le peuple d'une manière légitime, mais ravirent avec iniquité la couronne des Augustes, en faisant périr cruellement, soit leurs maîtres, soit leurs parents; comme ils ne pouvaient défendre contre les barbares qui s'élevaient de toutes parts la moitié d'une si vaste domination, le pape Léon et une assemblée, tant des magistrats que du peuple romain, se réunirent pour s'occuper efficacement du salut de la république; ils furent d'un avis unanime pour secouer le joug des monarques de Constantinople; ils élurent Charlemagne roi des Francs, prince habile, qui les protégeait dès longtemps par ses vertus, et résolurent de lui confier l'empire romain. C'est ainsi donc que l'an 5 du pontificat du pape Léon, qui correspond à l'année 808 de l'incarnation du Seigneur, le roi Charlemagne devint le soixante-dix-huitième empereur des Romains, qui le proclamèrent Auguste. Ce prince condamna à mort tous ceux qui avaient outragé le pape Léon, par lequel il venait d'être sacré; mais, à la prière du pontife, il leur conserva la vie, et se borna à les exiler. Vers ce même temps, on ressentit un grand tremblement de terre, qui bouleversa presque toute l'Italie, et renversa en grande partie le toit et la charpente de l'église de l'apôtre saint Paul. Nicéphore, frère d'Irène, régna six ans. Il fit la paix avec Charlemagne, auquel Aaron, roi des Perses, envoya des ambassadeurs avec des présents pour solliciter son amitié. Michel, gendre de Nicéphore, régna trois ans. Ses ambassadeurs réclamèrent de l'empereur Charlemagne le maintien de la paix. Léon, fils de Bardas, régna six ans. Charlemagne mourut à Aix-la-Chapelle; et Louis-le-Débonnaire, qu'il avait eu de Hildegarde, fille de Guitiching (Vitikind), roi des Saxons, lui succéda et gouverna dignement pendant vingt-sept ans. Ce fut sous son règne qu'un déluge de tribulations affligea l'humanité. Pascal, le centième pape depuis Pierre, couronna Louis à Rome le jour de Pâques. Théophile régna onze ans. Lothaire se révolta contre Louis-le-Débonnaire son père, et troubla la France en étendant partout la puissance de la perfidie. Alors les Normands dévastèrent la Grande-Bretagne et d'autres contrées. La crainte que ces païens inspirèrent força de déplacer et de cacher les corps de saint Samson, de saint Philibert, et de beaucoup d'autres. Michel, fils de Théophile, régna vingt-sept ans. L'an 2 de son règne, l'empereur Louis mourut le 13 des calendes de juillet (20 juin). Son frère Drogon, archevêque de Metz, lui rendit les honneurs funèbres dans cette ville. Trois ans après, c'est-à-dire l'an 842 de l'incarnation du Sauveur, la bataille de Fontenai, qui eut lieu entre Louis, Lothaire et Charles-le-Chauve, aux environs d'Auxerre, fit, par un mutuel carnage, couler largement le sang des Chrétiens, le 6 des calendes de juillet (26 juin). Enfin la victoire se déclara en faveur de Charles. La même année, les Normands ravagèrent la ville de Rouen, et brûlèrent, aux ides de mai (15 mai), l'abbaye de Saint-Ouen. Bazile, après avoir mis à mort Michel, son maître, régna vingt ans. Alors le monde fut partout affligé par une famine désastreuse sur les hommes, et par une épizootie générale sur les animaux. A la mort du roi Louis, Rollon pénétra dans la Neustrie avec les Normands, le 15 des calendes de décembre (17 novembre). L'an 876 de l'incarnation du Seigneur, Rollon, entré en Normandie, fit la guerre aux Français pendant trente-sept ans, jusqu'à ce qu'il eût été baptisé par l'archevêque Francon. Léon et Alexandre, fils de Bazile, régnèrent vingt-deux ans. Charles-le-Gros étant mort, Arnoul fut nommé empereur, et gouverna dix ans. L'an 900 de l'incarnation du Sauveur le roi Zuentibold tua le fils d'Arnoul. C'est alors que Rollon mit le siége devant Chartres. Gautelm, évêque de cette ville, homme religieux, sortit de la place, portant dans ses mains la tunique de Marie, sainte mère de Dieu, et, assisté du secours divin, mit. en fuite les ennemis et délivra sa ville. Il avait appelé à son aide Richard, duc de Bourgogne, et Ebble, comte de Poitiers. A la fuite de l'ennemi, le triomphe de Dieu combla de joie le peuple chrétien. Alexandre. régna un an. Les Huns dévastèrent la Saxe et la Thuringe. Constantin (Porphyrogenète), fils de Léon, régna avec Zoé sa mère, pendant quatre ans. La troisième année de son règne, Louis III, fils d'Arnoul, mourut, et Conrad, fils de Conrad, fût nommé empereur et régna sept ans. Romain l'Arménien régna vingt-sept années conjointement avec Constantin (Porphyrogénète). C'est alors que Rollon se fit Chrétien et conclut la paix avec Charles (Charles-le-Simple), roi de France, après avoir reçu en mariage Gisèle sa fille. Durant le règne de Henri, le roi Charles mourut à Féronne dans la prison où le retenait le comte Héribert, et la France se trouva en proie à de grandes dissensions. Cinq ans après, Louis, fils de Charles (Charles-le-Simple), épousa Gerberge, fille de l'empereur Henri. Constantin, avec Romain son fils, encore enfant, régna quinze ans. Alors Othon, fils de Henri, commença de régner, gouverna pendant trente-six ans et prit pour femme une sœur d'Edelstan, roi des Anglais. Dans ce temps-là, Guillaume-Longue-Epée battit Ritulphe (Rioul), comte d'Evreux, dans le lieu qui fut appelé le pré de la bataille. Ce prince fut assassiné huit ans après, le 16 des calendes de janvier (17 décembre), par Arnoul, comte de Flandre. Richard le vieux, fils de Guillaume-Longue-Epée, lui succéda, gouverna dignement son duché pendant cinquante-quatre ans, et fit beaucoup de travaux djgnes d'éloge. Etienne et Constantin, fils de Romain, déposèrent leur père. Mais Constantin ajouta bientôt à ce crime la déposition d'Etienne, et régna seize ans avec Romain son fils. Pendant qu'Edgar, fils d'Edmond, gouvernait les Anglais, et traitait avec la plus grande faveur les adorateurs de Dieu, obéissant fidèlement à ses maîtres en tout ce qui touchait à l'édification de l'Eglise, Dunstan, archevêque de Cantorbéry, Oswald, archevêque d'York, et Adelmod, évêque de Winchester, répandirent un grand éclat, tant par leur sainteté que parleur science, et gouvernèrent avec sollicitude et succès les peuples confiés à leurs soins; attachés de tous leurs efforts à propager l'institution de la religion, ils obtinrent le plus grand succès, et fondèrent en Angleterre vingt-six abbayes, soit de moines, soit de religieuses. La guerre sanglante que firent les Danois, pendant laquelle, quelques années auparavant, le bienheureux Edmond, roi des Anglais, avait été martyrisé, répandit la désolation dans la presque totalité de l'île de la Grande-Bretagne, et sur l'universalité du troupeau de Jésus-Christ. En effet, les édifices sacrés furent détruits, et les ouailles du Seigneur furent dispersées ou déchirées par la dent des loups. Nicéphore gouverna l'empire d'Orient pendant dix ans. L'univers fut affligé des plus grands troubles. L'avidité des grands les porta à se faire la guerre, à la tête de leurs vassaux armés. Nicéphore ayant été assassiné par l'instigation de sa propre femme, Jean (Zimiscès) monta sur le trône, et sa nièce Théophanie épousa Othon, empereur d'Occident. L'an cinq de son règne, Othon-le-Jeune mourut; Othon son fils régna après lui dix-huit ans. C'est à cette époque que Hugues-le-Grand et d'autres seigneurs français se révoltèrent contre leur roi (Louis V), Hugues, duc de France, suivit les traces de Robert son père, qui reprit les armes contre Charles-le-Simple et s'était fait nommer roi; le roi Charles se voyant méprisé par ce duc parjure, ne laissa pas écouler un an sans réunir des troupes contre le rebelle qu'il vainquit et mit à mort dans la bataille de Soissons. [1,26] CHAPITRE XXVI. Au mois de mai, un vendredi, il plut du sang sur des ouvriers qui se trouvaient dans la campagne. La même année (954), au mois de septembre, Louis (d'Outremer) mourut après de grandes adversités; il fut enterré à Rheims dans l'église de Saint-Remi. Lothaire, fils de Louis, fut sacré roi dans cette même ville, et gouverna habilement pendant sept ans. Ce fut alors que Hugues-le-Grand d'Orléans, duc des Français, s'éleva au dessus de tous ses rivaux par ses richesses et sa puissance. Il épousa Hedwige, fille de l'empereur Othon, qui lui donna trois fils, Hugues, Othon et Henri, et une fille nommée Emma, qui devint la femme de Richard-le-Vieux, duc de Normandie, et mourut sans enfants. La seconde année du règne de Lothaire, au mois d'août, Hugues-le-Grand assiégea la ville de Poitiers; mais par les mérites de saint Hilaire, évêque et patron de cette ville, le seigneur fit entendre terriblement le bruit du tonnerre: un tourbillon impétueux mit en pièces la tente du duc qui, frappé lui-même ainsi que son armée d'une terreur panique, leva aussitôt le siége et prit la fuite. La même année Guilbert, duc de Bourgogne, vint à mourir, et Othon, son gendre, fils de Hugues-le-Grand, prit possession du duché; mais étant mort peu après sans postérité, Henri son frère lui succéda. Dans ce temps-là Ansegise, évêque de Troyes, fut chassé de son siége par le comte Robert, et se rendit en Saxe auprès de l'empereur Othon. Bientôt après il revint avec une armée de Saxons, avec laquelle il assiégea long-temps la ville de Troyes, puissamment secouru par les armées des ducs Helpon et Brunon. Comme ils allaient ravager Sens, l'archevêque Archambauld, le vieux comte Rainard, et leurs troupes marchèrent à la rencontre des Saxons; il en périt un grand nombre dans le combat qui s'engagea: même le duc Helpon y trouva la mort. A la vue d'un tel désastre, son collègue Brunon leva le siége et retourna fort affligé dans sa patrie; Le roi Lothaire recouvra le trône de l'empereur Lothaire; il se rendit avec une nombreuse armée au palais d'Aix-la-Chapelle, où résidait l'empereur Othon avec sa femme; Lothaire y pénétra à l'heure de dîner sans rencontrer aucun obstacle: car Othon prenant la fuite avec son épouse et ceux qui l'entouraient, s'empressa d'abandonner son palais. Lothaire vainqueur étant rentré en France, Othon rassembla une armée, se présenta devant Paris, dont il brûla un des faubourgs; mais son neveu même et plusieurs autres grands personnages tombèrent sous les coups des Français. Cependant Lothaire ayant convoqué Hugues, duc des Français, et Henri, duc des Bourguignons, fondit sur les ennemis. Il ne cessa de les poursuivre dans leur fuite jusqu'à Soissons. La peur que leur inspiraient ceux qui étaient à leur poursuite les fit se précipiter dans l'Aisne, dont ils ne connaissaient pas les gués, et dans laquelle il en périt un grand nombre. Ainsi il en mourut plus par l'eau que par l'épée. Comme la rivière remplissait alors tout son lit, il se noya tant d'hommes qu'il regorgeait de cadavres. Le roi Lothaire ne cessa de poursuivre l'ennemi pendant trois jours et trois nuits. Enfin, cette même année, contre la volonté des grands et de l'armée, ce monarque fit à Rheims la paix avec l'empereur, et ce qui contrista beaucoup tous les Français, il lui céda la Lorraine. L'an neuf cent soixante-seize de l'incarnation du Sauveur, le roi Lothaire mourut et fut inhumé à Rheims dans l'église de Saint-Remi. Son fils Louis régna onze ans (un an et quelques mois), et à sa mort fut enterré dans l'église du saint martyr Corneille à Compiègne. Charles son frère (son oncle) essaya de monter sur le trône, mais Hugues-le-Grand (Hugues Capet), fils de Hugues-le-Grand, leva l'étendard de la révolte, et à la tête d'une armée nombreuse alla mettre le siége devant Laon, où Charles résidait avec sa femme. Ce prince, dans un accès d'indignation, sortit de la ville avec ses troupes, attaqua l'armée de Hugues, la mit en fuite, et brûla toutes les tentes des assiégeants. Le duc voyant qu'il lui restait peu d'espoir de surpasser Charles en valeur, eut une entrevue avec Ascelin, évêque de Laon, et conseiller intime de Charles. Ce vieillard, oubliant son état, son âge et l'approche de la mort, imitateur d'Achitophel et de Judas, ne rougit pas de descendre à la trahison. Pendant la nuit, lorsque tout le monde se livrait au repos, il livra la ville de Laon. Alors Hugues fit enchaîner Charles avec sa femme, fille de Héribert, comte de Troyes, et les renferma pour long-temps dans la tour d'Orléans. Là, le malheureux Charles eut deux enfants, Louis et Charles. C'est depuis ce moment que la postérité de Charlemagne cessa de régner en France. [1,27] CHAPITRE XXVII. L'an neuf cent quatre-vingt-trois de l'incarnation du Sauveur (987), le duc Hugues reçut à Rheims l'onction royale. La même année, son fils fut couronné roi et gouverna pendant trente-huit ans. Une certaine vision porta Hugues au grand attentat qu'il commit. En effet, saint Valeri apparut à Hugues alors duc des Français et établi dans la ville de Paris, il lui révéla en songe ce qu'il était et ce qu'il voulait: il lui prescrivit de ne pas négliger, lors de l'expédition qu'il entreprendrait contre Arnoul-le-Jeune, comte de Flandre, de retirer son corps du couvent de Sithieu, où repose aussi celui de saint Bertin, et de le restituer au couvent de Leucone dans le Vimeux; ensuite il lui promit que s'il était fidèle à ce qu'il lui prescrivait, lui et sa postérité régneraient en France jusqu'à la septième génération. Hugues, reconnaissant, exécuta les ordres du saint, et par la volonté de Dieu, épouvanta Arnold de l'impétuosité de sa valeur. Il reprit et rétablit respectueusement à la place qui leur était propre les corps des vénérables hommes, Valeri et Riquier, qui avaient été enlevés par un certain clerc nommé Erchambaut, corrompu à cet effet par une grande somme d'argent. Le duc se rendit à Leucone avec les grands qui composaient sa cour, et plaça dans un monastère situé sur la Somme le tombeau de saint Valeri, auprès duquel il établit des moines réguliers qu'il substitua à des chanoines séculiers. Peu après, comme on l'a dit plus haut, il monta sur le trône, et sa postérité s'y est maintenue jusqu'à ce jour. En effet, quatre rois de son sang ont régné jusqu'à ce moment, savoir, Robert, Henri, Philippe et Louis (Louis-le-Gros). Le roi Hugues, au commencement de son règne, assembla un concile à Rheims; il y invita Sévin archevêque de Sens, avec ses suffragants, et fit dégrader Arnoul archevêque de Rheims. Il donnait pour motif de cette peine, que le fils d'une concubine ne pouvait, d'après les canons, être promu à l'épiscopat; mais il lui portait réellement envie, parce qu'il était du sang royal de Charlemagne, et fils du roi Lothaire, à la vérité, fils naturel. Ce prélat n'en était pas moins bon, modeste et reconnu pour avoir les mœurs les plus pures. Le vénérable Sévin craignit plus la colère du Seigneur que celle du roi: c'est pourquoi il refusa de donner son adhésion à l'injuste dégradation d'Arnoul. Il blâma même autant qu'il dépendait de lui la conduite de ce monarque. Aussi la colère du roi fut-elle à son comble, et marcha-t-il avec plus d'ardeur au but téméraire qu'il s'était proposé; toutefois d'autres évêques, malgré eux à la vérité, prononcèrent la dégradation d'Arnoul, par la crainte qu'ils avaient du roi, et remplacèrent ce prélat par Gerbert, moine et philosophe qui avait été gouverneur du roi Robert. Ainsi, d'après les ordres de Hugues, Arnoul fut déposé et chassé de Rheims avec un grand outrage, de l'église de la bienheureuse Marie mère de Dieu. Il fut jeté dans les fers à Orléans pendant trois ans. Le pape eut bientôt connaissance de ces choses: vivement indigné de ce qui s'était passé, il lança l'interdiction sur tous les évêques qui avaient déposé Arnoul et mis Gerbert à sa place. Il envoya en France Léon, abbé, comme délégué du Saint-Siége, afin qu'il régularisât les ordinations qui n'étaient pas canoniques. Ce légat commença par aller trouver Sévin à Sens, et lui communiqua les ordres du Saint-Siége, d'après lesquels un nouveau concile fut convoqué à Rheims. C'est là que l'archevêque Arnoul fut rappelé de prison et rétabli dans son archevêché avec de grands honneurs. L'altercation du prélat Gerbert et de l'abbé Léon rendit de grands services, et tient une place distinguée dans l'histoire des archevêques de Rheims. Gerbert était très-savant dans les lettres divines et séculières, et justement célèbre dans l'école qu'il tenait; il eut plusieurs disciples fort illustres, tels que le roi Robert, Leothéric archevêque de Sens, Remi prélat d'Auxerre, Haimond, Hubold, et plusieurs autres personnages distingués dans la catégorie des philosophes. Rémi a publié une excellente exposition sur la messe et éclairci l'ouvrage devenu ainsi plus utile du grammairien Donat. Haimond a mérité beaucoup d'éloges pour son explication des épîtres de l'apôtre saint Paul, et pour plusieurs traités spirituels sur les Evangiles et diverses parties des Saintes Ecritures. Quant à Hubold, savant dans la musique, il fit retentir les églises des louanges du Créateur, et chanta avec mélodie la Sainte-Trinité; il composa en outre, sur Dieu et ses saints, un grand nombre de morceaux de chants remplis de charme. Outre les élèves de Gerbert dont nous avons parlé, il en forma plusieurs autres qui, par leurs connaissances variées, rendirent par la suite les plus grands services à l'Eglise de Dieu. Déposé du trône archiépiscopal de Rheims qu'il avait usurpé injustement, il quitta la France avec autant de honte que de dépit, et se rendit auprès de l'empereur Othon, par lequel, ainsi que par le peuple de Ravenne, il fut promu à l'archevêché de cette ville. Quelques années après, il fut élevé sous le nom de Silvestre au siége apostolique l'an 999 de l'incarnation du Seigneur. On rapporte que pendant que Gerbert était à la tête d'une école, il eut un entretien avec le diable, et lui demanda ce qui devait lui arriver par la suite; le malin esprit lui fit entendre sa réponse par ce vers dont le sens était ambigu: "Transit ab R Gerbertus ad R, post papa regens R". Cet oracle de l'infernal caméléon fut alors trop obscur pour être compris. Cependant, par la suite, nous voyons évidemment qu'il reçut son accomplissement, puisque Gerbert passa du siége de Rheims à celui de Ravenne et finit par devenir pape à Rome. [1,28] CHAPITRE XXVIII. L'an de l'incarnation 1002 l'empereur Othon mourut, et eut pour successeur Henri II. Ensuite, en 1024, l'auguste Conon (Conrad) devint empereur. L'an 3 de son règne, Richard II, duc de Normandie, vint à mourir. Son zèle pour la religion lui mérita le nom glorieux de père des moines. Alors, pendant le règne d'Edelred fils d'Edgar, il arriva en Angleterre beaucoup de calamités. Suénon, roi des Danois, envahit l'Angleterre où il débarqua avec une flotte considérable. La défection des Anglais, qui se soumirent à lui, força Edelred à fuir en Normandie avec sa femme et ses enfants. Emma, qu'il avait épousée, était sœur de Richard, fils de Gunnor et duc de Normandie, et de Robert, archevêque de Rouen. Peu après, le roi Suénon, qui était païen, fut tué par saint Edmond, roi et martyr, et son corps embaumé fut renvoyé en Danemarck. Les Danois étaient encore païens: ils furent effrayés de la mort de leur féroce monarque, dont le corps ne put être inhumé sur le sol d'Angleterre. Cependant le roi Edelred, ayant appris la mort de Suénon, rentra aussitôt dans son pays natal; et par ses paroles comme par ses promesses, ramena à lui ceux qui l'avaient abandonné, et les engagea à le défendre mieux qu'ils n'avaient fait auparavant contre les ennemis qui pourraient l'attaquer. Chunut (Canut), fils de Suénon, fut violemment indigné de la fuite de ses troupes et du lâche abandon qu'elles avaient fait du noble royaume d'Angleterre, déjà soumis à leurs armes. Il fît équiper une flotte, et, secondé par Lacman, roi des Suèves, et par Olaüs, roi des Norvégiens, il passa en Angleterre et mit le siége devant Londres. Alors le roi Edelred y était malade et y mourut. Edmond, son fils, surnommé Ironside, c'est-à-dire, côte de fer, fut nommé roi. Les Anglais et les Danois en vinrent souvent aux mains; et, comme la chance des combats fit varier la victoire, il y eut de part et d'autre une grande effusion de sang. Enfin, par l'intervention d'hommes habiles et prudents, les deux princes conclurent un traité de paix bien nécessaire à leurs peuples. Chunut se fit chrétien. Il épousa Emma, veuve du roi Edelred, et obtint la moitié du royaume. Il eut de cette princesse Hardechunut, qui devint roi des Anglais, et Gunnilde qui épousa l'empereur Henri. A l'instigation de Satan qui ne se lasse pas de chercher tous les moyens de troubler mortellement le genre humain, le roi Edmond périt sept ans après par les embûches du cruel Ederic Stréone. Chunut obtint la possession de toute l'Angleterre qu'il posséda jusqu'à sa mort. Il relégua en Danemarck Edouard et Edmond, fils d'Edmond II, princes remplis de grâces et d'agréments, et recommanda à Suénon, roi de Danemarck, son frère, de les faire périr; mais ce prince ne voulut pas livrer injustement à la mort ces enfants d'une belle espérance, et d'ailleurs innocents. L'occasion s'en étant présentée, il les remit, comme ses neveux, en otage au roi des Huns. C'est là que mourut d'une manière prématurée le jeune Edmond. Quant à Edouard, par la permission de Dieu, il épousa la fille du roi, et régna sur les Huns. Il eut pour enfans Edgar, Adelin et Marguerite qui fut à la fois reine d'Ecosse et religieuse chrétienne. Edouard, fils du roi Edelred, étant rentré dans les droits de son père, fit venir ces enfants, et, comme les siens propres, les éleva en Angleterre avec beaucoup de bonté. L'an 1031 de l'incarnation du Sauveur, Robert, roi des Français, mourut, et son fils Henri monta sur le trône et régna vingt-neuf ans. Avec le secours de Robert, duc de Normandie, et des armées normandes, il déjoua les entreprises criminelles de la reine Constance, de Robert, son frère puîné, et de quelques autres Français qui avaient pris parti contre lui. L'an 5 de son règne, Robert, duc de Normandie, mourut le jour des calendes de juillet (Ier juillet), auprès de Nicée, ville de Bithynie, à son retour d'un pélerinage qu'il avait entrepris à Jérusalem. Guillaume-le-Bâtard son fils, âgé de huit ans, fut son successeur, et gouverna habilement pendant cinquante années. Dans son enfance, les Normands, tourmentés d'une double inquiétude, se révoltèrent contre lui, et, dans une longue guerre civile, firent un grand carnage tant des nobles que du peuple. Gislebert, comte de Brionne, Osbern, sénéchal de Normandie, Vauquelin de Ferrières, Hugues de Montfort, Roger d'Epagne, Robert de Grenteménil, Turquetil, gouverneur du jeune duc, et plusieurs autres seigneurs périrent sous les coups qu'ils se portèrent mutuellement. Gui, fils de Renaud, duc de Bourgogne, et d'une fille de Richard II, pourvu d'un comté par Guillaume, prit les armes contre lui, et, à force de promesses, séduisit quelques Normands disposés à la trahison. S'étant réuni à ses complices, Gui fit tous ses efforts pour priver le duc de son duché. Fortement pressé par eux, le jeune prince vola aussitôt à Poissi, s'y jeta aux pieds de Henri, roi de France, et lui demanda des secours contre les grands de ses Etats, et contre ses propres parents qui l'avaient trahi. Henri, prince généreux, touché de la désolation du jeune homme, réunit l'élite des troupes françaises, et marcha en Neustrie au secours du jeune duc. L'an 1038 de l'incarnation du Sauveur, l'empereur Conrad mourut. Son successeur et son fils Henri régna dix-sept ans. L'an 4 de son règne, l'humanité fut affligée d'une grande mortalité. L'an 1047 de l'incarnation du Sauveur, on livra une bataille sanglante au val des Dunes. Là Gui, accablé par le roi Henri et le duc Guillaume, fut battu à plate couture et forcé de quitter la partie avec les siens, poursuivi par la honte, et ayant souffert les plus grandes pertes. Dans ce même temps, Brunon, évêque de Toul, se rendit à Rome en qualité d'ambassadeur des Lorrains. Pendant son voyage, une certaine nuit qu'il était en prières, il entendit les anges qui chantaient ce qui suit: «Le Seigneur l'a dit, je suis occupé de pensées de paix et non d'affliction.» Cependant Brunon s'étant rendu auprès du pape Damase, fut reçu honorablement par ce pontife, et, dans un conclave, fut nommé cardinal évêque. C'était un homme beau et libéral, sage et éloquent, et orné d'un grand nombre de vertus. La même année, Damase mourut; et, sous le nom de Léon, Brunon fut élu à sa place. Il fit tous ses efforts pour rassembler les décisions des saints canons qui étaient tombés en désuétude dans les temps passés, par la négligence des rois et des pontifes, et qui même s'étaient presque perdus dans la mémoire des hommes. En 1050, il tint un concile très-important à Rheims, y traita de la chasteté et de la justice qui devaient distinguer les ministres de Dieu, et renouvela plusieurs décrets nécessaires qui étaient méconnus par les prélats et les prêtres. Ce fut alors que, secondé par Hérimart, abbé, le jour des calendes d'octobre (Ier octobre), il fit la dédicace de l'église de saint Remi, archevêque de Rheims, et opéra la translation du corps de ce saint prélat, dont la solennité est célébrée en France le premier octobre de chaque année. [1,29] CHAPITRE XXIX. L'année suivante, le monastère d'Ouche de Saint-Evroul fut restauré par Guillaume fils, de Giroie, et par ses neveux, Hugues de Grenteménil et Robert son frère: le vénérable Thierri, moine de Jumiège, en fut le premier abbé. Dans ces temps, une animosité violente, et une intarissable source de guerres s'élevèrent entre le roi des Français et le duc des Normands. Guillaume d'Arques, oncle du duc, prit les armes contre lui, et par le conseil de Mauger son frère, archevêque de Rouen, réclama l'alliance du roi Henri. Aussitôt le généreux duc alla mettre le siége devant Arques; et, marchant au-devant d'Engelran, comte de Ponthieu, qui voulait se jeter dans la place, tua ce seigneur. Après la prise d'Arques, Guillaume déshérita son oncle et fit dégrader Mauger, auteur de ces dissensions. Le roi de France frémit de fureur à ces nouvelles, et, en 1054, pénétra avec une nombreuse armée dans le territoire d'Evreux, tandis qu'il faisait marcher son frère Eudes au-delà de la Seine avec de grandes forces sur le Beauvaisis. Dans ces circonstances, le duc Guillaume, à la tête d'une puissante armée, marcha sur les flancs du roi, tandis qu'il avait envoyé contre Eudes la cavalerie des Cauchois sous les ordres de Robert, comte d'Eu, et de Roger de Mortemer. Arrivés en présence des Français, ils leur livrèrent bataille à Mortemer, et les mirent en déroute à la suite d'un grand carnage où les deux partis firent de grandes pertes. Gui, comte de Ponthieu, qui était venu pour venger la mort de son frère, fut fait prisonnier. Les Normands, au comble de la joie, s'empressèrent d'annoncer cette bonne nouvelle à leur duc. Le roi de France, apprenant que ses troupes avaient lâché pied devant les Normands, fut enflammé de colère, et, passant soudain à la tristesse, se retira de son côté. Quelque temps après, les amis de la paix s'employèrent dignement pour la ramener entre les princes divisés; Gui et quelques autres prisonniers furent rendus, et les deux souverains ayant par un traité mis fin à la guerre, leurs sujets furent au comble de la joie. L'an mil soixante de l'incarnation du Sauveur, Henri, roi des Français, mourut, et son fils Philippe qui lui succéda, tint le sceptre de la France pendant quarante-sept ans; la sixième année de son règne, Edouard, fils d'Edelred, roi des Anglais, quitta cette vie. A sa mort, Harold, fils de Godwin, s'empara de la couronne d'Angleterre. L'année suivante on fut témoin de l'apparition d'une comète. Guillaume, duc des Normands, traversa la mer, et dans une bataille qu'il livra le 2 des ides d'octobre (14 octobre), conquit sur Harold, qui y périt, le royaume de la Grande-Bretagne. Le jour même de la naissance du Sauveur il prit le sceptre royal, et le tint pendant vingt ans et huit mois. De son temps, la sainte Eglise reçut de grands biens et de grands honneurs, confiée à la direction de personnages bons et religieux. Alors Maurile, Jean et Guillaume occupèrent la métropole de Rouen, Lanfranc celle de Cantorbéry, Thomas celle d'York; les monastères et les évêchés furent confiés à des Pères et à des maîtres dignes de les occuper. L'an de l'incarnation mil quatre-vingt-sept, le roi Guillaume mourut. Son fils, Guillaume-le-Roux, régna douze ans et dix mois. Vers cette époque, en 1095, le pape Urbain tint un concile nombreux à Clermont, et y proposa aux Chrétiens de marcher à Jérusalem contre les Païens: une grande sécheresse, une famine affreuse et une mortalité excessive affligèrent l'humanité à cette époque. L'an de l'Incarnation mil quatre-vingt-dix-neuf, Jérusalem fut prise par les saints pélerins sur les nations vaincues qui l'avaient long-temps occupée. Alors mourut le pape Urbain, et Pascal lui succéda. L'année suivante, Guillaume-le-Roux, roi des Anglais, fut tué à la chasse d'un coup de flèche. Son frère Henri lui succéda, et régna trente-cinq ans et quatre mois. Ce fut l'an sept de son règne qu'il gagna la bataille de Tinchebrai, où il fit prisonnier son frère Robert, duc des Normands, et conquit tout le duché. Alors l'empereur Henri mourut le 7 des ides d'août (7 août), et Charles Henri son fils lui succéda. Trois ans après, Philippe, roi des Français, mourut, et Louis Thibaut (Louis-le-Gros) lui succéda, et a déjà régné vingt-neuf ans. L'année suivante, Anselme, archevêque de Cantorbéry, et Hugues abbé de Cluni, quittèrent cette vie; peu après, Guillaume, archevêque de Rouen, venant à mourir, suivit ces prélats. A cette époque, pendant trois ans, la France éprouva une horrible famine, et un grand nombre de gens eurent à souffrir du feu sacré. L'an mil cent dix-huit de l'incarnation du Seigneur, la veille de sa nativité, le vent excita en Occident de violentes tempêtes: plusieurs grands édifices et les arbres des forêts en furent renversés. L'année suivante la guerre ayant eu lieu entre Henri roi d'Angleterre et Louis roi de France, les deux armées en vinrent aux mains à Breneval, le 13 des calendes de septembre (20 août); l'armée française y fut mise en déroute par les Anglais et les Normands qui remportèrent la victoire. La même année, le pape Callixte II assembla un grand concile d'évêques à Rheims, et travailla de toutes ses forces à rétablir la paix entre les princes divisés. Enfin la concorde ayant réuni les deux monarques, le roi d'Angleterre retournant dans ses Etats, Guillaume et Richard ses fils périrent dans un naufrage le 7 des calendes de décembre (25 novembre), avec un grand nombre de personnages distingués de divers pays. L'an du Seigneur mil cent vingt-trois, Amauri comte d'Évreux, et Galeran comte de Meulan s'étant révoltés avec quelques autres seigneurs normands, le roi Henri assiégea, prit et brûla les villes de leur domination, Montfort, Brionne et Pont-Audemer. Après avoir éprouvé plusieurs pertes notables, le comte Galeran fut pris dans un combat avec quatre-vingt de ses partisans, et fut pendant cinq ans retenu en prison par Henri, auquel il avait eu les plus grandes obligations, et contre lequel il avait eu l'insolence de prendre les armes. L'an du Seigneur mil cent vingt-cinq, il se fit un grand changement dans l'état des princes: l'empereur Charles Henri V vint à mourir, et eut pour successeur dans l'empire Lothaire, duc des Saxons; Guillaume duc de Poitiers et Guillaume duc de la Pouille, princes très-distingués, moururent aussi; enfin trois ans après, étant occupé à l'église a prier pendant la messe, Charles, duc de Flandre, fut assassiné le jour des calendes de mars (Ier mars). Guillaume, fils de Robert duc des Normands, lui succéda, et un an après fut tué près d'Alost. C'est alors que Gormond, patriarche de Jérusalem, et Geoffroi, archevêque de Rouen, quittèrent la vie. L'an de l'incarnation du Sauveur mil cent trente, Baudouin II, roi de Jérusalem, mourut le 18 des calendes de septembre (15 août); Foulques, comte des Angevins, son gendre, lui succéda. Deux ans après, le pape Honorius mourut à Rome, et bientôt un schisme effroyable s'éleva dans l'Eglise: le diacre Grégoire, né à Pavie, fut élu la nuit par quelques-uns de ses partisans, tandis qu'Innocent était nommé par d'autres prélats, et fut reconnu par l'Eglise d'Occident; trois jours après, Pierre, fils de Léon, fut intronisé par ses amis et appelé Anaclet. Comme il était fortement secondé par ses frères et ses parents qui avaient un grand pouvoir, il se maintint à Rome pendant sept ans, et s'appropria les domaines et les revenus de la papauté: la Pouille, la Sicile et une grande partie du monde chrétien se rangèrent de son côté. L'an 1136 de l'incarnation du Sauveur, Henri, roi des Anglais et duc des Normands, courageux ami de la paix et de la justice, fidèle serviteur de Dieu, protecteur des faibles, ardent défenseur de la sainte Eglise, mourut dans le château de Lians, le jour des calendes de décembre. Son corps fut embaumé, transporté en Angleterre, et inhumé dans l'église de la Sainte-Trinité de l'abbaye de Reading qu'il avait fait bâtir. Son neveu Etienne, fils de sa sœur Hadalie, lui succéda. Ce prince a déjà accompli six années de son règne, fécond en graves événements, qui ont produit de grandes douleurs et de grandes calamités; car, ayant combattu à Lincoln les seigneurs armés contre lui, il fut vaincu, fait prisonnier, et jeté douloureusement dans les fers par Robert Brihidou. L'an 1138 de l'incarnation du Sauveur, Pierre Anaclet mourût subitement. L'empereur Lothaire mourut aussi à son retour de la Pouille qu'il venait de soumettre; il eut pour successeur Conrad, neveu de l'empereur Charles Henri. Cependant Roger, roi de Sicile, ayant suivi les pas de Lothaire, entra dans la Pouille; et, à la mort de Ramnulf, duc vertueux auquel le pape et l'empereur avaient confié cette contrée pour la défendre, reprit par sa valeur toutes les places qui lui avaient été enlevées. Ce monarque ne tarda pas, d'après ses desirs, à faire la paix avec le pape Innocent, qui récemment l'avait frappé publiquement de l'anathême, et que Roger son fils venait de faire prisonnier; enfin il obtint de ce pontife, timide et contraint, le royaume de Sicile et le duché de la Pouille, et, ayant reçu de lui l'absolution, il plaça la couronne ducale de ce dernier Etat sur la tête du fils dont nous venons de parler. Attaché à suivre les pas de nos ancêtres, j'ai essayé d'écrire leurs fastes; déjà, dans le premier livre de mon Histoire ecclésiastique, j'ai commencé d'attacher le fil de ma narration à l'incarnation du Sauveur, et l'ai conduit par une suite d'empereurs et de rois jusqu'à ce moment où l'empereur Jean (Jean Comnène), fils d'Alexis, gouverne Constantinople, où Lothaire donne des lois aux Allemands, Louis aux Français, Etienne aux Anglais, et le moine Rémi aux Espagnols. Je vais maintenant, dans mon second livre, examiner, avec l'aide de Dieu, ce qui a été publié par les anciens docteurs et raconté par les historiens, sur les saints Apôtres et les hommes apostoliques. Je desire recueillir en peu de mots leurs actions, autant que me le permettra l'inspiration du Saint-Esprit. Sur la demande de mes confrères, je vais rechercher avec soin la suite des pontifes romains et de leurs collaborateurs dans la vigne de Sabaoth: je parlerai d'eux dans un style véridique. Depuis le bienheureux Pierre, auquel le Seigneur Jésus-Christ dit ces paroles: «Je vous donnerai les clefs du royaume des cieux,» jusqu'au pape Innocent, présentement assis sur le siége apostolique, on compte cent onze pontifes romains. Je desire, dans le livre suivant, publier ce qui concerne tous ces papes, dont il est fait mention dans les Gestes des Pontifes.