LES DIONYSIAQUES ou BACCHUS. Chant quatorzième. Cependant la rapide Rhéa, après avoir rattaché les têtes velues de ses lions à leurs crèches de la montagne, s'éleva sur ses pieds aussi prompts que les vents, et fendit de ses talonnières l'espace des airs. Pour réunir en faveur de Bacchus les divines phalanges, elle parcourut aussi vite que la flèche ou la pensée les bases du monde, au Midi, au Nord, vers le soir et vers les penchants de l'Aurore. Elle fit entendre une même voix aux chênes, aux fleuves, appelant les naïades et les tribus sauvages des forêts. Au cri de Cybèle, les divinités se rassemblent de toutes parts. Rhéa se dirige, d'une marche sûre, par les hauteurs des airs vers la Lydie ; elle secoue encore sa torche mystique, et réchauffe une seconde fois la airs aux flambeaux nocturnes de Mygdonie (01). Ô vous, Muses inspirées (02), après les races guerrières des héros mortels, enseignez-moi aussi l'armée divine. Et d'abord la Renommée, qui des rochers incandescents de Lemnos a volé jusqu'à la torche sacrée de Samothrace (03), arme aussitôt deux Cabyres, fils de Vulcain ; ils portent le nom générique de leur mère, Cabiro de Thrace, qui jadis les a donnés au céleste orfèvre : c'est Alcon (04) et Eurymédon (05), habiles à la forge. Les féroces guerriers de la Crète, les dactyles Idéens, se réunissent; ils séjournent sur les pics escarpés; avec eux marchent les corybantes Autochtones, dont Rhéa fit jaillir jadis du sein de la terre la tribu tout entière, pour son fils Jupiter qu'elle venait de mettre au monde auprès de l'antre où il allait grandir. Ils l'entourèrent aussitôt de leurs rondes en agitant des boucliers, et firent retentir la montagne et les airs sous leurs danses bondissantes, comme de leurs chants joyeux et trompeurs, car l'écho des nues voisines renvoyait ces bruits de l'airain aux oreilles de Saturne, et lui dérobait ainsi l'enfance de Jupiter. A la tête de ces Corybantes amis des danses, est Pyrrhique (06), Idéos (07) le sonneur de boucliers; et près d'eux Cyrbas (08) de Gnosse, qui conduit les diverses phalanges dont le nom est le sien. Les Telchines (09) malfaisants, bien qu'étrangers à la guerre des Indes, s'assemblèrent hors des profondeurs de la mer. Agitant de sa longue main une pique immense, Lycas (10) se présente avec Celmis (11) et Damnamène (12). Ce sont eux qui, exilés de la terre de Tlépolème (13), et errants au sein des mers, dirigent le char maritime de Neptune leur père : ces divinités agricoles et frénétiques, les fils du Soleil, Thrinax (14), Macarée (15) et le brillant Augée (16), les ont jadis expulsées de la terre, qu'elles disaient leur héritage. Chassés ainsi de Rhodes leur nourrice, les Telchines puisèrent dans leurs mains envieuses l'onde du Styx ; et, arrosant les campagnes de file de ces eaux infernales, ils rendirent le sol de Rhodes aussi stérile qu'il avait été fécond. Auprès d'eux s'avançait la double race des Centaures. Chiron (17) accompagne Pholos (18) qui a tout entière la forme du cheval ; Chiron, d'une autre nature, l'indomptable, dont la barbe n'a jamais connu le frein. Puis accouraient les troupes des Cyclopes. Dans le combat, leurs mains dépourvues de fer lancent des collines ; les roches sont leurs épées, les pics leurs boucliers, les hauteurs plongeant sur les ravins, leurs casques, et les étincelles siciliennes, leurs brûlantes flèches. Ces guerriers, allumant les flammes étincelantes de leurs fourneaux habituels, se protègent par leurs bras chargés de feu. C'est Brontès, (19), Stérope (20), Euryale (21), Élatrée (22), Argès (23), Trachios (24) et l'orgueilleux Halimède (25). Seul, Polyphème, égal à eux tous, manquait à Bellone ; le géant Polyphème (26), rejeton de Neptune. Un autre penchant plus doux que celui des combats, et qui lui venait de la mer, le retenait dans sa de.. meure ; il surveillait Galatée, visible à peine, et faisait résonner les rivages voisins des sons amoureux de sa flûte nuptiale. Les hôtes des hauteurs qui, sous leurs grottes natives, portent le nom de Pan, leur père, ami des solitudes ; ces Pans, dont la forme humaine se mêle à la forme d'un bouc velu, occupaient les mêmes rangs sous cette apparence empruntée à des têtes cornues; douze Égipans vigoureux s'avancent, et tous ils se vantent d'être issus du Pan primitif, le dieu montagnard ; on appelle celui-ci Célénée (27), en raison de son teint, et Argenne (28) doit aussi son nom à sa couleur ; Égécore (29) a reçu le sien de ce qu'il se lasse à traire les chèvres au bercail ; Éygénée (30), le merveilleux Égipan, est ainsi nommé, parce que sa barbe fleurie se mêle à ses cheveux autour de son menton; Néméos (31), Daphoenée (32) avec Ornestor (33) le rassasié, Phoros (34) à côté de Philamne (35) aux jambes velues; puis Glaucos (36) auprès de Xanthe (37), Glaucos, dont les membres d'un bleu d'azur reproduisaient la glauque nuance de la mer ; Xanthe, l'hôte cornu des précipices, à qui ses cheveux jaunissants avaient valu son nom ; enfin l'intrépide Argos (38), avec sa neigeuse chevelure. Deux Pans marchaient avec eux, fils de deux nymphes jumelles auxquelles Mercure s'était uni successivement. L'un, Agrée, habile et rusé chasseur des bêtes fauves, que Mercure, s'emparant de la couche de Sosa, nymphe des montagnes, avait animé du don divin de prophétie. L'autre, Nomios (40), ami des brebis et de leurs pâturages, auquel il avait accordé le talent de la flûte pastorale, après avoir pénétré dans le réduit de Pénélope, nymphe des plaines. Phorbas les accompagne, Phorbas (41) l'insatiable consommateur. Le vieux Silène, élevant dans ses mains la férule, Silène, d'une double nature, fils cornu de la Terre, s'est armé lui-même, et il conduit à Bacchus les trois enfants qu'il lui à consacrés. C'est Astrée (42) qui s'avance, Maron qui court (43) et Lénée qui le suit (44); ils soutiennent de leurs massues, secours de la vieillesse, les pas de leur père chancelant. Vieillards eux-mêmes ils appuient leur corps paresseux et affaibli sur un cep de vigne; leurs années se sont renouvelées longtemps, et c'est d'eux qu'est issue la double et ardente génération des Satyres polygames. Les Satyres cornus étaient commandés par Poménios (45), Thiasos (46), Hypsicère (47), Oreste (48), le brûlant Phlégrée (49), et le froid Napéos (50), Némon (51), l'intrépide Lycon (52), le joyeux Phérée (53), compagnon du riant Pétrée (54); Drymos (55) le Montagnard s'associait à Lénobate (56), et Skirtos (57), en délire, gambadait avec Oestros (58). Auprès de Phéresponde (59) s'avancent Dicos (60), le messager verbal, le prudent et expérimenté Pronomos (61) ; Mercure les avait eus de son union clandestine un Iphthime (62), fille de Doros (63), qui lui-même source de la race hellénique, descendait de Jupiter. C'est en effet, de ce Doros primitif qu'est sorti la sang grec de la génération dorienne. Bacchus réservait à ces trois fils de Mercure le sceptre et l'honneur des fonctions d'ambassadeur que leur père céleste exerçait avec une sublime intelligence. Mais sans cesse la tribu des Satyres au coeur hardi s'enivre de coupes pleines jusqu'au bord; toujours menaçants dans le tumulte, toujours fuyants à la guerre ; lions loin de la mêlée, lièvres dans le combat (64), habiles danseurs, plus habiles encore que tous les autres à épuiser à longs traits le vin des plus larges amphores. Peu de capitaines parmi eux apprirent, sous les ordres du valeureux Mars, l'art varié de la guerre, et surent faire manoeuvrer les bataillons. Dans l'armée de Bacchus, les uns se revêtaient de peaux de boeuf toutes brutes, les autres se fortifiaient sous les peaux hérissées des lions ; ceux-ci s'entourent de la formidable enveloppe des panthères, ceux-là s'arment des plus longues massues; tantôt ils passent autour de leurs reins des peaux de cerf aux bois rameux, et s'en font une ceinture diaprée à l'égal du ciel étoilé; tantôt, sur leurs tempes, autour de leurs fronts, s'allongent les doubles pointes aiguës de la corne (65) ; de rares cheveux croissent sur leur tête raboteuse et viennent finir à leurs sourcils tortueux. Quand ils marchent, les vents ailés sifflent contre leurs oreilles roidies et le long de leurs joues velues ; une queue de cheval s'étend sur leur dos, s'arrondit autour de leurs reins et se dresse. Une autre tribu de Centaures à la figure d'hommes se présente ; c'est la race velue des Phéres aux belles cornes ; Junon leur a donné un corps porteur de cornes aussi, mais d'une nature toute différente. Ils furent autrefois, sous leur forme humaine, les enfants de ces naïades qu'on appelle Hyades, filles du fleuve Lamos (66). Ils eurent soin de Bacchus, le rejeton de Jupiter, au moment même où il s'échappait de la couture génératrice, et ces gardiens zélés de l'invisible Bacchus n'avaient point alors une figure étrange. Souvent, dans un antre ténébreux, ils le berçaient sur leurs bras, lorsqu'il redemandait par ses cris les airs, sa demeure paternelle. Enfant encore, et déjà rusé, tantôt il copiait en tout un chevreau qui vient de nitre : caché au fond de la bergerie, il se couvrait tout entier de longs poils, et, sous cette apparence étrangère, poussant un chevrotement trompeur, il imitait la marche et les pas de la chèvre ; tantôt, se déguisant sous la forme mensongère d'une femme, il ressemblait à une toute jeune fille sous ses robes et ses manteaux nuancés, retenait ses cheveux sous des coiffures parfumées, et se parait comme elle de vêtements de mille couleurs. Puis, se raillant de la jalousie de Junon, il faisait sortir de ses lèvres imitatrices une voix féminine. Ensuite il croisait une écharpe sur sa poitrine, feignait de soutenir les rondeurs de son sein sous une ceinture virginale; et, comme pour défendre sa pudeur, il entourait sa taille d'une bandelette de pourpre. Le mystère fut inutile : Junon, qui jette de si haut et de tous côtés son inévitable regard, surprit ces déguisements et s'irrita contre les gardiens de Bacchus. Alors, cueillant pendant la nuit les fleurs malfaisantes de la Thessalie, elle amena sur leurs paupières un sommeil enchanté ; puis elle distilla sur leurs cheveux des essences empoisonnées, oignit leurs fronts d'une liqueur pénétrante et magique, et altéra l'ancienne apparence de leurs visages humains. Ils prirent la forme d'un animal aux longues oreilles. La queue droite d'un cheval surgit derrière eux et vint fouetter les flancs de son velu possesseur, en même temps que la corne d'un boeuf poussa sur leurs tempes : leurs yeux s'élargirent sur leurs fronts cornus : leurs tresses croissaient toutes tortueuses sur leurs têtes : leurs mâchoires aux dents blanches s'allongèrent vers leurs mentons : une crinière étrangère s'échappa de leur encolure hérissée et courut d'elle-même de leurs reins jusqu'au bout de leurs pieds. Douze chefs commandaient la tribu entière : Spargée (67) et Glénée (68) le danseur; Cépée (69), cultivateur du raisin, compagnon d'Eurybie (70), satyre d'une autre nature; Pétrée (71) et Riphon (72); Orthaon (73) et Ésaque (74), le hardi buveur, qu'accompagnaient Amphithéis (75), Phrouros (76), enfin Noméon (77) et Pharès à la corne acérée (78). La seconde variété des Centaures qui avaient pris les armes était née dans l'île de Chypre. Quand Cypris, craignant de rencontrer dans son père un époux illégitime, sut éviter, aussi prompte que les vents, les poursuites du dieu à qui elle devait la vie, le grand Jupiter ne put l'atteindre, et dut, sans la soumettre à son union, abandonner Vénus, que lui dérobaient a légèreté et ses refus. La terre prit alors la place de Cypris, et vit naître, des fécondes tentatives da fils de Saturne, une nouvelle race cornue dont elle venait de recevoir en son sein nuptial le germe générateur. Les bacchantes réunies s'étaient ralliées à ces combattants ; les unes accouraient des rochers de Méonie, les autres des plus hauts sommets du mont Sipyle. Pour rejoindre les soldats du thyrse, les nymphes des montagnes, aux longues tuniques, mais au coeur viril, s'élancent furieuses : dans leur longue existence, elles ont vu maintes fois se renouveler le cours circulaire des années : celles-ci, voisines des brebis et des bergers, vivent dans les hauteurs ; celles-là ont les chênes pour contemporains, ou sont les soeurs des frênes; elles quittent les bois aux grands arbres et les penchants de la forêt sauvage. Elles marchent toutes ensemble au combat, soit avec les tambourins chargés de grelots, instruments de Cybèle; soit la tête couverte d'un lierre sinueux, soit avec des vipères pour bandeaux de leur chevelure. Elles ont à la main le thyrse aigu (79). Les Ménades de Lydie se présentent avec intrépidité à la guerre des Indes : parmi elles, on remarque les Bassarides, habiles dans l'art des chants inspirés; ce sont les nourrices de Bacchus : Églé (80), Callichore (81), Eupétale (82), Ione (83), la riante Calycé (84), Briuse, commute des vents printaniers (85), Silénie (86), Rodé (87), Ocyrhoé (88), Ereutho (89), Acriste (90), Théré (91), et Harpé, qui les suit sans cesse (92), la vermeille Oenanthe (93), Lycaste aux pieds d'argent (94), Stésichore (95), Prothoé (96) et Trygie elle-même (97), la joyeuse vieille, appesantie par le vin, s'était mise en marche la dernière. Telle était l'armée cornue des serviteurs de Bacchus, grossie des bacchantes belliqueuses : pendant toute la nuit, le ciel, en l'honneur du dieu ami de l'insomnie, fit gronder son tonnerre et reluire le feu de ses éclairs. C'est par ces signes étincelants que Rhéa prophétisait l'extermination des Indiens et la victoire. Chaque chef avait conduit séparément ses troupes à Bacchus (98), et le dieu pétillant, échappé à la divine couture, commandait toute l'armée dans son plus brillant éclat. Il ne portait pas dans la mêlée un bouclier, une forte lance, ou un glaive suspendu à ses épaules ; il ne chargeait pas son intacte chevelure d'un casque d'airain qui eût protégé sa tête invincible, mais il attachait ses cheveux déployés par dm noeuds de serpents, et ceignait sa tète de cette formidable couronne. Au lieu de brodequins artistement fabriqués et montant jusqu'aux genoux, il avait ajouté à des cothurnes de pourpre une chaussure d'argent. La nébride velue dont il couvrait sa poitrine lui servait de cuirasse, marquetée comme le ciel étoilé. Il tenait de sa main gauche une corne d'or élégante, toute remplie d'un vin délicieux ; et de cette corne, comme d'une aiguière, le breuvage s'échappait à flots abondants. Dans sa main droite, il portait le thyrse aigu enveloppé d'un lierre épais ; ce feuillage en ombrageait la pointe d'acier (99), et il avait adapté à l'or de la surface une bandelette circulaire. A peine Bacchus eut-il revêtu, dans la forêt des Corybantes, son riche et élégant costume de combat qu'abandonnant le tranquille séjour de Rhée, et les plaisirs de ses danses, il laissa derrière lui la Mygdonie. Tous les guerriers et toutes les Bacchantes des montagnes s'ébranlent à la suite du dieu du vin. Ceux-ci conduisent sur des chars aux belles roues les provins du nouvel arbuste de Bacchus. Puis viennent en grand nombre les mulets chargés d'amphores pleines du jus de la vigne. On a placé sur le dos patient des ânes au pas tardif les grappes pourprées et les enveloppes mouchetées des cerfs. Les échansons portent, avec les coupes d'or, les aiguières d'argent, instruments de la table. Les Corybantes s'empressent autour de la brillante crèche des léopards, passent le harnais autour de leurs tètes ; et, attachant les lions par des courroies de lierre tressé, ils assujettissent à leurs lèvres ce frein menaçant. Le Centaure, dont l'encolure agite la terrible crinière, tend de lui-même au joug sa tête complaisante; et, plus épris de la douceur du vin, que les satyres même, homme et cheval à demi, il hennit du désir de porter sur son dos Bacchus en personne. Le dieu, assis sur son char habilement dirigé, dépasse le fleuve Sangaris, les plaines de Phrygie et le rocher plaintif de Niobé. La pierre qui pleure en voyant le sort des Indiens rassemblés pour combattre Bacchus, s'écrie encore une fois d'une voix humaine : « Indiens insensés, ne tentez pas une lutte impie contre le fils de Jupiter ! Tremblez que, si vous le menacez de la guerre, Bacchus ne fasse de vous des rochers pleurants, ainsi qu'Apollon m'a changée en pierre; craignez de voir Oronte l'Indien, le gendre de Dériade, succomber près du fleuve dont il porte le nom ; la colère de Rhéa est plus puissante que celle de Diane. Fuyez Bacchus, car il est le frère d'Apollon. Ah ! je le redoute, le trépas des Indiens va me faire verser des larmes pour d'autres malheurs que les miens. » Après avoir fait retentir ces paroles, la pierre garda de nouveau le silence. Bientôt le dieu de la vigne, quittant les plaines phrygiennes, gravit la montagne d'Ascanie (100). Ses habitants se réunissent, et tous ceux à qui Bacchus présente son fruit accueillent son culte; épris de ses danses, ils acceptent le joug de l'invincible divinité, et demandent une paix que le sang n'a pas achetée. Le dieu fit néanmoins de bonne heure l'apprentissage des combats ; il voulut dompter l'insolence des hommes noirs, et délivrer les Lydiens esclaves, les populations de la Phrygie, et l'Ascanie elle-même de leur joug tyrannique. Bacchus leur envoie de« hérauts d'armes, et leur déclare qu'ils aient à se retirer ou à combattre. Pan se joint aux messagers, Pan le chevrier, dont la barbe touffue ombrage la poitrine tout entière. Aussitôt l'impétueuse Junon, sous la figure de Mélanée (101), Indien aux cheveux crépus, conseille à Astraïs (102), le chef guerrier du pays, de ne pas arborer le thyrse, de mépriser les cris de ces satyres grands buveurs, et de soulever contre Bacchus une guerre irréconciliable ; puis elle dit ces mots au capitaine des Indiens, pour le déterminer : « Il vous sied bien, vraiment, de redouter un faible bataillon de femmes. Astraïs, combattez; et vous, Célène (103), armez-vous d'un acier qui tranche à la fois Bacchus et ses guirlandes. Le thyrse ne ressemble en rien à l'épée. Craignez, Célène, craignez la fureur de Dériade. Si vous fuyez devant une femmelette sans armes, il vous immolera sans pitié. » Elle dit, l'emporte; et, marâtre irritée contre le belliqueux Bacchus, la déesse remonte dans les airs. Les messagers du dieu arrivent auprès d'AstraÎs, déjà sous les armes, qui s'approche, l'insolente menace à la bouche. Dans sa colère, il chasse les deux satyres aux cornes de boeuf, ainsi que Pan, et traite sans égards ces envoyés du dieu conciliateur. Ceux, tout effrayés, dirigent aussitôt leurs pas rétrogrades vers le vaillant Bacchus. Le dieu range alors son armée en face des troupes indiennes. La déesse Bellone ne fit pas défaut an noir Célène; elle accourt invisible, et range de son cité l'armée entière des Indiens. L'audacieux Astraïs, enhardi dans sa fureur guerrière, se développe auprès des flots bruyants du lac Astacide, et y attend l'attaque du dieu de la vigne. Dès que la double armée fut complètement mise es bataille par ses chefs, les noirs Indiens pommèrent de grands cris en courant à la mêlée. Semblables aux grues de la Thrace, quand, à l'approche de l'hiver et sous les menaces aériennes de la pluie, elles se rassemblent en troupe sur la tête des pygmées autour des courants de Téthys, et qu'après avoir exterminé de leur bec aigu la race énervée de celle imbécile génération, elles s'envolent comme un nuage par-dessus les espaces de l'Océan. A leur tour, les intrépides soldats du valeureux Bacchus se précipitent en furie sur l'ennemi. Les phalanges des Bassarides s'élancent. Parmi elles, celle-ci a entouré sa tête d'un bandeau de vipères; celle-là retient ses cheveux sous le lierre parfumée ; l'une fait vibrer dans sa main frénétique un thyrse armé de fer ; l'autre, plus furieuse encore, laisse tomber de sa tête dégagée de voiles et de bandeaux sa longue chevelure ; et les vents se jouent dans les boucles déployées des deux côtés de ses épaules. Tantôt elles agitent le double airain des cymbales en secouant sur leurs têtes les anneaux de leurs cheveux ; tantôt, en proie à des accès de rage, elles multiplient, sous les paumes de leurs mains, les roulements des tambourins tendus; et le bruit des combats gronde répercuté. Les thyrses deviennent des piques ; et l'acier que cache le feuillage est la pointe de cette lance ornée de pampres. Une bacchante, dans son ardeur pour le carnage, rattache sur sa tête les couples des serpents les plus voraces ; une autre place sur sa poitrine l'enveloppe tigrée des léopards, tandis qu'une troisième, se faisant un vêtement de la peau mouchetée des faons montagnards, emprunte ainsi sa robe à un cerf élégant. Celle-ci, portant sur son sein un lionceau arraché à la poitrine velue de sa mère, confie au lait d'une mamelle humaine cet illégitime nourrisson. Celle-là, entourant sa taille virginale des triples anneaux d'un serpent, s'en sert comme d'une ceinture intérieure, car il vibre sa langue autour d'elle, siffle doucement, et devient le gardien vigilant de la pudeur de la jeune fille, pendant qu'elle sommeille livrée aux vapeurs du vin (104). L'une, dont les talons dégagés de brodequins foulaient dans les montagnes les buissons et les ronces épineuses, monte et se tient sur un arbre hérissé de piquants ; l'autre, se glissant par surprise sur le dos d'un chameau aux longues jambes, aiguillonne de la pointe du thyrse son cou recourbé; puis elle disparaît à demi emportée par ces pieds qui ne voient pas le sentier. L'énorme animal, qu'aucun frein ne dirige, fait mille détours dans sa marche impétueuse, et frappe en glissant la terre qu'il creuse de ses pas jusqu'à ce qu'il se replie et se couche de lui-même sur le sable. Celle-ci, dans les penchants des forêts où paissent les boeufs, saisit la peau d'un taureau furieux et indompté; puis, de ses ongles cruels déchirant le cuir de l'animal, elle le dépouille de son enveloppe toute brute, tandis que celle-là gonfle de son souffle ses entrailles. On apercevait au haut d'un pic, privée de voile et de chaussure, une vierge bondissant d'une roche aiguë à l'autre au bord des précipices, sans frémir ; et les cailloux pointus de la colline ne laissaient aucune meurtrissure à ses pieds nus. Bientôt de toutes parts les Indiens tombent en grand nombre sous le fer des Curètes, à la naissance du lac Astacide. Les phalanges ennemies sont cernées par les troupes de Bacchus ; et dans ces manoeuvres guerrières, celles-ci imitent encore les rondes de la danse des boucliers. Le dieu arme sa main robuste de la cime d'un pic ; et, le détachant des sommets de la montagne, il lance sur ses adversaires cette pointe raboteuse. Alors les Bacchantes poussent de grands cris. Les Bassarides lancent aussi leurs dards aigus chargés de pampres. Bien des têtes mâles de ce peuple à la peau noire cèdent au thyrse féminin. Eupétale frappe un guerrier intrépide de sa guirlande meurtrière ; et, sous ses feuilles de vigne, le lierre acéré broie le fer ennemi. Stésichore aux belles grappes bondit dans la mêlée, et épouvante les races indiennes des roulements sourds et terribles de ses cymbale au double airain. Le combat fut rude des deux côtés ; on entendait des chalumeaux encore, mais c'étaient des chalumeaux guerriers : la fuite de Bellone résonnait. Les Bassarides hurlaient; et, dans l'ardeur de la bataille, l'air assombri et mugissant sous le tonnerre grondeur, annonçait à Bacchus, au nom de Jupiter, sa future victoire. Un grand nombre de combattants périt. La terre altérée rougissait tout autour imprégnée de carnage, et le détroit du lac Astacide murmurait sous des flots teints du sang des Indiens. Enfin le dieu à qui les joies du coeur sont chères eut pitié de ses ennemis; il communiqua aux eaux du lac la puissance de l'ivresse, et changea l'apparence neigeuse et blanchissante des courants. Aussitôt le fleuve grossit en bruissant sous ces vagues d'une douce liqueur, et enivre son embouchure : des haleines embaumées se dégagent de ces flots que le vin vient de renouveler ; les rives s'empourprent, et, après y avoir bu, un noble Indien s'écrie dans surprise : « Quelle est donc cette boisson étrangère et que je ne puis comprendre ? Elle n'est ni. blanche comme le lait des chèvres, ni noire comme l'eau (105). Elle ne ressemble pas à celle que je vois l'abeille bourdonnante produire d'une cire mielleuse dans ses ruches à mille compartiments. Elle a une odeur délicieuse qui charme l'esprit. Un homme (106) que les vapeurs pénétrantes de la chaleur altère puise de ses mains quelques gouttes de l'eau qui court, et aussitôt la violence de cette soif ardente se dissipe. On se rassasie promptement de miel; mais, ô prodige! ici, en buvant, je veux boire encore; cette liqueur est bien douce, et pourtant elle n'amène pas le dégoût. Hébé, prends ton amphore, approche, conduis avec toi Ganymède, l'échanson troyen qui verse à boire aux dieux ; qu'il vienne puiser à ce fleuve aux gouttes exquises, pour en remplir toutes les coupes des festins de Jupiter ! Accourez, amis, buvez de ces eaux que vous distille un fleuve de miel. Je vois ici une image des cieux. Le nectar de l'Olympe qu'on nomme le breuvage de Jupiter devient une oeuvre de la nature, et ce sont les naïades qui le versent aux hommes dans leurs coupes terrestres. »