[41,0] DISSERTATION XLI. Dieu étant l'auteur des biens, d'où viennent les maux? [41,1] On rapporte qu'Alexandre le Macédonien, étant entré dans le temple de Jupiter-Ammon, et ayant été appelé fils d’Ammon, en demeura persuadé, en conséquence de ce que dit Homère, qui appele Jupiter, « le père des Dieux et des hommes». Satisfait de cet oracle, il ne jugea point à propos de demander rien de plus à son père, ni touchant la fuite de Darius, ni touchant les combats qu'il allait livrer, ni touchant les malheurs de la Grèce, ni touchant les bouleversements de l'Asie. Mais, comme s'il n'avait eu rien à désirer d'ailleurs, il interrogea Jupiter touchant le Nil, et lui demanda d'où partait ce fleuve pour descendre en Egypte. Etait-ce donc là l'unique chose qui manquât à son bonheur ; et, en l'apprenant, devait-il être pleinement heureux ? Non, par Jupiter ! Quand même, outre la source du Nil, il aurait parfaitement connu tout ce qui intéressait le Danube, ou même l'Océan; quand il aurait su si l'Océan est une espèce de fleuve, qui environne toute la terre, s'il est l'origine et la source de la mer qui baigne nos rivages, s'il n'est qu'un marais destiné à recevoir, à leur coucher, le soleil et la lune, ou que toute autre des choses nées de l'imagination des poètes. Il aurait dû laisser couler les fleuves des lieux où Jupiter a placé leurs sources; et, après être arrivé, ou au temple d'Ammon, ou au près des chênes du pays des Thesprotiens, ou auprès de la Pythonisse du Parnasse, ou auprès de l'Oracle du fleuve Ismènes, ou auprès de l'Oracle de Délos, ou auprès de tout autre, soit Grec, soit Barbare, prier Jupiter ou Apollon de rendre une réponse unique, mais d'une utilité commune et générale pour toute l'Espèce humaine. Certes, c’était sur cette question qu'il eût été plus important pour le genre humain de consulter, les Dieux, que de les consulter, comme les Doriens, sur leur expédition dans le Péloponnèse ; comme les Athéniens, sur leur expédition en Ionie ; ou comme les Corinthiens, sur leur expédition en. Sicile. [41,2] Voyons ; faisons comme si nous étions chargés d'une mission semblable, de consulter les Oracles sur une question qui intéressât l'Espèce humaine; et demandons à Jupiter quel est l'auteur et le dispensateur des biens parmi les hommes ; quelle en est l'origine ; quelle en est la source, et d'où ils émanent. Certes, nous n'avons nul besoin de fatiguer Jupiter d'une semblable question, lorsque nous sentons d'où viennent les biens, lorsque nous en voyons la cause, lorsque nous en savons l'origine, lorsque nous connaissons celui qui en est l'auteur et qui les dispense, savoir : l'ordonnateur harmonique du firmament, le cocher du soleil et de la lune, le coryphée des divers genres de mouvements auxquels les astres sont subordonnés dans leur cours, le régulateur des saisons, l'économe des vents, celui qui a été l'architecte de la mer et de la terre, celui qui marque le lit des fleuves, celui qui fait naître et mourir les fruits, celui qui engendre les animaux, celui dont émanent la végétation, la pluie, la fécondité, l'existence, la vie ; celui dont l'intelligence inaltérable, incorruptible, se promène avec une facile rapidité, et comme d'un coup d'œil, sur tout ce qui existe, et embellit tout ce qu'elle touche, semblable aux rayons qui s'élancent du soleil, et qui, dirigés vers la terre, remplissent d'éclat toute la partie qu'ils en embrassent. Or, en quoi consiste le mode de ce contact, de la suprême intelligence? J'avoue que je ne peux point le dire, mais Homère nous le donne indirectement à entendre, dans ce passage : « Il dit, et le fils de Saturne fit un signe d'approbation avec ses blonds sourcils ». Ce fut aussi d'un clin des sourcils de Jupiter que reçurent l'existence, et la terre, et tous les animaux qu'elle nourrit, et la mer, et tous les êtres qui l'habitent, et l'air, et tous les volatiles qui le peuplent, et le firmament, et tous les Corps qui s'y meuvent. Jupiter cligna le sourcil, et toutes ces œuvres existèrent. Jusque-là je n'ai pas besoin d'oracle ; j'en crois Homère ; je m'en rapporte à Platon ; et j'ai pitié d'Épicure. [41,3] Mais, si je passe à ce qui concerne les maux d'où sont-ils venus ici-bas ? Quelles en sont les sources ? Qui les a produits ? Dans quels lieux ont-ils pris naissance? Est-ce en Ethiopie, comme la peste? Est-ce à Babylone, comme Xerxès ? Est-ce dans la Macédoine, comme Philippe ? Car ils ne viennent point du Ciel, de par tous les Dieux ! Ils ne viennent point du Ciel. « Les immortels ne peuvent encourir aucun sujet de reproche». C'est ici, sans doute, c'est ici que j'ai besoin des Oracles. Interrogeons les Dieux, Jupiter, Apollon, et vous tous, autres Dieux qui rendez des oracles, et qui prenez quelque intérêt au genre humain, dites-nous, de grâce, dites-nous, quelle est l'origine des maux? Quelles sont leurs causes? Comment nous en défendrons-nous? Comment les éviterons-nous? « Car il est permis de fuir les maux et de s'y soustraire. » Ne voyez-vous point quelle multitude de maux s'agitent ici-bas, et s'attachent aux destinées humaines ? N'entendez-vous pas tout retentir de lamentations, de gémissements? L'homme se plaint que les maladies soient entrées, comme éléments de construction, dans la structure de sa machine. Il se plaint de l'instabilité de la santé, et de son ignorance sur la durée de la vie. Quel est, en effet, l'âge de l'homme où il ne soit point sujet à souffrir? A peine né, à peine sorti du sein de sa mère, à peine retiré des langes de la Nature, il ne fait que pleurer et vagir. A mesure qu'il grandit et qu'il s'approche de l'adolescence, la fougue des passions s'empare de lui ; l'intempérance le gagne. Arrive-t-il à la jeunesse, il s'échauffe, il s'enflamme, il devient effréné; on ne peut plus le contenir. Parvient-il jusqu'à la vieillesse, jusqu'à la décrépitude, jusqu'au bord du tombeau ; son corps n'est plus pour son âme que le domicile le plus incommode. Il devient hargneux, acariâtre, inerte. Il ne peut plus supporter ni la pluie, ni le vent, ni le soleil; il accuse continuellement les saisons et l'atmosphère ; il ne cesse de faire la guerre à Jupiter. L'hiver, il se surcharge de vêtements. L'été, il faut qu'il se rafraîchisse. Gorgé d'aliments, il provoque la digestion : la digestion faite, il se gorge encore d'aliments. A l'instar de l'Euripe, semblable au flux et reflux de la mer, il n'est jamais stable, jamais en repos. Rien ne le rassasie ; rien ne le contente. Il mange avec voracité. Il n'a jamais ni assez d'habits, ni assez de chaussures, ni assez d'aromates, ni assez de remèdes, ni assez de bains. Plusieurs individus, plusieurs arts ne servent qu'à un individu unique, tandis qu'un seul pâtre suffit à des milliers de chevaux, à des milliers de bœufs, et un seul berger à des milliers de brebis. Malgré tout cela, tant d'appareil est insuffisant. Car quels moyens a l'homme pour se soustraire aux incursions de la peste? Quelle digue peut-il opposer aux torrents de la pluie qui tombe du ciel? Comment peut-il comprimer les tremblements de terre, et amortir les feux que vomissent les volcans ? Voyez-vous la série et la succession des maux ? Voyez-vous la continuité des périls ? « De tous les êtres que nourrit la terre, l'homme est le plus infortuné». Si nous tournons nos regards du côté de l'âme, nous verrons les maladies se répandre en foule sur elle. Ecarterez-vous la douleur? Elle sera en proie à la crainte. Eloignerez-vous la crainte ? Elle sera en proie à la colère. Apaiserez-vous la colère? L'envie en prendra la place. Les affections désordonnées l'assiègent de tous côtés. Les maux naissent de tout ce qui est en contact avec elle. Elle ne saurait compter sur un moment de relâche. [41,4] Que répondront à cela Jupiter, Apollon, et les autres Dieux qui rendent des oracles ? Ecoutons leur interprète, qui s'exprime ainsi : « Les hommes nous accusent d'être les auteurs de leurs maux, tandis qu'ils s'attirent eux-mêmes, par leur propre faute, des malheurs auxquels ils n'étaient point destinés ». Quelle est donc la cause des crimes des hommes ? Regardons le ciel et la terre comme deux demeures différentes, dont l'une est inaccessible à tous les maux, et l'autre offre le mélange des maux et des biens, de manière que les biens tirent leur origine de la première, et que dans l'autre, les maux prennent leur source dans une native et spontanée méchanceté. Cette méchanceté est de deux espèces. La première tient aux affections matérielles du corps, et l'autre aux fonctions morales de l'âme. Parlons d'abord de la première. Vous voyez de la matière soumise à la manipulation d'un habile ouvrier. L'ornement que reçoit cette matière, est l'œuvre de l'art. Si, au contraire, cette matière reçoit quelque difformité, (car les choses humaines ne se font point elles-mêmes ce qu'elles sont), n'en accusez point l'art. Un artiste ne peut pas avoir l'intention d'agir contre les règles de son art, ni un Législateur contre les principes de la justice ; et l'Intelligence divine atteint son but avec bien plus de précision et d'exactitude que l'homme dans tout ce qu'il entreprend. De même donc que dans la manipulation des arts, tandis que l'artiste, plein de son objet, fait certaines choses qui tendent, d'une manière directe et spéciale, à sa fin, il résulte de cette manipulation même d'autres choses, qui ne sont point dans l'intention de l'artiste, mais qui sont de purs résultats de la matière, telles que les bluettes qui s'échappent de l'enclume, les étincelles qui s'élèvent d'un foyer ardent, ou telle autre chose semblable ; effet nécessaire de la manipulation de l'artiste, et nullement objet primordial de son intention : de même, en ce qui concerne les accidents qui arrivent sur la terre, et que nous regardons comme des déluges de maux pour l'humanité, il ne faut point les imputer à l'art qui gouverne le monde ; mais plutôt les envisager comme des accessoires qui résultent nécessairement de l'immense manipulation de l'Univers. Ce que nous appelons maux et destruction, ce qui devient pour nous sujet de deuil et de larmes, le Grand Ouvrier l'appelle conservation et salut du Tout. Car sa providence s'étend sur le tout ; et la nécessité exige que la partie souffre pour l'intérêt du Tout. Athènes est attaquée de la peste : Lacédémone éprouve des tremblements de terre : la Thessalie est submergée : le mont Etna est en feu. Mais à quelle époque Jupiter avait-il donc promis l'immortalité aux Athéniens? Car, si la peste eût cessé, Alcibiade n’aurait-il point exécuté son expédition en Sicile ? A quelle époque avait-il promis aux Lacédémoniens que leur territoire serait exempt de tremblements de terre ; aux Thessaliens, que leurs campagnes ne seraient point inondées ; aux Siciliens, qu'ils ne seraient point incendiés par les irruptions de l'Etna? Jusque-là, il ne s'agit que de la condition et des maux du corps. En considérant ces accidents divers que vous nommez destruction, vous ne faites attention qu'aux êtres qui périssent, au lieu que je nomme ces mêmes accidents salut et conservation, parce que j'envisage la série des êtres et leur succession. Vous voyez la transmutation d'existence entre les corps, leurs alternatives de génération, le sens-dessus-dessous d'Héraclite, qui disait que la vie était la cause de la mort, et que la mort était le germe de la vie. Le feu vit aux dépens de la terre, l'air vit aux dépens du feu, l'eau vit aux dépens de l'air, et la terre aux dépens de l'eau. Telle est la succession, la vicissitude de vitalité entre les êtres ; telle est la rotation de l'Univers entier, entre la vie et la mort, entre la mort et la vie. [41,5] Passons actuellement à cette autre source des maux que nous avons appelée native et spontanée, qui «engendre et reçoit ses développements, dans les puissances morales de l'âme, et qui se nomme proprement méchanceté". Voilà la cause qui meut la volonté ; Dieu n'y a point de part. Car, puisqu'il fallait que la terre fût créée susceptible de produire des fruits, de nourrir des animaux, et de fournir à la subsistance des nombreuses espèces d'êtres qui la peuplent, et que, d'un autre côté, elle recelât dans son sein le germe des maux, il fallut que ces germes, expulsés du ciel, subissent ici-bas des combinaisons avec les choses terrestres. Après avoir donné l'existence aux nombreuses et diverses espèces d'animaux, Dieu les distribua d'abord en deux classes principales, dont la première fut destinée à offrir beaucoup de variétés dans la manière de s'alimenter et de vivre, dans sa structure corporelle, à être destituée d'intelligence et de raison, à s'entre-dévorer, à n'avoir aucune notion de Dieu, à n'être point susceptible de vertu, à ne connaître d'autre besoin que celui d'une pâture éphémère, à ne vivre sous d'autres lois que sous l'empire des sensations, à posséder une certaine mesure de forces physiques, mais incapable de toute fonction rationnelle : et la seconde, celle de l'espèce humaine, fut destinée à être homogène, susceptible d'identité de lois et d'unité, faible en ce qui concerne le corps, d'une force à toute épreuve, sous le rapport des facultés intellectuelles, capable de la connaissance de Dieu, des formes politiques, appropriée aux douceurs de la sociabilité, amie de la justice, des lois, et sensible à l'amitié. Il fallait donc que cette espèce fût supérieure à toutes les autres. Mais, en même temps, elle devait être, je pense, inférieure à Dieu, sans néanmoins que cette infériorité fût fondée sur ce qu'elle était sujette à la mort. Car ce que le vulgaire des hommes appelle mort, cela même est le commencement de l'immortalité ; c'est la naissance dans la vie à venir, après que les corps ont été dissous par le temps et par l'effet des lois physiques auxquelles ils sont soumis ; et lorsque l'âme retourne au même lieu, et à la même existence, qu'elle avait auparavant. Le moyen que Dieu imagina de rendre la condition de l'homme inférieure à la sienne, fut d'attacher l'âme à un corps de terre, comme un cocher à un char ; et après avoir abandonné les rênes aux mains du cocher, il le laissa se diriger dans la carrière, muni de sa part de la force nécessaire pour se bien conduire, mais revêtu, en même temps, du pouvoir de se perdre. Lorsque l'âme est montée sur le char, et qu'elle s'est emparée des rênes, si elle est destinée à la félicité et au bonheur, elle n'oublie point que c'est Dieu qui l'a placée sur ce char, que c'est lui qui lui en confie la conduite ; aussi elle tient les rênes avec attention; elle conserve la direction du char; elle réprime les écarts des coursiers. Or, ceux-ci ont des affections différentes. Ils veulent aller, l'un d'un côté, l'autre de l'autre. L'un est enclin à l'intempérance, à la gourmandise, à la lubricité. L'autre est fougueux, emporté, téméraire. Celui-ci est sans vigueur et sans énergie. Celui-là est servile, bas et rampant. Le char, ainsi livré à des impulsions contraires, met le cocher dans l'embarras. Si les chevaux lui forcent la main, et qu'ils se rendent maîtres de lui, l'essieu est emporté dans la direction que lui donne celui des chevaux qui prend le dessus. Tantôt entraîné par celui que les passions brutales dominent, le char se précipite, avec le cocher, dans la luxure, dans l'ivrognerie, dans l'incontinence, et autres infâmes et impures jouissances de cette nature. Tantôt entraîné par celui qu'emporte une aveugle fougue, il est jeté au travers de tous les genres de maux.