[37,0] DISSERTATION XXXVII. Si les Arts libéraux contribuent à rendre l’homme vertueux. [37,1] SOCRATE conversant, au Pirée, sur la politique avec quelques interlocuteurs, trace dans son discours, comme dans un drame, le tableau fictif d'une Cité bien ordonnée, d'une bonne politie : il établit des lois : il forme un plan d'éducation pour les jeunes-gens, il organise une force publique, et, sous ce double rapport, il applique le corps et l'âme des Citoyens de cette Cité, à la musique et à la gymnastique. Pour enseigner ces deux dernières choses, il appelé des maîtres habiles et éprouvés. Il leur donne le caractère de pasteurs de troupeau, et les nomme gardiens. C'est ainsi qu'il compose son corps politique de manière à faire penser aux hommes les plus vulgaires que c'est plutôt une rêverie, qu'une réalité. Mais c'était la méthode de l'ancienne philosophie d'imiter le langage mystique des oracles. D'ailleurs, si vous voulez, nous laisserons-là Socrate, et nous appellerons un Citoyen d'Athènes, pour nous servir d'interlocuteur. Aussi bien, je l'entends qui converse en Crète, auprès de l'antre de Jupiter Dictéen, avec le Lacédémonien Mégille, et le Knossien Clinias ; qui leur trace un plan de législation pour la ville de Dorique qu'il s'agit de peupler; qui les engage à persuader aux Crétois, d'admettre la musique au nombre des arts qui enfantent le courage, et de tempérer l'impétuosité de leur caractère par le charme de ses modulations, afin que leur vertu ne pèche par aucun de ses éléments, qu'elle ne soit point imparfaite, et qu'en leur fournissant contre les ennemis du dehors de quoi les vaincre avec gloire, de quoi résister à leurs efforts, au prix même de la vie, il ne lui arrive pas, d'un autre côté, d'être incapable d'offrir à ses athlètes des ressources suffisantes contre les ennemis du dedans, qui font la guerre à l'âme. [37,2] Quelle doctrine professez-vous donc là, Citoyen d'Athènes? A ce compte, le chemin propre à nous conduire au bien serait un chemin étroit, glissant, aussi difficile à tenir qu'à discerner, encombré de beaucoup d'obstacles, dans lequel nous ne pourrions entrer qu'en fredonnant, en chantant, en décrivant, à tort et à travers, des figures de géométrie, et en nous appliquant à tout cela, comme si nous voulions devenir toute autre chose que des gens-de-bien ? Entreprise d'ailleurs sublime, d'une haute importance, et qui tend à nous rapprocher des Dieux, à quelques égards, si nous l'envisageons sous le rapport de ses résultats, et facile, d'un autre côté, à acquérir, lorsqu'on a une fois pris le parti de s'attacher au Beau et de détourner ses yeux des choses honteuses. L'hôte Athénien nous répondra, que ce qu'on appelle loi politique, n'est qu'une vaine écriture, si elle ne se concilie point le respect de ceux à l'usage desquels elle est destinée, et qu'il faut, d'un autre côté, que ce respect soit volontaire : qu'à la vérité, l'âme a aussi sa nombreuse multitude, ses écervelés, mais, en même temps, qu'après qu'elle a une fois pris l'habitude de rendre hommage à la loi, de lui obéir, d'accomplir tout ce qui est ordonné par elle, cette situation, de sa part, constitue pour elle cette politie par excellence à laquelle les hommes donnent le nom de philosophie. [37,3] Voyons donc ; que la philosophie vienne remplir les fonctions de Législateur, qu'elle soit la régulatrice de l'âme insubordonnée, de l'âme livrée à toutes les impulsions, ainsi que le peuple de quelque Cité qu'elle prenne, pour lui servir d'auxiliaires, quelques arts, non point des arts grossiers, non point des arts mécaniques, ni de ceux avec lesquels nous faisons les choses les plus communes ; mais celui qui peut faire que le corps soit pour l'âme comme une sorte de char facile à diriger, et propre à exécuter tout ce qu'on exigera de lui; et qu'elle donne à cet art là le nom de gymnastique: mais celui qui est chargé de servir d'interprète aux méditations de l'âme, et qu'elle lui donne le nom de Rhétorique: mais celui qui, dès la première jeunesse, alimente et nourrit l'âme ; et qu'elle lui donne le nom de Poésie : mais celui qui s'occupe principalement de la nature des nombres ; et qu'elle lui donne le nom d'arithmétique : mais celui qui enseigne les règles du raisonnement; et qu'elle lui donne le nom de Logique : qu'elle y joigne la Géométrie et la Musique, qu'elle les associe à ses fonctions et à ses lumières, et qu'elle leur distribue à l'une et à l'autre une portion de sa besogne. [37,4] Peut-être ailleurs parlerons-nous de ces arts divers. Quant à présent, parlons préalablement de la Musique, le plus ancien des éléments d'institution appropriés à l'âme, et disons-en ce qui nous paraît convenable. Combien la musique est une belle chose et pour l'homme en particulier, et pour les Cités, et pour les Nations entières, que la providence des Dieux a mis à même de la cultiver. Non que j'entende désigner ici cette espèce de musique, dont les flûtes, les hymnes, la danse, et le chant, font tous les frais, qui arrive à l'âme sans lui rien dire, et dont tout le prix est dans le plaisir de l'oreille. C'est pour avoir attaché leur affection à cette espèce de musique, que les hommes, dans leur erreur, trompés par la spécieuse illusion de ses agréments, ont altéré les éléments originels de la vraie musique. Désormais elle s'est éloignée de nous, elle s'est dépouillée de sa beauté naturelle, de cette pureté saine et antique. Elle nous trompe, semblable au plumage coloré des colombes. Ce n'est plus cette fleur, enfant spontanée de la Nature. Sans nous en douter, ce n'est qu'à son simulacre que nous offrons nos hommages. Quant à cette autre musique ingénue et vraie, qui habite l'Hélicon, qui fut l'amie d'Homère, l'institutrice d'Hésiode, la mère d'Orphée, nous ne la possédons pas plus que nous ne la connaissons. Telle est l'aberration publique et privée où nous ont conduits cette illusion et les insensibles progrès que nous avons souffert qu'elle fît. C'est ainsi que les Doriens qui vinrent s'établir dans la Sicile, lorsqu'ils eurent abandonné cette musique simple et agreste, dont ils faisaient leurs délices, au milieu des montagnes de leur ancienne patrie, et de leurs troupeaux, et qu'ils eurent pris en affection la musique des Sybarites, et le genre de danse que la flûte ionienne les força d'aimer, devinrent (en ménageant l'expression) moins sages, et (en tranchant le met) plus vicieux qu'ils n'étaient auparavant. Chez les Athéniens, dans leurs temps antiques, des danses, où les hommes se mêlaient avec leurs enfants, des chansons, faites impromptu, dès la saison dès moissons et des labours, par ceux qui travaillaient à la culture des terres, et qui les chantaient couverts de poussière, et distribués selon leurs tribus, composaient toute leur musique. Mais, au moment où le charme de leurs jeux publics et de leurs représentations théâtrales en eut insensiblement fait un art aux agréments duquel il fallut ajouter sans cesse; là, fut l'origine de la corruption dans leurs éléments politiques. Au lieu que la vraie harmonie, celle qui est l'ouvrage commun des Muses, celle à laquelle préside Apollon leur chef, est en même temps la sauvegarde et des individus, et des familles, et des Cités, et des flottes, et des armées. [37,5] Si nous nous en rapportons à Pythagore, et nous devons nous en rapporter à lui, le Ciel a aussi son harmonie. Ce n'est pas qu’on le pince comme une lyre ni qu'on y souffle comme dans une flûte. Mais les mouvements des corps divers et harmoniques qui le composent, par leur combinaison et leur accord, produisent des sons divins. Les Dieux jouissent de la beauté de ce concert. Mais nos sensations n'y peuvent atteindre. Il est trop sublime, il est trop au-dessus de notre portée. Tel est ce me semble, le sens de la fiction; d'Hésiode lorsqu'il nous parle d'une montagne qu'il appelle l’Hélicon, et qu’il nous y représente les Muses y formant divers genres de concerts, ayant pour Coryphée ou le Soleil, ou Apollon, quel que soit d'ailleurs le nom de ce feu resplendissant et harmonique. Quant à l’harmonie humaine dont notre âme peut recevoir les impressions, qu'est-elle autre chose que le régulatrice des affections qu'éprouve notre âme, tantôt les tempérant, lorsqu’elles se laissent emporter à trop d'impétuosité et d'incandescence; tantôt les excitant; les aiguillonnant, lorsqu'elles sont dans le relâchement, et qu’elles pêchent par le défaut d'énergie. Elle est propre, sans doute, à alléger les chagrins du deuil, à refroidir les transports de la colère, à donner un frein à la cupidité, à tremper nos appétits dans la tempérance, à porter remède aux douleurs, à fournir des consolations à l'amour, à rendre le poids du malheur plus supportable. Elle est bonne à présider aux sacrifices. Elle remplit bien sa place, dans les festins. Elle fait des merveilles ; à la tête des armées. C'est à elle qu'il appartient de porter la joie dans nos fêtes publiques, de tout mettre en train dans les fêtes de Bacchus, et de répandre l'inspiration dans lés cérémonies religieuses. C'est encore à elle à devenir la modératrice des corps politiques. C'est ainsi que les sauvages Béotiens se policèrent en cultivant la flûte, et en chantant au son de cet instrument les poésies de Pindare. C'est ainsi, que les vers de Tyrtée donnèrent de la grandeur d'âme aux Spartiates, ceux de Telésille aux Argiens, ceux d'Alcée aux habitants de Lesbos. C'est ainsi qu'Anacréon rendit moins cruelle pour les Citoyens de Samos la tyrannie de Polycrate, en faisant aimer à ce tyran le beau Smerdis la chevelure de Cléobule, la flûte de Batylle, et les chants ioniens. [37,6] A quoi bon remonter plus haut ? Le célèbre Orphée était fils d'Œagre et de Calliope. Il reçut le jour dans la Thrace, sur le mont Pangée. Cette montagne était habitée par une peuplade de cette contrée, nommée les Odruses, hommes sauvages, ne vivant que de rapines, et étrangers aux lois de l'hospitalité. Néanmoins les Odruses, tout sauvages qu'ils étaient, suivirent spontanément Orphée, comme leur chef; et leur férocité céda à la beauté de ses chants. C’est là ce qui a donné lieu de dire que les chênes et les rochers marchaient à sa suite parce qu'on a assimilé à des êtres inanimés les hommes âpres et brutes qu'Orphée humanisait. Dans la Béotie, était un autre chantre non moins célèbre, qui ne faisait point mouvoir les pierres, par la douceur de ses accords, selon les fictions des poètes, (car comment des remparts s'élèveraient-ils au son de la voix et des instruments) ? Mais par l'harmonieuse beauté de ses hymnes guerrières, il réunit en phalange la jeunesse de Béotie; et ces phalanges devinrent pour la ville de Thèbes un inexpugnable rempart. Lycurgue entoura Lacédémone d'un rempart semblable, lorsqu'il régla que, dans les batailles, les jeunes gens combattraient, au son de la flûte. Ceux-ci se conformèrent, en effet, à cette règle; et, dans les combats, ils allaient en mesure comme à la danse. Thémistocle se servit aussi du même instrument, lorsqu'il embarqua toute la ville d'Athènes ; et, pendant qu'il en fit entendre les sons à toute la flotte, les uns ramaient, les autres combattaient, et tous concouraient à la victoire. Du sein de leur temple, les Déesses d'Eleusis se joignirent à ce concert. De là les monuments destinés à conserver le souvenir des victoires. De là les trophées de Lacédémone et d'Athènes, qui consacrèrent leurs exploits sur mer et sur terre avec de belles inscriptions. De-là, le triomphe des Spartiates, et l'exemple de Léonidas. [37,7] Mais qu'avons-nous besoin d'en dire davantage, et de nous étendre plus au long sur le chapitre de la musique? Elle est propre à suivre les drapeaux, en temps de guerre, à s'asseoir dans les conseils de Gouvernement, à entrer dans l'éducation de la jeunesse. Car l'ouïe est, de nos sens, celui qui a le plus de vitesse. Elle transmet rapidement à l'âme les choses dont la connaissance est de son ressort; et elle la force de correspondre aux impressions qu'elle reçoit, ainsi que d'y mettre du sien. De là vient que les âmes étrangères aux notions libérales qui constituent la vraie harmonie, et qui se livrent à tout ce qui leur offre les dehors spécieux de la volupté, ne parviennent jamais à la saine et droite idée des lois de cette harmonie; et celle qui leur fait éprouver du plaisir, elles la nomment ainsi, non qu'elle ait la même fin que l'autre, mais parce qu'elle s'exerce sur le même sujet. C'est tout comme si l'on appelait médecine, non point l'art qui ramène la santé, mais celui qui recherche et indique les remèdes propres à la maladie. C'est par une semblable bévue que le vulgaire pense que la géométrie, la partie la plus importante de la philosophie, n'est qu'un art d'une très médiocre considération, d'une destination abjecte, et que, ne l'envisageant que sous le rapport des usages serviles, auxquels elle paraît nécessaire, il ne la croit propre qu'à déterminer les dimensions des terrains, qu'à la construction des édifices, et à tous les autres services mécaniques que nous en retirons, sans porter ses regards plus avant. Or, ce n'est point à cela que se borne la géométrie. Car les campagnes n'en seraient pas moins habitées, quand bien même les pauvres paysans n'auraient que des moyens moins exacts pour mesurer leurs héritages. Mais ce n'est-là que l'œuvre la moins distinguée de la géométrie. Sa principale fonction est de produire sur les yeux de notre intelligence le même effet que certains remèdes produisent sur les yeux du corps, de les rendre plus vifs, plus perçants, pour contempler l'Univers. Or, cette fonction, le vulgaire ne la connaît pas. Tel, un habitant du continent, qui voit pour la première fois un vaisseau dans un port, en admire l'invention, fait le tour du port dans le vaisseau, en met en jeu tous les agrès, et s'imagine que le vaisseau n'a point d'autre destination. [37,8] Minerve, qui inventa la navigation, dirait sans doute à cet homme-là : « Tu vois cette vaste, cette immense mer, qui couvre la plus grande partie de la terre, et qui unit entre elles ses différentes régions, dont jusqu'ici tu n'avais point entendu parler, et que tu ne devais jamais espérer de voir. Car chaque homme ne connaissait que son pays, comme chaque reptile ne connaît que son trou. Ni les liaisons d'amitié, ni le mélange des familles, ni les relations politiques, ni l'échange réciproque des objets de commerce de chaque contrée, n'existaient, jusqu'au temps où j'eus inventé l'art de construire un vaisseau. Cette espèce de char prend son essor comme un oiseau, et l'on le dirige du côté que l'on veut. Si tu en doutes, fais-en toi-même l'épreuve». Tel est le langage que peut tenir sur la géométrie quelqu'une des Déesses, ou Minerve elle-même. « Lève les yeux en haut. Tu vois ce spectacle qui est au-dessus de ta tête. Spectacle magnifique, spectacle varié, qui se meut circulairement, qui roule autour de la Terre, parsemé d'étoiles, resplendissant de la lumière du soleil, embelli par la clarté de la lune. Ce spectacle, tu ne sais point quelle est sa nature, et tu as l'air de croire savoir ce qu'il est et le connaître. O toi, qui es étranger à ces sublimes régions, je me charge de t'y conduire. Je te construirai un esquif léger. Je te confierai à la Géométrie, qui d'abord te promènera dans l'intérieur du port et qui, après t'avoir accoutumé à soutenir le trajet, à braver le roulis, et à ne pas redouter les tempêtes, te lancera hors du port ; et, te faisant voguer dans ce facile et limpide Océan de tous les êtres, te conduira dans les régions où habitent l'Aurore, fille de l'Air, et les Nymphes qui dansent autour d'elle ; dans ces régions où se préparent le lever du soleil, l'éclat de la lune, et des autres corps immortels. Tant que tu ne jouiras point de cette contemplation, tu ne connaîtras point, tu ne posséderas point, le bonheur ».