[30,0] DISSERTATION XXX : La volupté est un bien; mais elle n'est pas un bien solide. [30,1] « Il est difficile, comme dit le proverbe des anciens, il est difficile d'être homme de bien ». Est-il donc difficile à un cheval et à un lévrier, de réunir les qualités qui constituent un bon cheval ou un bon lévrier, chacun dans son espèce ? Ou bien le lévrier et le cheval réunissent-ils sans peine les qualités qui constituent un bon cheval et un bon lévrier, pourvu que le cheval soit habilement dressé au manège, et que le lévrier soit habilement dressé à la chasse : et l'homme, est-il le seul de tous les animaux qui n'acquiert qu'avec beaucoup de peine, de difficulté, et d'incertitude, les bonnes qualités qui le constituent; et n'a-t-on encore inventé aucun art par le secours duquel on puisse lui en assurer l'acquisition ? Si cela est ainsi, ne dédaignera-t-il point les sophistes? Ne leur ôtera-t-il pas ainsi tout sujet de discourir, de controverser, de discuter? Trompé dans ce qu'il attendait de l'art oratoire, et frappé du peu de solidité de ses principes, ne renoncera-t-il pas à l'espérance de remplir sa destination, de pourvoir à sa sûreté dans l'occasion à l'aide de cet art-là? Ne sera-t-il point insouciant pour tout ce qui concerne l'instruction ? N'éprouvera-t-il point ce qu'éprouvent les malheureux qui s'embarquent pour la première fois, et qui, pour peu qu'ils soient assaillis, par la tempête, effrayés de la nouveauté du spectacle, abandonnent le gouvernail ; et sans songer aux ressources de la manœuvre qui pourrait les sauver, se précipitent eux-mêmes dans les flots, et périssent avant qui, le vaisseau soit englouti ? Car telle me paraît être la condition de tous ceux qui ayant embrassé la profession de la philosophie, et ballottés entre les divers systèmes dans lesquels elle se partage, ne supportent point cet état de fluctuation et de tourmente auquel leur âme est en proie ; et cessent de croire que la raison soit destinée à les diriger vers un port sûr, et à les y fixer un jour. [30,2] II. Ignorez-vous donc que les opinions et les passions des hommes, les causes qui les produisent, les sources d'où elles tirent leur origine, les principes qui les règlent et leur donnent une direction salutaire, sujets quotidiens des méditations et des discours des philosophes, ne sont une chose ni circonscrite, ni simple, ni semblable à ces fleuves qui vont en droite ligne, au courant desquels on peut abandonner un vaisseau avec la confiance qu'il fera toujours bonne route. C'est une mer étendue et profonde. On est plus exposé à s'y égarer, que sur les mers de Sicile ou d'Égypte. A la vérité, il est un art de se diriger sur cette mer à l'aide de la connaissance des astres et du gisement des côtes ; mais il en est de cet art-là, comme de celui des pilotes. Chacun désire le savoir, mais le plus grand nombre ne parviennent pas à le savoir bien. Aussi se trompent-ils sur la véritable direction des ports, et sont-ils jetés tantôt contre des rochers périlleux, tantôt sur des bas-fonds, tantôt chez les Sirènes, tantôt chez les Lotophages, tantôt chez d'autres peuples ou assez pervers pour méconnaître les lois de l'hospitalité, ou assez ignorants pour n'avoir des Dieux aucune notion, ou corrompus d'ailleurs par tous les genres de voluptés. Tandis, au contraire, que les pilotes habiles, et sûrs de ne point manquer le lieu où ils veulent arriver, se dirigent en droite ligne vers les meilleurs ports, « où l'on n'a besoin ni de câbles, ni de cordages, ni d'ancres. », Mais quel est donc ce pilote ? Où est celui auquel nous devons nous adresser et nous confier ? Ah, mon ami ! ne me le demandez point encore, avant que d'avoir passé en revue et examiné les autres pilotes, et principalement celui qui, abandonné aux délices et à la volupté, dirige le vaisseau dont le coup d'œil est le plus agréable à le contempler du rivage, mais qui est en effet le moins propre à la navigation, vaisseau sujet à toute sorte d'accidents, d'une mauvaise manœuvre, tout défectueux dans ses agrès, sans force pour résister à la tourmente, et livré à toutes les fureurs des vagues. [30,3] III. Puisque nos idées ont pris, sans savoir comment, la tournure d'une allégorie maritime, ne nous en départons point, avant qu'elle ait achevé de nous montrer notre sujet dans toute sa vérité, en assimilant la philosophie d'Épicure au vaisseau du Roi Aëte. Ce n'est point une fable que je vais raconter. Il n'y a pas longtemps que fut entrepris par mer le trajet de l'Égypte dans la Troade, par un Roi d'une de ces nations barbares qui habitent au-dessus de la Phénicie, peuples qui n'ont aucune connaissance en navigation, qui ne rendent aucun culte ni à Jupiter, ni aux autres Dieux. Décidé à s'embarquer, ce Prince impie, qui n'avait jamais navigué, se fit construire un grand vaisseau assez vaste pour y réunir tout l'attirail de ses jouissances. Dans une partie de ce vaisseau s'élevait un des plus beaux palais, orné de l'ameublement le plus riche. De ce palais on sortait dans un grand jardin, où étaient plantés, des pruniers, des poiriers, des pommiers, et des vignes. Dans une autre partie du vaisseau étaient les bains et le gymnase. Ailleurs étaient le laboratoire des aliments, et le logement des individus attachés à ce service. D'un autre côté étaient les petits appartements et les boudoirs des courtisanes. Plus loin les salles à manger, et tous les accessoires de la mollesse nécessaires aux habitants d'une ville adonnée au luxe. L'extérieur du vaisseau était plaqué d'or et d'argent, et émaillé des couleurs les plus variées. Ce vaisseau ressemblait parfaitement à un homme sans courage, auquel on aurait mis des armes d'or à la main. Les Égyptiens admiraient la beauté de ce spectacle. Ils convoitaient le bonheur de celui qui devait monter ce vaisseau. Chacun d'eux aurait désiré d'en être le pilote. Enfin le moment du départ arrive. Cet immense, ce magnifique vaisseau s'ébranle. Il quitte le port. On eût dit d'une ville flottante. Avec lui se mirent en marche les autres vaisseaux de transport construits et disposés à l'ordinaire pour le service auquel ils sont appropriés. Pendant que les vents furent favorables, les plaisirs régnèrent sur le vaisseau du Roi. Les parfums s'en exhalèrent de tous les côtés. "Autour de lui retentissaient les sons des flûtes et des hautbois, ainsi que les chants d'allégresse des navigateurs". Mais aussitôt qu'une rapide tempête eut pris dans les airs la place de la sérénité, et que les vents, pères des naufrages, se déchaînèrent avec beaucoup d'impétuosité, on reconnut alors à quoi servent les raffinements de la volupté, et quelle est l'utilité de la navigation. Tous les autres vaisseaux calèrent leurs voiles, luttèrent contre la tempête, soutinrent la fureur des vents, et échappèrent à tous les dangers. Tandis que le malheureux vaisseau du Roi fut ballotté dans les flots, comme l'est un homme d'une grande taille, à qui le vin a fait perdre la tête, et qui dans son allure se jette tantôt d'un côté, tantôt d'un autre. Le pilote ne trouva dans son art aucun moyen qu'il pût mettre en oeuvre. La consternation et l'effroi se répandirent dans la foule des personnages perdus de luxe et de mollesse qui l'environnaient. La tempête mit en pièces tonte cette pompe, toute cette magnificence. « Elle couvrit les rivages de leurs immenses débris». Le palais, les ameublements, les bains, tout fut fracassé. On eût cru voir à la côte les ruines d'une ville entière ; « tandis que les infortunées victimes de ce naufrage flottaient au gré des vagues ; semblables à ces oiseaux de mer qui se font un jeu de se balancer ainsi sur les flots». Telle fut la catastrophe de ce Prince destitué de bon sens. C'est ainsi que périt ce vaisseau qui n'était pas susceptible de naviguer. Tel fut le résultat d'un luxe hors de saison. Mais revenons au fond du sujet qui nous a donné occasion d'emprunter cette allégorie. [30,4] IV. Il y est en effet question, non d'une courte navigation, ni d'un voyage de quelques jours, dont nous ayons à supporter les fatigues. Mais de toute la durée de la vie, gouvernée par des voluptés non moins périlleuses que celles dont nous venons d'offrir le tableau. Qu'on ne se mette pas en frais pour nous persuader que la volupté est un bien. Mais qu'on s'efforce de nous persuader, si on le peut, qu'elle est un bien solide, et non sujet aux vicissitudes. Nous consacrerons toute notre vie à la volupté. Nous dirons adieu à la vertu, si l'on nous démontre que la volupté est stable et non mêlée de douleur, que la volupté n'est point sujette au repentir, que la volupté est digne d'éloges. Mais comment démontrera-t-on cela de la volupté ? On ne le démontrera pas plus que de la douleur. Car la nature n'a point voulu que l'homme éprouvât ces deux genres de sensations, sans mélange, sans promiscuité réciproque. Elle a au contraire partout allié les éléments de la douleur aux éléments de la volupté. Elle en a fait une amalgame. Il est donc de toute nécessité que celui qui éprouve la sensation de l'une, éprouve la sensation de l'autre. Elles naissent l'une de l'autre ; elles se suivent réciproquement. Elles se succèdent, elles se remplacent, elles se correspondent tour à tour. Continuellement flottante entre ce flux et reflux, comment l'âme serait-elle jamais dans un état exempt de douleur, lorsqu'elle ne jouit que de biens qui doivent bientôt lui être enlevés. Aussi me défié je de la mer, quoiqu'elle ne soit point agitée par les vents, quoiqu'elle présente l'aspect de la tranquillité. Je crains cette trompeuse apparence. Si l'on veut que je me confie à cette sérénité ; que l'on me conduise dans une mer pacifique, « où la tourmente n'exerce point ses fureurs, dans une mer inaccessible aux orages, sous un ciel pur et sans tempêtes ». Telles sont les impressions dont l'âme a reçu la susceptibilité en partage. Tant qu'elle sera destituée de pilote, tant qu'elle manquera de l'art nécessaire pour se diriger, elle aura beau voir la tranquillité sur les flots, elle ne sera point rassurée contre la crainte de la tempête ; et si la tempête l'agite, elle désirera la tranquillité. Car lorsque l'homme a de la propension à la volupté, et qu'il répugne à la douleur, sa vie est pleine d'incertitude, de terreurs paniques, de perplexités. La mobilité de la mer n'est qu'une faible image de la sienne. [30,5] V. Voyez-vous les amants de Pénélope, comme ils se vautrent dans toutes les voluptés de la jeunesse, comme ils se gorgent de chèvres grasses, et de tendres chevreaux, comme ils charment leurs oreilles par le son des flûtes, comme ils se noient dans le vin, comme ils se plaisent à lancer le disque et à fendre l'air du javelot. A l'aspect de ces voluptés, qui ne les croirait heureux ? Mais voici le langage du devin, de celui dont la science plonge dans l'avenir : «Ah, malheureux ! quels sont donc les maux auxquels vous êtes en proie ? Une sombre nuit vous environne». Les malheurs approchent, ils sont déjà là. Les malheurs marchaient à la suite de cet Alexandre qui vint dans le Péloponnèse enlever cette beauté rare dans la possession de laquelle il se promettait tant de volupté. Une flotte grecque fut soudain équipée pour voler sur ses traces, et cette flotte traînait après elle des maux infinis, prêts à fondre sur le ravisseur, et à exterminer sa patrie. Nous ne parlerons pas de cet Assyrien qui fut dévoré en un moment par le feu, avec ses trésors et ses courtisanes. Nous ne parlerons pas non plus de ce Polycrate d'Ionie, qui finit par une mort ignominieuse. Sybaris aussi était pleine de voluptés. Mais ces voluptés périrent, avec les hommes efféminés qui en faisaient leurs délices. Les Syracusains également s'abandonnèrent à la volupté. Mais les malheurs qui furent les fruits de leur mollesse les en corrigèrent. Il n'en fut pas de même des Corinthiens.