[25,0] DISSERTATION XXV. Les meilleures occupations libérales sont celles dont les principes concordent avec les principes des bonnes mœurs. [25,1] UN Barbare de la Scythie vint de ce pays-là en Grèce. C'était un sage, non de cette sagesse féconde en paroles et en bavardage. La sienne consistait principalement dans des mœurs régulières, et des opinions saines. Dans son langage, il était concis ; il allait droit à son but; semblable, non à cette soldatesque mercenaire, qui va son train étourdiment et sans précaution, mais à ces troupes qui ne s'avancent qu'avec lenteur, et ne se meuvent qu'après avoir calculé leur marche. Ce sage vint à Athènes. Il n’y rencontra personne de ce dernier caractère. Mais Anacharsis vit beaucoup d'étourdis, et ne trouva que sujets de blâme dans leur conduite et dans le défaut d'assiette de leur esprit. Il se mit à faire le tour de la Grèce, cherchant une sagesse stable et solide. La trouva-t-il ailleurs? Je n'en sais rien. Mais, dans une très petite ville nommée Chènes, il rencontra un homme de bien, appelé Myson. Or, ce Myson avait toutes les qualités nécessaires pour bien administrer sa maison, pour cultiver ses champs avec intelligence, pour faire régner les bonnes mœurs dans son ménage, et pour donner une éducation libérale à ses enfants. Le Scythe, en hôte, n'en demanda pas davantage. Il ne chercha plus cette sagesse qui n'abonde qu'en vains discours, satisfait du tableau qu'il avait alors sous les yeux, et qu'il contemplait à son aise. Lorsqu'il en eut assez joui, Myson de Chènes lui dit : « Anacharsis, ce sont ces choses-là qui me donnent, auprès des hommes, je ne sais pourquoi, une réputation de sagesse. Mais, si j'obtiens le titre de sage pour me conduire ainsi, quelle sera donc la conduite de ceux auxquels ce titre sera refusé » ? Anacharsis ne se lassait point d'admirer, chez son hôte Grec, l'activité domestique et la sobriété de discours. [25,2] Le langage des disciples de Pythagore était semblable à celui des lois, court et succinct. D'ailleurs, leur activité se soutenait longtemps, presque sans relâche. Nuit et jour, ils tenaient leur âme en haleine, sans lui permettre un seul instant de paresse ou d'oisiveté. De même que dans une pièce de musique, la plus légère omission en fait disparaître la beauté et en détruit l'harmonie ; de même, dans le cours de la vie, qui doit avoir son harmonie et son ensemble, si l'on ne veut point que cet ensemble et cette harmonie soient rompus, si l'on ne veut point avoir parcouru une carrière inutile, il doit exister de l'accord entre les actions et les discours. Il ne faut ni condamner les actions à une obscurité complète, ni que les discours débordent au-dessus des actions, comme un fluide au-dessus des bords d'un vase trop étroit pour le contenir. Mais les uns et les autres doivent être subordonnés à une égalité de mesure et de proportion. Celui donc qui aime un semblable accord, et qui désire faire du bruit par le récit de ses actions, sera-t-il jamais honorablement considéré pour son bien dire ? Tant s'en faut, à mon avis. Car personne ne s'avisera de faire consister le bonheur du paon, (celui des oiseaux le plus agréable à voir) dans la beauté de son plumage, qui ne contribue point à lui donner ce qui fait le mérite des oiseaux, un vol agile. Nous admirons aussi le chant du rossignol, sous le rapport de l'oreille. Mais ce ramage, qui fait notre charme, ne lui est d'aucune ressource dans le danger. [25,3] Lorsqu'on entend le cri de l'aigle, ou le rugissement du lion, on distingue, par l'impression de l'ouïe, la force de l'animal qui l'a produit. Mais, si les discours des hommes ne sont pas moins propres à faire apprécier celui qui les tient, que ne le sont le cri de l'aigle et le rugissement du lion, à l'égard de ces animaux, n'est-ce pas la peine de rechercher, à l'aide de l'ouïe, si ce qui la frappe, émane ou du rossignol, au gosier faible et éphémère, ou de l'aigle, ou de tout autre animal robuste et plein de vigueur? Cependant ce Zopire, dont on parle, avait le talent de connaître la moralité des individus, en jetant seulement les yeux sur les empreintes extérieures du corps ; et il tirait, d'après ce qu'il voyait, l'horoscope de l'âme, d'ailleurs incertain. Car, qu'y a-t-il de commun entre le corps et l'âme, sous le rapport d'une pareille identité ? Mais, s'il est possible de fonder des pronostics, à cet égard, sur des signes solides et exempts d'obscurité, il faut abandonner aux yeux tout ce qui regarde les rapports des couleurs, des formes, des plaisirs ou des déplaisirs qui en proviennent ; et chercher, dans ce qui est du ressort des oreilles, les éléments de la connaissance du cœur humain ; bien entendu que ce ne sera point d'après les principes vulgaires, qui n'exigent dans celui qui parle, pour en faire l'éloge, qu'une langue bien pendue, de la volubilité, l'accent attique, des périodes bien arrondies, et une harmonie constante; toutes choses qui, selon un poète, dans une de ses pièces en l'honneur des fêtes de Bacchus, ne sont que du grapillon, du babil, du gazouillis d'hirondelle, la honte de l'art. [25,4] En quoi consiste donc le Beau, dans le discours ? Quelqu'un me répondra-t-il : « Ne me le demande point encore. Tu le verras, quand tu pourras. Car le moyen de donner au Cimmérien une idée de la beauté du soleil; à celui qui ne s'est jamais embarqué, l'idée d'une tempête sur mer ; à Epicure, l'idée de Dieu? La science de semblables choses, tu ne l'acquerras point par une simple narration de la bouche d'un autre. Il faut pouvoir y mettre du tien. Tant que cette ressource te manquera, ton jugement errera, nécessairement, dans l'incertitude et le vague ». Tandis que le voyageur contemple sous divers rapports les productions de la Nature, l'agriculteur les apprécie sous leur véritable point de vue. Le premier loue tantôt la fleur des plantes, tantôt leur taille, tantôt leur ombrage, tantôt leur couleur ; l'agriculteur en loue l'utilité et le fruit qu'on en retire. Si donc quelqu'un ne donne à un discours qu'il entend que la même mesure et le même genre d'attention que donne un voyageur aux plantes qu'il rencontre sur son chemin, à Dieu ne plaise que je trouve mauvais le plaisir qu'il éprouve à en faire l'éloge. Mais, s'il se conduit en pareille matière, comme l'agriculteur envers les plantes, je n'admettrai ses éloges que lorsqu'il m'aura montré et développé l'usage que l'on peut faire de ce qu'il loue. [25,5] Répondez; quels fruits avez-vous distingués dans les choses qui sont du ressort du discours? Quels fruits en avez-vous recueillis? En quoi consistent-ils ? Les avez-vous mis à l'épreuve ? Avez-vous recherché s'ils ont la maturité nécessaire, s'ils sont capables de produire d'autres fruits ? Votre âme y a-t-elle gagné quelque chose d'utile et de profitable ? Quoi donc ! La poire mûrira, à côté de la poire qui fleurit, la pomme atteindra sa maturité, à côté de la pomme en fleur; il en sera de même du raisin, à côté du raisin, de la figue, à côté de la figue ; et les choses qui sont du ressort du discours, n'auront qu'une existence éphémère, leurs fruits n'auront ni germe, ni substance nourricière ; ils ne seront point appropriés à l'âme, « mais ils glisseront par-dessus comme de l'huile » ! Parlez-moi de ce genre d'agriculture, et laissez-là vos éloges. Car il n'y a nulle utilité dans ce qui en fait la matière; la cause m'en devient suspecte ; celui qui les donne m'inspire de la commisération ; et je les condamne comme répréhensibles. De pareils éloges sont le langage ordinaire de ces parties de l'âme, livrées à l'intempérance; incapables d'un jugement sain; jouet naturel des illusions : « Il est dans l'ordre que les Troyens et les Grecs éprouvent de longs malheurs pour une semblable femme». Vous voyez par où pèche un pareil éloge, qui met en balance une femme adultère seule et la volupté qu'on peut trouver auprès d'elle, avec les malheurs des Grecs et des Troyens. C'est également par-là que pèchent les éloges de ceux qui, entendant des choses contraires aux bonnes mœurs, n'aperçoivent point ce qu'elles ont de fallacieux, se passionnent pour ce qu'elles ont d'agréable, et se laissent, bientôt entraîner, sans qu'ils s'en doutent, par des impressions quotidiennes : semblables à des navigateurs, qui, n'ayant point un vent favorable, pour les conduire à leur véritable destination, abandonnés aux tranquilles courants d'une mer calme, sont jetés sur des plages désertes, ou contre des rochers dangereux. De là, ils sont insensiblement amenés par l'ignorance, et ultérieurement par l'amour de la volupté (choses bien plus désertes que toutes les plages, et bien plus dangereuses que tous les rochers) à aimer leur erreur, et à se complaire dans les séductions dont leur âme est la dupe; à l'exemple des fébricitants, qui mangent et boivent, contre les règles de la médecine; et qui, quoiqu'ils aggravent ainsi leurs souffrances et leur maladie, aiment mieux rester malades sans rien refuser à leur appétit, que recouvrer leur santé par les privations et par l'abstinence. Il est néanmoins d'adroits médecins, qui savent ménager à leurs malades quelques courtes jouissances, au milieu même de l'âpreté des médicaments. Mais ce ne seront ni Esculape, ni ses disciples, qui dispenseront les voluptés de la table, et toutes celles du même genre. C'est l'affaire des cuisiniers. Or, en matière de discours, les principes contraires aux bonnes mœurs ne sont pas plus recommandables, que ne le sont les saveurs les plus propres à flatter le palais et le goût. Car, si l'on retranche ce qui est utile en cette matière, et qu'on ne s'attache qu'à l'agrément, c'est tomber dans le grave inconvénient de donner une égale liberté, d'assurer une égale considération, aux principes du désordre et de la licence, qui, transmis par la volupté, pénètrent dans l'âme par les sens. [25,6] Mais abandonnons aux jouissances de la table et de la sensualité, ces serviteurs perfides des plus grossiers appétits. Il nous faut, à nous, un genre de discours élevé, mâle, énergique, qui transporte avec lui l'âme dans les régions supérieures, au-dessus de la terre, et de toutes les impressions qu'elle y reçoit de volupté, de désir, d'ambition, d'amour, de colère, de douleur et d'ignorance; toutes choses, auxquels doit se rendre inaccessible le véritable orateur, qui ne professe que le langage de la philosophie, qui est ennemi de l'inertie, de la pusillanimité, de l'enluminure oratoire, et qui ne se borne point à défendre devant les tribunaux des causes douteuses ; mais qui, mis à contribution dans toutes les circonstances, se montre plein de prudence, dans les délibérations politiques ; se constitue l'avocat du bon droit, devant les cours de justice; s'entoure de décence et de dignité dans les assemblées solennelles; se fait juger habile maître, en présence de ses disciples. Il ne parle, ni de Thémistocle qui n'est plus, ni des Athéniens d'autrefois, ni d'un grand capitaine qui n'exista jamais. Adultère, il ne déclame point contre les adultères. Impudique, il n'invective point contre l'impudicité. Il s'affranchit de ces passions, afin d'accuser le vice avec le langage de la vérité. Tel est l'athlète, formé dans l'arène de la vertu. L'adulation n'infecte point ses discours. Ils sont basés sur des principes sains, et capables d'entraîner, par la force de la persuasion, tous ceux dont ils frappent les oreilles. [25,7] Si, d'ailleurs, pour obtenir de semblables résultats, nous avons besoin de la volupté pour auxiliaire; que ce soit une volupté à la Tyrtée, telle que celle d'une trompette qui fait retentir les accords de l'harmonie au milieu des bataillons, et qui excite les courages. Nous avons besoin d'une volupté qui soit de nature à se concilier avec la majesté du discours, et qui ne le dégrade point ; d'une volupté, dont la vertu ne dédaigne point de faire sa compagne d'armes. Tout ce qui est beau de sa nature, doit avoir toujours pour cortège les Grâces, les charmes, les agréments, l'hilarité, et tous les attributs de ce genre. C'est ainsi que le firmament n'est pas seulement beau, mais qu'il est encore le plus beau des spectacles, de même qu'une mer couverte de vaisseaux, de même que des champs couverts de moissons, de même que des montagnes couvertes de bois, de même que des prés remplis de fleurs, et des ruisseaux qui roulent leur crystal. Achille aussi était une des plus belles choses à voir, (et comment en eût-il été autrement?) non à cause du blond de sa chevelure; car le jeune Euphorbe était aussi blond que lui. Mais ce qui donnait un si grand éclat à la beauté d'Achille, c'était l'éclat de ses talents guerriers. Le Nil aussi est un des fleuves les plus beaux à voir. Mais ce n'est point à cause de son volume d'eau, car il y en a un pareil dans le Danube. C'est que le Danube n'offre point, comme le Nil, l'image de la fécondité. Le Nil est une des plus belles choses.... Mais comment oser ne pas faire attention qu'il est un Dieu, et oser mêler à sa renommée des rapports de volupté ? Sans doute, à l'aspect des statues de Phidias, j'éprouve une sensation de volupté; et je loue l'artiste. J'en éprouve une aussi, à la lecture des ouvrages d'Homère, mais je ne loue le statuaire et le poète que sous les rapports de recommandation qui leur appartiennent. Je ne pense pas qu'Hercule même ait vécu sans jouir, sans goûter de quelque volupté et je n'en crois pas Prodicus en tout point. Car il est pour l'homme des voluptés faites pour le délasser des travaux que lui coûte la vertu ; non des voluptés qui tiennent au corps et aux sens, mais des voluptés dont le germe naît avec nous, dont le siège est au-dedans de nous; celles qu'éprouve l'âme lorsqu'elle est accoutumée à savourer le Beau, dans les actions, dans les occupations libérales, dans les discours. Tel Hercule marchait au bûcher. Tel Socrate restait dans sa prison, décidé à subir son jugement, et à boire la ciguë. Comparons cette coupe de Socrate à celle d'Alcibiade. Lequel des deux but avec plus de gaîté de cœur, ou Alcibiade son vin, ou Socrate son poison?