[24,0] DISSERTATION XXX : Les Agriculteurs sont plus utiles à la République que les Militaires. [24,1] I. HATONS-NOUS d'aller au secours des agriculteurs, puisque, dans cette question, c'est à la raison, et non point aux armes, à décider. Dans le cas même où les armes seraient nécessaires, peut-être trouverions-nous des agriculteurs qui les manieraient avec autant de force et de courage que des guerriers de profession. Mais nous reviendrons là-dessus. Quant à présent, mettons les armes de côté, et que la raison prononce. D'ailleurs, ne nous en laissons point imposer par le témoignage d'Homère, ni de tout autre écrivain plus éloquent que lui. S'il le fallait, nous irions nous-mêmes chercher sur l'Hélicon un autre poète, qui n'a pas moins de réputation qu'Homère, et qui accuse ceux des hommes de l'antiquité. « Qui les premiers fabriquèrent le funeste glaive pour brigander sur les chemins ; qui les premiers se nourrirent du bœuf qui labourait leurs sillons». Car il n'y a qu'un homme plus ennemi de la vie de ses semblables que la guerre même, qui puisse louer de telles actions. Lorsque, d'ailleurs, la guerre n'est point injuste, on ne peut que gémir de ce qu'elle est nécessaire. [24,2] II. Voici le point de vue sous lequel nous allons envisager cette nécessité. Les hommes sont les uns bons, les autres méchants. Or, les bons se font-ils la guerre entre eux? Nullement. Ayant les mêmes principes et les mêmes intentions, où serait pour eux le besoin de se faire la guerre? Mais les méchants font la guerre, et aux gens de bien, et aux méchants qui leur ressemblent. Car ils n'ont ni les principes, ni les intentions des gens-de-bien; et, entre eux-mêmes, ils ne s'accordent pas sur ce point. Les plus faibles d'entre eux se mettent en état de guerre, pour s'élever au niveau des autres, et les plus forts, dans la vue de prédominer. C'est fort bien. Voilà donc trois classes d'individus bien distinctes, dont l'une, celle des gens de bien, est toujours en bonne intelligence en paix avec elle-même. Les deux autres sont en état de guerre, tantôt l'une contre l'autre, tantôt contre la classe des gens de bien. D'où il paraît que la guerre est une affaire de nécessité pour les gens de bien, et de spontanéité pour les méchants. Mais pourquoi nous occuper des méchants? Nous n'avons pas à craindre que personne leur fasse l'honneur de les louer. Puis donc que les gens de bien ne se mettent point en état de guerre, de leur gré, mais parce que la nécessité les y force; et que, semblables à Hercule, ils contraignent tous les méchants à respecter les règles de la justice, ou qu'ils les traitent, s'ils en sont attaqués, comme les Grecs traitèrent les Mèdes; que préféreraient-ils, ou d'être délivrés de cette nécessité de combattre, et de perdre en même temps le talent de faire usage de leurs armes, ou bien de rester dans la nécessité de s'en servir sans en avoir l'intention? Quant à moi, je pense que de ces deux choses, ils préféreraient la première. Car les médecins, s'ils avaient de la probité et de la philanthropie, feraient des vœux pour l'abolition de leur art, si cette abolition devait entraîner celle de toutes les maladies. [24,3] III. Nous examinerons, à présent, s'il en est de l'agriculture, à l'égard de ces trois classes d'individus, comme du métier de la guerre. Les hommes travaillent la terre, les uns à bonne fin, les autres à mauvaise fin ; les premiers n'envisagent que le besoin qu'ils ont des fruits qu'elle donne, les autres que l'avantage d'amasser du bien. Sur ce pied-là donc, l'agriculture n'a pas pour but, des deux côtés, de produire les choses nécessaires à la vie. Mais, si, de ce qu'elle est commune aux gens de bien et aux médians, il s'ensuivait que l'état de guerre fut également commun aux uns et aux autres, nous aurions à craindre de nous être trompés, sans nous en apercevoir, dans l'objet de ce discours, et d'avoir comparé, non pas la guerre à l'agriculture, mais la probité à la méchanceté. Supposons-les donc l'un et l'autre gens de bien, et celui qui se livre au métier de la guerre, et celui qui s'adonne à l'agriculture ; le premier, par la nécessité où il est de se défendre; le second, par le besoin qu'il a des fruits de la terre : considérons-les l'un et l'autre sous ce point-de-vue. Mais que disons-nous? S'ils sont l'un et l'autre également gens de bien, également amis du Beau moral, ils méritent les mêmes éloges, ils ont les mêmes droits à ce que nous leur décernions la palme. Voulez-vous donc que, mettant de côté la qualité de gens-de-bien de l'un et de l'autre, et les supposant tous les deux méchants, nous les considérions sous ce nouveau rapport? Mais, sur ce pied-là encore, la méchanceté étant égale des deux côtés, ils ne méritent, ni l'un ni l'autre, d'être loués. Voulez-vous donc que je vous indique le moyen de vous tirer d'affaire, dans cette question? Le voici : j'apprends par l’inspiration de l'âme, pour parler le langage de Platon, qu'il est une classe d'hommes qui n'ont, ni fait de très grands progrès dans la vertu, ni pris l'habitude de porter la méchanceté à son dernier terme; qui professent, d'ailleurs, des opinions droites et saines, et qui, avec une éducation libérale, tiennent une conduite conforme aux lois. Divisons donc en deux cette classe d'hommes; livrons les uns à l'agriculture, les autres à l'art militaire, comme une espèce amphibie, placée dans le lieu intermédiaire qui sépare la vertu et la méchanceté ; nous les examinerons les uns et les autres, et selon la nature des choses, pour lesquelles ils ont le plus d'inclination et de goût, nous verrons vers lesquelles de ces choses ils ont plus de disposition à se porter. Voici notre marche. [24,4] IV. Le plus grand des maux pour l’homme, c'est d'avoir des désirs déréglés. Quelle est celle des deux, de la guerre, ou de l'agriculture, qui est la plus propre à exciter ce genre de désirs? Or, l'une est, de sa nature, d'une prodigalité de consommation qui n'a point de bornes; l'autre est naturellement frugale. La première est la guerre, la seconde l'agriculture : l'une, la guerre, est susceptible de beaucoup de modifications : l'autre, l'agriculture, a pour apanage la simplicité. L'une est toujours accompagnée d'incertitude et de chances obscures ; au lieu, que chacun sait à quoi s'en tenir sur le compte de l'autre. Car, qu'y a-t-il de moins facile à prévoir que les événements de la guerre? Le travail agricole, au contraire, a des résultats d'une solide probabilité. La guerre ne fait que devenir plus audacieuse et plus téméraire par ses succès. L'agriculture s'améliore et se perfectionne par les siens. D'ailleurs, si la fougue, l'emportement, naturels à l'homme, sont pour lui un mal qui a un grand besoin du frein de l'éducation, est-il rien qui soit plus propre à les exciter que la guerre et le métier des armes? Qu'y a-t-il, au contraire, qui donne plus de sang-froid et moins d'irascibilité que l'agriculture? Le même contraste existe entre l'une et l'autre, à l'égard des autres qualités morales. Et d'abord, pour ce qui concerne la tempérance : si le militaire est vigoureusement constitué, il en est plus impétueux pour les voluptés s'il est lâche, il se laissera vaincre par elles plus facilement ; s'il est de faible complexion, il s'y abandonnera avec plus de gaîté de cœur : et s'il a du goût pour les jouissances, il ne saura point s'en rassasier. L'agriculteur, au contraire, s'il est robuste, s'occupera, plus du produit de ses terres, qu'il ne s'occupera de ses voluptés ; s'il est faible de tempérament, il se ménagera davantage, pour l'intérêt de sa santé; s'il est pusillanime, les amorces de la volupté auront moins de facilité à le séduire ; et s'il se sent du penchant pour elle, il se tiendra d'autant plus sévèrement sur ses gardes. Considérons-les sous le rapport de la justice. La guerre enseigne à braver toutes les lois : l'agriculture à les respecter toutes. Dans le métier de la guerre, on est avide; on ne désire que de s'emparer du bien d'autrui ; et l'on n'a jamais plus haute opinion de soi-même, que lorsqu'on a fait le plus de mal, et qu'on est le mieux parvenu à son but. Dans l'agriculture, au contraire, on reçoit en proportion de ce que l'on donne : tout s'y passe sous les auspices de l'équité. Vous soignez une plante ; vos soins vous sont payés par ses fruits. Vous soignez vos champs; la moisson en est abondante. Vous soignez vos vignes ; vous faites beaucoup de vin. Vous soignez vos oliviers, vous récoltez beaucoup d'huile. L'agriculteur n'inspire de la terreur à personne. Il n'est l'ennemi de personne; il est l'ami de tout le monde. Etranger au sang et au meurtre, il est plein de respect et de religion pour Jupiter, pour Bacchus, et pour la Déesse à laquelle on offre des sacrifices avant les semailles, et avant de battre le froment dans l'aire. Elle aime l'égalité démocratique. Elle a en horreur l'oligarchie et surtout la tyrannie. Ni Denis de Syracuse, ni Phalaris ne sont ses enfants. Ce sont les armes qui en ont fait des tyrans. [24,5] V. D'un autre côté, lesquels sont les plus propres des agriculteurs ou des militaires, à figurer dans la célébration des fêtes, des mystères, des solennités? Les militaires n'y jouent-ils point un rôle grossier, et les agriculteurs n'y jouent-ils point le leur à merveille ? Les militaires ne paraissent-ils pas étrangers aux mystères, tandis que les agriculteurs semblent très familiers avec eux? Dans les solennités, les premiers ne se font-ils pas redouter par leur turbulence, et les autres n'y sont-ils pas singulièrement paisibles? Il me paraît même qu'il n'y a que les agriculteurs qui aient pu, dans le principe, avoir l'idée d'établir des fêtes en l'honneur des Dieux. Ils sont, en effet, les premiers qui aient imaginé de danser, autour du pressoir, en l'honneur de Bacchus ; de célébrer, dans l'aire, des réjouissances en l'honneur de Cérès ; de rendre à Minerve de solennelles actions de grâces pour leur avoir donné l'olive ; et d'offrir les prémices des fruits de la terre aux Dieux dont ils étaient le bienfait. Il est probable que les immortels accueillaient plus favorablement ces offrandes, que la dixième portion que leur présentaient Pausanias et Lysandre des dépouilles de leurs ennemis. Ces oblations des guerriers, ces actes de religion ont leur source dans les malheurs de l'espèce humaine. Les agriculteurs, au contraire, n'adressent aux Dieux que des vœux philanthropiques ; ils ne leur présentent que des sacrifices louables, les fruits de leurs propres labeurs, qui ne coûtent ni désastres, ni calamités. [24,6] VI. S'il faut, à, présent, les considérer sous le rapport de l'objet spécial de leurs travaux et de leur talent, examinons-les l'un et l'autre sous ce nouveau point de vue. En quoi consiste celui du militaire? A surveiller la bonne tenue des chevaux et des hommes, la chose du monde la moins agréable et la plus maussade. Celui de l'agriculteur consiste, au contraire, à être à l'affût des Pléiades, filles d'Atlas, à épier l'époque de leur lever, pour commencer la moisson, et celle de leur coucher, pour commencer les semailles. Il s'occupe de la marche des saisons, du cours de la lune, du lever des astres, de la mesure de la pluie et de la périodicité des vents. S'il faut les considérer sous le rapport des forces physiques, et de la vigueur dans les travaux, nous verrons que les militaires ont peu d'occasions de se livrer à des travaux pénibles, au lieu que ces travaux sont continuels pour l'agriculteur. Il est toujours en plein air. Il supporte les ardeurs du soleil. Il est accoutumé à la neige, à la gelée. Il va nu-pieds; il fait lui-même sa besogne. Il dort peu. Il est aussi leste à la course que robuste sous les fardeaux; et s'il arrive qu'il faille en venir aux mains avec quelque ennemi, vous verrez un soldat exercé aux plus rudes fatigues, comme l'éprouva Darius dans la plaine de Marathon. Les forces des Athéniens n'étaient alors composées ni d'infanterie, ni d'archers, ni de cavalerie, ni de vaisseaux. Les Athéniens n'étaient distingués, sous les armes, que par tribus. Au bruit de l'arrivée de la flotte des Barbares, et de l'invasion de la campagne de Marathon, les cultivateurs accoururent de leurs champs, dans le même attirail avec lequel ils avaient accoutumé de s'y rendre, armés l'un d'une bêche, l'autre d'un soc, un troisième d'une faux. O la belle armée, qui combattait pour conserver le fruit de ses labeurs, et qui ne respirait que l'amour de la liberté! O courageux, ô intrépides enfants de la terre et de l'agriculture, quels éloges ne dois-je pas donner à cette énergie et à ces armes, avec lesquelles vous avez combattu pour ces champs qui vous appartenaient, pour ces vignes que vous aviez travaillées, pour ces oliviers que vous aviez plantés! Du champ de bataille vous êtes retournés à vos labours; de soldats vous êtes redevenus agriculteurs, comme d'agriculteurs vous êtes devenus des héros! O l'admirable métamorphose! [24,7] VII. Quoi! les Perses se font accompagner aux combats par leurs concubines, afin que le péril de ce qui leur est le plus cher, leur inspire plus de bravoure ; et un cultivateur ne se battrait pas avec intrépidité, pour ce qu'il a de plus précieux, pour ses vignes qui seraient arrachées, pour ses oliviers qui seraient détruits, pour ses moissons qui seraient incendiées! Comparez avec cette milice d'Athéniens les autres armées du même Peuple. Vous y verrez plus de soldats, mais moins de vainqueurs : des soldats, mais des mercenaires: des soldats, mais formés à couvert de l'intempérie des saisons : des soldats, mais abandonnés à toute sorte de débauche; qui se laissent et battre en Sicile, et faire prisonniers sur l'Hellespont. Lisez l’Histoire des Perses; et vous me direz que ce fut à l'agriculture qu'ils durent leur supériorité dans le métier des armes. A quelle époque de l'antiquité, les Mèdes furent-ils subjugués par les Perses? Lorsque les Perses étaient encore cultivateurs, et que les Mèdes étaient guerriers, Cyrus marcha contre ces derniers à la tête d'une armée exercée aux fatigues dans l'âpre contrée de Pasargade, et composée de soldats accoutumés à tout faire de leurs propres mains. Mais, du moment que les Perses cessèrent d'être cultivateurs, du moment qu'ils abandonnèrent les travaux rustiques, la charrue, et la faucille ; leur vertu guerrière disparut en même-temps.