[23,0] DISSERTATION XXIII : Quels sont, des Militaires ou des Cultivateurs, les citoyens les plus utiles à la République? Les militaires. [23,1] Si vous aviez à spécifier quels sont ceux qu'Homère désigne dans ses poèmes, par les expressions de fils de Jupiter, images des Dieux, pasteurs de peuples, ou par tel autre nom qu'un poète peut imaginer, pour honorer la vertu des hommes, diriez-vous que ce sont ceux qui bêchent, qui sillonnent la terre, qui sont habiles à labourer, experts à planter, adroits à moissonner, et jaloux de soigner les vignes? Il n'a pas daigné faire entrer, le moins du monde, de pareils détails dans ses descriptions, sinon à propos de ce vieux insulaire, que d'ambitieux jeunes gens avaient insolemment dépouillé du pouvoir, et qui, en été, se reposait sur un lit formé d'une jonchée de feuilles, sous un de ces bocages qui se forment dans les vignobles. Les hommes heureux, à ses yeux, ceux sur lesquels il se plaît à répandre ses éloges, sont ceux qui s'adonnent à d'autres occupations, à d'autres travaux. Ce sont, ou Achille, qui poursuit son ennemi, ou Ajax, qui combat tout seul, ou Teucer, qui se distingue avec ses flèches, ou Diomède, qui fait des merveilles, ou tel autre de ceux qui montrent le plus de supériorité dans le métier des armes. Dans ses vers, on ne voit que grands boucliers, que casques étincelants, que longues lances, que chars magnifiques, que lestes chevaux, que braves qui tuent, et que lâches qui se laissent tuer. Agamemnon lui-même, le chef suprême des Princes Grecs, il n'a pas de quoi le louer autrement qu'en joignant l'épithète d'habile dans l'art de la guerre au titre de Roi, comme si c'était pour lui le côté le plus recommandable. Il dit, en effet, d'Agamemnon, qu'il était à la fois excellent chef de Gouvernement et grand Capitaine. Au lieu que de Ménélas, qui n'était pas moins Roi qu'Agamemnon, mais qui n'avait point d'ardeur pour la guerre, Homère n'en fait qu'un très mince éloge. Quant à Agamemnon, comment aurait-il acquis plus de gloire que les autres Princes Grecs, si, sans bouger d'Argos, il n'eût fait que régner sur un bon pays, que s'occuper d'en perfectionner la culture, que le rendre plus fertile, et plus abondant que l'Egypte? Écoutez Ulysse lui-même, parlant honorablement d'Ithaque : «C’est, dit-il, un pays raboteux, mais il produit de vaillants hommes». Ulysse était très entendu dans la science des choses humaines. Il savait donc combien les fruits de la valeur, dans la profession des armes, l'emportent sur le blé, sur l'orge, et sur tous les produits agricoles qui ne servent qu'à la nourriture animale. [23,2] II. Mais je laisse Homère. Peut-être vous plaindriez-vous que j'appelle en témoignage un poète qui a l'amour de la guerre. Voulez-vous qu'à sa place, je vous parle des Lacédémoniens, des Athéniens, des Crétois, des Perses? Vous faites l'éloge de Sparte, sous le rapport de sa constitution politique. Mais Lycurgue vous dispensera de le louer. Car Apollon l'a loué avant vous, en disant de lui : « Je cherche si je dois te regarder, ou comme un Dieu, ou aime un homme». Ce Lycurgue donc, que l'oracle compare à un Dieu, et qui organisa la constitution de Sparte, après avoir consulté Apollon, sur quelles institutions établit-il la forme de Gouvernement qu'il donna à ses concitoyens? En fit-il des agriculteurs, des artisans, des gens de métier? Les tourna-t-il du côté de ces professions viles, besogneuses, et qui n'attirent nulle considération? N'affecta-t-il point à ces travaux les Ilotes, les esclaves, et les habitants des campagnes voisines de Lacédémone? Quant aux vrais Spartiates, ne les rendit-il pas étrangers à toute occupation rurale? Dirigés vers l'émulation des sentiments droits, nourris dans les principes de la liberté, soumis à toute sorte de corrections et de châtiments, instruits dès l'enfance à chasser dans les plaines et dans les montagnes, et accoutumés à toutes les autres fatigues du même genre, n'étaient-ils pas, lorsque leur tempérament était suffisamment formé, obligés de prendre la lance et le bouclier, et sans autre chef que la loi, de marcher aux combats, pour la conservation de leur liberté, pour le salut de la patrie, pour le maintien de l'ouvrage de leur législateur, et pour accomplir l'oracle? Si les Lacédémoniens avaient été des agriculteurs, où auraient-ils trouvé un Léonidas, qui se dévouât pour eux, aux Thermopyles, un Othryade, qui allât vaincre, à Thyrée? Brasidas était-il un cultivateur? Gylippus quittait-il ses labours pour voler au secours de Syracuse? Venait-il de ses vignobles, Agésilas, lorsqu'il battit Tissapherne, lorsqu'il recula les limites de l'Empire du grand Roi, et qu'il donna l’indépendance à l’Ionie et à l'Hellespont? Callicratidas ne voulut pas faire son métier, de manier le hoyau, ni Lysandre, de remuer la bêche, ni Dercyllidas, de conduire la charrue. Ces travaux grossiers sont l'apanage des esclaves, des Ilotes, pour lesquels on combat, on fait la guerre, et dont le sort se décide par la victoire. C'est cette même vertu guerrière qui saccagea la République d'Athènes, ravagea Argos, et subjugua les Messéniens; et, aussitôt que chez les Spartiates elle commença de se relâcher, ils déposèrent leurs armes, et l'agriculture prit la place de la liberté. [23,3] III. Quand les Crétois furent-ils libres? Pendant tout le temps qu'ils portèrent les armes, qu'ils conservèrent leur talent et leur goût pour l'arc et la chasse. Quand devinrent-ils esclaves? Quand ils devinrent agriculteurs. Quand les Athéniens furent-ils libres? Pendant tout le temps qu'ils firent la guerre aux descendons de Cadmus, qu'ils envoyèrent des colonies dans l'Ionie, qu'ils furent gouvernés par les Héraclides, et occupés à expulser les Pélasges. Quand devinrent-ils esclaves? Lorsque les Pisistratides firent désarmer le peuple, et le forcèrent de se livrer aux travaux de la campagne. Dans la suite, lorsque les Mèdes marchèrent contre eux, ils abandonnèrent leurs champs, ils coururent aux armes, et, avec elles, ils recouvrèrent leur liberté. Ce ne fut point en cultivant la terre que Cynégire apprit à vaincre pour la liberté des Athéniens, que Callimaque apprit à repousser les Mèdes, et Miltiade à gagner la bataille de Marathon. Voilà les exploits des guerriers ; l’art des combats donne la victoire, et la victoire donne la liberté. Lorsque les eaux devinrent l'unique refuge des Athéniens, ils dirent adieu à leur territoire, ils incendièrent tout ce qu'ils ne purent pas emporter; et, sans rien conserver que leurs armes, ils s'embarquèrent sur leurs galères. Toute la ville d'Athènes était en pleine mer : tout un peuple était passé du continent sur les ondes; en naviguant, il combattait, en combattant il remportait la victoire, en remportant la victoire, il se rendait maître de la terre et des eaux. Je louerai jusqu'aux talents militaires de Périclès, qui dédaigna les travaux agricoles, et qui, témoin du malheur des Acarnaniens, sut conserver la liberté d'Athènes. Car, en conservant sa liberté, on conserve son territoire, on conserve ses fruits, on conserve ses moissons. [23,4] IV. Mais laissons les Grecs, et passons aux Barbares. Les Égyptiens sont agriculteurs, et les Scythes guerriers. Les Scythes sont braves, et les Égyptiens sont lâches: les Scythes sont libres, et les Égyptiens sont esclaves. Les Assyriens sont agriculteurs, et les Perses guerriers. Les Assyriens sont subjugués, et les Perses règnent. Les Lydiens commencent par être guerriers, et puis ils deviennent agriculteurs. Tant qu'ils sont guerriers, ils sont libres ; en devenant agriculteurs, ils deviennent esclaves. Transportons-nous chez les quadrupèdes. Là, nous trouverons également liberté, d'un côté, servitude, de l'autre, selon que chaque animal vit de la terre ou de son courage. Le bœuf laboure, le cheval sert dans les combats; transposez les rôles, vous changez l'ordre de la Nature. Les animaux timides vivent de fourrage, les animaux courageux vivent de rapine. Témoin le cerf et le lion. Le geai se nourrit de graines, et l'aigle se nourrit de proie. Vous voyez la servitude, du côté des graines et du fourrage, et la liberté, du côté de la proie. [23,5] V. Et, s'il faut s'en rapporter à la Mythologie sur le compte des Dieux, ni Jupiter, ni Minerve, ni Apollon, ni Mars, les plus puissants des immortels, n'ont été cultivateurs. Cérès, elle-même, ne s'adonna que tard à l'agriculture, et après avoir parcouru beaucoup de régions. Bacchus et Triptolème ne s'y adonnèrent que tard aussi, le premier après Cadmus et Penthée; le second, après Érichthon et Cécrops. Et, si nous remontons jusqu'au règne de Saturne, que dirons-nous de l'agriculture? Mais aujourd'hui même nous n'en avons pas besoin. La terre ne s'est pas lassée de produire des fruits d'elle-même. Elle nous donne encore des faînes et des poires sauvages. Elle nous offre une boisson naturelle dans les eaux du Nil, du Danube, de l'Achéloüs, du Méandre, et de beaucoup d'autres intarissables réservoirs qui ont un cristal limpide, et convenable à la sobriété. A qui sommes-nous redevables de tout cela? Ce n'est ni au vieillard Icarien, ni au cultivateur de la Béotie, ni à celui de la Thessalie. C'est à la chaleur du soleil, aux émanations de la lune, à la fécondité de la pluie, au souffle des vents, aux vicissitudes des saisons, à la végétation de la terre. Voilà les cultivateurs immortels des fruits de nos plantes et de nos arbres, et qui n'ont aucun besoin de notre industrie. Voilà l'agriculture, dont, ni la peste, ni la famine, ni la guerre, n'arrêtent point l'activité. « Elle fait tout naître sans semence, et sans labours ». Mais, si vous désirez le loto de la Lybie, le froment de l'Egypte, l'huile de l'Attique, et le vin de Lesbos, vous subordonnez l'agriculture à l'empire de la volupté. [23,6] VI. En un mot, de quoi, s'agit-il? De comparer des travaux enfants de la liberté avec des travaux devenus nécessaires ; de comparer les vertus, filles de l'indépendance, avec les occupations agricoles devenues indispensables ; sans qu'il s'agisse néanmoins de mettre en parallèle la paix et la guerre. A la bonne heure : si nous considérons l'agriculture sous ce point de vue, et qu'il n'y ait point d'ennemis à combattre, faisons-nous tous agriculteurs. Que chacun mette ses armes de côté; qu'il prenne la bêche; qu'il se fasse un nom dans l'art de cultiver la terre ; qu'il obtienne le premier rang parmi ceux qui s'y distinguent; qu'on le proclame à raison de la beauté et de l'abondance de ses produits ; qu'on le déclare le plus habile, et qu'on lui donne la palme. Mais aujourd'hui, tout n'est que guerre, que brigandage. Partout de la cupidité ; partout le désir immodéré d'ajouter à ce que l'on possède ; partout des armées qui envahissent. On vante la beauté d'une femme du Péloponnèse ; un Barbare s'élance du mont Ida sur les flots pour s'en emparer ; et ce n'est point un agriculteur ; c'est un homme dont les mœurs sont encore plus douces, plus oisives, plus pacifiques que celles d'un agriculteur ; c'est un pasteur, un berger. Cambyse désire de se rendre maître de l'Egypte. Ce désir allume la guerre. Darius désire de se rendre maître de la Scythie ; les Scythes sont attaqués. Il tourne son ambition du côté d'Erétrie et d'Athènes; soudain ses flottes voguent ; Érétrie est assiégée, et l'on débarque à Marathon. L'épouse de Xerxès veut avoir dans son palais des Lacédémoniennes, des Athéniennes, des Argiennes, attachées à son service. Pour satisfaire le goût d'une femme, on équipe encore des flottes, on part de l'Asie, et l'Europe est toute en alarmes. Les Athéniens veulent s'emparer de la Sicile, les Lacédémoniens de l'Ionie, les Thébains de la suprématie. Que de maux n'en coûte-t-il pas à la Grèce! [23,7] VII. Où irons-nous, d'ailleurs, pour nous livrer avec sécurité à l'agriculture? Où trouverons-nous les charmes de la paix? Quel est le coin de terre qui ne tente l'ambition de personne? « A Ascra, on y est aussi mal l'été, que l'hiver». Allons donc à Ascra. Mais la Béotie est féconde en peupliers. La Lybie est éloignée, mais elle est renommée pour ses pâturages. Les Indes sont à l'extrémité du monde. Eh bien! ne s'est-il pas trouvé un Macédonien ambitieux, qui a livré diverses batailles, à divers peuples, pour s'en frayer les chemins? De quel côté donc nous tournerons-nous? Où rencontrerons-nous cette tranquillité nécessaire à la vie agricole? Le fracas de la guerre, le bruit des armes, retentissent de toutes parts. « Que chacun donc aiguise sa lance, prépare son bouclier, et donne à manger à ses rapides chevaux de bataille». C'est une telle chose que l'agriculture! Oui, c'est une belle chose, lorsqu'elle peut aller son train, vaquer à ses travaux à son aise, et qu'elle a une force publique pour la protéger. Mais je crains bien qu'elle ne sait pas une si belle chose, celle qui provoque la guerre, et qui excite les peuples à se transplanter. Un ancien disait : « Qu'en fait de contrée, la meilleure était celle qui avait été un théâtre continuel de transmigration ; au lieu que l'Attique, qui n'avait qu'un terrain léger, n'avait jamais éprouvé aucune invasion, ni été habitée que par le même peuple. » Tu viens d'entendre comment s'allume la guerre. Homme, laisse donc la terre sans la cultiver. Si tu l'embellis, si tu la fécondes, tu appelés la conquête ; tu fais marcher les ennemis contre toi.