[20,0] DISSERTATION XX : Qu'est-ce que l'amour de Socrate (suite). [20,1] Des Grecs firent prisonnier un Thrace, nommé Smerdis. C'était un Ganymède pour un Roi. Il s'enorgueillissait d'attirer tous les regards. On en fit cadeau à un tyran d'Ionie, à Polycrate de Samos, qui l'accueillit avec satisfaction. Polycrate devint amoureux de Smerdis, qui inspira, en même temps, au poète de Téos, à Anacréon, une affection décidée. Smerdis reçut de Polycrate, de l'argent, de l'or, et tout ce qu'il était dans l'ordre qu'un beau Ganymède reçût d'un tyran qui l'aimait. Il reçut d'Anacréon des hymnes, des louanges en vers, et tous les hommages de cette nature, qu'un poète décerne à l'objet qu'il aime. Or, si l'on compare l'amour à l'amour, celui du tyran à celui du poète, quel est celui des deux qui paraîtra le plus auguste, le plus céleste, le plus digne d'être consacré à Vénus, d'être regardé comme l'œuvre d'un Dieu? Je pense, moi, que c'est celui dont les Muses et les Grâces forment le cortège, plutôt que celui qui cède à la nécessité, et à la crainte. Celui-ci est d'un esclave, d'un misérable mercenaire ; celui-là est d'un homme libre, d'un Grec. [20,2] II. De là vient, à mon avis, que l'amour est peu familier aux Barbares. Partout où la multitude est dans l'esclavage, tandis que le despotisme est armé du pouvoir, là, ce qui forme l'intermédiaire de ces deux extrêmes, l'égalité de droits, l'égalité de recommandation, l'égalité de justice sont anéanties. L'amour ne répugne à rien autant qu'à la contrainte. Il a le sentiment de sa dignité personnelle. La liberté est sa passion, plus encore qu'elle n'est la passion d'un Spartiate même. L'amour est de toutes les affections humaines, lorsqu'il existe dans un cœur pur et bien né, la seule qui ne se laisse point éblouir par l'opulence, qui ne craint point les tyrans, à qui l'appareil de l'autorité n'en impose point, qui ne redoute point la prison, qui ne fuit point la mort. Il n'a peur, ni d'une bête féroce, ni d'un bûcher, ni d'un précipice, ni de la mer, ni d'un glaive, ni d'un lacet. Il n'est point de lieu inaccessible où il n'aboutisse aisément, point d'obstacle qu'il ne lui soit facile de vaincre, point de danger dont il ne se tire sans peine, point d'inconvénient auquel il n'ait bientôt un remède. Tous les fleuves, il les traverse ; toutes les tempêtes, il les brave sur les flots ; toutes les montagnes, il les franchit; toujours audacieux, toujours intrépide, toujours triomphant. Si tel est l'amour, c'est une passion très précieuse ; et, selon moi, un homme de bon sens devrait faire des vœux pour en être toujours animé; si, d'ailleurs, il pouvait se maintenir libre, ferme, et intact. [20,3] III. Mais je crains bien, qu'il ne soit pas tel chez tout le monde indistinctement, et qu'il ne soit souvent qu'une honteuse affection, cachée sous un beau masque, se faisant valoir à la faveur de la ressemblance, et qui, avec les mêmes dehors, ne tend pas au même but. C'est ainsi que l'Empirique joue le Médecin, que le Sycophante joue le Rhéteur, que le Sophiste joue le Philosophe. En effet, on trouve partout le bien et le mal ayant une origine commune, et plusieurs traits de ressemblance. On les distingue, ou par le but auquel ils tendent, comme le Rhéteur et le Sycophante, ou par la fin qu'ils se proposent, comme le Médecin et le Charlatan, ou par leurs mœurs, comme le Philosophe et le Sophiste. Mais le but, la fin, les mœurs, sont des choses à quoi peu de gens sont capables de faire attention. Lors donc que dans les objets de nos actions, on de nos affections, il existe une sorte de duplicité et d'amphibologie, et que les caractères d'identité concourent avec les caractères de disparité, il faut de nécessité que ceux qui ne peuvent point établir de distinction entre ces objets, faute d'en apercevoir les différences, les confondent, en ne considérant que les traits de conformité. [20,4] IV. Ne devons-nous donc pas juger de l'amour d'après ces principes, et le regarder comme le nom commun d'une chose placée entre le vice et la vertu; exposée aux impressions de l'un et de l'autre; modifiée par l'un ou par l'autre, selon qu'elle s'identifie avec l'un des deux ; et recevant définitivement une dénomination relative aux affections qui en sont le résultat. Car, l'âme étant, ainsi que l'enseigne Platon, divisée en deux parties, dont l'une s'appelle la raison, et l'autre la passion, il est nécessaire que l'amour, joint au vice, soit une passion destituée de raison. Si, au contraire, il est joint à la vertu, de deux choses l'une, ou bien, affranchi de l'empire de la passion, il n'est subordonné qu'à la raison ; ou bien, la passion et la raison le constituent également. Si l'amour est l'impulsion de la Nature, l'appétit du semblable qui tend à s'unir à son semblable, et qui désire d'avoir commerce avec lui, là est la passion, et non la raison ; et à cette passion, il faut lui donner la raison pour régulatrice, afin que la vertu s'y joigne, et qu'elle ne dégénère point en maladie. Car, de même que, dans l'organisation animale, la santé consiste dans les affections du sec et de l'humide, du froid et du chaud, maintenues en harmonie, et dans un salutaire équilibre, ou par le secours de l'art, ou par la Nature ; de manière qu'en ôtant la Nature et l'art, on dissout la combinaison et l'on détruit la santé : de même l'amour, uni à la raison, ne laisse pas d'être une passion. Mais, si vous ôtez la raison, vous dérangez toute la symétrie; vous n'en faites plus qu'une maladie. [20,5] V. L'amour est donc un appétit de l'âme. Mais, semblable à un cheval fougueux, cet appétit a besoin d'un frein. Car, si vous abandonnez l'âme à elle-même, vous réalisez la comparaison d'Homère ; vous lâchez la bride à votre jeune cheval, vous le laissez, sans mors et sans maître, gambader à son aise, et tout dégrader dans la campagne, aller boire les eaux qui ne sont pas pour lui, et violer, en courant, les règles de l'équitation. Or, autant il est honteux de voir un cheval ainsi abandonné, autant il est honteux d'entendre parler d'un amour livré à l'impureté. Tel est l'amour qui franchit les précipices, qui passe les fleuves, qui saisit le glaive, qui prépare le lacet, qui touche à sa marâtre, qui tend des pièges à ses parents, qui viole les lois qui est toujours en frénésie, et qui n'engendre que des malheurs : tel est l’amour des tragédies sur la scène. Tel est celui qu'on peint sous des traits odieux dans la mythologie, en proie aux furies, noyé dans les larmes, abandonné aux gémissements, aux sanglots, rarement heureux, parce qu'il est sans cesse hors des convenances, prompt à toutes sortes de vicissitudes, esclave du plaisir des sens, brûlant de mêler son corps à un autre corps, et ne se bornant jamais à une jouissance honnête, légitime, et vraiment digne de l'amour. La beauté l'excite ; le mot l'entraîne ; mais il se trompe sur la chose, faute de lumières. [20,6] VI. L'amour qui est contraire à celui-là, cherche, dans la jouissance d'un plaisir avoué par la Nature et les lois, à produire son semblable, et il admet la différence des sexes. Telle est la loi des Dieux qui président aux mariages, aux naissances, à la perpétuité des races, et qui s'étend à toutes les espèces d'animaux. Les uns, par l'aiguillon de leur propre instinct, se recherchent, d'eux-mêmes, pour s'accoupler, dans la saison de la génération. Les autres n'approchent chacun de la femelle que leur a donnée la Nature, qu'en obéissant aux règles qui leur sont prescrites par l'art des pasteurs, des bergers, ou autres surveillants qui les gouvernent ; et ils en sont ensuite séparés, de peur de libertinage. « Les agneaux d'un an étaient à part des nouveau-nés et de leurs mères». Quant à cet autre art, qui préside à la conservation des troupeaux d'hommes, et dans lequel les chefs des Nations font les fonctions de pasteurs, il ne trouverait point d'autre digue contre le débordement des mœurs, que de faire céder chacun spontanément à la raison, et de confier la conduite pastorale de l'âme à la pudeur et à la tempérance. Car, de même que les animaux reçoivent respectivement de la Nature, chacun un moyen de défense pour sa propre vie, à l'aide duquel ils se conservent, savoir : les lions la force, les cerfs la vitesse, les chiens l'odorat, les animaux aquatiques la nage, les volatiles les ailes, les reptiles leurs trous; de même l'homme inférieur à tous les animaux sous ces rapports (car il est un de ceux qui ont le moins de force, qui courent le moins vite, qui ne peuvent pas voler, qui nagent très imparfaitement, et qui ne savent point se creuser de trou), a reçu des Dieux la raison en compensation de tous les autres avantages, pour lui soumettre l'appétit de l'amour, comme le cheval est soumis au frein, l'arc à l'archer, le gouvernail au pilote, et l'outil à l'ouvrier. Si, d'un côté, la Raison sans l'amour ne jouit pas de toute son intensité, de l'autre, l'amour sans la Raison n'est qu'une frénésie. Or, la subordination de l'amour envers la Raison est le lien qui les unit dans le désir du Beau, et qui les fait ressortir l'un et l'autre, dans leurs efforts communs pour l'atteindre. Quant à ceux qui pensent que le Beau est enseveli dans le matériel des corps, ils prennent la volupté pour le Beau, et ils sont dupes de la première. Car la volupté est un mal qui persuade facilement, et qui est rempli d'astuce et de flatterie. [20,7] VII. Tel, ce jeune Troyen, qui avait mené jusqu'alors une vie pastorale sur le mont Ida, ne se contentant pas des voluptés domestiques, du sommet des montagnes se lança sur les flots, se jeta dans un vaisseau ; et, pirate d'amour, fit voile pour le Péloponnèse. Car il n'y avait dans toute l'Asie nulle autre Beauté, ni dans la Troade, ni dans la Dardanie, ni sur l'Hellespont, ni en Lydie, qui pût convenir à cet amoureux, et qui eût été élevée dans ses mœurs et dans ses principes. Ce séducteur traverse les mers, vient à Sparte, sur les bords de l'Eurotas : enflammé par un songe, il viole les lois de l'hospitalité; il brouille deux époux; il dissout un mariage grec. O amour lascif! ô songe funeste! ô regards criminels! ô volupté, source de tant de maux! Tel encore, ce Roi de Perse qui se mesura contre les Grecs à Platée et à Salamine, et qui régnait sur tant de Beautés qui s'offraient de toutes parts à ses yeux, se prit de belle passion, non pour une des Beautés de l'Inde, malgré leur belle taille, non pour une des Beautés du pays de Mèdes, malgré l'élégance de leurs tiares, non pour une des Beautés du pays des Mardes, malgré l'éclat de leurs mitres, non pour une des beautés de la Carie, malgré la grâce de leur armure, non pour une des Beautés de la Lydie, malgré leur talent pour la musique, non pour une des Beautés de l'Ionie, ni de l'Hellespont, mais pour Amestris, sa belle-fille. O l'abominable passion, qui dédaignant des plaisirs agréables, en rechercha d'amers et de dégoûtants, par la facilité de se livrer impunément à des désirs de débauche! car si vous ôtez à l'âme ses lumières, et que vous la laissiez à même de s'abandonner à ses penchants. Vous lâchez la bride, vous ouvrez la porte, vous donnez pleine liberté au désordre et au dérèglement. Otez au fils de Priam la puissance de son père, et la confiance qu'elle lui inspire, il continuera de garder ses troupeaux, et ne pensera pas même à Hélène. Otez à Xerxès son empire, Amestris ne sera plus à ses yeux qu'une femme sans agréments, une femme vulgaire. [20,8] VIII. Les tyrans se livrent à toute sorte d'excès, lorsque la raison n'a point d'empire sur eux, et que leurs yeux aiment à contempler les charmes des belles femmes. Dépouillez-les de l'autorité, ni Critobule n'aimera à se sentir le cœur chatouillé pour Euthydème, ni Callias pour Antolycus, ni Agathon pour Pausanias, et ainsi des autres. C'est la raison pourquoi je loue les lois des Crétois, et que je blâme celles des Eléens. Je loue les lois de Crète, sous le rapport de la nécessité qu'elles imposent ; et je blâme les lois d'Elée sous le rapport de la liberté qu'elles laissent. Il est honteux à un adolescent, en Crète, de n'être point aimé. Mais il est également honteux à un Crétois de toucher à ses mignons. O l'admirable loi! dans laquelle on a si heureusement allié l'amour et la tempérance! Je ne parlerai point des Eléens, mais des Lacédémoniens. Un Spartiate aimait un jeune homme de la Laconie ; mais il ne l'aimait que comme on aime une belle statue. C’était un de ces sentiments que plusieurs individus peuvent avoir pour le même objet, et que le même individu peut avoir pour des objets différents. Les plaisirs de l'impudicité n'admettent point de partages au lieu que l'amour qui ne va pas au-delà des yeux y peut être commun entre plusieurs, et s'attacher à tous les tempéraments susceptibles d'aimer. Qu'y a-t-il de plus beau que le soleil? Est-il rien, dans la Nature, qui puisse suffire à un plus grand nombre d'amants? Et, certes, les yeux de tous les hommes aiment le soleil. [20,9] IX. Chez les Locriens d'Italie, étaient, un beau garçon, une bonne loi, et des libertins. La beauté forçait les libertins d'aimer; mais la loi leur défendait de mêler à leur amour aucun désir obscène. Néanmoins la violence de la passion des jeunes Locriens l'emporta ; mais le jeune homme qui en était l'objet repoussa leurs honteuses provocations (car il avait de l'honnêteté). Les libertins, dans leur désespoir, se pendirent tous l'un après l'autre. Ils méritaient de mourir. Car comment mériterait de vivre celui qui ne résiste point à ses yeux? On voit une statue, on en admire la beauté, et l'on ne va pas se pendre. Un écuyer voit un beau cheval ; il en admire la beauté. Il ne peut point en devenir le propriétaire ; et il ne va pas se pendre. Un jardinier voit, chez son voisin, un bel arbre, un fruit magnifique. Il se contente de l'avoir vu. Un chasseur voit, chez un, autre chasseur, un excellent chien de chasse, il l'a vu; c'est assez pour lui. Nul de ces individus, ne s'avise de s'ôter la vie, parce qu'il ne peut point posséder l'objet de son admiration. Les avares aiment encore plus l'argent, que les amants n'aiment les objets de leurs jouissances corporelles. Ils sont bien plus avides de se faire enterrer avec leur cassette, que les amants avec les froides reliques de l'objet aimé. Néanmoins on ne voit point les avares mourir, si quelque gros gain leur échappe. Le Roi de Perse ne se pendit pas, pour n'avoir point trouvé le trésor qu'une cupidité plus insatiable et plus insensée que celle de tous les publicains lui fit chercher dans un sépulcre; lui, qui étendait sa domination sur d'immenses contrées, et qui avait à sa discrétion des voluptés capables d'assouvir, par leur variété et par leur nombre, les désirs d'un des plus grands Princes. Il avait ouï dire qu'une Reine s'était fait ensevelir avec ses richesses ; et ce grand Roi, ceint de la tiare, fouilla les tombeaux. De trésor, il n'en trouva point. Mais dans l'intérieur du sépulcre s'offrit à lui cette inscription : « O le plus insatiable des hommes, à qui l'amour de l'or n'a pas fait craindre de toucher à un cadavre » ! Tel est le langage qu'un Grec tiendrait à un autre Grec, qui, pensant que la beauté est ensevelie dans le corps, se livrerait avec emportement aux insatiables désirs d'une fougueuse lubricité. O le plus insensé de tous les hommes! C'est un sépulcre que tu fouilles! Toucherais-tu d'ailleurs au corps d'un mâle, auquel un mâle ne doit point toucher? Ce contact est un crime. Ce commerce ne produit rien. C'est labourer le sable : c'est semer sur des cailloux. Ramène tes jouissances dans les sentiers de la Nature. Tourne les regards du côté de la culture qui ne reste point stérile. Complais toi dans les plaisirs qui donnent du fruit, et crains que ta postérité ne périsse.