[12,0] DISSERTATION XII - Faut-il rendre l'Injustice pour l'Injustice. [12,1] «L'HOMME est-il plus en sûreté derrière le rempart de la justice, que derrière celui de l'oblique friponnerie? À vrai dire, je suis indécis sur cette question». À la bonne-heure, Pindare, qu'à vos yeux, il y ait sujet d'incertitude et d'indécision entre la justice et la friponnerie, et que vous mettiez l'or en balance avec un vil plomb. Vous n'étiez qu'un poète ; bon à composer, ou des couplets pour des danseurs, ou des hymnes triomphales pour des tyrans. Vous n'étiez occupé que du choix des mots, de la mesure, du rythme des vers, de la pompe et de la justesse des images. Mais celui qui n'attache pas plus d'intérêt à la danse, au chant, au plaisir de la poésie, que les enfants n'en attachent à leurs jeux; celui qui désire de donner de l'accord et de la mesure à son âme, de mettre de l'ordre et de la convenance dans ses actions et dans tous les détails de sa vie, celui-là n'aura certainement pas l'idée de mettre en question : « Si le rempart de la justice est plus ou moins sûr». Mais il dira, en parodiant vos vers, « Oui, le rempart de la justice est le plus sûr; et l'homme ne doit jamais se placer derrière celui de l'oblique friponnerie». En effet, cette dernière ne peut pas plus escalader le rempart de la justice, que les Aloïde n'escaladèrent les cieux. En vain ils entassèrent le Mont Ossa sur le dont Olympe, et le Mont Olympe sur le Mont Pélion. Ils demeurèrent toujours aussi loin des cieux, que la friponnerie l'est de la justice. Or, la justice appartient à l'homme de bien, et la friponnerie au méchant. La justice est pure dans ses éléments; la friponnerie n'est qu'un faux alliage. La force est l'apanage de la justice; la faiblesse est l'attribut de la friponnerie. La première est utile, et la seconde est nuisible. [12,2] II. Celui donc qui aime la justice et qui est investi de ce rempart de Pindare, lorsqu'il aura injustement éprouvé quelque mal, cherchera-t-il à prendre sa revanche ? Voyons, qu'ai-je dit? Prenons garde qu'il ne se puisse pas que le même individu fasse et reçoive une injustice en même temps. Car, s'il en est de faire et de recevoir une injustice, comme de donner et de recevoir des coups, comme de faire et de recevoir une blessure, rien n'empêche que le même individu ne fasse et ne reçoive une injustice en même temps. Mais si, d'un côté, en ce qui concerne les coups et les blessures ; il existe une sorte d'identité physique qui rend le même individu susceptible, en même temps, d'action et de passion; et que, d'un autre côté, il en soit, plutôt, de faire et de recevoir une injustice, comme il en est de voir et d'être vu; (car, tout ce qui a le don de la vue, voit, mais ce qui est vu, ne voit pas toujours) nous aurons plus de raison de dire qu'il en est de faire et de recevoir une injustice, comme de convaincre et d'être convaincu. Celui qui connaît la vérité convainc, celui qui l'ignore est convaincu. Or, de même que ce ne serait point à celui qui connaît la vérité à être convaincu, ni à celui qui l'ignore à convaincre ; de même, faire une injustice et la recevoir, ne sauraient appartenir à la même personne. [12,3] III. Puis donc que faire et recevoir une injustice n'appartient point à la même personne, et que l'homme de bien n'est pas une même personne avec le méchant, auquel des deux attribuerons-nous l'une et l'autre de ces deux choses? Dirons-nous que le méchant commet l'injustice, et que l'homme de bien la souffre ? ou bien, dirons-nous que le méchant commet, à la vérité, l'injustice, mais qu'il n'est pas clair auquel des deux, du méchant ou de l'homme de bien, il appartient de la souffrir? Partons de ce point de vue. Commettre une injustice envers quelqu'un, c'est lui ôter ce qui constitue son bien. Or, ce qui constitue le bien de quelqu'un, qu'est-ce autre chose que la vertu ? Mais la vertu ne saurait être enlevée. Celui donc qui possède la vertu ne pourra souffrir d'injustice, ou bien, commettre une injustice envers quelqu'un, n'est pas lui enlever ce qui constitue son bien. Car le bien ne peut être ni enlevé, ni arraché, ni ravi, ni volé. À la bonne heure : l'homme de bien ne peut donc recevoir d'injustice de la part du méchant, puisque celui-ci ne peut lui rien enlever. Reste donc, ou que personne ne puisse éprouver d'injustice, ou que le méchant seul puisse l'éprouver de la part de son semblable. Mais le méchant n'a rien de ce qui constitue le bien; et l'injustice consiste à enlever ce qui constitue le bien. Celui qui n'a rien qu'on puisse lui enlever, ne peut, sous ce rapport, éprouver aucune injustice. [12,4] IV. Si ce n'est peut-être que l'injustice consiste moins en ce que quelque chose soit réellement enlevé à celui qui l'éprouve, qu'elle ne consiste dans l'intention de celui qui la commet; et qu'à ce compte le méchant puisse éprouver une injustice de la part du méchant, quoiqu'il n'ait rien de bien qu'on puisse lui enlever; et que, de son côté, l'homme de bien puisse éprouver une injustice de la part du méchant, quoique ce qui constitue le bien ne puisse lui être enlevé. J'approuve cette opinion, de faire consister l'injustice plutôt dans l'intention de celui qui la commet, que dans ce qu'éprouve réellement celui envers qui elle est commise. Car la loi punit non seulement celui qui a commis l'adultère, mais encore celui qui l'a médité ; non seulement le voleur qui a pénétré dans une maison, mais encore celui qui a fait ses préparatifs pour s'y introduire; non seulement celui qui a trahi sa patrie, mais encore celui qui a conspiré contre elle. Nous voilà donc au point où nous voulions arriver, savoir, que l'homme de bien ne peut, ni commettre, ni éprouver d'injustice. Il n'en peut commettre, parce qu'il n'en a pas la volonté ; il n'en peut éprouver, parce que sa vertu est au-dessus de toutes les atteintes. Tandis, au contraire, que le méchant commet l'injustice, sans être susceptible de l'éprouver. Il la commet, par l'effet de sa méchanceté : il ne peut l'éprouver, parce que ce qui constitue le bien est hors de lui. En effet, si ce qui constitue le bien n'est autre chose que la vertu, le méchant, ne possédant point la vertu, n'a rien en quoi il puisse éprouver d'injustice. Et quand même, outre la vertu, on regarderait comme bien les commodités du corps et les avantages extérieurs de la fortune, (il vaut mieux ne pas les posséder, que les avoir, lorsque la vertu ne les accompagne pas) le méchant n'en serait pas moins insusceptible d'éprouver l'injustice, quoiqu'on lui ôtât quelqu'une de ces choses dont il fait un mauvais usage. Le méchant peut donc commettre l'injustice sans être capable de éprouver, puisque nous la faisons consister dans l'intention de la commettre. [12,5] V. Je dirai donc maintenant du méchant, qu'il a l'intention de commettre l'injustice, et qu'il n'en a pas le pouvoir. Or, lorsque l'intention lui en vient, c'est, ou envers son semblable qu'il veut la commettre, ou envers l'homme de bien. Que fera donc ce dernier? Rendra-t-il au méchant injustice pour injustice? Mais le méchant n'a point la chose dans laquelle seule il pourrait l'éprouver. Car il est méchant, en ce qu'il ne possède pas cette chose. L'homme de bien ne rendra donc point au méchant injustice pour injustice, quant à l'acte effectif, car le méchant n'a pas la chose dans laquelle il pourrait éprouver l'injustice; il ne la lui rendra pas, non plus, quant à l'intention, car l'homme de bien n'a pas plus l'intention de commettre l'injustice, qu'un musicien n'a l'intention de jouer faux. En général, si c'est une méchanceté de commettre l'injustice, c'en est une aussi de la rendre. Car on n'est pas plus méchant en ce que l'on est le premier à commettre l'injustice. La rendre, c'est être méchant avec une égale mesure de méchanceté. En effet, si c'est une méchanceté de commettre une injustice, ce n'est pas une moindre méchanceté de la rendre, quoique ce ne soit que représailles. Car, de même qu'un bienfait envers un bienfaiteur n'en est pas moins un bienfait, quoiqu'il ne soit qu'un acte de reconnaissance; de même, une méchanceté, en retour d'une méchanceté, n'en est pas moins une méchanceté, quoique l'une ait provoqué l'autre. [12,6] VI. Quel sera donc le terme du mal ? Car, si celui qui éprouve une injustice, use de représailles, le mal va se trouver dans un état de vicissitude, d'alternative, de réciprocité sans fin; et l'injustice succédera perpétuellement à l'injustice. En vertu du droit que l'on donne à celui qui est attaqué, de se venger de son agresseur, on fait retomber contre lui-même le droit d'une seconde agression. Le droit devient, en effet, égal des deux côtés. O Jupiter ! que faisons-nous, de poser la justice pour base de l'injustice ! Jusqu'où ira le mal, et où s'arrêtera-t-il? Ne voyons-nous pas que nous ouvrons une source intarissable de mauvaises actions, et que nous érigeons, par toute la terre, la méchanceté en loi ! Telle fut, sans doute, dans l'antiquité, la première origine du malheur des hommes. Les Grecs et les Barbares se désolèrent alternativement par des incursions, des guerres, des dévastations, des brigandages. Les premières agressions furent le prétexte de celles qui les suivirent. Des Phéniciens vinrent, dans la Grèce, enlever la fille d'un Roi d'Argos. Des Grecs allèrent, dans la Colchide, enlever la fille d'un Roi Barbare. Des Phrygiens, dans le Péloponnèse, enlevèrent une femme de Lacédémone. Voilà l'origine et la succession des maux. Voilà le prétexte des guerres. Voilà les agressions qui engendrent les agressions. La Grèce trouva, en effet, sa ruine dans l'opinion qu'elle adopta sur la matière que nous traitons, et qui se répandit chez ses voisins. Elle la trouva dans son irascibilité sans frein, dans ses implacables ressentiments, dans sa passion pour la vengeance, dans son ignorance de la justice. [12,7] VII. Oh, si ceux qui éprouvèrent ces divers outrages, avaient su que le plus rude châtiment du méchant est dans sa méchanceté même, que ce châtiment est pire que les calamités de la guerre, que le renversement des murailles, que le ravage des campagnes, que le détrônement des tyrans ! La Grèce n'eût pas été en proie à tant de désastres. Les Athéniens assiègent Potidée. Citoyens de Lacédémone, laissez-les faire. Ils s'en repentiront un jour. N'imitez point cet attentat. N'en partagez point le blâme. Mais, si vous saisissez avec empressement ce prétexte, et que vous alliez vous ranger en bataille, à Platée, prenez garde; vous allez perdre l'île de Mélos, dans votre voisinage; vous allez vous faire dépouiller de l'île d'Égine ; vous allez ruiner la Cité de Skione, votre alliée. Pour prendre une ville, vous allez en bouleverser plusieurs. De même que ceux qui font le commerce maritime payent de gros intérêts des capitaux qu'ils empruntent ; de même, ceux qui s'abandonnent à leurs désirs de vengeance en recueillent bien des malheurs. Actuellement, je m'adresse aux Athéniens. Vous vous êtes emparés de l'île de Sphactérie. Eh bien, rendez à Lacédémone ses citoyens. Soyez prudents soyez modestes, pendant que la fortune vous rit. Sinon, vous retiendrez des Spartiates, mais il vous en coûtera des vaisseaux. Sparte! Lysandre, ton amiral, a des succès dans l'Hellespont, et ces succès donnent de l'accroissement à ta puissance. Mais laisse Thèbes tranquille. Sinon, tu pleureras sur la journée de Leuctres, et sur la bataille de Mantinée. [12,8] VIII. O puissance invisible de la justice ! ô vicissitude de ses châtiments ! De là vient que Socrate fut sans ressentiment contre Aristophane, sans animosité contre Anytus, sans rancune contre Mélitus. Il se contenta de dire, à haute voix, « Anytus et Mélitus peuvent me faire mourir, mais ils ne peuvent me nuire». Car il est impossible que l'homme de bien reçoive aucun mal du méchant. Tel est le langage de la justice; langage qui, s'il était dans la bouche de tout le monde, ferait disparaître ces événements tragiques, ces scènes déplorables, cette multitude, cette variété de maux et de calamités, qui désolent l'espèce humaine. Car, de mène que parmi les maladies du corps, celles qui gagnent de proche en proche sont les plus dangereuses, et ont besoin de secours efficaces, pour empêcher le mal d'attaquer les parties saines ; de même, lorsque des semences d'injustice ont été jetées dans une famille, dans une Cité, il faut se hâter d'arrêter le mal, si l'on veut l'empêcher de faire de nouveaux progrès. Une conduite opposée causa la perte de Pélopidas, l'anéantissement des Héraclides, l'extinction de la race de Cadmus, la destruction des Perses, la ruine des Macédoniens et des Grecs. O maladie incurable dont les hommes sont atteints, depuis des milliers de siècles! [12,9] IX. Quant à moi, je ne balance point à dire que, si, entre deux injustices, l’une est plus grave que l'autre, celui qui use de représailles montre plus de méchanceté. Car celui qui commet l'injustice, par le vice de son éducation, a son châtiment dans le blâme qu'il recueille. Mais celui qui se venge, encourt le même reproche de méchanceté, et il y ajoute, en outre, le blâme que l'agresseur avait recueilli. De même que celui qui se prend corps à corps avec un charbonnier doit nécessairement se couvrir de la cendre noire dont ce dernier est couvert; de même celui qui se met aux prises avec le méchant doit se rouler avec lui dans le même bourbier, et se salir de la même fange. Qu'un athlète s'attaque à un autre athlète : à la bonne heure. Le combat est égal entr'eux. La même ambition les anime. Je vois deux hommes de même complexion, de même métier, aspirer également à l'honneur de vaincre. Mais, lorsqu'un homme de bien entre en lice avec un méchant, ce sont deux champions qui ne sortent pas du même gymnase, qui n'ont pas eu les mêmes maîtres, qui n'ont pas appris les mêmes exercices, qui n'ont pas été dressés au même genre d'escrime, qui ne courent ni après la même couronne, ni après la même gloire. Ce combat m'afflige, les armes n'y sont point égales : Le méchant doit nécessairement triompher. Les spectateurs et les juges sont des médians qui lui ressemblent. Au lieu que l'homme de bien, sans talents, sans moyens propres à une pareille lutte, n'ayant ni déloyauté, ni perfidie, ni scélératesse, ni rien de tout ce qui produit l'avantage du méchant, et lui assure le succès, ne peut que se montrer ridicule dans un combat où il n'apporte, ni aptitude naturelle; ni ressources acquises, ni expérience. [12,10] X. Mais, c'est pour cela même, dira-t-on, que l'homme de bien est insulté, dénoncé par des Sycophantes, calomnié, poursuivi, dépouillé de ses biens, jeté en prison, condamné à l'exil, à l'infamie, à la mort ! Quoi donc ! si des enfants se faisaient un code particulier, composaient entr'eux un Tribunal, et y traduisaient un homme pour le juger selon leurs lois; si ensuite, en supposant qu'il leur plût de commettre une injustice, ils condamnaient cet homme à être regardé comme infâme dans leur petite République, et qu'ils confisquassent à leur profit les dés, les osselets et autres joujoux appartenant au condamné, que devrait faire un tel homme ? Ne devrait-il pas rire du Tribunal, des suffrages des juges, et du jugement ? Socrate en usa ainsi, à Athènes. Il traita ses juges, comme un groupe d'enfants, jugeant et condamnant à la mort un homme mortel. C'est ainsi que l'homme de bien, l'homme juste, saura braver, d'un rire moqueur, les méchants se ruant sur lui avec impétuosité; et qui, croyant l'accabler, ne pourront l'atteindre. S'ils le déclarent infâme, il s'écriera avec Achille : « Je pense que Jupiter m'a rendu plus de justice.» S'ils lui enlèvent ses biens, il les leur abandonnera, comme des osselets et des joujoux. S'ils le condamnent à la mort, il la recevra, comme de la part de la fièvre, ou de la gravelle, sans nulle animosité contre ses assassins.