[4,0] DISSERTATION IV : Quels sont ceux qui ont eu les idées les plus saines touchant les dieux, des poètes ou des philosophes. [4,1] I. Il est étonnant qu'il y ait conflit d'opinion entre les hommes, non seulement en matière de principes politiques, non seulement en matière de formes de gouvernement, et des inconvénients attachés aux uns et aux autres, mais encore sur les choses qui en devaient être les plus éloignées du monde, la poésie et la philosophie. Ces deux choses, diverses quant à la dénomination, n'en forment qu'une seule quant à l'essence, et n'ont entre elles aucune différence réelle. C'est tout comme si l'on disait que le jour est autre chose que la lumière du soleil qui éclaire la terre, ou que la lumière du soleil qui éclaire la terre est autre chose que le jour. Il en est ainsi de la poésie et de la philosophie. Car qu'est-ce que la poésie, sinon la philosophie, antique sous le rapport de l'origine, harmonique sous le rapport de la mesure, allégorique sous le rapport du fond des choses ? Qu'est-ce aussi que la philosophie, sinon la poésie plus récente sous le rapport de l'origine, plus régulière sous le rapport de la mesure, et plus à découvert pour le fond des choses? La poésie et la philosophie n'étant donc différentes que par rapport à l'époque de leur origine, et à leur forme respective, quelle autre différence y chercherait-on, car d'ailleurs les uns et les autres parlent des dieux, les poètes et les philosophes. [4,2] II. Se livrer à l'examen d'une pareille question, ce serait comme si, comparant la médecine de l'antiquité à celle qui se pratique aujourd'hui dans le traitement des maladies, on recherchait ce qu'elles ont l'une et l'autre de pis et de mieux. Esculape nous répondrait : « Le temps ne change rien dans les autres arts. Leur emploi est perpétuellement identique. Ils produisent des ouvrages toujours à peu près de même nature. Mais la médecine doit s'adapter à la constitution des corps, chose qui n'a ni assiette fixe ni uniformité, mais qui varie, qui se diversifie, selon la nature des aliments, et le genre de vie, et par conséquent approprier ses médicaments et ses régimes aux diverses données qui se présentent. Ne pensez donc pas que mes successeurs, l'illustre Machaon et le célèbre Podalyre, fussent moins habiles dans l'art de guérir, que ceux qui se sont adonnés dans les temps modernes à la même profession, et qui ont introduit avec succès la variété des remèdes. Seulement, alors, la médecine n'ayant affaire qu'à des corps, uniformément, identiquement constitués et qui ne s'abandonnaient point à toute sorte de dissolution, leur administrait ses secours avec plus de facilité. Tout se bornait pour elle à une opération fort simple, à arracher le fer des blessures, et à appliquer les plus doux topiques. Mais aujourd'hui que les corps out dégénéré, qu'on a mis beaucoup de variété dans la manière de vivre, et produit une mauvaise complexité dans les humeurs, la médecine a dû varier elle-même, et passer de son antique simplicité à la diversité des modifications qui en ont pris la place». [4,3] III. Voyons ce que le poète et le philosophe nous répondent, chacun de son côté, sur l'objet de son travail, dans le même sens qu'Esculape. Le premier souffrira d'abord très impatiemment que l'on regarde Homère, ou Hésiode, ou Orphée, ou tout autre poète de ce temps-là, comme moins éclairé des lumières de la sagesse, qu'Aristote de Stagyre, que Chrysippe de la Cilicie, que Clitomaque de la Libye, ou tout autre de ceux qui ont les premiers dit ou écrit de si belles choses sur la philosophie; et il trouvera mauvais qu'on ne pense pas que les premiers étaient au moins aussi habiles sous ce rapport, s'ils ne l'étaient davantage. De même qu'en ce qui concerne le corps humain, la manière dont il était constitué anciennement, à l'aide d'un régime sainement ordonné, le rendait très facile à être traité par les gens de l'art, au lieu qu'aujourd'hui les méthodes compliquées sont devenues nécessaires; de même dans les temps antiques, l'âme encore en possession de sa simplicité native, et de ce qu'on appelle son goût inné pour les bonnes mœurs, avait besoin d'une philosophie en quelque façon musicale, pleine de douceur, qui la gouvernât, qui la dirigeât à la faveur des fictions, de la même manière que les nourrices forment l'esprit de leurs nourrissons avec les fables qu'elles leur content. Mais à mesure que l'âme a fait des progrès, qu'elle a acquis de la vigueur, que l'incrédulité et les vices se sont emparés d'elle, qu'elle a cherché à pénétrer les fictions, qu'elle n'a plus voulu se payer d'énigmes, elle a mis la philosophie à découvert, elle l'a dépouillée de toutes ses brillantes enveloppes, elle a mis de la nudité dans son langage. Ce dernier ne diffère de celui d'autrefois que par les formes harmoniques; mais les opinions touchant les dieux, dont l'origine remonte à l'antiquité la plus reculée, sont communes à l'une et l'autre philosophie. [4,4] IV. À l'exception d'Épicure, que je ne range ni parmi les poètes, ni parmi les philosophes, les autres avaient le même objet et tendaient au même but. Si ce n'est qu'on ne croira pas peut-être qu'Homère ait vu les dieux lancer des flèches, dialoguer entre eux, se livrer aux plaisirs de la table, ou faire toutes autres choses de cette nature, dont il parle dans ses poèmes. On ne pensera pas davantage que Platon ait vu Jupiter tenir les rênes d'un char ailé sur lequel il était porté, ni l'armée des dieux distribuée en onze phalanges, ni les dieux célébrant par de splendides festins les noces de Vénus dans le palais de Jupiter, lorsque le dieu qui fait venir l’Argent s'approcha clandestinement de la Pauvreté, et lui fit engendrer l'Amour. On n'admettra pas non plus, qu'il ait contemplé de ses propres yeux, ni le Pyriphlégéthon, ni l'Achéron, ni le Cocyte, ni les fleuves qui roulent sens dessous dessus des torrents d'eau et de feu. On ne s'imaginera pas, enfin, qu'il ait vu Clotho et Atropos, ni le fuseau roulant, ni les sept révolutions en sens inverse du Peson. Qu'on jette les yeux, d'un autre côté, sur la Théogonie de Phérécyde, poète Syrien, et qu'on voie ce qu'il dit de son Jupiter, de sa Chthonie, de son Amour, qu'il place entre l'un et l'autre, de sa naissance d'Ophionée, de sa guerre des dieux, de son arbre, de son voile de femme. Héraclite n'a-t-il pas aussi ses dieux mortels, et ses hommes immortels ? [4,5] V. Tout est plein d'énigmes et d'allégories chez les poètes, et chez les philosophes; et j'aime bien mieux le respect qu'ils ont montré pour la vérité en l'enveloppant, que l'état de nudité dans lequel elle a été présentée par les modernes. Car la faiblesse humaine ne permet point de contempler les choses sous l'évidence de la réalité; et alors les mythes en sont les emblèmes les plus décents. Si d'ailleurs les modernes ont étendu les lumières de leurs prédécesseurs, c'est un bonheur dont il faut les féliciter. Mais, si sans rien ajouter sous ce rapport, ils n'ont fait qu'écarter les voiles, et donner le mot des énigmes, je crains qu'on n'ait le droit de leur reprocher d'avoir indiscrètement révélé le secret des choses. Car à quoi d'ailleurs seraient bons les mythes, s'ils n'étaient des discours destinés à cacher une vérité sous des ornements étrangers, semblables aux représentations, aux images des dieux, que les prêtres entourent d'incrustations d'or, d'argent, qu'ils couvrent de vêtements magnifiques, pour en accroître la majesté ? L'âme de l'homme est constituée de manière qu'elle contemple avec une sorte d'arrogance les choses qui sont à sa portée, et qu'elle en fait peu de cas ; tandis qu'elle attache du merveilleux à tout ce qu'elle ne peut atteindre. Guidée par la conjecture vers ce qu'elle ne voit point, elle cherche, à l'aide du raisonnement, d'en acquérir la connaissance. Si elle éprouve des difficultés, elle fait des efforts pour les vaincre; et lorsqu'elle est parvenue à apprendre ce qu'elle voulait savoir, elle n'y attache pas plus d'intérêt qu'aux choses qui sont l'objet de ses fonctions les plus naturelles. [4,6] VI. Les poètes, qui connaissaient cette manière d'être de l'âme, inventèrent ce moyen de l'entretenir des choses qui appartiennent aux dieux, le langage des mythes, moins clair que celui du discours ordinaire, moins obscur que celui des énigmes, et tenant le milieu entre la science et l'ignorance; déterminant la crédulité par les charmes de sa contexture, et la repoussant par ses paradoxes ; inspirant à l'âme l'amour de la recherche de la vérité, et le désir de faire constamment vers elle de nouveaux progrès. On fut longtemps à s'apercevoir, que ces hommes, en s'emparant de nos oreilles par les agréments de leurs ouvrages, philosophes en réalité, et poètes de nom, avaient mis à la place d'une chose qui aurait été mal accueillie, une invention agréable à la multitude. Car le nom de philosophe est lourd et mal sonnant aux oreilles du vulgaire; c'est ainsi que le pauvre ne voit point avec plaisir le spectacle de l'opulence, ni le libertin le tableau de la tempérance, ni le lâche le modèle du courage. Les vices n'aiment pas davantage de voir les vertus se complaire dans leur propre mérite, et s'enorgueillir d'amour-propre. Au lieu que le nom de poète est doux à entendre. Le peuple aime ce nom-là. Il l'aime par l'idée du plaisir qu'il en attend, sans se douter de sa puissance. Semblable à ces médecins, qui, voyant des malades avoir un grand dégoût pour les remèdes, administrent les drogues amères enveloppées dans des choses d'une saveur agréable, et dissimulent ainsi ce qui rebuterait dans le médicament destiné à produire un effet salutaire; l'ancienne philosophie déposa la substance de sa doctrine dans des mythes, dans des vers, dans des hymnes, et l'on ne se douta point de la tournure qu'elle avait prise pour s'insinuer dans l'esprit des hommes et les diriger, en masquant ce qui aurait repoussé sous un appareil didactique. [4,7] VII. Qu'on ne demande donc pas quels sont ceux qui ont le mieux pensé des dieux, des poètes ou des philosophes. Qu'on laisse plutôt la concorde et la bonne intelligence régner entre les ouvrages des uns et des autres ; et qu'on les considère comme n'ayant qu'une fin unique et un même objet. Nommer un poète, c'est parler d'un philosophe; nommer un philosophe, c'est parler d'un poète. On donne également le nom d'intrépide guerrier, et à Achille armé d'un bouclier d'or, chef-d'œuvre de l'art, et à Ajax qui ne portait qu'un bouclier de cuir. Le courage donne aux exploits de l'un et de l'autre le même caractère de grandeur et d'éclat, sans nul égard à ce qui fait la matière des armures. Que dans la question qui nous occupe, on assimile donc les formes métriques et musicales à l'or du bouclier d'Achille, et le discours simple et naturel au cuir du bouclier d'Ajax. Mais, laissant de côté l'or et le cuir, qu'on ne considère que le mérite de celui qui est dans l'arène. Qu'il s'agisse de la vérité, et alors que ce soit un poète qui parle, qu'il emploie le langage des mythes, qu'il l'embellisse des agréments de la musique, je m'attacherai à ses énigmes, je m'efforcerai d'en pénétrer le sens, et le charme des formes ne m'en imposera point. Qu'il soit question de la vérité, et alors que ce soit un philosophe qui nous la présente tout bonnement et sans enveloppe, je ne me plaindrai point de la facilité qu'il me donne de l'entendre. Mais si ni l'un ni l'autre, ni le poète ni le philosophe, ne m'offrent la vérité, les vers du premier ne sont à mes yeux que de grossières rapsodies; et les beaux discours du second, que des mythes. Car, si l'on ôte la vérité, on n'aura pas plus de confiance dans les mythes du poète que dans les dissertations du philosophe. [4,8] VIII. En effet, Épicure traite à la vérité les matières de la philosophie; mais c'est dans un langage encore plus inconcevable que celui des mythes. Si bien que j'aime mieux en croire Homère, lorsqu'il nous dit de Jupiter, qu'il pesait dans une balance d'or les âmes de deux vaillants guerriers, « celle d'Achille, et celle d'Hector, dont le bras faisait tant de carnage » : et qu'il tenait le fléau de la balance de la main droite. Car la main de Jupiter est à mes yeux l'emblème du signe de tète, du Dieu qui règle la destinée des mortels : « Ce signe de tête irrévocable, qui ne trompe jamais, qui ne reste jamais sans être accompli, lorsqu'il a été une fois donné ». Je sens qu'il s'agit là de la volonté de Jupiter, de cette volonté suprême, qui maintient la terre dans son immobilité, qui retient la mer dans ses limites, qui fait circuler l'air, monter le feu, rouler le firmament, produire les animaux, végéter les plantes. La vertu même des hommes et leur félicité sont l'ouvrage de la volonté de Jupiter. J'entends aussi ce que c'est que Minerve, qui, tantôt vient auprès d'Achille, calme sa colère et se tient derrière lui; tantôt est à côté d'Ulysse, « au milieu de tous ses dangers ». J'entends aussi ce que c'est qu'Apollon, ce Dieu qui lance des flèches, et qui préside à la musique. Je l'aime sous ce dernier rapport, je le redoute sous le premier. D'un autre côté, Neptune ébranle la terre de son trident, Mars range ses escadrons en bataille, Vulcain fait retentir les enclumes. Mais ce n'est point pour Achille seul qu'il met tout en mouvement dans son ardent atelier. Tel est le langage des poètes, tel est le langage des philosophes. Transposez les noms, et vous verrez qu'ils vous disent les uns et les autres la même chose, et vous trouverez que leur doctrine est semblable. Entendez par Jupiter, cette intelligence qui est la plus ancienne de toutes, à laquelle toutes les autres doivent leur origine, à l'empire de laquelle tout ce qui existe est soumis ; par Minerve, entendez la prudence ; par Apollon, le soleil ; par Neptune, les vents qui se promènent sur mer et sur terre, et qui les maintiennent l'une et l'autre dans une mutuelle harmonie, dans un réciproque équilibre. [4,9] IX. Si l'on dirige son attention sur d'autres objets, on trouvera que tout est affaire de noms chez les poètes, et que tout consiste en discours chez les philosophes. Mais, ce que débite Épicure, à quel genre de mythe le comparerons-nous ? Où est le poète dont le langage soit aussi futile, aussi décousu, et aussi étranger aux idées relatives à la connaissance des dieux? L'Être immortel n'a rien et faire de son chef, pas plus qu'il ne donne affaire ci un autre. Que veut dire un semblable mythe ? Quelle idée nous ferons-nous de Jupiter ? Quelles imaginerons-nous que sont ses actions, ses volontés, ses jouissances ? Sans doute chez Homère il boit, mais il fait aussi des harangues; il tient des conseils pour régler les choses humaines, comme en tient le grand Roi pour administrer les affaires de l'Asie, comme les Athéniens tiennent leurs comices pour la conduite des affaires de la Grèce. Car les délibérations du grand Roi régissent l'Asie, celles du Peuple d'Athènes régissent la Grèce, celles du pilote régissent le vaisseau, celles du général régissent l'armée, celles du législateur régissent la Cité, celles de l'agriculteur régissent ses propriétés, celles du chef de famille régissent sa maison; et pour le salut du vaisseau, de l'armée, de la Cité, des propriétés, de la maison, le pilote, le général, le législateur, l'agriculteur, le père de famille, ont des soins à prendre. Et du ciel, de la terre, de la mer, et des autres parties du monde, dites-nous donc, Épicure, qui s'en occupe ? Où sont le pilote, le général, le législateur, l'agriculteur, le père de famille ? Mais Sardanapale lui-même n'était pas sans avoir quelque chose à faire. Quoique les portes de son palais fussent constamment fermées, quoiqu'il fût toujours étendu sur des lits magnifiques, et entouré d'un sérail, il s'occupait néanmoins des moyens de sauver Ninive, et de faire le bonheur des Assyriens. Et, à vous en croire, Jupiter sera plus inertement enfoncé dans les voluptés que le fameux Sardanapale ! Ô l'incroyable conte que vous nous faites là, et auquel ne se prêteront jamais les charmes de l'harmonie poétique !