[3,0] DISSERTATION III : Si Socrate fit bien de ne rien dire pour sa défense. [3,1] C'EST une chose inconcevable, que dans chaque profession on puisse décliner la juridiction commune : que le marin, qui a pris le commandement d'un vaisseau et qui l'a dirigé à sa guise d'après ses connaissances nautiques, puisse ne pas rendre compte de sa conduite à des hommes qui n'entendent rien à la navigation; qu'il ne soit point permis aux malades de se constituer juges des ordonnances de leur médecin, des remèdes qu'il commande, du régime qu'il prescrit; que, ni ceux qui fabriquent des vases, ni ceux qui fabriquent des armes, ni aucun des autres artisans qui font des métiers bien moins relevés, ne soumettent le jugement de leurs ouvrages qu'à la juridiction respective de leurs pairs; et que Socrate, qui ne fut point regardé comme dénué de lumières et de connaissances, au tribunal même d'Apollon, de ce Dieu « qui savait le nombre des grains de sable, » et qui devinait juste, au-delà même des mers, soit poursuivi encore aujourd'hui sans relâche de la part des Sycophantes qui le traduisent devant eux ; et que parmi de pareils accusateurs et de pareils juges, qui se succèdent sans interruption, il trouve plus d'animosité, plus d'acharnement, que ne lui en montrèrent jadis Anytus, Mélitus, et les Athéniens ses contemporains. S'il eût été ou peintre comme Zeuxis, ou sculpteur comme Polyclète et Phidias, à la faveur de la réputation dont il aurait joui dans son art, ses ouvrages auraient été admirés comme ceux de ces artistes célèbres. Car, en contemplant ces derniers, non seulement on n'ose pas leur reprocher des défauts ; on n'ose pas même y appliquer l'œil de la critique. Chacun au contraire les comble à l'envi d'éloges. Mais qu'un homme qui fut étranger aux arts de la main, qui ne fut ni statuaire ni peintre, dont le talent consista à mettre de la symétrie, de l'harmonie dans ses mœurs, et à les soumettre à la plus parfaite régularité, à l'aide de la raison, du travail, de l'habitude, de la frugalité, de l'honnêteté, de la tempérance et de toutes les autres vertus ; que cet homme n'ait point obtenu une gloire solide, des éloges unanimes, des juges qui n'aient eu qu'une voix, mais que chacun ait eu de cet homme une opinion différente, c'est ce dont nous allons en ce moment faire l'objet de notre examen. [3,2] II. Socrate fut accusé par Mélitus, traduit en jugement par Anytus, poursuivi par Lycon, condamné par les Athéniens, chargé de fers par les onze, et réduit à avaler la ciguë : et Socrate dédaigna Mélitus qui l'accusait, et Socrate couvrit de mépris Anytus qui le traduisait en justice, et Socrate se moqua de Lycon qui parlait contre lui ; et tandis que les Athéniens le jugeaient, il les jugeait lui-même ; et tandis qu'ils prononçaient une condamnation contre lui, il en prononçait une contre eux. Lorsque les onze se présentèrent pour le charger de chaînes, il leur abandonna son corps, un des plus faibles, sous le rapport des forces physiques. Mais il ne leur abandonna point son âme ; sous le rapport des forces morales, il l'emportait sur tous les Athéniens. L'aspect du bourreau ne l'effraya point. La vue du poison ne fit aucune impression sur lui. Les Athéniens le condamnèrent à contrecœur, et lui, il reçut la mort sans répugnance. La preuve qu'il ne répugna point à la mort, c'est qu'étant le maître d'en être quitte pour une amende, ou de se sauver par une évasion clandestine, il aima mieux mourir. La preuve que les Athéniens le condamnèrent à contrecœur, c'est qu'ils ne tardèrent pas à se repentir de l'avoir condamné. Or, peut-il rien arriver à des juges de plus propre à les couvrir de ridicule ? [3,3] III. Vous désirez donc d'examiner si Socrate, dans ces circonstances, se conduisit bien ou mal. Si quelqu'un s'approchait de vous, et vous disait : « Il fut un homme à Athènes, avancé en âge, Philosophe de profession, mal à son aise du côté de la fortune, doué d'ailleurs d'excellentes qualités morales, bon orateur, ayant beaucoup de sagacité, actif, sobre, incapable de rien faire ni de rien dire, sans avoir un objet déterminé ; ayant parcouru une assez longue carrière en se conciliant sous le rapport des mœurs les éloges des plus recommandables d'entre les Grecs, et d'Apollon entre les Dieux. L'envie, l'animosité, la haine du beau moral, soulevèrent contre lui, parmi les poètes comiques Aristophane, parmi les Sophistes Anytus, parmi les sycophantes Mélitus, parmi les orateurs Lycon, parmi les Grecs les Athéniens ; et tandis qu'il était ainsi joué sur le théâtre par l'un, accusé par l'autre, tandis que celui-ci le traduisait en jugement, que celui-là parlait contre lui, et qu'il était d'ailleurs en présence du tribunal, il commença par user de représailles vis-à-vis d'Aristophane, il le mit à son tour sur la scène durant les fêtes de Bacchus, pendant que les spectateurs étaient encore échauffés par la licence des orgies. De là, il se rendit vers ses propres juges, il parla à son tour contre ceux qui avaient parlé contre lui, il entra dans de très longs détails ; son but principal dans sa défense fut de se concilier le tribunal, de gagner sa bienveillance dès le début de son discours, de le convaincre par l'exposition des faits, de faire éclater l'évidence à ses yeux, par la force et la vérité de ses preuves, par la justesse des rapprochements, par le témoignage de ses concitoyens les plus recommandables, et les plus dignes de faire foi devant des juges athéniens. Dans sa péroraison, il eut recours aux supplications, aux prières, il excita la pitié, il laissa échapper de temps en temps quelques larmes ; à tout cela, il finit par ajouter l'apparition de Xantippe, le tableau de ses lamentations, celui des pleurs et des cris de ses enfants ; et par le concours de tous ces moyens, ses juges, fléchis, attendris, touchés de commisération, se décidèrent en sa faveur, et le renvoyèrent absous ». [3,4] IV. O la brillante victoire ? Certes, en sortant de là, il eût pu reparaître ou au Lycée, ou à l'Académie, ou dans les autres lieux de ses rendez-vous, avec autant d'hilarité que ceux qui ont échappé sur mer à quelque tempête. Mais, de quel oeil la Philosophie eût - elle vu un pareil homme revenir vers elle ? Du même oeil qu'un chef de gymnase verrait revenir de l'arène un athlète tout parfumé, qui aurait obtenu sa couronne, sans éprouver aucune fatigue, sans se couvrir de poussière, sans avoir été ni meurtri, ni blessé, sans rapporter aucune preuve de son courage. Et pour quel motif Socrate se serait-il défendu devant des juges tels que ceux qui le jugèrent à Athènes ? Était-ce parce qu'ils pouvaient prononcer selon la justice ? mais ils ne connaissaient que l'iniquité. Était-ce parce que c'étaient des hommes remplis de sagesse ? mais ils n'avaient aucun bon sens. Était-ce parce qu'ils étaient susceptibles de bienveillance ? mais ils étaient pleins d'animosité contre lui. Était-ce parce qu'ils avaient quelque point de commun avec sa manière d'être ? c'était tout le contraire. Était-ce parce qu'ils valaient mieux que lui ? mais il valait lui-même beaucoup mieux qu'eux. Était-ce parce qu'ils avaient moins de mérite que lui ? et quel est l'homme qui, sentant sa supériorité sur ses juges, en pareil cas, s'abaisserait à se défendre devant eux? Et s'il eût voulu se défendre, qu'aurait-il pu dire ? Qu'il n'avait point professé la philosophie? mais il aimait proféré un mensonge. Qu'il avait fait la profession de Philosophe? mais c'était de cela même qu'on l'accusait. [3,5] V. A la bonne heure, qu'il n'eût rien dit de cela ; mais il devait repousser les chefs de son accusation, se justifier d'avoir corrompu la jeunesse, et d'avoir introduit de nouveaux dieux. Mais où est l'artiste qui, sur les matières qui appartiennent à son art, portera la conviction dans l'esprit de celui qui n'en a pas les premiers principes ? Et comment les Athéniens auraient- ils entendu en quoi consistait la corruption de la jeunesse, en quoi consistait la vertu, quelles notions on devait avoir des Dieux, quel culte on devait leur rendre ? Les milliers de juges que le sort des fèves appelle à cette fonction, n'examinent point des questions de cette nature. On ne trouve rien de réglé là-dessus dans les lois de Solon. Dracon n'en dit pas un mot dans son code. Il n'y est question que de citations en justice, de défenses judiciaires, d'accusations, de mise en jugement des comptables, de serments à prêter respectivement par les parties, et de tous les détails de cette nature, qui composent la juridiction de l'héliée. C'est comme dans les groupes d'enfants, lorsqu'ils prennent querelle entre eux, et qu'ils se débattent au sujet de leurs osselets qu'ils s'enlèvent les uns aux autres, et lorsqu'ils éprouvent des injustices dont ils sont réciproquement les auteurs. Mais la vérité, mais la vertu, mais les bonnes mœurs, demandent d'autres juges, d'autres lois, d'autres orateurs. Alors Socrate triomphera, alors la palme lui sera décernée, alors il sera couvert de gloire. [3,6] VI. Et combien ne serait-il donc point ridicule de voir un homme avancé en âge, un philosophe, jouer avec des enfants ? Et quel est le médecin qui a jamais persuadé à des malades ayant la fièvre, que la faim et la soif sont un bien ? Et qui a jamais persuadé à un homme livré à la débauche, que ce genre de volupté est un mal ? Qui a jamais persuadé à celui qui est adonné aux opérations mercantiles, qu'il n'y a nul bien dans le but qu'il se propose ? Certes, Socrate n'aurait pas eu beaucoup de peine à persuader aux Athéniens, que ce n'est pas pervertir les jeunes gens, de les dresser à la vertu, et que ce n'est point pécher contre les dieux, de propager les lumières en ce qui les concerne. Ils en savaient là-dessus autant que Socrate ; ou bien, tandis que Socrate avait là-dessus les plus saines notions, les Athéniens étaient à cet égard dans une pleine ignorance. Or, s'ils étaient aussi savants que lui, qu'avait-il à leur apprendre ? S'ils étaient, au contraire, dans une profonde ignorance, ce n'était pas de plaidoyer, mais de leçons qu'il devait s'agir auprès d'eux. Dans les débats judiciaires, c'est des témoignages, des ouï-dire, des preuves, des pièces de conviction, des épreuves que l'on fait subir à l'accusé, et d'autres semblables détails, que dépend devant les tribunaux la manifestation de la vérité. Mais lorsqu'il s'agit des principes de la vertu et de la morale, il n'est qu'une source de preuves, c'est le respect qu'on a pour l'une et pour l'autre. Or, ce respect étant alors banni d'Athènes, que pouvait avoir à dire Socrate ? [3,7] VII. Il devait dire du moins ce qu'il fallait pour éviter la mort. Mais, si mourir est un accident, dont l'homme de bien doive se garder sur toutes choses, non seulement Socrate aurait dû songer à se défendre devant le tribunal des Athéniens qui le jugeaient, mais il aurait antérieurement dû s'abstenir de montrer de l'animosité contre Mélitus, de démasquer Anytus, de dérouler le tableau du dérèglement et de l'inconduite de ses concitoyens, de passer en revue toute la ville d'Athènes, de scruter toutes les conditions, toutes les professions, toutes les occupations, toutes les ambitions, de se constituer l'amer et inexorable censeur de tout le monde, ne prononçant vis-à-vis de qui que ce soit aucun mot sentant la bassesse, la flagornerie, la servilité, l'humiliation. Le soldat bravera la mort au milieu des batailles, et le nautonier au milieu des flots ; l’un et l'autre désirera de mourir avec gloire pour l'honneur de sa profession, et le Philosophe sera un lâche qui désertera son poste, qui abandonnera son vaisseau, et pour sauver sa vie, il jettera sa vertu comme un bouclier à la guerre ? Et où serait le juge qui le louerait d'une semblable conduite ? Et qui supporterait de voir Socrate en présence d'un tribunal, dans la contenance de l'humiliation, de l'abattement, sollicitant, mendiant aux pieds de ses juges quelques jours de vie ? Était-ce là le genre dans lequel il devait diriger sa défense ; ou bien devait-il, dans son discours, écartant toute bassesse, toute crainte, toute défiance, prendre le ton de la liberté, et parler un langage digne de la philosophie? Mais ce n'eût point été répondre à ses accusateurs. Il n'eût fait qu'enflammer l'animosité, que l'exaspérer davantage. Et comment une défense de cette nature aurait-elle été reçue de la part d'un tribunal composé de pervers, insolents par la forme de leur gouvernement, capables de tous les excès de la licence par le sentiment de leur autorité, ennemis de cette intrépidité de pensée et de discours qui est l'apanage de la liberté, et accoutumés uniquement au langage d'une continuelle adulation ? Elle ne l'aurait pas été mieux que ne le serait dans une orgie de débauchés la conduite d'un ami de la tempérance, qui ferait emporter les coupes, qui ferait mettre à la porte la musicienne jouant de la flûte, qui ferait enlever les couronnes, et qui voudrait empêcher ses convives de s'enivrer. II n'y eut donc aucun danger pour Socrate de garder le silence dans une conjoncture, où il ne pouvait parler avec la dignité convenable. Il ne dégrada point sa vertu. Il n'irrita point les passions de ses juges, et il leur endossa la honte et l'infamie de l'avoir condamné sans l'entendre. [3,8] VIII. Socrate avait donc grand besoin de discourir auprès des Athéniens qui le jugeaient ! Il était âgé de soixante-dix ans. Il avait consacré cette longue carrière à l'étude de la philosophie et à la pratique de la vertu. Il n'avait jamais nui à personne. Pas un vice à lui reprocher. Les mœurs les plus pures. Les liaisons les plus honnêtes. Visant à l'utile dans toutes ses relations, et améliorant tous ceux qui l'approchaient. Tout cela ne l'arracha ni au tribunal, ni à la prison, ni à la mort ; et le court espace de quelques clepsydres, qu'on lui aurait accordé pour sa défense, l'aurait sauvé ? - Non, les clepsydres ne l'auraient pas pu, et cela leur eût-il été possible, Socrate n'en aurait point fait usage. Non, par Jupiter ; non, par tous les Dieux ! C'est tout comme si quelque sycophante sous les armes, admis dans le conseil du célèbre Léonidas lacédémonien, eût été d'avis de céder un peu de terrain, et de laisser faire une irruption à Xerxès ; Léonidas aurait repoussé cette proposition. Il eût mieux aimé périr à son poste, avec sa vertu, les armes à la main, que de se sauver en tournant le dos à un roi barbare. Eh ! qu'aurait été la défense de Socrate, que tourner le dos, que se sauver avec lâcheté, que prendre une honteuse fuite ? Il resta donc ferme, il soutint le choc, il acquitta la dette de la valeur et du courage. Les Athéniens pensaient l'avoir condamné à la mort. Et Xerxès aussi pensait avoir vaincu Léonidas. Mais, par la mort de Léonidas, Xerxès fut vaincu lui-même ; par la mort de Socrate, les Athéniens aussi ont été condamnés à l'infamie. Ils l'ont été au tribunal des dieux, au tribunal de la vérité. Voici l'acte d'accusation de Socrate contre eux. Le peuple d'Athènes attente à la religion. Il ne regarde point comme dieux, ceux que Socrate regarde comme tels. Il en introduit de nouveaux. Socrate pense que Jupiter est le dieu de l'Olympe. Les Althèniens pensent que c'est Périclès. Socrate croit à Apollon, et les Athéniens jugent l'inverse de ce qu'a jugé ce dieu. Le peuple d'Athènes attente à la morale. Il corrompt les jeunes gens. C'est lui qui a perdu. Alcibiade, Hypponicus, et une infinité d'autres. O combien il y a de vérité dans cette accusation ! Combien il y a d'équité à ce tribunal ! Combien elle est grave cette condamnation ! Les impiétés envers Jupiter amenèrent la peste et la guerre du Péloponnèse. La corruption de la jeunesse produisit la catastrophe de Decélie, les revers en Sicile, et les désastres sur l'Hellespont. C'est ainsi que juge le tribunal des Dieux. Tels sont les arrêts qui en émanent.