[10,0] LIVRE DIXIÈME. [10,1] I. CE LIVRE, AU LECTEUR Si tu trouves qu'il y en a trop, que le mot FIN se fait attendre, ne lis que quelques pièces, et d'un ouvrage fais un opuscule. Chacune de mes pages peut s'achever trois et quatre fois après un petit poème : abrège moi à ton gré. [10,2] II. AU MÊME Ce dixième livre, écrit et publié trop vite, veut être remis sur le chantier. Tu y liras des pièces connues, mais récemment polies par la lime. La plus grande partie est nouvelle. Sois favorable aux unes et aux autres, ami lecteur, toi qui fais ma richesse, toi que Rome m'a donné en me disant : « Je n'ai pas de plus grand présent à te faire. Par lui tu échapperas aux ondes paresseuses de l'oublieux Léthé, et le meilleur de toi-même te survivra. Le figuier sauvage fend les marbres de Messala et l'insolent muletier se moque des chevaux châtrés de Crispus. Mais destins et siècles peuvent tout pour et rien contre les écrits. Car ceux-ci sont les seuls monuments qui ne sauraient mourir. » [10,3] III. A PRISCUS Certain poète anonyme sème des propos de laquais, de sales coups de dent, des mots ignobles, dignes de la bouche d'un baladin vagabond, de ces ordures enfin, dont un marchand de pots cassés ne donnerait pas la valeur d'une allumette, et il prétend me les attribuer. Crois-tu, Priscus, que le perroquet imite le cri de la caille et que Canus souhaite jouer de la cornemuse? Loin de mes livres la noirceur d'une telle renommée, eux que la gloire, éclatante pierre précieuse, porte sur ses blanches ailes. Pourquoi travaillerais-je à me faire si bassement un nom, quand je peux me taire gratis? [10,4] IV. - A MAMURRA Toi qui lis Œdipe, Thyeste au regard ténébreux, Médée et Scylla, pourquoi ne lis-tu que des fables merveilleuses? Que te font l'enlèvement d'Hylas, et Parthénopée, et Atys? A quoi te servira le dormeur Endymion? et l'enfant Icare, dépouillé de ses ailes qui glissent? et Hermaphrodite, détestant les eaux, amoureuses de lui? Quel profit pour toi dans ces jeux vains d'une feuille misérable? Lis plutôt ce livre, cette image de la vie, qui te fera dire : voici pour moi. Ici tu ne trouveras ni Centaures, ni Gorgones, ni Harpyes : à chaque page, on sent l'homme. Mais tu ne veux pas, Mamurra, étudier tes moeurs, ni te connaître. Lis donc les « Causes » de Callimaque. [10,5] V. - CONTRE UN POÈTE MÉDISANT Que tout contempteur des matrones et des grands, qu'il devrait honorer, et qu'il a blessés dans son vers impie, erre en vagabond, chassé même des ponts et des rues montantes. Que, le dernier des miséreux enroués, il mendie une bouchée de ce mauvais pain qu'on jette aux chiens. Que pour lui décembre s'allonge. Que, trempé de brouillard et accroupi dans un trou, il traîne en longueur un hiver lugubre. Qu'il appelle heureux, qu'il proclame chançards ceux qu'on porte sur le char funéraire. Et quand après une longue attente le fil de sa dernière heure sera dévidé, qu'il sente les chiens se disputer son cadavre, et doive secouer son manteau pour écarter les oiseaux de proie. Que la mort ne soit pas le terme d'un châtiment trop banal. Mais que, tantôt marqué par les lanières du sévère Eaque, tantôt pressé par le rocher toujours instable de Sisyphe, tantôt torturé de soif au milieu des eaux de Tantale, le vieillard trop bavard, il épuise tous les tourments imaginés par les poètes. Et lorsque les Furies lui auront fait avouer la vérité, qu'il s'écrie, trahi par sa conscience : "Oui, c'est moi qui ai écrit ces vers". [10,6] VI. - SUR L'ARRIVÉE DE CÉSAR TRAJAN Heureux ceux à qui le sort donna de contempler ce chef, tout rayonnant de l'éclat des soleils et des astres du Nord ! Quand viendra-t-il ce jour, où le Champ de Mars, et les arbres, et toutes les fenêtres, brillantes de jeunes beautés latines, seront pleins de spectateurs? Quand verrons-nous, après une douce attente, la longue traînée de poussière qui annoncera César, quand verrons-nous Rome entière se produire sur la Voie Flaminienne? Quand défilerez-vous, cavaliers, Maures, sous le bariolage de vos tuniques égyptiennes? Quand enfin, d'une seule voix, le peuple criera-t-il : « Le voici? [10,7] VII. - AU RHIN, SUR LE MÊME SUJET Rhin, père des Nymphes et des rivières qui s'abreuvent aux neiges du Nord, puisses-tu jouir toujours de tes ondes liquides et ne pas te sentir foulé par la roue barbare d'un injurieux bouvier ! Puissent tes deux bras conquis couler dorés entre deux rives romaines ! Mais le Tibre, ton maître, te prie de renvoyer Trajan à ses peuples, à sa Ville. [10,8] VIII. - SUR PAULLA Paulla voudrait m'épouser. Moi, je ne veux pas épouser Paulla. Elle est vieille. Je voudrais bien l'épouser, si elle était plus vieille. [10,9] IX. - SUR LUI-MÊME C'est moi, Martial. Mes hendécasyllabes, pleins de sel, mais non d'impudence, m'ont rendu célèbre chez les nations, chez les peuples. Pourquoi me jalousez-vous? Je ne suis pas plus célèbre que Caballus Andrémon. [10,10] X. - CONTRE PAULLUS Lorsqu'on te voit, Paullus, toi qui ouvres l'année derrière les faisceaux consulaires couronnés de laurier, fouler, le matin, mille seuils en client, que me reste-t-il à faire, à moi? Que nous laisses-tu, Paullus, à nous, plébéien, enfant de Numa, perdu dans la foule obscure? Qui daignera me regarder? Qui appellerai-je « Seigneur » et "Roi"? Toi tu le fais, mais combien plus gracieusement ! Suivrai-je une litière ou une chaise? Tu ne refuses pas de la porter. Tu fais le coup de poing pour marcher le premier en pleine boue. Me lèverai-je plutôt pour applaudir un poète qui lit ses vers? Tu es déjà debout, les deux mains tendues vers la bouche de l'auteur. Que fera donc le pauvre bougre, qui n'a pas licence d'être client? Votre pourpre a mis au rancart nos toges. [10,11] XI. - CONTRE CALLIODORE Tu ne parles que de Thésée, de Pirithoüs, et tu te crois, Calliodore, l'égal de Pylade. Que je meure, si tu es digne de présenter à Pylade son pot de chambre ou de garder les porcs de Pirithoüs ! « Pourtant, dis-tu, j'ai fait cadeau de cinq mille sesterces à mon ami, et d'une toge qui n'a été lavée (n'est-ce pas être généreux?) que trois ou quatre fois ». Est-ce qu'Oreste a jamais rien donné à Pylade? Car donner, fût-ce beaucoup, c'est refuser davantage encore. [10,12] XII. — A DOMITIEN Les nations de l'Émilie, Verceil, chère à Apollon, et la plaine du Pô, où tomba Phaéton, vont t'accueillir, Domitius. Que je meure si je n'ai pas plaisir à te voir partir, quoique sans toi nul jour ne me soit agréable. Mais mon voeu le plus cher est que tu délasses, au moins pendant un été, ton cou meurtri par le joug des affaires. Va, de grâce, et bois par tous les pores tous les feux du soleil. Que tu seras beau, tant que tu seras loin! Tu reviendras méconnaissable pour tes amis restés blancs, le dont la foule pâle enviera ton teint. Mais ce hâle que la route t'aura donné, Rome aura vite fait de te l'effacer, quand même tu reviendrais le visage noir comme un Ethiopien. [10,13] XIII. — A TUCCA Tandis que tes esclaves efféminés se font véhiculer dans des chariots, qu'une longue suite de cavaliers libyens se couvre pour toi de poussière et de sueur, que de somptueux lits de table s'étalent le long de tes nombreux bains, dignes de ceux de Baies et dont l'eau est blanchie du mélange de tes parfums, que ton vin de Sétia fait éclater le cristal transparent, que Vénus ne dort pas sur plus douce plume, tu passes ta nuit par terre à la porte d'une maîtresse hautaine, et cette porte (hélas!) est mouillée de tes larmes, et les soupirs ne cessent de brûler ta misérable poitrine. Veux-tu que je te dise, Tucca, d'où te vient ce mal? De trop de bien. [10,14] XIV. - A CRISPUS Tu prétends, Crispus, ne le céder à aucun de mes amis. Mais, pour que ce soit vrai, que fais-tu, Crispus, je te prie? Je te demandais de me prêter cinq cents sesterces. Tu as refusé, quoique ton lourd coffre-fort ne pût plus contenir tes écus. Quand m'as-tu donné un boisseau de fèves ou de farine, toi qui pourtant as sur les bords du Nil terres labourées et fermiers? Quand m'as-tu envoyé, par les temps froids, la plus petite toge? Quand ai-je vu venir une demi-livre d'argent? Je ne vois rien qui me fasse croire à ton amitié, Crispus, si ce n'est ton habitude de péter devant moi. [10,15] XV. - SUR APER Aper a percé d'un roseau aiguisé le coeur de son épouse à la forte dot. Mais c'était en jouant. Quel habile joueur, cet Aper ! [10,16] XVI. - CONTRE CAIUS Si tu appelles donner promettre sans tenir, Caïus, je vais te vaincre en générosité, en munificence : reçois tout ce que l'Asturien extrait des mines de la Galice, tout l'or dont est riche l'eau du Tage, tout ce que le noir Indien trouve dans les algues de l'Érythrée, tout ce que conserve dans son nid l'oiseau rare, tout ce que l'avide Tyr entasse dans ses cuves de bronze. Tous les trésors du monde, reçois-les comme tu les donnes. [10,17] XVII. - A SA MUSE, SUR MACER Vainement, ma Muse, désires-tu frustrer Macer du tribut des Saturnales. Il n'y a pas moyen, car il est exigeant. C'est lui-même qui réclame. Ce ne sont pas des poèmes solennels, des élégies qu'il veut. Il se plaint, au contraire, que j'aie fait taire mes bagatelles. Mais lui, en ce moment, il passe tout son temps sur des livres de géométrie. Que deviendras-tu, Voie Appienne, si Macer se met à me lire? [10,18] XVIII. - SUR MARIUS Marius n'invite pas à dîner, n'envoie pas de cadeaux, n'est le répondant de personne, ne veut pas prêter. C'est qu'il n'a rien. Néanmoins il ne manque pas de gens pour soigner sa stérile amitié. Ah, ma pauvre Rome, que de sots citoyens tu abrites dans tes murs ! [10,19] XIX. IL ENVOIE SON LIVRE A PLINE LE JEUNE (CÉCILIUS SECUNDUS) Bien peu savant pour lui, certes, et bien léger, mais non sans élégance, tel qu'il est enfin, ô ma Muse, va porter ce livre à l'éloquent Pline. On n'a pas à peiner long- temps pour venir à bout de la forte pente de Suburre. Là 5 tout de suite tu verras un Orphée humide en équilibre sur le faîte d'un théâtre, et les fauves qui l'admirent, et l'oiseau royal qui, après l'enlèvement, apporta Ganymède au dieu du tonnerre. Là est aussi la petite maison de ton 10 cher Pédon, ornée d'un aigle aux ailes moins larges. Mais ne va pas à contre-temps, comme une ivrogne, frapper à cette porte savante. Le maître y donne toutes ses journées à la sombre Minerve, dans son zèle à préparer, pour les 15 oreilles des centumvirs, une oeuvre susceptible d'être com- parée par les siècles à venir aux livres d'Arpinum. Le plus sûr est donc d'arriver tard, aux lanternes. C'est ton heure, ma Muse, quand Bacchus se déchaîne, quand la rose est reine, quand les cheveux s'humectent de parfum. 20 Alors les plus rigides Catons peuvent me lire. [10,20] XX. - A MANIUS Si le Salon de Celtibérie me ramène aux rives qui portent de l'or, si j'ai envie de revoir les toits haut-perchés de ma patrie, c'est à cause de toi, Manius, toi mon préféré dès l'âge de l'innocence, toi l'ami le plus chéri de ma jeunesse, toi qui pour moi en Ibérie ne le cèdes à personne en douceur, ô toi le plus digne d'être aimé. Avec toi je pourrais me plaire dans les gourbis gétules du sec pays Carthaginois, je pourrais goûter l'hospitalité des huttes Scythes. Si tu es dans le même esprit, si ce doux souci est réciproque, partout où nous serons tous deux sera Rome. [10,21] XXI. - A SEXTUS Quel plaisir as-tu, Sextus, je te le demande, à écrire des choses que Modestus et Claranus même ont peine à comprendre? Ce ne sont pas des lecteurs qu'il faut à tes livres, mais un Apollon. A ton avis, Cinna fut plus grand que Virgile. Puisses-tu recevoir le même éloge! Je consens que mes poèmes plaisent aux grammairiens, mais sans que ceux-ci les déflorent à coups de grammaires. [10,22] XXII. - CONTRE PHILÉNIS Pourquoi tu me rencontres souvent avec un emplâtre au menton? ou les lèvres blanchies d'un badigeon de céruse? Tu le demandes, Philénis? C'est pour n'avoir pas à t'embrasser. [10,23] XXIII. - SUR MARCUS ANTONIUS Heureux Antonius Primus, qui compte déjà quinze olympiades accomplies dans le calme ! Il repasse les jours écoulées, les années de sécurité, sans craindre l'approche des eaux du Léthé. Aucun moment qui répugne, qui pèse à sa mémoire. Il ne s'en présente aucun qu'il n'aime à se rappeler. L'homme de bien agrandit son existence. C'est vivre deux fois que de pouvoir jouir de son passé. [10,24] XXIV. - AUX CALENDES DE MARS Calendes de Mars, anniversaire de ma naissance, jour plus beau que toutes les Calendes où je reçois des présents, même des belles, j'offre pour la cinquante-septième fois, sur vos autels, mon encens et des libations. Ajoutez à ce nombre, je vous prie (si toutefois ce voeu vous agrée), dix-huit années, afin que, sans être encore trop ralenti par la vieillesse, mais après avoir parcouru les trois étapes de la vie, je gagne les bosquets élyséens de Proserpine. Après cette vie de Nestor je ne demanderai pas un jour de plus. [10,25] XXV. - SUR MUCIUS Ce Mucius qu'on voyait dernièrement, dans l'arène, à un spectacle du matin, poser sa main sur un brasier, s'il t'a paru endurant, héroïque, insensible, tu as les sentiments d'un plébéien d'Abdère. Car, lorsqu'on dit à un homme, en lui montrant la tunique soufrée : a Mets ta main au feu », c'est plus crâne de dire : "Je ne le ferai pas." [10,26] XXVI. — SUR LA MORT DE VARUS Varus, toi qui portais naguère, avec distinction, la baguette latine à travers les villes d'Égypte, centurion digne de mémoire, toi dont les citoyens d'Ausonie attendent maintenant en vain le retour, tu gis, ombre étrangère, sur le rivage où règne Lagus. Il ne m'a pas été permis d'arroser ton cadavre de mes larmes, ni de jeter l'épais encens sur ton bûcher funèbre. Mais ces vers impérissables rendront immortel ton nom. Nil trompeur, peux-tu nous refuser cela aussi? [10,27] XXVII. — A DIODORUS Pour ton anniversaire, Diodorus, le Sénat s'assied à ta table. Il s'y ajoute maint chevalier. Et ta sportule se répand à profusion jusqu'à trente écus. Pourtant personne ne se doute, Diodorus, que tu es né. [10,28] XXVIII. — A JANUS Père très beau des années, auteur de ce monde brillant, toi que le premier, publiquement, appellent nos voeux et nos prières, tu n'habitais auparavant qu'une demeure étroite, un vrai passage, que Rome entière foulait comme une rue. Aujourd'hui une enceinte, don de César, ferme ton seuil et tu regardes autant de places que tu as de visages. Puisses-tu, père vénérable, en reconnaissance d'un si grand bienfait, garder à jamais closes tes portes de fer ! [10,29] XXIX. — A SEXTILIANUS Le plat que tu m'envoyais pour les Saturnales, tu l'as envoyé, Sextilianus, à ta maîtresse, et du prix de la toge que tu me donnais aux Calendes de Mars, tu lui as acheté une robe verte. Tes maîtresses, Sextilianus, commencent à ne te plus rien coûter : c'est à mes frais que tu fais l'amour. [10,30] XXX. - SUR LA CÔTE DE FORMIES, SÉJOUR D'APOLLINARIS Charmante côte de Formies, au doux climat, toi qu'Apollinaris préfère à tout autre lieu, quand il fuit la cité du sévère Mars et que, fatigué, il dépouille les soucis et l'agitation, l'aimable Tibur, patrie de sa vertueuse épouse, les retraites de Tusculum et d'Algide, Préneste même ou Antium, sont moins admirés par lui. Ni Circé la caressante, ni Caïète, fondée par les enfants de Dardanus, ni Marica, ni Liris, ni Salmacis, baignée par les eaux du lac Lucrin, n'excitent ses regrets. A Formies, la surface de la mer est ridée d'un vent léger. L'eau n'est pas languissante, mais la vie calme de cette mer, avec l'aide de la brise, pousse la barque peinte. Une fraîcheur saine y règne, comme celle que se donne, en agitant sa robe de pourpre, la jeune fille qui craint la chaleur. La ligne ne va pas, loin dans la mer, chercher sa proie, mais lancée de la chambre, du lit même, elle ramène le poisson qu'on aperçoit au fond de l'eau. Si parfois Nérée souffre du pouvoir d'Eole, la table, sûre d'être garnie, se rit des tempêtes. Dans le vivier s'engraissent turbot et loups marins. La fine murène y nage vers son maître. Le « nomenclateur » fait approcher le mulet familier et, à son appel, accourent les vieux barbeaux. Mais quand Rome permet-elle à Apollinaris de jouir de tout cela? Combien de jours les affaires absorbantes qui l'attachent à la Ville lui laissent-elles pour Formies? Heureux concierges, heureux fermiers ! Ces lieux, préparés pour vos maîtres, deviennent en fait votre bien. [10,31] XXXI. CONTRE CALLIODORE Tu as vendu hier, Calliodore, un esclave treize cents écus, pour bien souper une fois. Et tu as mal soupé. Un barbeau, acheté par toi quatre livres, a été le luxe, la pièce capitale de ton repas. J'ai envie de m'écrier : « Misérable, ce n'est pas un poisson, c'est un homme, oui un homme que tu dévores. » [10,32] XXXII. — A CÉDITIANUS, SUR LE PORTRAIT DE MARCUS ANTONIUS Tu veux savoir, Céditianus, quel visage reproduit cette peinture ornée de violettes et de roses? Tel était Marcus Antonius Primus dans la force de l'âge. Ces traits font voir au vieillard sa jeunesse. Plaise aux dieux que l'art pût figurer aussi les vertus, le coeur ! Il n'y aurait pas au monde plus beau tableau. [10,33] XXXIII. — A MUNATIUS GALLUS Plus simple que les anciens Sabins, meilleur que le vieillard de Cécrops, puisses-tu, Munatius Gallus, obtenir de Vénus la chaste que l'union indissoluble de ta fille assure ton séjour dans l'illustre foyer de son beau-père ! Si la pâle calomnie vient à m'attribuer des vers pleins de fiel, démens-les, comme tu l'as déjà fait, et soutiens qu'un poète, tant soit peu lu, n'écrit pas de pareilles choses. Voici quelle loi j'ai appris à observer dans mes livres : épargner les personnes, attaquer les vices. [10,34] XXXIV. A CÉSAR-TRAJAN Que les dieux, ô Trajan notre prince, te donnent tout ce que tu mérites, et qu'ils veuillent bien t'assurer à jamais ce qu'ils t'ont accordé. Car tu rends au patron les droits dont on l'avait dépouillé : il ne sera plus pour ses affranchis comme un proscrit. Tu es digne de pouvoir préserver toute la clientèle. Le cas échéant, tu prouveras que je dis vrai. [10,35] XXXV. - SUR SULPICIA Lisez toutes Sulpicia, jeunes filles qui ne désirez plaire qu'à un seul mari. Lisez tous Sulpicia, maris qui ne désirez plaire qu'à une seule femme. Elle ne donne pas pour vraies les fureurs de Médée, elle ne raconte pas le festin de l'horrible Thyeste. Elle ne croit ni à Scylla ni à Byblis. Mais elle enseigne l'amour chaste et vertueux, ses jeux, ses ris, ses joies. Quiconque saura estimer ses vers dira qu'aucun poète n'eut à la fois plus de malice et de pureté. Tels étaient, j'imagine, les jeux d'Egérie, sous la grotte humide de Numa. Si tu l'avais eue pour condisciple ou pour professeur, tu serais, Sapho, plus savante et plus réservée, et, s'il vous voyait toutes deux à la fois, c'est Sulpicia qu'aimerait Phaon l'inflexible. En vain, car, même épouse de Jupiter-Tonnant, même maîtresse de Bacchus et d'Apollon, elle ne voudrait vivre, si elle perdait son Calenus. [10,36] XXXVI. - CONTRE MUNNA Tout ce que rainassent de plus détestable les officines enfumées de Marseille, toute cette piquette en tonneau à qui le feu a donné de l'âge, c'est de toi, Munna, que cela vient. Tu envoies à tes malheureux amis, à travers les mers, par de longs chemins, tes poisons malfaisants, le tout à un prix si peu abordable qu'une pièce de Falerne et de l'excellent vin des caves de Setia se paieraient moins cher. Si, depuis longtemps, tu ne viens plus à Rome, c'est (je le crois bien) de peur d'y boire de ton vin. [10,37] XXXVII. — A MATERNUS Observateur scrupuleux du droit et de la justice, Maternus, toi dont la bouche véridique règne sur le forum, as-tu quelque commission à donner, pour la côte de Galice, à ton compatriote, à ton vieux camarade? Crois-tu qu'il vaille mieux pêcher sur le rivage de Laurente de hideuses grenouilles ou de minces anguilles que de rejeter dans ses rochers le mulet qui a paru peser moins de trois livres? mieux manger la fade palourde ou des moules abritées dans leur mince coquille que des huîtres qui ne pâlissent pas devant les écailles de Baies, et si nombreuses que le maître permet à ses jeunes esclaves de les gober? Là-bas tu presseras à grands cris dans tes filets le renard puant et cette sale proie mordra tes chiens. Ici mes filets, à peine tirés des fonds poissonneux, arrêteront, tout humides encore, mes lièvres. Tandis que je parle, je vois d'ici revenir ton pêcheur avec sa nasse vide et ton chasseur qui est là tout fier d'avoir pris un blaireau. Le marché de Rome, seul, approvisionne les bords de la mer : as-tu quelque commission pour la côte de Galice? [10,38] XXXVIII. — A CALÉNUS Délicieuses pour toi, ô combien!, ces quinze années de mariage que les dieux t'ont permis de passer avec ta chère Sulpicia ! Nuits et heures, toutes marquées par les plus précieuses pierres du rivage indien ! Quels combats, quelles mêlées n'ont pas vus ce bienheureux lit et cette lampe ivre des parfums de Nicéros ! Tu as vécu trois lustres, Calénus, ce fut là toute ta vie. Car tu ne comptes que les jours où tu fus mari. Si Atropos, répondant enfin à tes instances, t'en rendait un seul, tu le préférerais à quatre fois la vieillesse de Nestor. [10,39] XXXIX. - CONTRE LESBIE Pourquoi jures-tu, Lesbie, que tu es née sous le consulat de Brutus? Tu mens. Tu es née, Lesbie, sous le roi Numa. Mais cela encore est un mensonge, car (toute ta personne vieille comme le monde le dit) tu es faite avec l'argile de Prométhée. [10,40] XL. A LUPUS, AU SUJET DE POLLA On ne cessait de me dire que Polla, ma maîtresse, avait des rendez-vous avec un sodomite. Je les ai surpris, Lupus. Ce n'était pas un sodomite. [10,41] XLI. CONTRE PROCULÉIA Au nouvel an, tu plantes là ton vieux mari, Proculéia, et tu lui signifies la séparation de biens. Que s'est-il passé, je te prie? Quel motif à cette brusque antipathie? Tu ne me réponds pas? Je le dirai donc : il était prêteur. Sa dignité devait te coûter, aux jeux mégalésiens, mille sesterces, au risque de passer pour chiche. La fête du peuple en eût coûté vingt mille. Ce n'est pas là un divorce, Proculéia, c'est une bonne affaire. [10,42] XLII. - A DINDYMUS Ton poil follet est si incertain, si souple, que l'haleine, le soleil, le moindre vent le flétrissent. Ils sont couverts du même duvet, les jeunes coings que le pouce d'une fillette rend polis en les frottant. Toutes les fois que je t'applique un peu fort cinq baisers, je deviens barbu, Dindymus, avec ta barbiche. [10,43] XLIII. A PHILÉROS Voilà déjà la septième femme, Philéros, que tu enterres dans ton champ. Personne que toi, Philéros, n'a un champ à pareil rendement. [10,44] XLIV. — A QUINTUS OVIDE Tu pars donc, Quintus Ovide, visiter les Bretons de la Calédonie, et la verte Thétis, et le Père Océan? Tu vas donc quitter les collines de Numa et tes loisirs de Nomente? Ni ta campagne ni ton intérieur ne retiennent ta vieillesse? Tu ajournes tes plaisirs. Mais Atropos , n'ajourne pas ses fuseaux et toutes tes heures sont comptées. Tu vas rendre service (qui ne t'en louerait?) à un ami qui t'est cher, montrant ainsi que la fidélité sainte t'est préférable à la vie. Du moins, reviens enfin un jour — et pour y rester — dans ta Sabine, et compte toi une bonne fois au nombre de tes amis. [10,45] XLV. — CONTRE UN LECTEUR DIFFICILE Si mes écrits ont quelque grâce, quelque douceur, si mes pages flatteuses retentissent de quelque éloge, tu les juges épais. Tu aimes mieux ronger la côte d'un sanglier de Laurente, quand nous t'en offrons le filet. Bois du Vatican, si le vinaigre te plaît. Notre flacon ne fait pas pour ton estomac. [10,46] XLVI. CONTRE MATHON Tu veux être un beau parleur, Mathon : parle quelquefois bien; ne parle ni bien ni mal ; parle mal quelquefois. [10,47] XLVII. A JULES MARTIAL Voici, mon très cher Martial, ce qui fait la vie plus heureuse : une fortune acquise, non à la sueur du front mais par héritage, une terre qui rapporte, un foyer qui ne s'éteint pas, jamais de procès, peu d'affaires, le calme de l'esprit, une vigueur de vieille race, la santé, une simplicité, des amis qui soient nos égaux, un agréable commerce, une table sans apprêt, une nuit sans ivresse mais sans soucis, un lit qui ne soit ni chagrin ni dévergondé, un sommeil qui abrège les ténèbres : se contenter d'être ce que l'on est et ne rien désirer de plus. Ne craindre ni ne souhaiter son dernier jour. [10,48] XLVIII. - LE POÈTE PRÉPARE UN DINER La troupe consacrée à la génisse de Pharos annonce la huitième heure et la garde armée de javelots rentre dans ses quartiers. C'est l'heure où la température des bains est modérée, tandis qu'à la septième ils dégagent encore une vapeur excessive et qu'à la sixième la chaleur est trop forte aux thermes de Néron. Stella, Népos, Canius, Céréalis, Flaccus, je vous invite. Ma table est à sept places. Nous sommes six. Ajoutons-y Lupus. Ma fermière m'a apporté des mauves laxatives et des produits variés de mon jardin, entre autres de la petite laitue, des poireaux à fendre. Il ne manque pas la menthe flatueuse, ni la roquette aphrodisiaque. Des tranches d'oeufs durs couronneront des anguilles bardées de rue, et il y aura aussi des tétines de truie, arrosées d'une saumure de thon. Ce ne sont là que hors d'oeuvre. Comme petit dîner dans le grand et faisant à lui seul un service, on apportera un chevreau soustrait à la gueule cruelle du loup. Puis des hachis, qui n'auront pas besoin du couteau du maître d'hôtel et la fève des prolétaires et des choux nains. En outre, un poulet et un jambon, survivant de trois soupers. Au dessert, je vous donnerai des fruits doux et du vin de Nomente sans dépôt, qui a été mis en bouteille sous le second consulat de Frontinus. Ajoutez-y des plaisanteries sans fiel, une liberté qui ne craigne rien du lendemain, pas un mot que l'on regrette d'avoir prononcé. Mes convives pourront parler de Prasinus, de Venetus. Les santés que nous porterons ne compromettront personne. [10,49] XLIX. - CONTRE COTTA Tandis que tu bois dans des coupes d'améthyste, que tu es tout humide de la sombre liqueur d'Opimius, tu me verses seulement du vin nouveau de la Sabine et tu me dis, Cotta : « Le veux-tu dans une coupe d'or? » Qui voudrait boire dans de l'or un vin aussi vil que le plomb? [10,50] L. SUR SCORPUS Que la victoire affligée brise ses palmes iduméennes ! Faveur, frappe cruellement ta poitrine nue ! Honneur, prends le deuil ! Gloire attristée, jette comme présent aux flammes les couronnes de tes cheveux ! Hélas, quel forfait ! Enlevé, Scorpus, dans la fleur de ta jeunesse, tu meurs et vas si vite atteler les noirs chevaux ! Ton char doublait, si rapide, la borne du cirque... Pourquoi en fut-il de même des bornes de ta vie ? [10,51] LI. - A FAUSTINUS Déjà le taureau Tyrien laisse derrière lui l'astre du bélier de Phryxus et l'hiver fuit devant Castor qui vient remplacer son frère. La campagne rit, la terre s'habille, s'habillent les arbres. L'adultère Athénienne pleure Ithys, né sur le mont Ismare. De quels beaux jours, Faustinus, de quelle Ravenne Rome t'a privé ! O soleil ! O repos en négligé ! O bois, fontaines, rivage au sable humide mais ferme sous le pied, et Anxur tout resplendissant de sa Côte d'Azur, et toi, lit, d'où le spectacle ne s'étend pas sur une eau unique, puisque tu vois, ici les barques du fleuve, là les vaisseaux de la mer ! Pourtant en ce lieu point de théâtre de Marcellus ou de Pompée, ni les triples thermes, ni les quatre forums, ni le sanctuaire suprême de Jupiter Capitolin, ni les autres temples qui brillent, tout proches de leur ciel. Que de fois je crois t'entendre dire, dans ta lassitude : « Garde pour toi, Quirinus, ce qui est à toi. Mais ce qui est à moi, rends le moi. » [10,52] LII. - SUR UN EUNUQUE Numa, voyant un jour l'eunuque Thélis en toge, dit que c'était une adultère subissant sa peine. [10,53] LIII. - EPITAPHE DE SCORPUS Rome, je suis Scorpus, la gloire du Cirque aux mille voix, ce Scorpus que tu applaudis et goûtas trop peu de temps. Lachésis, la Parque jalouse, qui me ravit à vingt-sept ans, crut, en comptant mes victoires, que j'étais un vieillard. [10,54] LIV. - CONTRE OLUS Ta table est bien servie, Olus, mais tu sers les plats couverts. C'est ridicule. A ce compte, je peux avoir, moi aussi, une bonne table. [10,55] LV. - CONTRE MARULLA Chaque fois qu'elle a longuement pesé et mesuré avec ses doigts une verge en érection, Marulla l'évalue en livres, scrupules et sextules. Puis, après le travail, et quitté le chantier, quand ce même outil retombe, semblable à une courroie détendue, Marulla évalue de combien il est devenu plus léger. Non vraiment, ce n'est pas une main qu'a cette femme, c'est une balance. [10,56] LVI. - CONTRE GALLUS Tu me demandes, Gallus, de me mettre à tes ordres, tous les jours, et d'aller courir dans ton Aventin trois et quatre fois la journée. Pour arracher ou guérir une dent malade il y a Cescellius. Pour brûler les poils qui choquent les yeux il y a Higinus. Sans la couper, c'est Fannius qui relève la luette relâchée. Eros efface les infamants stigmates des esclaves. Hermès passe pour le Podalire des hernieux. Mais dis-moi, Gallus? Le guérisseur des gens fourbus, qui est-ce? [10,57] LVII - A SEXTUS Tu m'envoyais une livre d'argent. Elle s'est réduite à une demi-livre, mais de poivre. Je n'achète pas, Sextus, le poivre si cher [10,58] LVIII. — A FRONTINUS Frontinus, tant que j'habitai les paisibles retraites de la marine Anxur et Baies, plus proche de Rome, et la maison sur le rivage et les bois que, pendant l'ardeur du Cancer, ne connaissent pas les cigales impitoyables, et ces lacs fluviaux, j'avais le loisir de célébrer avec toi les savantes Muses. Mais aujourd'hui Rome, de tout son poids, nous écrase. Ici quand puis-je avoir un jour à moi? Ballotté sur cette haute mer qu'est la Ville, j'y perds ma vie en un stérile labeur, réduit que je suis à cultiver les ingrats arpents d'un champ de banlieue et à abriter mes Lares dans ton quartier, vénérable Quirinus. Mais il n'est pas le seul qui aime, celui qui nuit et jour assiège le seuil d'un patron. De tels dommages ne conviennent pas à un poète. Moi aussi j'aime (je le jure par le culte sacré que je rends aux muses et par tous les dieux) mais je n'aime pas en flatteur. [10,59] LIX. CONTRE UN LECTEUR DIFFICILE Si une épigramme a plus d'une page, tu la sautes. C'est la plus courte qui te plaît, non la meilleure. Une table riche et garnie de plats nombreux t'est-elle servie, seules les friandises te plaisent. Nous n'avons pas besoin d'un lecteur qui fasse tant la petite bouche. J'en veux un qui, sans pain, ne puisse se rassasier. [10,60] LX. - SUR MUNNA Munna sollicite de César le droit de trois disciples, lui qui est habitué à n'en instruire que deux. [10,61] LXI. - ÉPITAPHE D'ÉROTION Ci-git Erotion, ombre prématurée (six hivers seulement), crime du destin. Qui que tu sois, qui deviennes après moi maître de notre petit champ, rends chaque année à ses tendres mânes les honneurs qui leur sont dus. Que cette piété fasse éternelle ta maison, bien portante ta famille, et cette pierre la seule, dans ta terre, sur laquelle on vienne pleurer. [10,62] LXII. A UN MATTRE D'ÉCOLE Maître d'école, épargne ton simple troupeau et puisses-tu en retour voir venir à tes leçons de nombreux auditeurs en cheveux longs, choeur affectueux de la Muse délicate, au lieu qu'ils aillent plus denses faire cercle autour de quelque calculateur ou sténographe dégourdi. La lumière toute blanche brûle des flammes du Lion. L'ardent juillet cuit la moisson grillée. Les lanières découpées dans une peau de Scythie, ces lanières qui déchirèrent le Célénien Marsyas, ces sombres férules, sceptres des pédagogues, laisse les en repos, en sommeil, jusqu'aux Ides d'octobre. Si les enfants se portent bien en été, ils en apprennent assez. [10,63] LXIII. - ÉPITAPHE D'UNE NOBLE MATRONE Petit est le marbre que tu lis, passant, mais il n'est appelé à le céder en rien aux blocs du Mausolée et aux Pyramides. Deux fois dans ma vie j'ai vu, à Rome, le spectacle des jeux séculaires et jusqu'à l'heure du bûcher je n'ai rien eu à déplorer. Junon m'a donné cinq fils et autant de filles. Tous m'ont fermé les yeux. Enfin, rare privilège du lit conjugal, ma pudeur n'a connu que le membre de mon mari. [10,64] LXIV. - A POLLA Poila, ma reine, si mes livres te tombent sous la main, ne traite pas nos badinages d'un front sévère. Ce fameux poète, ton favori, gloire de notre Hélicon, quand, sur la trompette épique, il chantait nos guerres sauvages, n'a pourtant pas rougi de dire dans ce vers grivois : « Qu'est-ce que je fais ici, Cotta, si l'on ne se sert pas de mon derrière? » [10,65] LXV. - CONTRE CARMÉNION Quand tu te vantes, Carménion, d'être citoyen de Corinthe (ce que personne ne conteste), pourquoi m'appeler ton frère, moi fils de la Celtibérie et citoyen du Tage? Nos visages se ressemblent-ils? Ta chevelure brillante ondule et flotte, moi j'ai le crin rebelle d'un Espagnol. Toi tu es lisse d'un épilage quotidien. Moi j'ai les jambes, les joues hérissées de poils. Ta bouche balbutie, ta langue est débile : une lionne ne parlerait pas plus haut que moi. L'aigle ne diffère pas plus de la colombe, le daim en alerte du terrible lion. Cesse donc, Carménion, de m'appeler ton frère, si tu ne veux pas que je t'appelle ma soeur. [10,66] LXVI. - SUR THÉOPOMPE Qui fut, je le demande, sévère et insolent, au point de faire de toi, Théopompe, un cuisinier? Quelqu'un peut-il supporter que la suie des cuisines barbouille un pareil visage, que la fumée des graisses souille de tels cheveux? Qui, mieux que toi, présentera la coupe ou les verres? Quelle main, en le versant, rendra plus savoureux le Falerne? Si une telle déchéance est réservée à des serviteurs divins, Jupiter n'a plus qu'à faire de Ganymède un cuisinier. [10,67] LXVII. — ÉPITAPHE D'UNE VIEILLE. La fille de Pyrrha, la marâtre de Nestor, celle que Niobé fillette vit chenue, celle que le vieux Laerte appela son aïeule, Priam sa nourrice, Thyeste sa belle-mère, cette vieille qui a survécu à toutes les corneilles, couchée enfin dans le tombeau à côté du chauve Mélanthion est encore en chaleur. [10,68] LXVIII. — CONTRE LÉLIA Bien que tu ne sois ni d'Ephèse, ni de Rhodes, ni de Mitylène, mais tout bonnement d'un faubourg de Rome; que ta mère, qui jamais ne se débarbouilla, ait vu le jour chez les Etrusques basanés, et ton rustre de père dans les campagnes d'Aride, tu ne cesses d'employer en grec ce répertoire de la volupté : "Ma vie ! mon âme ! " O pudeur ! Toi, la concitoyenne d'Hersilie et d'Égérie? Le lit seul doit entendre ces mots, et encore le lit qu'une maîtresse a dressé pour le plaisir de son homme. Tu veux savoir comment tu parlerais si tu n'étais qu'une chaste matrone : en serais-tu plus douce quand tu frétilles sous les caresses? Tu aurais beau apprendre par coeur et réciter tout Corinthe, cependant, Lélia, tu ne seras jamais tout à fait une Lais. [10,69] LXIX. SUR POLLA Tu fais surveiller ton mari, Polla. Mais toi-même, tu ne veux pas qu'on te surveille. Voilà qui s'appelle, Polla, prendre pour femme un homme. [10,70] LXX. A POTITUS De ce que je fais paraître à peine un livre par an, savant Potitus, tu m'accuses de paresse. Tu devrais plus justement t'étonner que j'arrive à en faire sortir un, quand tant de jours me glissent entre les doigts. Tantôt, à la nuit, je vois venir des amis en nombre, qui me rendent ma visite du matin. Je les en remercie. Aucun ne me retourne mon compliment. Tantôt c'est une signature à donner sur la colline de Diane et de Lucifer. Tantôt c'est la première heure, tantôt c'est la cinquième qui m'accapare. Tour à tour je suis tenu par le consul, le prêteur, le retour d'une procession. Souvent je passe la journée à écouter un poète. Du reste, peut-on impunément refuser l'invitation d'un avocat, d'un rhéteur, d'un grammairien? Après la dixième heure, éreinté, les bains me réclament, et mes cent quadrants à manger. Où trouver, Potitus, le temps de faire un livre? [10,71] LXXI. - SUR RABIRIUS Toi, qui que tu sois, qui souhaites à tes parents heureuse et longue vie, aime la courte inscription de ce marbre : « Rabirius a enseveli dans ce tombeau des ombres chères. Ils gisent, vieillards candides, plus que quiconque fortunés. Une nuit sans douleur a mis un terme aux douze lustres de leur union conjugale. Un seul bûcher a brûlé leurs deux corps. » Pourtant Rabirius les réclame comme s'ils lui eussent été enlevés à la fleur de l'âge. Rien ne saurait être plus injuste, plus indécent, que de tels pleurs. [10,72] LXXII. VERS EN L'HONNEUR DE TRAJAN En vain, misérables flatteurs, vous venez à moi avec vos lèvres flétries. Ce n'est plus un maître, un dieu que j'ai à chanter. Il n'y a plus place pour vous dans notre Ville. Loin d'ici ! Allez chez les Parthes, coiffés du pileus, allez baiser, honteux, aplatis, suppliants, les sandales de leurs rois peinturlurés. Il n'y a plus ici de maître, mais un empereur, un sénateur, le plus juste de tous, qui a ramené du fond du Styx, son refuge, la toute-nue Vérité au front sans parfum. Sous le prince, si tu as du tact, garde-toi, Rome, d'employer les mots d'autrefois. [10,73] LXXIII. - A MARCUS Une lettre de mon éloquent ami m'annonce un cadeau de poids, la toge italienne, gage précieux d'attachement. Fabricius, peut-être, n'eût pas voulu la porter, mais Apicius, Mécène, ce chevalier cher à César, n'auraient pas été si difficiles. Envoyée par un autre que toi, elle nous eût été d'un moindre prix. La main du sacrificateur fait beaucoup pour rendre la victime favorable aux dieux. C'est de toi, Marcus, qu'elle me vient : s'il était possible que je n'aime pas ton présent, je l'aimerais à cause de ton nom, qui est aussi le mien. Mais ce qui vaut mieux que le présent, ce qui est plus agréable que le nom lui-même, c'est l'urbanité, l'estime du savant. [10,74] LXXIV. — A ROME Aie pitié, Rome, d'un complimenteur éreinté, d'un client vanné ! Combien de temps encore irai-je, à la suite de marcheurs en toge, faire les courbettes, qui me vaudront mes cent quadrants quotidiens? Scorpus peut bien, en une heure, gagner, triomphant, ses quinze sacs pesants d'or étincelant. Mais moi, pour prix de mes livres (que valent-ils en effet?), je ne voudrais pas des champs d'Apulie et l'Hybla ni le Nil couronné d'épis ne me contenteraient, non plus que les vignes délicates qui, du haut des pentes de Sétia, regardent les Marais Pontins. « Eh ! Que veux-tu donc? » me diras-tu. — « Dormir ». [10,75] LXXV. - SUR GALLA Autrefois Galla me demandait vingt mille sesterces, et, je l'avoue, ce n'était pas trop cher. Une année passe : « Tu me donneras, me dit-elle, dix mille sesterces. » J'eus l'impression qu'elle me demandait plus que la première fois. Comme, six mois après, elle n'en demandait plus que deux mille, j'offris mille. Elle ne voulut pas du marché. Deux ou peut-être trois calendes se passent : elle vient d'elle-même se proposer pour quatre piécettes d'or. A mon tour de refuser. « Vas-y pour cent sesterces. » transigea-t-elle. Mais la somme nous sembla encore lourde. Une maigre sportule de cent quadrants m'échoit un jour. Elle en eut envie. Je lui dis qu'elle était déjà donnée à mon mignon. Galla pouvait-elle descendre plus bas? Oui. Pour rien, aujourd'hui, elle s'offre à moi. Merci ! [10,76] LXXVI. - SUR MÉVIUS O Fortune, est-ce que cela te semble juste? Un citoyen, non pas Syrien ou Parthe, ni de ces chevaliers descendus de l'estrade aux marchands d'esclaves cappadociens, mais un fils de la plèbe de Rémus, un enfant de Numa, aimable, probe, sans casier judiciaire, ami dévoué, savant dans les deux langues, et n'ayant qu'un défaut, bien grave il est vrai, celui d'être poète, Mévius, enfin, grelotte sous son capuchon brun. Pendant ce temps le cocher Incitatus rayonne sous sa pourpre. [10,77] LXXVII. - SUR LE MÉDECIN CARUS Carus n'a rien fait de pis que de mourir de la fièvre. La fièvre aussi est bien coupable. La cruelle ! La criminelle ! Que n'a-t-elle été au moins fièvre quarte ! Elle devait bien à son spécialiste de se réserver pour lui ! [10,78] LXXVIII. - A MACER Tu vas partir, Macer, pour Salone et ses rivages. Tu emmèneras comme compagnons une rare loyauté, l'équité, la réserve. Le vrai magistrat toujours revient plus pauvre. Heureux Dalmate, habitant d'une terre qui produit de l'or, tu verras ton gouverneur s'en retourner les poches vides. Aussi souhaiteras-tu un délai et le regarderas-tu s'éloigner, en pleurant de gratitude. Pour moi, remporte, Macer, le regret de ton absence chez les Celtes et les farouches Ibères. Et là chaque page que j'écrirai sur les bords du Tage poissonneux nommera Macer. Puissé-je ainsi être lu parmi les anciens poètes et ne pas être mis par toi trop bas dans l'échelle, mais juste après Catulle. [10,79] LXXIX. SUR TORQUATUS ET OTACILIUS Torquatus a un palais à quatre bornes de Rome. A quatre bornes, Otacilius achète une maigre campagne. Torquatus fait élever des thermes brillants de marbres variés : Otacilius s'est fait faire un coquemar. Torquatus a planté dans sa terre un bosquet de lauriers : Otacilius sème cent châtaigniers. Sous le consulat de Torquatus, l'autre fut syndic de son quartier et, dans un si grand honneur, le pauvre ne se croyait pas moins que l'autre. Un jour une petite grenouille voulut se faire aussi grosse que le boeuf. Elle éclata. Gare ! Torquatus ne va-t-il pas aussi faire éclater Otacilius? [10,80] LXXX. — SUR EROS Il pleure, Eros, toutes les fois qu'il examine des coupes myrrhines jaspées, de jeunes esclaves, un beau meuble en citronnier. Il tire du fond de sa poitrine des gémissements, parce qu'il est trop pauvre pour acheter et emporter chez lui tout l'étalage. Que de gens font comme Eros, mais l'oeil sec! La plupart rient de ses larmes en avalant les leurs ! [10,81] LXXXI. — SUR PHYLLIS Ils étaient venus deux, de bon matin, besogner chez Phyllis. C'était à qui l'aurait nue le premier. Phyllis promit de se donner à la fois à l'un et à l'autre. Et elle se donna : l'un eut le devant, l'autre le derrière. [10,82] LXXXII. — A GALLUS Si, en me démenant, je peux faire avancer tes affaires, je serai habillé en toge, dès le matin, ou même dès minuit. Je subirai les sifflements de l'Aquilon, ce souffleur malfaisant, j'endurerai la pluie, je braverai la neige. Mais si tu n'en deviens pas plus riche d'un quadrant, par mes gémissements, par ce supplice d'homme libre, épargne, je t'en prie, ma fatigue; fais-moi grâce de ces vaines démarches qui ne te font aucun bien et qui à moi, Gallus, font tant de mal ! [10,83] LXXXIII. — A MARINUS Tu ramènes ici et là tes cheveux rares et tu cherches à étendre l'oasis de tes tempes au désert miroitant de ta calvitie. Mais bientôt le vent impérieux les ébranle, les fait revenir en place, les rend à eux-mêmes, et ils font au crâne dénudé une couronne de houppettes. On dirait l'Herméros de Cydas, debout entre Spendophorus et Telesphorus. Veux-tu tout simplement confesser ta vieillesse et paraître enfin toujours le même? Fais glaner par le coiffeur ce reste de moisson. Rien n'est plus laid qu'un chauve qui a des cheveux. [10,84] LXXXIV. — A CÉDITIANUS, SUR AFER Tu t'étonnes qu'Afer n'aille pas dormir? Vois donc, Céditianus, avec quelle femme il couche ! [10,85] LXXXV. — SUR LE BATELIER LADON Devenu vieux, Ladon, le passeur du Tibre, s'arrangea une campagne tout contre ses chères eaux. Mais souvent le Tibre débordé la couvrait du torrent de ses ondes, et, en hiver, faisait du champ un lac. Sa barque retraitée, qui était ramenée à sec sur la rive, est remplie par Ladon de pierres et mise comme digue en travers de la brèche. Ainsi fut détournée l'inondation et (qui le croirait?) le naufrage de la barque fut le salut du maître. [10,86] LXXXVI. - SUR LAURUS Jamais homme épris d'une nouvelle maîtresse ne brûla pour elle d'une ardeur aussi vive que Laurus pour le jeu de balle. Mais lui qui, dans la fleur de son âge, était le premier des joueurs, maintenant qu'il a cessé de jouer, il est la première balle. [10,87] LXXXVII. - SUR L'ANNIVERSAIRE DE RESTITUTUS Allons ! Que Rome célèbre avec reconnaissance les Calendes d'Octobre, anniversaire de l'éloquent Restitutus. D'une seule voix faites pour lui des voeux. Nous fêtons un jour de naissance : trêve aux procès ! Loin de nous la cire du client besogneux, et que les vaines tablettes à trois feuillets, les serviettes étriquées attendent les folies du froid Décembre. C'est aux heureux à lutter de munificence. Que le marchand qui plastronne au portique d'Agrippa t'apporte les manteaux de la ville de Cadmus. Que l'ivrogne accusé de voies de fait nocturnes t'envoie pour te remercier de ta défense ses robes de festin. Une fille déshonorée a-t-elle eu raison de son séducteur? Qu'elle t'offre — en te les apportant elle-même — d'authentiques sardoines. Que le vieil amateur d'antiquités te gratifie de quelque vase ciselé signé Phidias. Que le chasseur t'apporte un lièvre, le fermier un chevreau, le pêcheur sa pêche. Si chacun t'envoie ainsi du sien, que penses-tu, Restitutus, que doive t'envoyer le poète? [10,88] LXXXVIII. — A COTTA Toujours empressé à porter toutes les boites des prêteurs, Cotta, tu te charges aussi des tablettes. Tu es un homme officieux. [10,89] LXXXIX. - SUR UNE STATUE DE JUNON Cette Junon, ton oeuvre et ta gloire, Polyclète, cette Junon que les mains de Phidias se fussent honorées d'avoir créée, a un visage si éclatant que le juge du mont Ida n'aurait pas hésité à lui donner la pomme, de préférence aux deux autres. Si le dieu son frère n'aimait pas autant sa Junon, il aurait pu, Polyclète, devenir amoureux de la tienne. [10,90] XC. CONTRE LIGELLA A quoi bon, Ligella, épiler tes vieux charmes secrets? A quoi bon tisonner ce bûcher en cendres? Pareille toilette convient aux jeunesses, mais toi, tu n'as même plus d'âge. Ce que tu fais, Ligella, serait très bien, crois-moi, de la part de la femme d'Hector, non de sa mère. Tu te trompes si ce fourreau te semble encore digne d'une épée. Ne veuille donc pas, Ligella, si tu as quelque pudeur, faire la barbe à un lion mort. [10,91] XCI. - SUR ALMON Almon n'a que des eunuques. Lui-même a toujours bas les armes. Et il se plaint que sa Polla n'ait pas d'enfants. [10,92] XCII. A MARIUS Marius, toi qui aimes une vie tranquille et partages la mienne, toi que l'antique Atina se glorifie d'avoir comme citoyen, je te recommande ces pins jumeaux, honneur du bois lointain, et ces yeuses aimées des Faunes, ces autels du dieu du tonnerre et de l'hirsute Sylvain, élevés par la main demi-savante de mon fermier, et teints souvent du sang d'un agneau ou d'un chevreau. Je te recommande aussi la vierge, déesse de ce temple révéré et celui qui, sous tes yeux, est l'hôte de sa chaste soeur, Mars, patron du mois où je suis né, et ce bois de lauriers consacré à la tendre Flore, qui s'y abrite des poursuites de Priape. A chacune de ces divinités qui protègent mon tout petit champ, (que ton offrande soit de sang ou d'encens) tu diras : « Où que soit notre Martial, ma main que voici vous fait, en son nom, ce sacrifice. Regardez le comme présent et accordez à deux ce qu'un seul vous aura demandé. » [10,93] XCIII. - A CLÉMENS Si tu vois avant moi, Clémens, les côtes Euganéennes où règna Hélicaon, et ces campagnes, et ces côteaux peints de vignes, porte à Sabina d'Atesta ces vers encore inédits, mais revêtus à l'instant d'une toge de pourpre. Comme on aime une rose que vous offre la main qui l'a cueillie, ainsi on goûte un exemplaire neuf, que le menton n'a pas encore sali. [10,94] XCIV. - PETIT ENVOI DE FRUITS Je n'ai pas pour garder mes vergers un serpent de Massylie. Je n'ai pas en mon pouvoir les terres royales d'Alcinoüs, mais les arbres de mon jardin de Nomente bourgeonnent en sûreté et leurs fruits, vils comme le plomb, ne craignent pas le voleur. Je t'envoie donc ceux-ci, nés pour moi au milieu de Suburre, et que l'automne m'a dorés. [10,95] XCV. - A GALLA Ton mari, ton amant, Galla, n'ont pas voulu de ton enfant. N'est-ce pas affirmer sans conteste qu'ils n'ont rien fait pour te rendre mère? [10,96] XCVI. - A AVITUS Tu t'étonnes, Avitus, de m'entendre trop souvent parler des peuples lointains, moi qui ai vieilli dans Rome, de me voir altéré des eaux du Tage aux sables d'or, de celles du Salon, le fleuve de ma patrie, tu t'étonnes de ma nostalgie à la pensée de ma pauvre campagne et de la cabane où rien ne me manquait. C'est que j'aime une terre, où peu de bien suffit à me rendre heureux, où le luxe consiste en modeste aisance. Ici il faut nourrir la terre; là c'est elle qui nourrit. Ici une mauvaise flamme tiédit à peine le foyer; là il brille d'une immense lumière. Ici la faim coûte cher, le marché ruine l'acheteur; là ma table est couverte des richesses de ses propres terres. Ici on use en été quatre toges et plus ; là une seule me fait quatre automnes. Va donc, à présent, faire ta cour aux grands, quand un coin de terre peut te fournir tout ce que te refuse un ami. [10,97] XCVII. - SUR NUMA Le bûcher funèbre est dressé. Un peu de papier va l'enflammer. L'épouse désolée a acheté la myrrhe, la cannelle. La fosse, le lit funèbre, l'embaumeur sont prêts. Je lis sur le testament de Numa mon nom. Et voilà qu'il guérit ! [10,98] XCVIII. CONTRE PUBLIUS Tandis que le Cécube m'est servi par un échanson, plus gracieux que le mignon de l'Ida, plus élégant dans sa toilette que ne sont, sur leur lit de table, ta fille, ta femme, ta mère, ta soeur, tu veux que je regarde plutôt tes manteaux, ta vieille table de citronnier et ses pieds d'ivoire? Cependant si tu veux être sûr de moi, quand je suis ton hôte, fais moi servir par quelques rustres, troupeau sordide à la tête rasée, repoussante, mal dégrossis, fils misérables d'un porcher qui sent le bouc. Cet embarras dont tu fais preuve te perdra: tu ne peux pas avoir, Publius, les moeurs auxquelles tu prétends et un échanson comme celui-ci. [10,99] XCIX. - SUR UN PORTRAIT DE SOCRATE Si ce visage de Socrate était celui d'un Romain, ce serait celui qu'a Julius Rufus parmi les Satyres. [10,100] C. - CONTRE UN PLAGIAIRE Imbécile, pourquoi mêler mes vers aux tiens? Qu'as-tu de commun, misérable, avec un livre qui t'accuse? Pourquoi cherches-tu à ne faire qu'un troupeau des lions et des renards, à assembler aigles et chouettes? Tu aurais beau avoir, idiot, un des pieds de Lada, en vain essaieras-tu de courir, avec une jambe de bois. [10,101] CI. - SUR CAPITOLINUS Si le vieux Galba, ce fameux bouffon dont Auguste fit la fortune, revenait par hasard des Champs-Elysées, celui qui l'entendrait faire assaut de bons mots avec Capitolinus lui dirait : « Galba, rustre, silence ! » [10,102] CII. - SUR PHILÉNUS Tu me demandes, Avitus, par quel moyen Philénus est devenu père, lui qui jamais ne fit rien pour cela? Gaditanus te le dira, mon cher Avitus, lui qui n'écrit rien et pourtant est poète. [10,103] CIII. - A SES CONCITOYENS LES HABITANTS DE BILBILIS Mes concitoyens, nés sur la montagne escarpée de Bilbilis l'étroite, que ceinturent les eaux rapides du Salon, n'êtes-vous pas joyeux de la gloire de votre poète? Car votre honneur, votre renom, votre gloire, c'est moi. Vérone ne doit pas plus au distingué Catulle et ne serait pas moins jalouse de m'avoir donné le jour. Voilà trente-quatre étés que vous offrez sans moi vos gâteaux rustiques à Cérès. Depuis que j'habite les splendides murailles de Rome souveraine, mon séjour en Italie a fait blanchir mes cheveux. Si vous accueillez mon retour avec un esprit affable, j'arrive. Si vous me montrez des coeurs de pierre, il me sera loisible de repartir pour Rome. [10,104] CIV. A SON LIVRE Va, mon livre, accompagne notre Flaccus dans sa longue mais heureuse traversée. Qu'un trajet facile, que des vents favorables te fassent atteindre l'acropole de Tarragone l'Espagnole. Et que de là une voiture t'emporte vite pour te faire voir, au bout, peut-être, de la cinquième étape, la haute Bilbilis et notre cher Salon. Tu me demandes mes commissions? Voici : dès ton arrivée, va saluer de ma part quelques vieux copains, que je n'ai pas vus depuis trente-quatre ans. Puis avertis notre cher Flaccus de me préparer une retraite agréable et commode, d'un prix abordable, propre à rendre paresseux ton père. Voilà tout. Déjà le pilote rougit de colère. Il crie, il gourmande les retardataires. Un bon vent lui ouvre le port. Adieu, mon petit livre. Un navire (tu le sais, je pense) n'attend pas pour un seul passager.