[3,0] LIVRE III. [3,1] CHAPITRE 1. Les personnes attendues se trouvant réunies, à l'heure fixée avant le repas du soir, dans la maison de Praetextatus, Evangelus commença par lui adresser la parole en ces termes: -Tu nous as dit, mon cher Praetextatus, qu'entre les mérites divers de Virgile, dont tu es le lecteur assidu, celui que tu admires le plus, c'est la science profonde du droit pontifical qu'il montre dans plusieurs parties de ses ouvrages, comme si cette science eût été le principal objet de ses études. Tu t'es engagé, si l'occasion se présentait de traiter un sujet aussi important, à prouver que Virgile devait être considéré comme le premier de nos pontifes : remplis donc maintenant ta promesse; sans quoi je devrai croire ou que tu as oublié ton engagement, ou plutôt que le président du collège de nos pontifes ignore le mérite de Virgile considéré comme pontife. Le visage de Praetextatus se couvrit d'une rougeur modeste, et il répondit : Je vais prouver, et que je n'oublie point mes engagements, et que Virgile ne fut pas ignorant des rites sacrés. Je le ferai, Évangelus, non à cause de tes paroles, beaucoup plus inconsidérées que vraies, mais par égard pour cette réunion, qui, je le sais, m'écoutera avec empressement. La première chose par laquelle je crois devoir commencer, c'est la cérémonie de la purification, par où doit toujours commencer quiconque veut offrir aux dieux du ciel un sacrifice régulier. C'est ce que Virgile démontre clairement, lorsque introduisant Énée en qualité de pontife, il lui fait adresser à son père les paroles suivantes : « Toi, mon père, prends dans tes mains les ustensiles sacrés et nos pénates domestiques; sortant d'un si terrible combat, et la main encore fraîchement ensanglantée, je serais sacrilège de les toucher avant de m'être lavé dans l'eau vive du fleuve. » Après la sépulture de sa nourrice Caïète, où tend la navigation d'Énée? « Vers les lieux riants par où coule le Tibre pour se précipiter dans la mer;» afin qu'aussitôt qu'il aura mis le pied sur le seul de l'Italie, lavé dans les ondes du fleuve, il puisse invoquer avec pureté Jupiter, « Et sa mère Vénus, qui lui donna le jour en Phrygie. » Et pourquoi tout cela? parce qu'il navigue sur le Tibre pour aller joindre Évandre, et que, devant le trouver occupé à célébrer les fêtes d'Hercule, il veut être purifié, afin de pouvoir participer aux sacrifices de son hôte. Aussi Junon ne se plaint-elle pas tant de ce que contre sa volonté Énée est parvenu en Italie, que « de ce qu'il est entré dans le lit désiré du Tibre, » parce qu'elle savait qu'une fois purifié dans ce fleuve, il pouvait régulièrement sacrifier à elle-même, et qu'elle ne voulait pas seulement être intercédée par lui. Maintenant que nous avons démontré, par l'autorité de Virgile, que la purification est une cérémonie essentielle aux sacrifices que l'on offre aux dieux du ciel, voyons si ce poète a observé la même exactitude de rites à l'égard du culte des dieux des enfers. Lorsqu'on veut sacrifier aux dieux du Ciel, il faut se purifier par l'ablution de tout le corps; mais lorsqu'on veut sacrifier aux dieux des enfers, il suffit seulement de l'aspersion. Énée veut donc parler de sacrifices à faire aux dieux du ciel, lorsqu'il dit : « Jusqu'à ce que je me sois lavé dans l'eau vive du fleuve. » Mais lorsque Didon veut sacrifier aux dieux infernaux, elle dit « O ma chère nourrice, fais venir ici ma soeur Anne; dis-lui qu'elle se hâte d'asperger son corps de l'eau du fleuve. » Et dans un autre endroit le poète dit : « Didon avait répandu (sparserat) l'eau, à l'imitation de la fontaine de l'Averne. » En racontant la cérémonie de la sépulture de Misène, le poète dit : « Il (le prêtre Corynée) tourne trois fois autour de ses compagnons, portant une onde pure, dont il les aspergeait légèrement. » De même, lorsque dans les enfers Virgile peint Énée prêt à consacrer un rameau à Proserpine, il s'exprime ainsi « Énée s'arrête à l'entrée, et asperge son corps avec de l’eau fraîchement puisée. » [3,2] CHAPITRE II. La propriété des termes est si familière à Virgile, que cette observation, à son égard, paraît cesser d'être un éloge. Néanmoins il ne l'a nulle part poussée plus loin qu'en fait de sacrifices et de choses sacrées. Et d'abord je ferai une remarque sur un terme à propos duquel on s'est plusieurs fois trompé. Virgile dit: « Je vous offrirai (porriciam) ses entrailles dans les flots amers. » II ne faut point lire porriciam (je jetterai), comme le font quelques uns, à cause des mots in fluctus, dans lesquels on croit que Virgile a voulu dire : je jetterai les entrailles. Mais il n'en est point ainsi; car, selon la doctrine des haruspices et les maximes des pontifes, le mot porriciam est sacramentel dans les sacrifices. Véranius, sur le Ier livre de Pictor, discute ainsi cette expression: « Les entrailles des victimes (exta) sont présentées (porriciunto) et données (danto) aux dieux, ou sur l'altare, ou sur l'ara, ou sur le focus, ou en quelqu'un des lieux où l'on doit faire ces offrandes. » L'expression technique des sacrifices est donc porricere, et non proiicere: et quant à la dernière partie des paroles de Véranius, « ou sur l'ara, ou sur le focus, ou en quelqu'un des lieux où l'on doit faire ces offrandes, » il faut observer que la mer, dans le passage de Virgile, tient lieu de l'ara ou du focus; car c'est aux dieux de la mer qu'est offert le sacrifice. Voici le passage « Dieux qui régnez sur cette mer dont je parcours les plaines, je fais vœu avec joie de vous immoler sur ce rivage un taureau blanc, je vous offrirai (porriciam) ses entrailles (exta) dans les flots amers, et j'y répandrai le vin liquide. » De là il résulte que, suivant les rites sacrés, les entrailles des victimes peuvent porrici (être offertes), et non proiici (être jetées). J'amènerai devant vos autels, engagé par voeu : ce sont les mots sacramentels des sacrifices: celui qui s'engage envers les dieux par un vœu est appelé reus; et celui qui ne remplit pas son vœu est appelé damnatus. Mais je n'ai pas besoin d'en dire davantage sur ce sujet, puisque le savant Eustathe naguère l'a traité à fond. C'est une chose particulière à remarquer dans Virgile, qu'il emploie souvent, avec une profonde intelligence, tel mot que le vulgaire pourrait plus d'une fois croire placé au hasard. Ainsi, nous lisons en plusieurs endroits qu'on ne peut sacrifier par la simple oraison, si en outre celui qui prie les dieux ne tient en priant leurs autels embrassés. Varron, dans le cinquième livre de son traité Des choses divines, dit que : les autels (arae) s'appelaient anciennement anses parce qu'il fallait qu'ils fussent tenus, par ceux qui offraient les sacrifices, de la même façon qu'on tient les vases par les anses. Au moyen d'un changement de lettre, d'asa on aura fait ara, comme de Valesius et de Fusius qui se disaient anciennement, on a fait aujourd'hui les noms de Valérius et de Furius. Virgile, dans le vers suivant, n'a pas négligé nos observations « Le dieu tout-puissant entendit les prières qu'Iarbe lui adressait en tenant ses autels embrassés. » Ne croirait-on pas qu'Iarbe est écouté, non pas tant parce qu'il priait, que parce qu'il tenait les autels embrassés? Lorsque Virgile dit ailleurs « Énée priait la Sibylle en ces termes, et tenait embrassé l'autel; » Et dans un autre endroit, lorsque le poète fait dire à Latinus « Je touche les autels, j'atteste les dieux, et les feux qui y brûlent en leur honneur », Il entend donner une signification analogue au terme qui exprime l'action de saisir l'autel (tango). Le même poète, savant aussi profond qu'esprit ingénieux, a usé de certains vieux mots qu'il savait appartenir spécialement aux rites sacrés, de manière qu'en changeant le son du mot, la signification restât tout entière. Ainsi dans le premier livre de Pictor, du Droit pontifical, on trouve le mot vitulari, dont Titus explique ainsi la signification: « Vitulari, c'est se réjouir de la voix. » Varron, dans le livre quinzième Des choses divines, dit que « dans certains sacrifices le prêtre fait éclater sa joie (vitulatur); ce que les Grecs appellent g-paianizein. » Virgile, avec sa docte élégance, rend en peu de mots cette interprétation compliquée « Ils chantent en choeur des hymnes d'allégresse (paeana) ; » car puisque vitulari, qui n'est autre chose que voce laetari, s'exprime par g-paianizein, pour désigner ceux qui sont joyeux en chantant, peut-on trouver un terme plus propre que l'adjectif g-paianizein. Arrêtons-nous un moment sur le mot vitulari. Hyllus, dans le livre qu'il a composé sur les dieux, dit qu'on appelait Vitula la déesse qui préside à la joie, Pison dit que c'est la victoire qu'on appelle Vitula, et voici la raison qu'il en donne : Le lendemain des nones de juillet, les Romains ayant mis en fuite les Toscans qui les avaient battus la veille, ce qui a fait donner à ces nones le surnom de Populifugia (fuite du peuple), après la victoire, l'on offrit certains sacrifices appelés Vitulations. D'autres pensent que le nom de Vitula vient de ce que cette déesse a le pouvoir de nous faire soutenir la vie (vita) ; c'est pourquoi on lui offre des sacrifices pour la remercier des productions de la terre, parce que ces productions servent à soutenir la vie de l'homme. De là vient que Virgile a dit : « Viens te joindre à moi lorsque je sacrifierai une génisse (cum faciam vitula) pour les fruits de la terre. » II a dit vitula pour vitulatione, qui, ainsi que nous venons de le voir, est la dénomination d'un sacrifice offert en signe de joie. Observons de plus qu'il faut lire à l'ablatif, cum faciam vitula : c'est comme si le poète avait dit, cum faciam rem divinam (lorsque j'offrirai un sacrifice), non avec une brebis, non avec une chèvre, mais, vitula, avec une génisse; employant, au moyen d'une ellipse, l'ablatif, au lieu de l'accusatif. Virgile signale la qualité de pontife dans Énée, jusque dans la qualification qu'il donne au récit de ses labeurs. Les pontifes avaient la prérogative d'écrire sur des tables le récit des événements publics; on appelait ces tables annales maximi, pour désigner qu'elles étaient l'ouvrage des souverains pontifes; c'est à cause de cela que Virgile fait dire par Énée (à Didon) : « Si vous avez le loisir d'écouter les annales de nos malheurs, si grands et si nombreux. » [3,3] CHAPITRE III. On demande souvent ce que signifient dans les décrets des pontifes les expressions de sacré, de profane, de saint, de religieux. Voyons si Virgile a employé ces mots d'une manière conforme à leur définition, et si, selon son usage, il a conservé à chacun sa signification propre. Trébatius au livre premier Des choses religieuses, s'exprime ainsi : « La chose sacrée est celle qui appartient aux dieux.» Le poète, ayant cette définition présente à la mémoire, a prononcé à peine le mot de sacré, qu'il fait suivre presque aussitôt le nom de la divinité « Je sacrifiais (sacra ferebam) aux dieux et à ma mère, fille de Dionée. » Ailleurs « Le sacrifice (sacra) que j'ai disposé pour être, suivant les rites religieux, à Jupiter Stygien.» Ailleurs « C'est à toi, puissante Junon, qu'il l'immole en sacrifice (mactat sacra). » Tout le monde convient à peu près que la chose profane est celle qui n'a aucun rapport avec le temple, ni avec nulle autre partie du culte religieux. Virgile, en parlant d'un bois sacré et de l'entrée des enfers, également sacrée, nous fournit un exemple de la signification de ce mot « Loin d'ici, profanes, s'écria la Sibylle; loin d'ici; sortez de ce bois sacré. » C'est ici le lieu de remarquer que Trébatius dit que la chose profane est proprement celle qui, d'un usage religieux et sacré, a été transportée à l'usage et à la propriété de l'homme. Virgile a parfaitement observé cette nuance, lorsqu'il a dit: « Divinités, s'écrie Turnus, dont j'ai toujours respecté le culte, que les soldats d'Épée ont profané durant cette guerre, ô Faune, secoure-moi, je t'implore! et toi, Terre protectrice des hommes, retiens son javelot! » Et en effet, le poète venait de dire plus haut : « Que les Troyens, sans aucun respect, avaient coupé le tronc d'un arbre sacré. » Par où il est démontré que la chose profane est proprement celle qui est transportée d'un usage sacré, aux actes communs de la vie humaine. La chose sainte, d'après la définition du même Trébatius, liv. X Des choses religieuses, « est, ou la même que la chose sacrée, ou la même que la chose religieuse, ou différente de l'une et de l'autre. » Voici un exemple de cette dernière espèce « Mon âme sainte et exempte de faute descendra vers vous. » Par l'expression sainte, Virgile n'a pas voulu dire que l'âme de Turnus fût sacrée ou religieuse, mais pure. De même aussi dans l'exemple suivant « Et toi, ô très sainte épouse, heureuse de n'être plus, » par le mot sanctissima Évandre a voulu rendre hommage à l'incorruptible chasteté de son épouse. C'est ainsi qu'on appelle saintes lois (sanctae leges) celles qu'aucune disposition pénale ne doit entacher. Venons-en maintenant à la première partie de la définition de la chose sainte, c'est-à-dire considérée comme synonyme de la chose sacrée et de la chose religieuse. Le poète dit : « Voilà que nous voyons sortir, du haut de la tête d'Iule, comme un épi lumineux. » Il ajoute peu après : « Effrayés, nous tremblons de crainte, nous secouons la chevelure de l'enfant, et nous nous efforçons d'éteindre Ces feux saints (sanctos ignes) en y versant de l'eau. » Dans ce passage, l'épithète de saints est donnée aux feux, pour celle de sacrés, parce qu'ils étaient produits par la divinité. De même dans cet autre passage: « Et vous, prophétesse très sainte (sanctissima), qui connaissez l'avenir, » l'épithète de très sainte est donnée à la Sibylle pour celle de sacrée, parce qu'elle était prêtresse, et remplie de la divinité. Il nous reste maintenant à reconnaître dans Virgile quelle est la chose religieuse. Servius Sulpicius nous apprend que la religion a été ainsi nommée, comme étant une chose que sa sainteté sépare et éloigne de l'homme; et il fait dériver ce mot du participe relinquendo, de même que celui de cérémonie de carendo. Virgile, se conformant à cette étymologie, a dit : « Il est un vaste bois, près de la fraîche rivière de Cérète, dont la religion de nos pères consacra les terres environnantes à une grande distance (religione patrum late sacer: ») Ce qu'il ajoute caractérise spécialement cette religieuse consécration « De tous les côtés il est entouré de collines caverneuses, et ceint d'une forêt de noirs sapins. » Ces diverses circonstances locales nous dépeignent ce bois comme éloigné de la fréquentation des peuples; et il ne l'est pas seulement par les difficultés de son accès, mais encore par la sainteté du lieu. « On dit, ajoute le poète, que les antiques Pélages le consacrèrent à Silvain, dieu des champs et des troupeaux. » Selon Pompéius Festus, « Les hommes religieux sont ceux qui discernent ce qu'il faut faire et ce qu'il faut éviter. » Ainsi Virgile a pu dire : « Aucun précepte religieux ne défend de nettoyer (deducere) les fossés. » Deducere est pour detergere, nettoyer, désobstruer; car il est bien permis, les jours de fêtes, d'écurer les fossés encombrés, mais non d'en creuser de nouveaux. Remarquons, en passant, un éclaircissement que le poète jette, comme en glissant, sur la signification d'un mot. Le droit pontifical, prévoyant qu'on lave les brebis pour deux motifs, ou pour les guérir de la gale, ou pour nettoyer leur laine, a interdit de les laver les jours de fête pour le premier motif; et il a permis de le faire pour le second. Aussi le poète a-t-il compté cette action de plonger dans le fleuve les troupeaux bêlants au nombre des choses permises. S'il se fût arrêté là, il eût confondu la chose permise avec la chose prohibée; mais en ajoutant à la fin du vers le mot salubre, (fluvio mersare salubri) il donne à entendre le cas qui rend l'ablution permise. [3,4] CHAPITRE IV. C'est une partie de la science pontificale, de donner aux lieux sacrés les dénominations qui leur sont propres. Voyons donc ce que les pontifes appellent proprement delubrum, et dans quel sens Virgile a employé ce mot. Varron, liv. VIII des choses divines, dit: « Les uns pensent que le delubrum est cet emplacement qui, dans les édifices sacrés, est plus particulièrement consacré au dieu, comme celui qui dans le cirque Flaminien est consacré à Jupiter Stator ; d'autres croient que c'est le lieu même où est placé le simulacre du dieu. » Et il ajoute « De même qu'on appelle candelabrum l'instrument qui reçoit la chandelle (candela), de même on appelle delubrum le lieu où est posé le dieu. » De ce passage de Varron, on peut conclure que, selon l'opinion pour laquelle il penche, et qu'il est dans l'usage d'émettre la dernière, le mot delubrum dérive de dei dedicatum simulacro (dédié à la statue d'un dieu). Virgile s'est conformé tour à tour à l'une et à l'autre opinion. Pour commencer par la seconde, voici un exemple où il prend le mot delubrum comme étant le nom du simulacre de dieu, ou au moins du lieu sur lequel il est posé. « Cependant les deux serpents fuient vers les parties les plus élevées de la citadelle sacrée » (delubra ad summa). Et aussitôt, pour désigner la divinité dont elle renferme la statue, le poète ajoute : « ils gagnent le sanctuaire de la cruelle Pallas, ils se réfugient aux pieds de la déesse, et se mettent à couvert sous l'égide de son bouclier: » Ailleurs il a dit : « Malheureux ! c'était notre dernier jour, et nous ornons (delubra) de festons de feuillage les sanctuaires des dieux de notre ville! » Virgile a employé aussi le mot delubrum suivant la dernière acception énoncée par Varron, qui le fait synonyme d'area (l'aire où repose l'autel) « Anne et Didon vont d'abord dans le sanctuaire (delubra) chercher la paix au pied des autels; » et peu après le poète ajoute : « Didon porte ses pas (spatiatur) devant les statues des dieux (ante ora deum) et aux pieds de leurs autels arrosés de sang. » Or, que signifie le mot spatiatur, si ce n'est qu'elle parcourt un certain espace. Ad aras, que le poète ajoute ensuite, indique que cet espace est celui qui entoure le simulacre de la divinité. C'est ainsi que, selon son usage, sans avoir l'air de s'en occuper, Virgile ne néglige pas de se conformer aux mystères sacrés. On trouve çà et là, dans les ouvrages de Virgile, des éclaircissements précieux sur les dieux particuliers aux Romains, c'est-à-dire sur les Pénates. Nigidius, dans son traité Des dieux, livre XIX, demande si les dieux pénates ne sont point l'Apollon et le Neptune des Troyens, qui bâtirent, à ce qu'on dit, les murs de leur ville; et si ce n'est pas Énée qui les apporta en Italie. Cornélius Labéo exprime la même opinion sur les dieux pénates. C'est celle que Virgile a suivie, lorsqu'il a dit : « Anchise, ayant ainsi parlé, rendit aux autels les honneurs ordinaires; il immola un taureau à Neptune, et un autre à toi, ô bel Apollon. » Varron, dans son traité Des choses humaines, livre second, rapporte que Dardanus transporta les Pénates de Samothrace en Phrygie, et Énée de Phrygie en Italie. Il ne s'explique point sur les dieux pénates; mais ceux qui ont fait des recherches plus approfondies disent que les Pénates sont les dieux par lesquels nous respirons, par lesquels nous avons un corps et une âme raisonnable: ils disent de plus que Jupiter est l'air mitoyen, Junon la terre et la partie inférieure de l'air, et Minerve la partie la plus élevée de l'atmosphère : ils tirent un argument en faveur de cette opinion, de ce que Tarquin, fils de Démarate de Corinthe, instruit des secrets mystères du culte des Samothraces, consacra un même temple, sous les noms réunis de ces trois divinités. Cassius Hemina dit que les dieux des Samothraces, qui sont les mêmes que les Pénates des Romains, étaient spécialement qualifiés de dieux grands, dieux bons, dieux puissants. Virgile, instruit de ces particularités, fait dire à Anchise. « J'amène avec moi mon fils, mes compagnons, nos Pénates, et les grands dieux; » ce qui rend g-theous g-megalous. Dans des passages divers, il donne les trois épithètes à une seule des divinités nommées plus haut; ce qui démontre pleinement sa manière de voir à l'égard de l'opinion ci-dessus émise. Ainsi, lorsqu'il dit « Commencez par adresser vos prières et vos adorations à la grande Junon, » il lui donne l'épithète de g-tehn g-megalehn. Lorsqu'il dit « Que Bacchus qui inspire la joie, que la bonne Junon, président à cette fête, » il emploie pour la déesse l'épithète de g-tehn g-chrehstehn. Ailleurs il lui donne celle de dominamque potentem, qui correspond à g-tehn g-dynatehn (puissante). Virgile a aussi donné la même épithète à Vesta, laquelle, au reste, fut certainement du nombre des dieux pénates, ou leur fut au moins associée; si bien que les consuls, les préteurs et les dictateurs, au commencement de leur magistrature, allaient à Lavinium sacrifier aux Pénates et en même temps à Vesta; aussi Virgile à peine a-t-il dit, en faisant parler Hector : « Troie vous recommande son culte et ses pénates, » qu'il ajoute bientôt après : « Il dit; et aussitôt il enlève du sanctuaire de la puissante Vesta la statue de la déesse, ses ornements, et le feu éternel. » Higin, dans son traité Des dieux pénates, ajoute qu'on les appelait aussi g-theous g-patroous, dieux paternels ou de la patrie. Virgile ne l'a pas ignoré » « Dieux paternels, a-t-il fait dire à Anchise, conservez ma maison, conservez mon petit-fils ! » Patriosque Penates (Pénates paternels), dit-il encore ailleurs. [3,5] CHAPITRE V. L'exactitude de Virgile ne se montré pas moins dans les rites des sacrifices que dans la science spéciale des dieux. Trébatius, livre I Des choses religieuses, nous apprend qu'il y a deux sortes de victimes : les unes dans les entrailles desquelles on consulte la volonté des dieux, les autres dont la vie (anima) est purement offerte en sacrifice à la divinité; ce qui leur fait donner par les haruspices le nom d'animales. Virgile, dans ses vers, a spécifié des deux espèces de victimes la première, c'est-à-dire l'espèce de victimes dans les entrailles desquelles se manifeste la volonté des dieux, en ces termes « Énée immole deux brebis, choisies selon l'usage, n'ayant encore que deux ans. » Et peu après « Didon consulte avec attention l'intérieur des entrailles palpitantes des victimes. » Il désigne la seconde espèce, c'est-à-dire celle dans laquelle la victime est appelée animale, parce que son immolation n'a d'autre but que d'offrir sa vie à la divinité, lorsqu'il fait sacrifier un taureau par Entelle, vainqueur d'Éryx; car, dans cette occasion, voulant spécifier l'objet de la victime animale, il s'est servi du mot technique « Je m'acquitte envers toi en t'immolant cette âme, moins vile que celle de Darès: » C'est pour caractériser le voeu qu'il emploie le verbe persolvo (j'acquitte), qui est le terme sacramentel. De même, quelques vers plus haut, voulant aussi faire entendre que le taureau (abattu par Darès) était immolé, pour l'acquitter envers les dieux, il avait dit « Le taureau est abattu, et tombe par terre tremblant, inanimé. » Virgile n'a-t-il pas aussi, en cet autre endroit, voulu parler de la victime animale « O Grecs, lorsque jadis vous avez abordé sur les côtes d'Ilion, c'est avec du sang et par le sacrifice d'une vierge que vous avez apaisé les vents ce n'est que par le sang que vous obtiendrez le retour, et en sacrifiant la vie d'un Grec (animaque litandum Argolica); » car il a employé le mot animam pour caractériser le genre de la victime; et le verbe litare, qui signifie un sacrifice offert pour apaiser la divinité. Parmi ces deux espèces de victimes, soit animales, soit consultatoires, on distinguait encore celles appelées injuges, c'est-à-dire qui n'ont jamais été domptées ou placées sous le joug; notre poète les mentionne en ces termes « Il conviendra maintenant d'immoler sept taureaux qui n'aient jamais porté le joug (grege de intacto) ; autant de brebis, choisies, selon l'usage, parmi celles qui n'ont encore que deux ans. » Et dans un autre endroit il désigne encore plus clairement les injuges, lorsqu'il dit Des génisses dont la tête n'ait jamais porté le joug. » De même aussi l'adjectif eximius (choisi), en matière de sacrifices, n'est point une épithète, mais un terme sacramentel; car Véranius, dans ses Questions pontificales, nous apprend qu'on appelle hostiae eximiae (victimes choisies) celles qui, étant destinées pour le sacrifice, sont séparées du troupeau (eximuntur); ou bien qui, à cause de leur belle espèce (eximia specie), sont choisies pour être offertes aux dieux; c'est ce qui a fait dire à Virgile « Quatre taureaux choisis, et d'une grande espèce. » Il dit choisis (eximios), parce qu'ils sont séparés du troupeau (eximuntur); praestanti corpore, d'une grande espèce, pour indiquer la qualité qui a déterminé le choix. La victime ambarvale est, comme le dit Pompéius Festus, celle que promènent autour des champs ceux qui sacrifient pour les fruits de la terre. Virgile fait mention de cette espèce de sacrifice dans les Bucoliques, en parlant de l'apothéose de Daphnis « Tels sont les honneurs qui te seront toujours rendus, soit lorsque nous solenniserons la fête des nymphes, soit lorsque nous ferons le tour (lustrabimus) des champs. » Dans ce passage, le verbe lustrare est synonyme de circumire (aller autour), et c'est de là qu'est venu le nom d'ambarvales, ab ambiendis agris, aller alentour des champs; et en effet on trouve dans le IIIe livre des Géorgiques le passage suivant « Que l'heureuse victime fasse trois fois le tour des champs nouvellement ensemencés. » Ceux qui offraient des sacrifices avaient le soin d'observer que si la victime que l'on conduisait aux autels résistait avec violence, et témoignait par là qu'on l'y traînait contre son gré, elle devait en être écartée, parce qu'ils pensaient qu'alors le dieu ne l'agréait pas : que si, au contraire, elle se laissait offrir paisiblement, ils pensaient que le dieu l'avait pour agréable; de là notre poète a dit « Le bouc sacré, conduit par la corne, restera (stabit) au pied des autels. » Et ailleurs « Je placerai (statuam) devant vos autels un taureau dont la corne sera dorée. » Il fait tellement consister toute la piété dans les sacrifices qu'on doit offrir aux dieux, qu'il qualifie Mézence de contempteur des dieux, pour une cause diamétralement opposée. En effet, ce n'est point, comme le pense Asper, pour avoir été sans pitié envers les hommes et sans aucun rapport aux dieux, que Virgile a donné ce surnom à Mézence; car alors il l'aurait plutôt donné à Busiris, qu'il s'est contenté de qualifier, quoiqu'il fût bien plus cruel, d'illaudatum, indigne de louange. Mais le lecteur attentif trouvera le motif véritable d'une épithète qui caractérise l'orgueilleuse impiété de Mézence dans le Ier livre des Origines de Caton. Cet auteur raconte en effet que Mézence ayant ordonné aux Rutules de lui offrir les prémices qu'ils offraient aux dieux, tous les peuples latins, craignant un pareil ordre de sa part, avaient fait le voeu suivant : « Jupiter, si tu as à coeur que nous t'offrions ces prémices plutôt qu'à Mézence, fais-nous vainqueurs de lui. » C'est donc pour s'être arrogé les honneurs divins, que Mézence a été justement qualifié par Virgile de contempteur des dieux. De là cette pieuse et pontificale imprécation « Voilà les dépouilles et les prémices d'un roi superbe. » Par cette dernière expression il fait rejaillir, sur les dépouilles enlevées à Mézence, la dénomination du fait pour lequel il subit sa peine. [3,6] CHAPITRE VI. Science admirable de Virgile dans la doctrine sacrée tant des Romains que des peuples étrangers; ce qui est démontré par les rites sacrés d'Apollon Délien et d'Hercule vainqueur. La science de Virgile touchant les doctrines sacrées tant de notre nation que des peuples étrangers est digne, d'admiration. Ainsi ce n'est pas sans motif qu'Enée, à son arrivée à Délos, n'immole aucune victime, et, qu'à son départ il sacrifie à Apollon et à Neptune; car il est à Délos un autel, comme nous l'apprend Cloatius Vérus au second livre des Origines (grecques), sur lequel on n'immole point de victime, mais où l'on honore le dieu seulement par des prières solennelles. Voici les expressions de Cloatius : « Il est à Délos un autel consacré à Apollon g-Genetoris (Géniteur), sur lequel on n'immole aucun animal, et sur lequel on dit encore que Pythagore voulut adorer le dieu, parce que l'autel n'avait jamais été souillé du sang d'aucun être vivant. » C'est sur cet autel que le poète a voulu faire entendre qu'Énée sacrifia à Apollon Géniteur; car, aussitôt entré dans le temple, Énée commence sa prière, sans avoir fait auparavant aucun sacrifice. Pour désigner plus clairement la qualité d'Apollon considéré comme procréateur, cette prière contient ces mots « O notre père, accorde-nous un présage ! » En sorte que, lorsque dans la suite Énée immole un taureau à Apollon et à Neptune, nous ne devons pas douter que ce ne soit sur un autre autel. En effet, Virgile se sert alors du nom ordinaire d'Apollon, tandis que plus haut il l'a appelé Père, ce qui était cette fois le terme propre. Caton, De l'éducation des enfants, parle de cet autel en ces termes: « Ta nourrice offrait ce sacrifice sans immoler de victime, mais seulement en offrant de la verveine, et au son des trompettes, comme on le pratique à Délos, à l'autel d'Apollon Géniteur. » Je ne crois pas non plus devoir omettre de remarquer pourquoi dans le même passage Virgile a dit que le temple était bâti (saxo vetusto) de pierre antique. Vélius Longus dit: « que c'est une transposition d'épithète, et qu'il veut exprimer par là l'antiquité du temple. » Plusieurs commentateurs, après lui, ont embrassé cette opinion; ce pendant il n'y a pas intérêt à exprimer ainsi l'âge d'un édifice. Epaphus, homme d'une grande érudition, nous apprend, livre XVII, qu'à une certaine époque le temple de Delphes, qui jusqu'a lors était resté inviolable et sacré, fut pillé et incendié; il ajoute que plusieurs villes et îles voisines de Corinthe furent englouties par un tremblement de terre; tandis que Délos n'a rien souffert, ni avant ni depuis ces événements; et par conséquent son temple est resté toujours construit des mêmes pierres. Thucydide, dans le livre III de son Histoire, nous apprend la même chose. Il n'est donc pas étonnant que Virgile voulant offrir à la vénération publique cette île, conservée par la protection du ciel, il signale l'antique solidité de ses constructions; ce qui implique simultanément la stabilité de l'île elle-même. De même que le poète conserve à Apollon l'épithète de père pour marquer ses attributions, c'est dans une intention analogue qu'il donne à Hercule celle de victorieux. Voici, dit Évandre, la maison où est entré « Alcide victorieux. » Varron, au livre IV Des choses divines, pense qu'Hercule a été surnommé victorieux, parce qu'il a vaincu toutes espèces d'animaux. Et en effet, il y a à Rome deux temples consacrés à Hercule vainqueur, l'un près de la porte Trigemina, et l'autre au marché des bœufs. Mais Masurius Sabinus, au livre II de ses Mémorables, assigne une autre origine à ce surnom. « Marcus Octavius Herennius, dit-il, après avoir été dans sa première adolescence joueur de flûte, se dégoûta de cette profession, et entreprit un négoce: ayant heureusement réussi, il consacra à Hercule la dixième partie de ses gains. Dans la suite, naviguant pour son commerce, il fut attaqué par des pirates, les combattit vaillamment et demeura vainqueur. Hercule lui apprit en songe que c'était à lui qu'il devait son salut. Alors Octavius, ayant obtenu un emplacement des magistrats, consacra au dieu un temple et un étendard, et lui donna le surnom de Victorieux dans une inscription qu'il fit graver. Il choisit cette épithète comme renfermant tout à la fois et le témoignage des anciennes victoires d'Hercule, et le souvenir du nouvel événement qui avait donné lieu de lui élever un temple à Rome. » Ce n'est pas sans motif non plus que dans le même endroit Virgile dit : « La famille des Pinariens, gardienne du temple d'Hercule. » On rapporte en effet que l'autel appelé maxima, étant menacé d'un incendie, fut sauvé par les Pinariens, et c'est la raison pour laquelle le poète donne à cette famille la qualité de gardienne du temple. Asper prétend que c'est pour les distinguer des Potitiens qui, corrompus par les présents d'Appius Claudius, abandonnèrent les fonctions sacrées à des esclaves publics. Mais Vératius Pontificalis, dans le livre qu'il a composé sur les supplications, s'exprime ainsi: « Les Pinariens étant arrivés les derniers, lorsque le repas était déjà achevé, et au moment où les convives se lavaient les mains, Hercule ordonna qu'à l'avenir ni eux, ni leur race, ne goûteraient la moindre portion du dixième qu'on lui consacrait, et qu'ils ne viendraient plus désormais que pour servir dans le temple, et non pour prendre part aux festins. » C'est sous ce rapport que Virgile les appelle gardiens du temple, c'est-à-dire ministres servants, dans le même sens qu'il dit ailleurs « Depuis longtemps Opis, gardienne de Trivia, était sur les montagnes. » Gardienne est synonyme de prêtresse servante. Peut-être Virgile donne l'épithète de custos à la famille Pinaria, pour faire allusion à l'interdiction des sacrifices qu'elle s'est elle-même attirée, dans le même sens qu'il dit ailleurs « Qu'un gardien, une branche de saule à la main, préserve des voleurs et des oiseaux la statue de Priape, né dans l'Hellespont. » Dans ce dernier passage, le mot gardien signifie sans aucun doute celui qui repousse les oiseaux et les voleurs. « Après avoir ainsi parlé, Évandre fait rapporter les mets et les coupes qu'on avait enlevés, et fait placer les Troyens sur des sièges de gazon (sedili.) » Virgile n'a pas employé sans motif le mot sedili (siége); car c'est une observation particulière aux sacrifices d'Hercule, de manger assis. Cornélius Balbus, livre XVIII de ses Exegétiques, dit que jamais on ne faisait de lectisterne à l'ara maxima. Un autre rite particulier au temple d'Hercule, c'est de n'y sacrifier jamais que la tête découverte. Cela se pratique ainsi, pour ne pas se rencontrer dans la même situation que le dieu, lequel y est représenté la tête couverte. Varron dit que c'est un usage grec, qui vient de ce que ou le dieu, ou ceux de ses compagnons qu'il laissa en Italie et qui bâtirent l'ara maxima, sacrifièrent selon le rite grec. Gavius Bassus ajoute encore que cela se pratique ainsi, parce que l''ara maxima était bâtie avant la venue d'Énée en Italie, qui y trouva établi l'usage de voiler la tête du dieu. [3,7] CHAPITRE VII. Une foule de choses que le commun des lecteurs ne remarque pas dans Virgile ont une grande profondeur. Ainsi, lorsqu'il parle du fils de Pollion, comme en cet endroit il fait allusion à son prince, il ajoute « Le bélier dont la toison est déjà d'un pourpre suave, pendant qu'il paît dans la prairie, la changera en un jaune doré. » Or, on trouve dans le livre (Sibyllin) des Etrusques que si la laine du bélier est d'une couleur insolite, cela présage au chef de l'État un gouvernement heureux en tout. Il existe là-dessus un ouvrage de Tarquitius, extrait de l'Ostentaire toscan, où l'on trouve ce passage : « Si un bélier ou une brebis est tachée de couleur pourpre ou or, cela promet au prince un très grand bonheur, par l'augmentation de sa puissance et par une nombreuse postérité; cela promet à sa race une longue succession comblée de gloire et de félicité. » C'est donc une pareille destinée que le poète en passant prophétise à l'empereur. On peut remarquer aussi, dans le passage suivant, comment, par le moyen d'une seule expression prise du rite sacré, Virgile exprime des conséquences extrêmement éloignées « Les Parques mirent la main sur Halésus, et le dévouèrent (sacrarunt) aux traits d'Évandre. » Tout ce qui est destiné aux dieux est qualifié sacré; or l'âme ne peut parvenir à eux, si elle n'a été délivrée du poids du corps, ce qui ne peut arriver que par la mort: c'est donc avec justesse que Virgile donne à Halésus la qualité de sacré, puisqu'il était sur le point de mourir. Au reste, il satisfait également dans ce passage aux lois divines et aux lois humaines : aux premières, par la consécration d'Halésus; aux secondes, par l'imposition des mains des Parques; ce qui est une sorte de mancipation. C'est ici le lieu de parler de la condition de ces hommes que les lois consacrent à certains dieux, parce que je sais qu'on trouve étonnant que, tandis qu'il serait sacrilége de voler une chose sacrée, le meurtre d'un homme sacré soit légalement autorisé: en voici le motif. Les anciens ne souffraient pas qu'un animal sacré vint paître sur leurs terres, mais ils le repoussaient sur les terres du dieu auquel il était consacré. Ils pensaient aussi que les âmes des hommes sacrés, que les Grecs appellent zanas, étaient dues aux dieux. De même donc qu'ils n'hésitaient pas à chasser de chez eux les animaux consacrés aux dieux, quand même ils n'auraient pas pu les conduire dans leur temple, de même aussi ils pensaient qu'ils pouvaient envoyer dans les cieux les âmes des hommes sacrés, qu'ils croyaient devoir y aller aussitôt après leur séparation d'avec leur corps. Trebatius, livre IX des (Observances) religieuses, discute cet usage; je ne cite point le passage, pour éviter la prolixité; il suffira, pour ceux qui aiment à lire, que je leur aie indiqué l'auteur et l'endroit de l'ouvrage. [3,8] CHAPITRE VIII. On a défiguré certains passages de Virgile, en altérant des expressions qu'il avait employées avec une profonde science. Ainsi certaines personnes lisent « Je me retire, et sous la conduite de la déesse (ducente dea) je traverse la flamme et les ennemis, » tandis que le savant poète a dit : ducente deo (sous la conduite du dieu), et non dea (de la déesse). Actérianus affirme qu'on doit aussi lire dans Calvus, Vénus dieu puissant, et non déesse. En effet, dans l'île de Chypre l'effigie de Vénus est représentée ayant du poil, avec la stature d'un homme habillé en femme, et tenant un sceptre à la main. Aristophane l'appelle Aphroditon (au neutre). Lévinus s'exprime de la manière suivante : « Ainsi donc, adorant le bienfaisant (almum) Vénus, qui est mâle ou femelle, comme est aussi la bienfaisante noctiluca » (la lune). Philochore, dans son Athis, assure que Vénus est la même que la Lune, et que les hommes lui sacrifiaient avec des habits de femme, et les femmes avec des habits d'homme, parce qu'elle est réputée mâle et femelle. Le passage suivant montre encore l'exactitude de Virgile en matière de religion « (La colombe) tombe inanimée (exanimis), et laisse la vie parmi les astres aériens. » Or Hygin, dans son traité Des dieux, parlant des astres et des étoiles, dit qu'on doit leur immoler des oiseaux. C'est donc avec une profonde science que Virgile fait rester l'âme de l'oiseau chez les dieux, qu'elle est destinée à apaiser. La moindre expression, qu'on pourrait croire placée fortuitement, a chez lui son intention particulière. Exemple : « Et du nom de Casmille sa mère il l'appela, par un léger changement, Camille. » Or, Statius Tullianus, livre Ier de son Vocabulaire, nous apprend que l'on trouve, dans Callimaque, que les Toscans surnommaient Mercure Camillus, c'est-à-dire premier ministre des dieux; de même Virgile fait donner par Métabus à sa fille le nom de Camilla, c'est-à-dire prêtresse de Diane. C'est ainsi que Pacuvius, faisant parler Médée, dit : « Vous m'attendez : me voici, moi la servante: (Camilla) des habitants des cieux ! - Salut! soyez la bienvenue. » C'est ainsi encore que les Romains appellent Camilli et Camillae, les jeunes gens nobles de l'un et de l'autre sexe, qui n'ayant point vêtu la robe de puberté, servaient auprès des prêtres et des prêtresses flamines. Il est à propos de ne pas négliger non plus une autre remarque: on trouve dans Virgile le passage suivant « Il existait dans l'Hespérie, d'abord habitée par les Latins, une coutume (mos) que les Albains continuèrent d'observer comme sacrée, et que Rome, la maîtresse du monde, observe encore aujourd'hui. » Varron, traité des Coutumes, dit que l'expression mos (coutume) exprime, à son avis, ce qui précède consuetudo (l'usage). Julius Festus, liv. XIII De la signification des mots, dit : « Par mos, on entend une institution de nos ancêtres relative aux cérémonies religieuses de nos pères.» Ainsi donc Virgile a rempli le sens des deux auteurs, d'abord celui de Varron, qui dit que mos précède et que consuetudo suit; puisque après avoir dit : « Il existait une coutume, » il ajoute aussitôt « que les Albains continuèrent d'observer... que Rome, la maîtresse du monde, observe encore aujourd'hui. » Par où il exprime la persévérance de l'usage. Virgile satisfait ensuite au sens de Festus, qui dit que mos est une expression religieuse, en ajoutant l'épithète de sacrée: « que les Albains continuèrent d'observer comme sacrée. » On voit, dans sa phrase, que la coutume précède, et que la pratique de la coutume, qui est précisément l'usage, vient ensuite. Il a donc rempli la définition de Varron; et par l'épithète de sacrée, il a montré que mos était une expression qui appartenait aux cérémonies religieuses; ce qui satisfait à l'assertion de Festus. Virgile s'y est encore conformé dans le XIIe livre de son poème, lorsqu'il dit « Je suivrai la coutume et les rites sacrés (morem ritusque sacrorum). » En quoi il montre clairement que par coutume il entend une cérémonie religieuse. De plus, il s'est conformé à l'histoire dans le passage dont nous parlons : « II existait dans l'Hespérie, d'abord habitée par les Latins, une coutume, etc. » En cela il a suivi la succession des divers gouvernements. En effet, ce furent d'abord les Latins qui régnèrent, puis les Albains, et enfin les Romains. C'est pourquoi il commence par dire « Il existait dans l'Hespérie, d'abord habitée par les Latins, une coutume; » il ajoute ensuite: « Que les Albains continuèrent d'observer, comme un usage sacré. » Et enfin : « Que Rome, la maîtresse du monde, observe encore aujourd'hui. » [3,9] CHAPITRE IX. « Ils se sont tous retirés de leurs sanctuaires; ils ont abandonné leurs autels, les dieux qui jusqu'à ce jour avaient maintenu cet empire. » Ces expressions de Virgile sont tirées d'une coutume très ancienne des Romains, et de leurs mystères sacrés les plus secrets. En effet, il est certain que chaque ville a un dieu sous la tutelle duquel elle est placée, et qu'une coutume mystérieuse des Romains, longtemps ignorée de plusieurs, lorsqu'ils assiégeaient une ville ennemie et qu'ils pensaient être sur le point de la prendre, était d'en évoquer les dieux tutélaires au moyen d'une certaine formule. Ils ne croyaient pas que sans cela la ville pût être prise, ou du moins ils auraient regardé comme un sacrilège de faire ses dieux captifs. C'est pour cette raison que les Romains ont tenu caché le nom du dieu protecteur de Rome, et même le nom latin de leur ville. Cependant tel nom de ce dieu se trouve dans quelques ouvrages anciens, qui néanmoins ne sont pas d'accord entre eux: les diverses opinions sur ce sujet sont connues des investigateurs de l'antiquité. Les uns ont cru que ce dieu était Jupiter, d'autres la Lune, d'autres la déesse Angerona, qui, tenant le doigt sur la bouche, indique le silence. D'autres enfin, dont l'opinion me parait la plus digne de confiance, ont dit que ce fut Ops-Consivia. Quant au nom latin de Rome, il est demeuré inconnu, même aux plus érudits, les Romains appréhendant que, si leur nom tutélaire venait à être connu, ils n'eussent à éprouver de la part de leurs ennemis une évocation pareille à celle dont on savait qu'ils avaient usé à l'égard des villes de ces derniers. Mais prenons garde de ne pas tomber dans l'erreur qui en a égaré d'autres, en nous persuadant qu'il n'y eut qu'une seule et même formule et pour évoquer les dieux d'une ville, et pour la dévouer : car dans le livre V du traité Des choses cachées, de Sammonieus Serenus, je trouve ces deux formules, qu'il avoue avoir tirées d'un ouvrage très ancien d'un certain Furias. Voici la formule par laquelle on évoque les dieux d'une ville dont on fait le siége : « S'il est un dieu, s'il est une déesse sous la tutelle de qui soit la ville et le peuple de Carthage, je te prie, je te conjure et je te demande en grâce, ô grand dieu qui as pris cette ville et a ce peuple sous ta tutelle, d'abandonner le peuple et la ville de Carthage, de déserter toutes ses maisons, temples et lieux sacrés, et de t'éloigner d'eux; d'inspirer à ce peuple et à cette ville la crainte, la terreur et l'oubli, et après les avoir abandonnés, de venir à Rome chez moi et les miens. Que nos maisons, nos temples, nos objets sacrés et notre ville, te soient plus agréables et plus convenables; en sorte que nous sachions et que nous comprenions que désormais tu es mon protecteur, celui du peuple romain et de mes soldats. Si tu le fais ainsi, je fais voeu de fonder des temples et d'instituer des jeux en ton honneur. » En prononçant ces paroles, il faut immoler des victimes, et il faut que l'inspection de leurs entrailles proibette l'accomplissement de ces évocations. Voici maintenant comment on dévoue les villes et les armées, après en avoir auparavant évoqué les dieux; mais les dictateurs et les empereurs peuvent seuls employer cette formule de dévouement. « Dis-Père, Vejovis, Mânes, ou de quelque nom qu'il soit permis de vous appeler, je vous prie vous tous de remplir de crainte, de terreur, d'épouvante cette ville de Carthage, et cette a armée dont je veux parler. Que ces hommes, que ces ennemis, que cette armée qui porte les armes et lance des traits contre nos légions et contre notre armée, que leurs villes, que leurs champs, et que ceux qui habitent dans leurs maisons, dans leurs villes et dans leurs champs, soient par vous mis en déroute et privés de la lumière du ciel; que l'armée des ennemis, que leurs villes, que leurs champs dont je veux parler, que la tête des individus de tous les âges, vous soient dévoués et consacrés, selon les lois par lesquelles les plus grands ennemis vous sont consacrés. En vertu de ma magistrature, je les dévoue en notre place, je les substitue pour moi, pour le peuple romain, pour nos légions et nos armées, afin que vous conserviez, au milieu de l'entreprise que nous avons à conduire, ma personne, ma dignité, mon pouvoir, nos légions et notre armée. Si je sais, si je sens, si je comprends que vous l'ayez fait ainsi, alors que quiconque a fait le voeu de vous immoler trois brebis noires, en quelque lieu qu'il l'ait fait, se trouve valablement engagé. Terre notre mère, et toi Jupiter, je t'atteste ! » En prononçant le mot Terre, on touche la terre de la main. En disant le mot Jupiter, on élève les mains au ciel; en faisant le voeu, on porte les mains à la poitrine. Je trouve dans l'antiquité qu'on a dévoué les villes des Toniens, des Frégelles, des Gabiens, des Véiens, des Fidénates en Italie; et hors de ce pays, Corinthe, sans compter plusieurs villes et armées ennemies, des Gaulois, des Espagnols, des Africains, des Maures, et d'autres nations dont parlent les anciennes annales. C'est donc cette évocation des dieux et leur retraite qui a fait dire à Virgile : « Les dieux se sont tous retirés de leurs sanctuaires, ils ont abandonné leurs autels. » C'est pour marquer leur qualité de protecteurs qu'il ajoute : « Les dieux qui jusqu'à ce jour avaient maintenu cet empire. » Et enfin, pour montrer, outre l'évocation des dieux, l'effet de la cérémonie du dévouement d'une ville, comme c'est Jupiter, ainsi que nous l'avons dit, qui y est principalement invoqué, le poëte dit « Le cruel Jupiter a tout transporté à Argos. » Maintenant vous paraît-il prouvé qu'on peut à peine concevoir la profondeur de la science de Virgile tant dans le droit divin que dans le droit profane? [3,10] CHAPITRE X. Après que Praetextatus eut parlé, tous, d'une voix unanime, s'accordaient à reconnaître un égal degré de science dans Virgile et dans son interprète, lorsque Évangelus s'écrie que sa patience est à bout, et qu'il ne tardera pas davantage à montrer le côté faible de la science de Virgile. - Et moi aussi, continua-t-il, jadis je subis la férule, je commençai à suivre un cours de droit pontifical; et, d'après la connaissance que j'en ai, il sera prouvé que Virgile a ignoré les règles de cette science. En effet, quand il disait : « J'immolai sur le rivage un taureau à Jupiter, » savait-il alors qu'il était prohibé d'immoler le taureau à ce dieu? et était-il pénétré de ce principe qu'Attélus Capito, dans le livre Ier de son traité Du droit des sacrifices, exprime en ces termes « Ainsi donc il n'est pas permis d'immoler à Jupiter, ni le taureau, ni le verrat, ni le bélier? » Labéo soutient aussi, livre LXVIII, qu'on ne peut immoler le taureau qu'à Neptune, Apollon et Mars. Voilà donc ton pontife qui ignore quelles victimes on doit immoler sur les autels, chose qui n'a pas échappé aux connaissances des anciens, et qui est connue même des gardiens des temples. Praetextatus répondit en souriant : Si tu veux te donner la peine de consulter Virgile, il t'apprendra lui-même, dans le vers suivant, à quel dieu on immole le taureau « Anchise immola un taureau à Neptune, et un autre à toi, ô bel Apollon! » Tu vois que tu retrouves les expressions de Labeo dans les vers du poète. L'un a parlé savamment, l'autre habilement; car il a voulu montrer que c'est parce que ce sacrifice n'avait point apaisé le dieu, qu'il fut suivi « d'un prodige étonnant et horrible. » C'est en considération des événements subséquents que Virgile fait immoler une hostie impropre. Mais il n'ignorait pas que cette erreur n'était pas inexpiable. En effet, Attéius Capito, que tu as placé en opposition avec Virgile, ajoute ces paroles : « Si quelqu'un par hasard avait immolé un taureau à Jupiter, qu'il offre un sacrifice expiatoire. » Ce sacrifice est donc inusité, mais il n'est pas inexpiable; et Virgile l'a fait offrir, non par ignorance, mais pour donner lieu au prodige qui devait suivre. [3,11] CHAPITRE XI. Évangelus répliqua : Si une chose illicite doit être excusée par l'événement, dis-moi, je te prie, Praetextatus, quel prodige devait survenir lorsque Virgile fait faire des libations de vin à Cérès, ce qui est prohibé pour tous les rites sacrés? « Offre-lui, dit-il, des rayons de miel détrempés dans du lait et du vin doux (mulsum).» Au moins aurait-il dû apprendre de Plaute qu'on ne fait point à Cérès des libations de vin; car on trouve dans l'Aululaire le passage suivant « STAPHYLA. Ces gens-là, mon cher Strobile, vont-ils faire les noces de Cérès? STROBILE. Pourquoi? STAPHYLA. Parce que je ne vois point qu'on ait apporté du vin. » Voilà donc votre flamine, votre pontife, également ignorant et sur l'objet de l'immolation et sur celui de la libation. Il tombe toujours dans l'erreur relativement à cette dernière cérémonie dans le VIIIe livre de l'Énéide, il dit : « Joyeux, ils font sur la table des libations de vin invoquant les dieux; » tandis que suivant la coutume sacrée ils auraient dû (les Troyens) faire des libations non sur la table, mais sur l'autel. Avant de répondre, dit Praetextatus, à ta seconde objection, j'avouerai que ce n'est point sans raison que tu critiques cette libation indignement faite sur la table ; et tu aurais aggravé la difficulté si tu avais signalé le vers suivant, où Didon fait une pareille libation. « A ces mots, elle répandit sur la table quelques gouttes de vin. » Car Tertius, dissertant sur plusieurs points des rites sacrés, s'objecte ce passage, et après l'avoir discuté ne petit en trouver la solution. Je vais vous communiquer l'interprétation que j'a trouvée dans un grand maître. Il est clairement énoncé, dans le droit Papirien, qu'une table consacrée peut tenir lieu d'autel : « Il y a, dit Papirien, dans le temple de Junon Populonia, une table consacrée. Or, dans un temple, il faut distinguer les vases et ustensiles sacrés, et les simples ornements. Les instruments qui servent à consommer le sacrifice doivent être assimilés aux vases; et parmi eux, la table sur laquelle on place les viandes, les libations et les offrandes en monnaie, tient le premier rang. Les ornements sont les boucliers, les couronnés, et les autres offrandes de ce genre ; or ces offrandes ne sont pas consacrées en même temps que le temple, tandis que la table et les petits autels sont consacrés ordinairement le même jour que le temple. La table consacrée de la sorte sert d'autel, et reçoit les mêmes honneurs religieux que le temple lui-même. » C'est donc régulièrement que les Troyens font des libations chez Évandre, puisqu'elles se font dans un bois sacré, dans lequel on mangeait sur une table qui avait été consacrée avec l'ara maxima, et certainement avec toutes les cérémonies religieuses. Quant au repas de Didon, comme c'était un repas royal et non religieux, fait sur une table profane, dans une salle, et non dans un temple; que cette libation n'était point proprement religieuse, mais seulement imitée de la religion, Virgile ne la fait faire que par la reine, en la personne de laquelle il n'était tenu à aucune observation, et dont le rang, au contraire, l'autorisait à user de beaucoup de latitude; tandis que, dans le repas d'Évandre, ce sont « tous les Troyens joyeux qui font sur la table des libations de vin et invoquent les dieux,» parce que, dans ce cas, il a voulu remémorer un acte que le poète savait pouvoir être fait licitement par tous ceux qui mangent ensemble dans un temple et sont assis à une table sacrée. Quant au vers « Offre à Cerès des rayons de miel détrempés dans du lait et dans du vin doux, » je justifierai Virgile en peu de mots, parce que c'est à tort que tu l'accuses; car ce poète, également amoureux et de l'élégance dans les expressions et de la science dans le fond des choses, sachant d'ailleurs qu'on faisait des libations à Cérès avec du vin miellé, a dit : « Délayez des rayons de miel dans du vin doux; » voulant faire entendre par là que le vin n'est véritablement du mulsum que lorsqu'il est miellé. C'est dans ce même sens qu'il avait dit ailleurs : « Le miel corrigera l'àpreté du vin. » Or on sait, tu en conviendras, que, le 12 des calendes de janvier, on offre à Hercule et à Cérès une truie pleine, des pains, et du vin miellé. [3,12] CHAPITRE XII. (Évangelus) : En vérité, Praetextatus, c'est bien à propos que tu viens de mentionner Hercule; car précisément votre poète a commis deux erreurs au sujet de son culte. En effet, dans ce passage « Alors les Saliens, la tête couronnée de branches de peuplier, viennent chanter autour des autels où brûle l'encens. » Virgile a attribué des Saliens à Hercule, tandis que l'antiquité les a consacrés exclusivement à Mars. Il parle aussi de couronnes de peuplier, tandis qu'on n'en pottait jamais d'autres autour de l'ara maxima que celles faites avec des feuilles de laurier. Nous voyons d'ailleurs que le préteur urbain porte une couronne de laurier lorsqu'il sacrifie à Hercule. Térentius Varron, dans sa satire intitulée De la foudre, atteste que les anciens étaient dans l'usage d'offrir la dîme à Hercule; qu'ils faisaient cette oblation de dix en dix jours, en donnant un festin et une couronne de laurier à ceux d'entre le peuple qui ne pouvaient rien offrir. C'est donc là, répondit Praetextatus, ta double erreur de Virgile? Eh bien ! je soutiens qu'il n'y a erreur dans aucune des deux circonstances et, pour parler d'abord du genre de feuillage dont il forme les couronnes, il est incontestable que ceux qui sacrifient aujourd'hui sur l'ara maxima sont couronnés de laurier; mais cet usage n'a pris naissance que longtemps après la fondation de Rome, depuis que le bois de laurier qui est sur le mont Aventin a commencé à croître, comme nous l'apprend Varron, livre II Des choses humaines. C'est donc la proximité de cette montagne qui fit que ceux qui sacrifiaient sur l'ara maxima prirent l'habitude d'aller y couper du laurier. Le passage de Virgile est donc exact, puisqu'il se rapporte à ces temps où Évandre sacrifiait sur l'ara maxima, avant la fondation de Rome, et où il se servait du peuplier, arbre spécialement consacré à Alcide. Quant aux Saliens que le poète attribue à Hercule, c'est une suite de la profondeur abondante de son savoir. En effet, ce dieu est considéré par les pontifes comme étant le même que Mars. C'est ce qu'atteste la Ménippée de Varron, intitulée l'autre Hercule, dans laquelle, après avoir disserté sur ce dieu, il prouve qu'il est le même que Mars. Les Chaldéens donnent le nom d'Hercule à l'astre que tous les autres peuples nomment Mars. II existe un ouvrage d'Octavius Hersennius, intitulé Des rites des Saliens de Tibur, dans lequel il nous apprend que les Saliens consacrés à Hercule, lui sacrifiaient à certains jours fixes, et sous de certains auspices. De plus, le savant Antonius Gnipho, dont Cicéron fréquentait l'école après les travaux du forum, prouve qu'on donne des Saliens à Hercule, dans le traité où il discute ce qu'on doit entendre par festra. Ce mot désigne une petite ouverture pratiquée dans le sacrarium; Ennius l'a employé. Je crois avoir défendu, par de graves auteurs et par d'invincibles raisons, les deux passages mal à propos qualifiés d'erreur. Si quelqu'un a encore des doutes; qu'il nous en fasse part, afin que nous en conférions pour dissiper nos erreurs, mais non pas celles de Virgile. Ne t'est-il jamais venu dans l'esprit, dit Évangelus à Praetextatus, que Virgile a, pour ainsi dire, bouleversé les rangs des habitants des cieux, lorsque, faisant offrir par Didon un sacrifice pour ses noces, il dit : « Elle immole des brebis choisies selon l'usage, n'ayant encore que deux ans, à Cérès Législatrice, à Phébus; et au père Lyieus. » Et il ajoute aussitôt après, comme quelqu'un qui s'éveille d'un sommeil profond « Mais avant tout à Junon qui préside aux liens du mariage. » Servius, prié de répondre, s'exprima en ces termes : - Cérès est regardée comme l'inventrice des lois, car ses fêtes sont appelées Themisféries; mais c'est une fiction, qui provient de ce qu'avant la découverte de l'usage du blé par Cérès, les hommes erraient sans lois; cette découverte mit un terme à leur barbarie, car après s'être partagé la propriété des terres, on en vint à faire des lois. Phébus préside aux auspices: Lyœus ou Liber est le dieu des villes libres; son ministre Marsias y est l'emblème de la liberté. Le sens naturel de ce passage est que Didon, se mariant en quelque sorte pour l'utilité publique, sacrifiait aux divinités qui président aux villes; et elle sacrifiait ensuite à Junon, qui préside aux liens du mariage. Mais il existe encore un autre sens plus profond: en effet, il est d'usage, avant d'entreprendre quelque chose, d'apaiser les dieux adverses et de supplier ensuite les dieux propices. C'est ainsi qu'on offre une brebis noire à l'Hiver, et aux heureux Zéphyrs une brebis blanche. De même aussi Didon, avant de se marier, commence par apaiser Cérès, laquelle, à cause de l'enlèvement de sa fille, a les noces en horreur; ensuite Apollon, dieu qui n'est point marié, et enfin Liber, qui ne put avoir une femme qu'en l'enlevant. - C'est ainsi que Servius expliqua le (dernier) rang où Virgile place Junon. Tout le monde applaudit à cette interprétation, et après cela on désira d'entendre Eusèbe développer la supériorité de notre poète, considéré comme rhéteur.