LIVRE II. CHAPITRE I. A quelle occasion la conversation des convives tomba sur les plaisanteries et les bons mots des anciens. Après un frugal repas, quand la gaieté com mença à naître avec les petites coupes, Aviénus prit la parole : - Notre Virgile, dit- il, a caracté- risé avec autant de justesse que d'intelligence un repas bruyant et un repas sobre, par un seul et même vers, au moyen du changement d'un petit nombre d'expressions. Ainsi, lorsqu'il s'agit du fracas occasionné par le déploiement d'un luxe royal , il dit « Après qu'un premier calme eut succédé aux « mets. u Mais lorsqu'il fait asseoir ses héros à une ta- ble modeste, il ne ramène point parmi eux le calme, puisque le tumulte n'a pas précédé; mais il se contente de dire « Après que les mets eurent apaisé leur faim. » Quant à notre repas, puisqu'il réunit à la mo- destie des temps héroïques l'élégance de maeurs de notre siècle, puisqu'on y rencontre la sobriété à c8té du luxe et l'abondance auprès de l'économie, dois je craindre non de le ebmparer, mais de le met- tre au-dessus de celui d'Agathon, même après le magnifique éloge que Platon a fait de ce dernier? En effet, le roi de notre festin n'est pas inférieur à Socrate par son caractère moral; et comme phi- losophe, il n'a pas moins d'influence que lui sur sa patrie. Quant à vous tous qui êtes ici présents, vos vertus sont trop éminentes pour que per- sonne puisse vous comparer à des poëtes comi- ques, à cet Alcibiade qui fut si fort pour le crime, et à tous ceux enfin qui fréquentaient la table d'Agathon.-Parle mieux, je te prie, dit Praetexta- tus ; plus de révérence pour la gloire de Socrate ! car pour tous les autres qui assistèrent à ce banquet, qui pourrait contester leur infériorité respecti- vement à des hommes aussi éclairés que le sont nos convives? Mais dis-moi, Aviénus, à quoi tend ta comparaison? - C'est pour en venir, répon- dit-il, à dire qu'il y en eut parmi ceux-là qui ne craignirent pas de proposer d'introduire une de ces joueuses d'instruments à cordes , formées ar- tificiellement à une souplesse plus que naturelle, qui par les charmes de la mélodie et les attraits de la danse vint récréer nos philosophes. Cela se fit pour célébrer la victoire d'Agathon. Quant à nous, nous ne cherchons point à rendre honneur au dieu dont nous célébrons la fête, en y mêlant la volupté. Et toutefois je n'ignore pas que vous ne placez point au rang des biens la tristesse et un front obscurci de nuages , et que vous n'êtes pas grands admirateurs de ce Crassus qui, comme l'écrit Cicéron d'après Lucilius, ne rit qu'une seule fois dans sa vie. - Praetextatus ayant répondu à ce discours que ses Pénates n'étaient point accoutumés aux plaisirs folâtres, qui d'ail- leurs ne devaient point être introduits au mi- lieu d'une aussi grave réunion, Symmaque re- partit : - Puisque pendant les Saturnales, K les Q meilleurs des jours, u ainsi que le dit le poëte de Vérone , nous ne devons ni proscrire le plai. sir comme un ennemi, à l'exemple des stoïciens, ni, comme les épicuriens, y placer le souverain bonheur, imaginons des récréations d'où l'in- décence soit bannie. Je crois les avoir découver- tes, si je ne me trompe: elles consisteront à nous raconter mutuellement les plaisanteries des hommes illustres de l'antiquité, recueillies de nos diverses lectures. Que ces doctes jeux, que ces amusements littéraires nous tiennent lieu de ces bateleurs, de ces acteurs planipèdes, qui profèrent des paroles déshonnêtes et équivoques, couvertes des apparences de la modestie et de la pudeur. Cet exercice a paru à nos pères digne de leur étude et de leur application. En ef- fet, j'observerai d'abord que deux des hommes les plus éloquents de l'antiquité , le poëte comi- que Plaute et l'orateur Tullius, se distinguè- rent tous deux par la finesse de leurs plaisan- teries. Plaute se signala tellement dans ce genre, qu'après sa mort on le reconnut, à la profusion des saillies, dans des comédies dont l'auteur était incertain. Quant à Cicéron, ceux qui ont lu le recueil qu'a composé son affranchi, des bons mots de son maître, recueil que quelques- uns lui attribuent à lui-même, savent combien il a excellé en ce genre. Qui ignore aussi que ses ennemis l'appelaient bouffon consulaire, expres- sion que Vatinius introduisit dans son oraison ? Si je ne craignais d'être trop long, je rapporterais dans quelles causes défendant des accusés très- gravement incriminés, il les sauva avec des plai- santeries, comme par exemple L. Flaccus , qu'il fit absoudre des concussions les plus manifestes par un bon mot placé à propos. Ce mot ne se trouve point dans l'oraison de Cicéron : il m'est connu par un ouvrage de Fusius Bibaculus, où il est célébré entre tous les autres bons mots (dicteria) de Cicéron. Je n'ai point employé l'expression dicteria par hasard, je l'ai bien pro- férée à dessein : car c'était là le nom que nos ancêtres donnaient à ce genre de plaisanterie témoin ce même Cicéron qui, dans le second li- vre de ses lettres à Cornélius Népos', s'exprime de la manière suivante : « Ainsi, quoique tout « ce que nous disons soit des mots (dicta), nos • ancêtres ont néanmoins voulu consacrer spé- « cialement l'expression dicteria aux mots • courts, facétieux et piquants. » Ainsi parle Ci- céron; Nonius et Pomponius appellent souvent aussi les plaisanteries du nom de dicteria. Marcus Caton le Censeur était lui-même dans l'habi- tude de plaisanter subtilement. L'autorité de ces hommes, quand même nous dirions des plaisan- teries de notre propre fonds, nous mettrait à l'abri de tout reproche; mais lorsque nous ne faisons que rapporter les bons mots des anciens, la gravité de leurs auteurs nous sert encore de défense. Si donc vous approuvez mon idée, met- tez-la à exécution : que chacun de nous recherche dans sa mémoire, pour les rapporter à son tour, les bons mots qui lui viendront dans la pensée. - Le caractère modéré de cet amusement le fit ap- prouver de tout le monde, et l'oninvita Prietexta- tus à commencer de l'autoriser par son exemple. CHAPITRE II. Flaisanteries et bons mots de divers personnages. Alors Praetextatus commença en ces termes - Je veux vous rapporter le mot d'un ennemi, mais d'un ennemi vaincu, et dont le nom rappelle les triomphes des Romains. Le Carthaginois Anni- bal, réfugié auprès du roi Antiochus, dit une plai- santerie remplie de finesse; la voici : Antiochus lui montrait, rangées en bataille, des troupes nombreuses qu'il avait rassemblées pour faire la guerre au peuple romain; il faisait maneeuvrer cette armée, dont les étendards brillaient d'or et d'ar- gent; il faisait défiler devant lui les chariots armés de faux, les éléphants chargés de tours, la cava- lerie, dont les harnais, les mors, les colliers, les caparaçons, brillaient du plus grand éclat. Enflé d'orgueil à la vue d'une armée si nombreuse et sf magnifique, le roi se tourne vers Annibal, et lui dit : « Pensez-vous que tout cela soit assez « pour les Romains? » Alors le Carthaginois, rail- lant la mollesse et la lâcheté de ces soldats si ri- chement armés, répondit : « Oui, je crois que « tout cela c'est assez pour les Romains, quelque r avares qu'ils soient. » Certainementon ne peut rien dire de plus spirituel et en même temps de plus mordant. Le roi, dans son interrogation, parlait du grand nombre de ses soldats et de leurs précieux équipements : la réponse d'Annibal faisait allusion au butin qu'ils allaient fournir. Flavien dit après Pra;textatus : - Un sacrifice était usité chez les anciens, appelé proptervia c'était l'usage, s'il restait quelque chose des vian- des qui y avaient été offertes, de le consumer par le feu. De là le mot suivant de Caton. Il disait d'un certain Q. Albidius qui, après avoir mangé son bien, perdit dans un incendie une maison qui lui restait, qu'il avait fait un proptervia, puisqu'il avait brûlé ce qu'il n'avait pu manger. Symmaque : - Servilia, mère de M. Brutus, ayant obtenu de César, lorsqu'il faisait vendre aux enchères les biens des citoyens, un riche fonds de terre à vil prix, ne put éviter l'épi- gi-amme suivante de Cicéron : « Il faut que vous « sachiez que Servilia a acheté ce fonds d'autant « meilleur marché, que Tertia (ou le tiers) en a « été déduite. » Or la fille de Servilia, épouse de C. Cassius, se nommait Junia Tertia, et était, ainsi que sa mère , l'objet des amours impudiques du dictateur. Les propos et les plaisanteries de la ville tombaient sur les débauches de l'adultère vieil- lard, et venaient égayer un peu les malheurs publics Cécina Albin : -- Planeus, dans le jugement d'un deses amis, voulant détruire un témoignage incommode, et sachant que le témoin était cor- donnier, lui demanda de quel métier il vivait. Celui-el répondit élégamment. « Je, travaille ma « Galla. » On sait que galla est un ustensile du cor- donnier. L'ambiguité de l'expression lançait très- ingénieusement l'incrimination d'adultère contre Planeus, qui était inculpé de vivre avec Mœvia Galla, femme mariée. Furius : -Après la déroute,de Modène, on rapporte qu'un serviteur d'Antoine avait répondu à ceux qui lui demandaient ,ce que faisait son maître: « II fait comme font les chiensen Égypte, « il boit en fuyant. » Il est certain en effet que, dans ce pays, les chiens, redoutant d'être enlevés par les crocodiles, boivent en courant. Eusthate : - Publius ayant aperçu Mucius, homme d'un caractère malveillant, plus triste qu'à l'ordinaire, dit : « Je ne sais quel mal est « arrivé à Mucius, ou quel bien est arrivé à un « autre. » Aviénus : - Faustus, fils de Sylla, avait une sueur qui avait en même temps deux amants Fulvius, fils d'un foulon, et Pompéius Macula (tache); ce qui lui faisait dire : « Je m'étonne « que ma sueur conserve une tache lorsqu'elle a « un foulon. » Évangélus: - Servilius Géminus soupait un jour chez L. Mallius, qui était à Rome le meil- leur peintre de son temps; et s'apercevant que ses enfants étaient mal conformés :'« Mallius, lui « dit-il, tu ne sais pas aussi bien sculpter que « peindre; » à quoi Mallius répondit : « C'est que « je sculpte dans les ténèbres, au lieu que je peins « de jour. » Eusèbe : -Démosthène, attiré par la réputa- tion de Lais, dont toute la Grèce admirait de son temps la beauté, se mit sur les rangs pour obtenit ses faveurs si vantées; mais dès qu'il sut qu'il en coûtait un demi-talent pour une nuit, il se retira, en disant : « Je ne veux pas acheter si cher un « repentir. » C'était à Servius de parler, mais il se taisait par modestie : c'est nous accuser tous grammati- calement d'impudeur, lui dit Évangélus, que de prétendre en pareille matière garder le silence par modestie : c'est pourquoi, ni toi, ni Disaire, ni Horus, vous ne serez exempts du reproche d'or- gueil , si vous refusez d'imiter Prœtextatus et nous tous. Alors Servius, voyant qu'il serait plus blâma- ble de se taire que de parler, s'enhardit à pren- dre la liberté d'une narration analogue. -« Mar- eus Otacilius Pitholaüs, dit-il, à propos de ce que Caninius Révillus n'avait été consul qu'un jour, disait : « On avait jadis les flamines du jour « (Diales); maintenant ce sont les Consuls qui i « deviennent diales. » Pour Disaire, sans attendre qu'on lui repro- chât son silence, il dit :....... (Il y a ici une lacune dans les manuscrits.) Après lui, Horus dit à son tour : - Je vous apporte un distique de Platon, qu'il s'amusa à faire dans sa jeunesse, au même âge où il s'es- sayait à composer des tragédies. « Quand j'embrassais Agathon, mon àme ac- « courait sur mes lèvres, et semblait, dans son « délire, vouloir s'envoler. » Ces propos firent naître la gaieté; on passa de nouveau en revue ces traits exquis de plaisante- rie antique qui venaient d'être rapportés, et on les soumit tour à tour à un examen critique. Symmaque prenant la parole dit •. - Je me souviens d'avoir lu de petits vers de Platon, dans lesquels on ne pourrait dire ce qu'il faut admi- rer davantage de la grâce ou de la précision : je me rappelle les avoir lus traduits en latin, avec toute la liberté qu'exige notre idiome pauvre et borné, comparativement à celui des Grecs. Voici ces vers « Quand je savoure un demi-baiser sur les lè- « ores demi-closes de mon adolescent, et que de « sa bouche entr'ouverte je respire la douce fleur « de son haleine, mon âme blessée et malade d'a- « mour accourt sur mes lèvres, et s'efforce de « trouver un passage entre l'ouverture de ma « bouche et les douces lèvres de mon adolescent « pour passer en lui. Alors, si je tenais tant soit « peu plus longtemps mes lèvres attachées sur « les siennes, mon âme, chassée par la flamme « de l'amour, m'abandonnerait et passerait en « lui; en sorte qu'il arriverait une chose vrai- « ment merveilleuse : que j'aurais expiré, pour « aller vivre dans l'adolescent. » CHAPITRE III. bes plaisanteries de M. Tullius Cicéron. Mais je m'ëtonËë que vous ayez tous passé sous silence les plaisanteries de Cicéron, qui cependant n'excella pas moins en ce genre que dans tous les autres; je vais donc, si vous le trouvez bon , vous rapporter tous ceux de ses bons mots qui me reviendront dans la mé- moire, à peu près comme l'cedite d'un temple répète les réponses de l'oracle qui y réside. Tout le monde à ces mots redoublant d'attention, Symmaque commença ainsi M. Cicéron soupait chez Damasippe; celui-ci ayant servi du vin médiocre, disait : « Ruvez de ce Falerne, il a quarante ans. - Il porte bien son âge, » repartit Cicéron. Une autre fois voyant Lentulus son gendre, homme d'une petite taille, ceint d'une longue épée, il dit: « Qui a attaché mon gendre à cette « épée? » Il n'épargna pas non plus un trait de causti- cité du même genre à son frère Q. Cicéron. Ayant aperçu, dans la province que celui-ci avait gou- vernée, l'image de son frère ornée d'un bouclier, et modelée comme il est d'usage dans de gran- des proportions (or son frère Quintus était aussi de petite taille,) il dit : « La moitié de mon frère est plus grande que son tout. » ©n a beaucoup parlé des bons mots que Cicé- ron laissa échapper durant le consulat de quel- ques jours de Vatinius. « II est arrivé, disait-il, un « grand prodige dans l'année de Vatinius : c'est « qu'ilrn'y a eu, durant son consulat, ni hiver, ni « printemps, ni été, ni automne. » Une autre fois Vatinius se plaignant de qu'il n'était pas venu chez lui pendant gn'il était malade, Cicé- ron lui répondit : « Je voulais t'aller voir durant « ton consulat, mais la nuitm'a surpris en route. » Cicéron semblait parler ainsi par un sentiment de vengeance, se ressouvenant que lorsqu'il se vantait d'être revenu de son exil porté sur les épaules du peuple, Vatinius lui avait répondu « D'où sont donc venues tes varices?» Caninius Révilius, qui, comme Servius l'a déjà dit, ne fut consul qu'un jour, monta à latribune aux harangues pour y recevoir les honneurs du eonsulat et les y déposer cri même temps; ce que Cicéron, qui saisissait avec plaisir toutes les occa- sions deplaisanter, relevaendisant: « Caniniusest « un consul logothéorète.» Il disait aussi : « Révi- « lius a si bien fait, qu'on est obligé de chercher « sous quels consuls il a été consul; » ce qui ne J'empêcha pas d'ajouter encore,: « Nous avons « dans Caninius un consul vigilant', qui n 'à point~ « goûté le sommeil de tout son consulat. » Pompée supportait impatiemment les plaisan- teries de Cicéron; voici ce que celui-ci disait sur son compte : « J'ai bien qui fuir, mais je « n'ai pas qui suivre. » Cependant il vint trouver Pompée; et comme on lui reprochait qu'il venait tard: «Nullement, répondit-il, puisque je ne vois «ici rien de prêt. » Il répondit ensuite à Pompée, qui lui demandait où était son gendre Dolabella : « Il q est avec votre beau-père ( César). » Une autre fois Pompée ayant accordé à un transfuge les droits de citoyen romain : « Un bel homme, dit «.Cicéron, peutpromettre aux Gaulois les droits de « citoyen chez les autres, lui qui ne peut pas nous « les rendre à nous-mêmes dans notrepatrie. »Ces mots paraissént justifier celui que dit Pompée « Je souhaite que Cicéron passe à nos ennemis, « pour qu'il nous craigne. » La mordante causticité de Cicéron s'exerça aussi sur César lui-même. Interrogé, peu après la vic- toire de César, comment il s'était trompé dans le choix d'un parti, il répondit : « La ceinture m'a « trompé; » voulant par là railler César, qui cei- gnait sa toge de manière qu'en laissant traîner le pan, il avait la démarche d'un homme efféminé; ce qui même fut cause que Sylla avait dit presque prophétiquement à Pompée : « Prenez garde à ce « jeune homme mal ceint. » Une autre fois, La- bérius, à la fin des jeux publics, après avoir reçu les honneurs de l'anneau d'or de la main de César, passa aussitôt après, du théâtre parmi les spectateurs, aux siéges du quatorzième rang, comme étant réhabilité dans l'ordre des cheva- liers', dont il avait dérogé en jouant un rôle de comédien. Cicéron lui dit, au moment où il pas- sait devant lui pour chercher un siège : « Je te re- cevrais si je n'étais assis trop à l'étroit. » Par ces mots, en même temps qu'il le repoussait, il rail- lait le nouveau sénat, que César avait porté au delà du nombre légal. Mais son sarcasme ne resta pas impuni, car Labérius lui répondit : « Il « est merveilleux que tu soies assis à l'étroit, toi « qui as l'habitude de siéger sur deux bancs. » II censurait par ces mots la mobilité de Cicéron, imputation qui pesait injustement sur cet excel- lent citoyen. Le même Cicéron railla publiquement, dans une autre occasion, la facilité de César pour la nomination des sénateurs. L. Mallius, hôte du dictateur, le sollicitant de nommer décurion le fils de sa femme, Cicéron dit, en présence d'un grand nombre de personnes : « II le sera à Rome; si tu veux; mais c'est diffeileà Pompéium. » Sa caus- ticité ne s'arrêta pas là. Un Laodicéen nommé Andron étant venu le saluer, il lui demanda la cause de sa venue, et apprit de lui qu'il était dé- puté vers César pour solliciter la liberté de sa pa- trie; ce qui lui donna occasion de s'expliquer ainsi sur la servitude publique : « Si vous obtenez, « négociez aussi pour nous. » Il avait aussi un genre de. causticité sérieuse et qui passait la plaisanterie, cornnie par exem- ple Iorsqu'il écrivait à C. Cassius, un des meur- triers de César : « J'aurais désiré que vous m'eus- « siezinvité au souper des !des de mars: certaine- « ment il n'y aurait point eu de restes; tandis «=que maintenant vos restes me donnent de a :l'exercice. » Il a fait encore une plaisanterie très- piquante sur son gendre Pison et-sur M. Lépidus. Symmaque parlait, et paraissait avoir encore plusieurs choses à dire, lorsqu'Aviénus lui cou. pnt laparole, comme cela arrive quelquefois dans les conversations de table, dit: -César Auguste ne-fut inférieur à personne dans le genre de la plaisanterie satirique, pas même peut-être à Tullius; et; si vous l'agréez, je vous rapporterai quelquesuaits de lui que ma mémoire me four- üira. Morus lui répliqua: -Permettez, Aviénus, que,Symmaque nous apprenne les bons mots de Cicéron sur ceux dont il avait déjà prononcé le nom; et après cela succédera plus à propos ce que vous voulez nous raconter d'Augustes Aviénus se taisant, Symmaque reprit : - Je disais que Ci- céron voyant la démarche abandonnée de son gendre Pison et la démarche alerte de sa fille, dit au premier: « Marche comme une femme; » et à l'autre: « Marche comme un homme. » J'allais ra- conter encore que M. Lépidus ayant dit dans le sénat, aux pères conscrits : « Je n'aurais point « donné tant d'importance à un pareil fait « fecisà sem factum), Cicéron répliqua:,, Et moi je n'au= ,t rais point donné tant d'importance,à un omoïop- « tote » (un jeu de mots.) Mais poursuis, Avié- nus, et que je ne t'empêche pas plus longtemps de parler. CIÏAPITRÉ IV. Des plaisanteries d'Auguste à l'égard d'autres personnes, et de celles d'autres personnes à son égard. Aviénus commença ainsi : - César Auguste, disais-je, aima beaucoup lesplaisanteries, en res- pectant toujours néanmoins les bornes posées par l'honnêteté et par les convenances de son rang, et sans tomber jamais dans la bouffonnerie. IL avait écrit une tragédie d'Ajax; n'en étant plus satisfait, il l'effaça. Dans la suite, Lucius, auteur tragique estimable, lui demandaitce que devenait son Ajax ; il lui répondit : « Il est tombé sur l'é- R ponge. Quelqu'un qui lui présentait un placet en tremblant avançait à la fois et retirait la main « Crois-tu, dit-il, présenter Un as à un éléphant? » Paeuvius Taurus lui demandait un congiaire, disant qu'on racontait dans le public qu'il lui avait donné une somme considérable. « Quant à toi,- « n'en crois rien, » lui répliqua-t-il. Quelqu'un qui fut destitué de la charge de pré- fetdelacavalerie demandait qu'on lui aceordâtau moins une gratification. « Je ne sollicite point ce « don, disait-il., par amour du gain, mais pour qu'il « paraisse que je n'aie quitté mon emploi qu'après « avoir mérité de recevoir une récompense. » Au- guste lui ferma la bouche par ces mots : « Affirme « à tout le monde que tu fas reçue, et je ne nie- « rai point de te l'avoir donnée. » Son urbanité se manifesta à l'égard d'Héren- nius, jeune homme adonné au vice, et auquel il avait prescrit de quitter son camp. Celui-ci le suppliait, en disant : « Comment reviendrai-je « dans mes foyers? que dirai-je à mon père? -- « Tu lui diras, répondit-il, que je t'ai déplu. » Un soldat blessé à l'armée d'un coup de pierre, et défiguré par une cicatrice apparente au front, mais qui cependant vantait trop ses actions, fut légèrement réprimandé par lui en ces termes « Ne t'est-il jamais arrivé en fuyant de regar- « der derrière toi?» Il répondit à un bossu nommé Galba, qui plai- dait une cause devant lui, etqui répétait fréquem- ment : «Si tu trouves en moi quelque chose de re- « préhensible, redresse-moi. - Je puis t'avertir, « mais non te redresser. » Plusieurs individus que Cassius Sévérus avait accusés ayant été absous (absoluti) , tandis que l'architecte du forum d'Auguste traînait cet ou- vrage en longueur; Auguste joua sur le mot, en disant : « Je voudrais que Cassius accusât aussi « mon forum. » Vettius ayant labouré le lieu de la sépulture de son père,,, C'est là véritablement, dit Auguste, u cultiver (colere) le tombeau de son père. Ayant appris que, parmi les enfants de deux ans et au-dessous qu'Hérode, roi des Juifs, avait fait massacrer en Syrie, était compris le propre fils de ce roi, il dit - « Il vaut mieux être le porc « d'Hérode que son fils. » N'ignorant pas que le style de son ami Mécène était négligé, tâche et sans nerf, il y conformait le sien la plupart du temps, dans les lettres qu'il lui écrivait : c'est ainsi que, dans une épître fa- milière à Mécène, il cache sous un débordement de plaisanteries cette pureté sévère qu'il se pres- crivait en écrivant à d'autres. « Porte-toi bien, miel des nations, mon petit « miel, ivoire d'Étrurie, laser d'Arétium, dia- « matit des mers supérieures, perle du Tibre, « émeraude des Cilniens, jaspe des potiers, bérylle « de Porsena; puisses-tu avoir un escarboucle, « et en résumé les charmes artificiels des pros- « tituées l » Quelqu'un le reçut un jour avec un souper as- sez mesquin, et d'un ordinaire journalier; car il ne refusait presque aucune invitation. Après le repas, comme il se retirait l'estomac vide et sans appareil, il se contenta de murmurer ces mots, après la salutation de son hôte : « Je ne pensais « pas d'être autant de tes familiers. » Comme il se plaignait de la couleur terne d'une étoffe pourpre de Tyr dont il avait ordonné l'a- chat: « Regarde-la » lui dit le vendeur en la tenant plus élevée; » à quoi il répondit : « Faudra-t-il « donc, pour que le peuple romain me trouve bien « vêtu, que je me promène sur la terrasse de ma « maison? IJ avait à se plaindre des oublis de son, nomen- clateur : « Est-ce au forum que tu m'envoies? » lui disait 'un jour celui-ci? - Oui, répondit-il; et « voilà des lettres de recommandation, car tu n'y « connais personne. » Jeune encore, il persifla finement Vatinius. Cethomme, cassé par la goutte, voulait cependant avoir l'air d'être délivré de cette infirmité, et se vantait de faire mille pas. « Je rien suis point « surpris, repartit Auguste, car les jours sont « devenus un peu plus longs. » Ayant appris qu'un chevalier romain avait tenu cachées, durant sa vie, de grandes dettes excédant vingt millions de sesterces, il ordonna qu'on achetât à son encan le coussin de son lit, donnant pour raison de cet ordre, à ceux qui s'en étonnaient, qu'il fallait avoir pour son sommeil un coussin sur lequel cet homme avait pu dor- mir avec tant de dettes. Il ne faut point passer sous silence ce qu'il dit en (honneur de Caton. Il eut un jour occasion de venir dans la maison qu'il avait habitée; au sor. tir de là, comme Strabon, pour le flatter, parlait mal de l'opiniâtre fermeté de Caton, Auguste dit : « Quiconque veut empêcher le changement « du gouvernement actuel de sa patrie est un hon- « nête homme et un bon citoyen.» Donnant ainsi à Caton de .sincères louanges, sans néanmoins en- courager contre son intérêt à changer l'état pré- sent des choses. Toutefois j'admire davantage en Auguste les plaisanteries qu'il a supportées que celles qu'il a dites, parce qu'il y a plus de mérite d'avoir de la tolérance que d'avoir de l'esprit; vu. su dont l'é- galité d'âme avec laquelle il a supporté les traits les plus mordants. On tonnait la cruelle plaisan- terie d'un habitant des provinces. Cet homme, qui ressemblait beaucoup à Auguste, était venu à Rome et attirait sur lui tous les regards. L'em- pereur se le fit amener, et lui.adressa, en le voyant, la question suivante: « Dis-moi, jeune homme, « ta mère est-elle jamais venue à Rome? - Non ,. . « lui répondit-il; mais, ajouta-t-il, mon père t'est « venu souvent. » Du temps du triumvirat, Auguste écrivit con- tre Pollion des vers fescennins; ce qui fit dire à celui-ci : « Pour moi, je me tais; car il n'est pas « facile d'écrire contre celui qui peut proscrire. » Curtius, chevalier romain, homme accoutu- mé à nager dans les plaisirs, ayant rencontré,. dans un repas qu'il prenait chez Auguste, une. grive maigre, lui demanda s'il pouvait la ren- voyer (mittere ). Le princeayant répondu: « Pour- « quoi pas? » Curtius la fit aussitôt passer par la fenêtre (misit). Auguste avait payé, sans en être sollicité, les dettes d'un sénateur qu'il chérissait, montant à quatre millions de sesterces : celui-ci., pour tout remerciement, ne lui écrivit que ces mots : « Tu « ne m'as rien donné pour moi. » Lorsqu'il entreprenait quelque bâtiment, Lici- nius, son affranchi, était dans l'usage de lui apporter de grandes sommes d'argent; dans une de ces occasions, Licinius lui fit un billet d'une somme de cent. Une ligne était tracée au-dessus des caractères qui exprimaient cette somme, et s'étendait un peu au delà, laissant ainsi un espace vide au-dessous d'elle. Auguste, profitant de l'oc- casion, ajouta une centaine à la première, et rem- plit soigneusement l'espace vide de sa propre main, en imitant le reste de l'écriture : l'affran- chi dissimula, et paya la somme ainsi doublée. Dans la suite, Auguste ayant commencé quelque autre entreprise, Licinius lui fit sentir avec dou- ceur le tort de cette conduite, en lui donnant un autre billet conçu en ces termes : « Je t'offre, sel. « peur, pour les frais de eettenou val le entreprise, tout ce que tu jugeras nécessaire. » La patience d'Auguste dans les fonctions de censeur est aussi louable que renommée. Il ceusq- rait un chevalier romain , comme ayant dété- rioré sa fortune; mais celui-ci prouva publique- ment qu'il l'avait au contraire augmentée. B,lentet après, il lui reprocha de n'avoir pas obéi aux lois qui ordonnaient de contracter mariage; à quoi le chevalier répondit qu'il avait une femme et trois enfants, et il ajouta ensuite : « Désormais , « César, lorsque tu auras à scruter la conduite « des honnêtes gens, charges-eu des gens bon- . nêtes. Il supporta aussi, je ne dirai pas seulement la liberté, mais même la témérité d'un soldat. Il se trouvait à la campagne, où les chants nocturnes d'un hibou, interrompant fréquemment son som- meil, lui faisaient passer des nuits troublées. Il or- donna qu'on tâchât de prendre le hibou. Un sol- dat habile dans la chasse aux oiseaux, et espérant une grande récompense, lui apporta l'oiseau. L'empereur l'en loua, et donna ordre de lui comp- ter mille petits sesterces; mais celui-ci eut Fau- dace de dire : « J'aime mieux gWil vive, » et de lâcher l'oiseau. Qui ne s'étonnera qu'Auguste, sans s'offenser de ce trait, ait laissé aller le soldat impuni? Un vétéran avait un procès : le jour indiqué pour le jugement avançait; il aborda César en publie, et le pria de se charger de sa cause. Celui- ci lui donna aussitôt un avocat de sa suite, au- quel il recommanda le plaideur. Alors le vétéran s'écria d'une voix forte ; ,, César, quand tes destins « se décidaient au combat d'Actium, je ne cherchai « point un remplaçant, mais je combattis moi- « même pour toi. » Et en dis rut ces mots le soldat découvrit sea, cleatrlces. Auguste rougit et vint plaider pour lui, dans la crainte non pas tant de paraître superbe que de paraître ingrat. II avaitentendu avec plaisir pendant son souper les musiciens de Toronius Flaccus, marchand d'esclaves, et les avait payés avec du blé , tandis qu'il en avait plus libéralement payé d'autres avec de l'argent. Ayant de nouveau demandé à Toronius ses mêmes musiciens pour jouer pen- dant son souper, celui-ci s'excusa, en disant, » .x Ils sont au moulin. » Lorsqu'il retournait triomphant, après la vic- toire d'Actium, parmi ceux qui venaient le féliciter, se présenta un individu qui lui offrit un corbeau qu'il avait dressé à dire ces mots « Salut, César, victorieux empereur. » Auguste, agréablement surpris, acheta l'ingénieux oiseau vingt mille petits sesterces. Un camarade du précepteur de l'oiseau, auquel il ne revenait rien de cette libéralité, dit à l'empereur qu'il avait encore un autre corbeau semblable à celui-là. Auguste demanda qu'on le lui amenât : quand l'oiseau fut en sa présence, il récita les mots qu'on lui avait appris:« Salut, Antoine, victorieux « empereur. »Auguste, sans s'offenser nullement, ordonna que les vingt mille pièces fussent parta- gées entre les deux camarades. Une autre fois, sa, lué de la même façon par un perroquet, il le fit acheter. Il fit aussi acheter une pie dressée de la même manière. Ces exemples engagèrent un pau- vre cordonnier à instruire un corbeau à répéter une pareille salutation. Le cordonnier, fatigué des soins qu'il se donnait, disait souvent à l'oiseau , qui restait muet : « J'ai perdu mon argent et ma « peine. » Cependant le corbeau vint enfin à bout de répéter la salutation: on le plaça sur le passage d'Auguste, qui, l'ayant entendu, dit. « J'ai chez « moi assez d'oiseaux qui saluent de la sorte. »'Le corbeau eut assez de mémoire pour ajouter aus- sitôt cette phrase, qu'il avait entendu dire à son maitre lorsqu'il se plaignait : « J'ai perdu mon « argent et ma peine. » A ces mots, Auguste sou- rit, et fit acheter l'oiseau plus chèrement qu'il n'avait payé aucun autre. Un pauvre Grec avait pris l'habitude de pré- senter à"Auguste, quand il descendait de son pa- lais, une épigramme en son honneur. Après qu'il l'eut fait plusieurs fois vainement, l'empereur, voyant qu'il s'apprêtait à le faire encore, traça rapidement de sa main, sur un feuillet, une épigramme grecque, et la lui fit remettre comme il venait au-devant de lui. Celui-ci de la louer après l'avoir lue, de témoigner son admiration de la voix et du geste; et s'étant rapproché du siège de l'empereur, il mit la main dans une misérable bourse dont il tira quelques deniers, qu'il lui pré- senta, en ajoutant: « Cela n'est point sans doute « proportionné à ta fortune, ô César; je té donne- « rais plus, si je possédais davantage. » Ce trait provoqua un rire universel, et Auguste, ayant appelé son trésorier, fit compter à ce pauvre Grec cent mille petits sesterces. CHAPITRE V. Des plaisanteries et des mœurs de Julie, fille d'Auguste. Voulez-vous queje vous rapporte quelques uns des mots de Julie, fille' d'Auguste? Mais aupara- vant, sije ne dois point passerpouruntrop discou- reur,je voudrais dire quelques mots des mceurs de cette femme, à moins qu'aucun de vous n'ait à dire autre chose de plus utile et de plus sérieux. Tout le monde l'ayant invité à poursuivre, il commença ainsi : - Julie, parvenue à l'âge de trente-huit ans, aurait, avec plus de bon sens, considéré cette époque comme celle de son dé- clin vers la vieillesse; mais elle abusa de (indul- gence de la fortune, comme de celle de son père. Néanmoins soin amour pour les lettres, et l'ins- truction qu'il lui avaitété si facile d'acquérir dans sa maison, le tout joint à un caractère rempli de douceur et de bonté, faisai&nt encore d'elle une femme pleine dé gràces, au grand étonnement de ceux qui, connaissantses vices, ne concevaient pas comment ils pouvaient s'allier avec des qualités si disparates. Plus d'une fois son père lui avait pres- crit, en des termes dont l'indulgence tempérait la gravité, qu'elle eût à modérer le faste de ses or- nements et l'appareil desescortéges. Lorsqu'il con- sidérait la ressemblance de physionomie de ses nombreux petits-fils avec Agrippa, il rougissait de douter de la vertu de sa fille; puis il se flat- tait que son caractère léger et pétulant lui donnait l'apparence du vice sans qu'elle en eût réelle- ment la culpabilité, et il osait croire qu'elle était telle que, parmi ses ancêtres, avait été Claudia; ce qui lui faisait dire à ses amis qu'il avait deux filles qui demandaient les plus grands ménage- ments, et dont il devait tout supporter : la répu- blique, et Julie. Julie était venue voir Auguste dans un cos- tume dont l'indécence offensait les yeux de son père, qui néanmoins garda le silence. Le lende- main elle changea de tenue, et elle vint embrasser son père, joyeux de la voir dans un costume d'une sévérité remarquable. Celui-ci, qui la veille avait comprimé sa douleur, ne"put retenir sa joie, et dit. « Combien ce costume est plus convenable à « lafille d'Auguste t » Mais Julie sans se déconcer- ter répliqua: « En effet, je me suis parée aujour- « d'hui pour les yeux de mon père; et hier, pour ~< ceux de mon mari. » On tonnait le trait suivant. Livie et Julie avaient attiré sur elles les regards du public, dans un spectacle de gladiateurs, par la dissimi- litude de leur suite. Livie était entourée d'hom- mes graves, Julie d'eue foule de jeunes gens, et même de libertins. Son père lui écrivit, pour lui faire remarquer cette différence de conduite en- tre deux femmes d'un rang également élevé: elle répondit ingénieusement : « Ces jeunes gens deviendront vieux avec moi. » II lui était survenu de bonneheure des cheveux blancs, qu'elle se faisait secrètement arracher : l'arrivée inopinée de son père surprit une fois ses coiffeuses. Auguste aperçut des cheveux blancs sur les vêtements de sa fille, mais n'en témoigna rien. Quelque temps après, au milieu de plusieurs autres propôs,il amena la conversation sur l'âge, et demandà à sa fille si, en vieillissant, elle pré- férait voir ses cheveux blanchir ou tomber: elle répondit: « J'aime mieux les voir blanchir. » Alors il la convainquit de mensonge, en lui disant Pourquoi donc tes femmes te font-elles chauve * de si bonne heure? » Une autre fois, Julie entendant un de ses amis, homme d'un caractère grave, qui s'efforçait de lui persuader qu'elle ferait mieux de régler sa conduite sur (exemple de la simplicité de son père , elle dit : « Il oublie qu'il est César, et moi «je me souviens que je suis la fille de César. » Comme les confidents de ses débauches s'é- tonnaient de ce que, se livrant à tant de gens, elle donnait à Agrippa des enfants qui lui ressem- blaient: « C'est, dit-elle, que je ne prends point de « passager que le navire ne soit plein. » Il existeuuproposde cegenre de Populia, fille de Marcus, laquelle répondiiaàquelqu'un qui s'é- tonnait de ce que les femelles des animaux ne désirent le mâle qu'à l'époque où elles doivent concevoir : « C'est qu'elles sont des bêtes. » CHAPITRE VI. Autres plaisanteries et réponses ingénieuses de divers personnages. Mais revenons des femmes aux hommes', et des plaisanteries lascives à d'autres plus dé- centes. çascellius était un jurisconsulte d'une grâce et d'une liberté d'esprit également admi- rables. On a beaucoup cité de lui le trait suivant. Vatinius, assailli à coups de pierres par le peu- ple, auquel il donnait un spectacle de gladiateurs, avait obtenu des édiles qu'ils défendissent de lancer rien autre chose dans l'arène que des pommes. Cascellius, consulté par quelqu'un dans cette occasion, pour savoir si le fruit du pin était une pomme, répondit : « Si c'est pour lancer ton- « tre Vatinius, c'est une pomme. » Un marchand lui demandait comment il de- vait partager un vaisseau avec son associé : on rapporte qu'il lui répondit : « Si vous le partagez, « vous ne l'aurez ni l'un ni l'autre. » On raconte le mot suivant de M. Lollius sur Galba, homme, distingué par son éloquence, mais qui en détruisait l'effet par- sa difformité corporelle, dont j'ai parlé plus haut. « Le génie de « Galba, disait-il, est mal logé. » L- grammairien Orbilius railla ce même Galba d'une manière encore plus piquante. Or- billus déposait contre un accusé. Galba, pour con- fondre le témoin, se met à l'interroger en feignant d'ignorer sa profession: « Quel est votre métier? lui dit-il. -« De gratter des bosses au soleil, » ré- pondit celui-ci. C. César faisait compter cent mille sesterces à ceux qui jouaient à la paume avec lui, tandis qu'il n'en faisait compter que cinquante à L. Céci- lius. « Qu'est-ce donc? dit celui-ci; est-ce qu'au lieu « de jouer des deux mains, je ne joue que d'une « seule, pour que je ne puisse recevoir davan- « tape?» On disait à Décimas Labérius que P. Clodius était irrité contre lui, parce qu'il lui avait refusé de composer un mime. « Que peut-il me faire « de plus, répliqua-t-il,, que de me faire alter à « Dyrrachium et revenir? » faisant allusion à l'exil de Cicéron. CHAPITRE VII. lies mots et maximes de Labérius et de Publius, mimo- graphes, et de Pylade et Hylas, comédiens. Mais puisqu'Aurélius Symmaque a parlé na- guère de Labérius, et que j'en fais moi-même actuellement mention, si je rapportais ici quel- ques mots de 'lui ainsi que de Publias, nous aurions introduit en quelque sorte, à notre fes- tin, l'appareil de fête que semble prârnettre la présence des. comédiens, en évitant le reproche de libertinage qu'elle attire. César invita Labé- rius, chevalier romain, homme d'une àpre liberté de parole, à monter sur. le théàtre moyennant la somme de cinq cent mille petits sesterces, et à jouer lui-même les mimes qu'il composait. Or, l'homme puissant commande non-seulement lors- qu'il invite, mais lors même qu'il prie. Aussi Labé- rius témoigne la contrainte que César lui fit subir, dans les vers du prologue suivant. « Où m'a précipité, vers la fin de mon exil- « tente, la force adverse de la nécessité, que « tant d'hommes ont voulu éluder, et que si peu « ont pu fuir? Moi, que dans ma jeunesse au- « tune ambition, aucune largesse, aucune train- « te, aucune force, aucune autorité, ne purent « faire déchoir de mon rang, voilà que dans ma « vieillesse la parole flatteuse; douce et clémente « d'un homme illustre, m'en fait descendre avec « facilité. Car qui aurait toléré que moi, mortel, « j'eusse refusé à celui auquel les dieux ne purent « rien refuser? Ainsi donc après avoir véeusoixante « ans sans reproche, je quitte mes lares cheva- « lier romain, et je rentre dans ma maison corné- « dieu. Dès cet instant j'ai vécu trop d'un jour. « 0 fortune immodérée dans la prospérité comme ;. « dans le malheur, si l'un de tes caprices devait « être de faire servir la gloire des lettres à briser « vers son terme une renommée honorable, pour- « quoi ne m'as-tu pas rendu flexible à accomplir tes « desseins, alors que mes membres pleins de vi- « gueur me permettaient de plaire au peuple et à « cet homme illustre? Mais maintenant où me « précipites-tu? Qu'apporté je sur la scène? est-ce « la beauté, ou la dignité du corps? l'énergie de « l'âme, ou le son gracieux de la voix? De même « que le lierre épuise les forces de l'arbre autour « duquel il serpente, de même la vieillesse m'éner- « ve, en m'entourant de ses étreintes annuelles; « et, semblable au tombeau, il ne reste_ plus de « moi qu'un nom. » Dans cette même pièce Labérius se vengeai comme il le pouvait, dans le rôle d'us Syrien battu de verges, sous le masque duquel il s'écriait « Désormais, Romains, nous avons perdu la If- « berté 1» Et il ajoutait peu après « Il faut qu'il craigne beaucoup de gens, celui « que beaucoup de gens craignent. » A ces derniers mots, tout le peuple fixa les yeux sur César, et se complut à le voir dans l'im- puissance derepousser ce trait qui le frappait. Cette circonstance fut cause que le dictateur transporta ses faveurs àPublius.CePublius,Syrien denation, ayant été présenté adolescent au patron de son maître, s'attira ses bonnes grâces, non moins par sa beauté que par les agréments de son esprit. Ce dernier, apercevant un de ses esclaves hydropi- que qui était couché par terre, et lui reprochant 4 ce qu'il faisait au soleil : « 1.1 fait chauffer son eau, » repartit Publius. Pendant le souper, on agita en plaisantant la question de savoir quel genre de repos était le plus déplaisant: les opinions étaient partagées : « C'est celui des pieds goutteux, » dit Publius. A cause de ces traits et de plusieurs au- tres, il fut affranchi, et instruit avec beaucoup de soin. Ayant composé des mimes qui obtinrent de grands succès dans les-villes d'Italie, il parut à Rome durant des jeux que César y donna, et défia tous. ceux qui, à cette époque, exposaient leurs ouvrages sur la scène, à concourir avec lui sur pu sujet donné, et pendant un espace de temps déterminé. Il vainquit tous ceux qui se présentè- rent; de ce nombre fut Labérius, ce qui fit dire à César, en souriant : « Malgré ma protection, « Labérius, tu es vaincu par Syrus. » Aussitôt il donna une palme à Publius, et. à Labérius un an- neau d'or avec cinq cent mille sesterces. Comme ce dernier se retirait, Publius lui dit: « Sois favo- « rable, comme spectateur, à celui que tu as coin- « battu comme écrivain. » Et Labérius, à la pre- mière représentation théâtrale qui eut lieu, fit entrer les vers suivants dans un de ses mimes: « On ne peut pas toujours occuper le premier « rang. Lorsque tu seras parvenu au dernier degré « de l'illustration, tu t'arrêteras avec douleur; et « tu tomberas, avant d'avoir songé à descendre. « de suis tombé; celui qui me succède tombera « aussi : la gloire est une propriété publique. » Quant à Publius, on connaît de lui des sen- tences ingénieuses, et d'une application très-fré- quente; je ne me souviens que de celles-ci, ren- fermées chacune dans un seul vers « C'est un méchant avis, celui dont on ne peut « changer. « Celui qui donne à qui en est digne, reçoit un « bienfait en donnant. » « Au lieu de récriminer, supporte ce qui ne « peut être changé. » « Celui à qui on permet plus qu'il n'est raison- « nable, veut plus qu'on ne lui permet. « Un compagnon de voyage, d'unecouversation n agréable, tient lieu de véhicule en chemin. » « La frugalité est la broderie d'une bonne ré- « putation. » « Les larmes d'un héritier sont le rire sous le « masque. » « La colère s'attire plusde mal que la patience. :, « Celui qui fait un second naufrage accuse Nep- « tune à tort. » « Trop de contestation fait perdre la vérité. » « C'est un demi-bienfait de refuser vite ce qui est demandé. » « Sois avec ton ami en songeant qu'il peut de- « venir ton ennemi. » « Supporter une ancienne injure , c'est en quê- a ter une nouvelle. » « On ne triomphe jamais d'un danger, sans « danger. » Mais puisque je suis venu à parler du théàtre, je ne dois oublier ni le comédien Pylade, qui s'il- lustra dans son art du temps d'Au~uste, ni Hy- las son disciple, qu'il instruisit jusqu'au point de devenir son rival. Les suffrages du peuple étaient divisésentreeux. Hylas exécutait un jourune pan- tomime musicale, dont la finale était ; n Le grand « Agamemnon : » et en disant ces mots, il se re- dressait comme pour dessiner une haute stature. Pylade ne pouvant supporter cela, lui cria de sa loge -.«Tu le fais long, et non pas grand. » Alors le peuple l'obligea à exécuter la même pantomime; et lorsqu'il en fut venu à l'endroit qu'il avait re- levé, il prit l'air d'un homme qui réfléchit, per- suadé que le principal caractère d'un grand géné- ral est de penser pour tout le monde. Hylas jouait le rôle d'OEdipe; Pylade le reprit sur la sécu- rité qu'il y montrait, en lui disant : « Songe que s tu es aveugle. » Dans le rôle d'Hercule furieux, plusieurs personnes trouvaient que Pylade ne conservait pas assez la démarche qui convient à un acteur : alors quittant son masque, il gour- manda ses critiques en ces termes : « Insensés, son « gez que je joue un fou ; » et en même temps il jeta ses flèches au milieu du peuple. Jouant le même rôle par ordre d'Auguste dans fine salle particu- lière , il banda son arc et lança sa flèche; et l'em- pereur ne fut point offensé que Pylade fît avec lui comme il avait fait avec le peuple romain. On lui attribuait d'avoir remplacé la pantomime sans art de nos ancêtres, par une nouvelle panto- mime beaucoup plus gracieuse. Auguste lui ayant demandé quel avait été son procédé, il répondit «Qu'il avait substitué la flûte à la voix humaine. » Sa rivalité avec Hylas ayant occasionné une sédition parmi le peuple, excita l'indignation d'Auguste; ce que Pylade apprenant, il s'écria : « Tu es un « ingrat, ô prince! Laisse-les s'occuper de nous. » CHAPITRE VIII. Préceptes de Platon touchant l'usage du vin; et combien il est honteux et même dangereux d'être sujet aux plai- sirs de la bouche et du tact. Cette conversation provoqua la gaieté; et tan- dis qu'on louait la mémoire ornée et l'aménité d'esprit d'Aviénus, un serviteur avança les secondes tables. Alors Flavien prenant la parole, dit : - Bien des gens, je pense, ne sont pas de l'avis de Varron, qui, dans son ingénieuse satire Ménippée intitulée : « Tu ne sais ce que t'ap- « porte le soir, » bannit les mets raffinés du second service. Mais toi, Cécina, qui as une meilleure mémoire, répète-nous, je te prie, les propres pa- roles de Varron, si tu les as retenues. Albin répondit: - Voici le passage de Varron que tu me demandes: a Les bellaria les plus doux sont ceux * où l'on ne met point de miel; car le miel ne souf- « fre point la cuisson. Le mot bellaria signifie R toute espèce de mets du second service : c'est n le nom que nos ancêtres ont donné à ce que les Grecs appelèrent aF'~t~ta ou Tpalri~,aTa.Les vins „ les plus doux sont aussi désignés sous cette dé- nomination dans de, très-anciennes comédies, « où ils sont appelés bellaria, de liber. » -Allons, reprit alors Évangelus, livrons-nous un peu au vin, avant de nous lever de table; et ceci d'après l'autorité de Platon, qui pense que le vin est un excitant, et une sorte de feu qui renouvelle les for- ces de l'esprit et du corps de l'homme qui s'y adonne. - Quoi donc, Évangelus, répliqua Eus- thate, crois-tu que Platon ait voulu conseiller de faire un fréquent usage du vin? Ce qu'il a paru ne pas improuver, n'est-ce pas plutôt ces festins libres et joyeux, où l'on boit dans de petites cou- pes, et où des hommes sobres président? Ce sont de tels repas qu'il déclare pouvoir être utiles à l'homme, dans les livres l et 2 de son traité a Des lois. » Il pense que la. boisson modérée, au sein d'honnêtes délassements, rafraîchit l'esprit, et le dispose à reprendre les exercices ordinaires d'une vie sobre; et qu'un moment de gaieté le rend plus propre à poursuivre ses travaux accoutumés. En même temps, si quelqu'un est entraîné par sa cupidité et ses passions dans des erreurs que la honte lui fait tenir cachées, la liberté qui naît du vin les fait découvrir sans inconvénients et les rend plus faciles à corriger et à guérir. Platon dit aussi, dans le même endroit, qu'on ne doit pas craindre de s'habituer à supporter la force du vin, puisqu'il n'est personne de si sobre ou de si tempérant, dont la vie ne s'écoule à travers les dangers de l'erreur ou les amorces de la volupté. Car qui n'a pas connu les Grâces et les Plaisirs, divinités des festins? Et s'il était quelqu'un qui ne se fût pas trouvé dans ce cas, aussitôt que sa propre volonté, la nécessité ou l'occasion, les lui auront fait connaître, il se laissera bientôt attirer et sub- juguer, sans que son esprit ni son coaur puissent résister. Il faut donc combattre et entrer pour ainsi dire en lutte avec les voluptés, et principale- ment avec les effets licencieux que produit le vin; non par la fuite ou par l'éloignement, mais par la vigueur de l'âme et en les affrontant avec cons- tance. Qu'un usage modéré entretienne la tempé• rance et la continence, et cependant que notre esprit, animé et réchauffé, repousse et la froide tristesse et la craintive timidité. Nous venons de parler des voluptés : Aristote nous apprend quelles sont celles qu'on doit éviter. L'homme a cinq sens, que les Grecs appellent a'siT~,astç, par le canal desquels l'âme et le corps perçoivent le plaisir. Ces sens sont : le tact, le goût, l'odorat, la vue, l'ouïe. Tout plaisir pris immodérément est déréglé et honteux, mais prin- cipalement ceux du tact et du goût; ces deux genres de volupté, de l'avis des hommes sages , sont ce qu'il y a de plus honteux. Les Grecs ont donné à ceux qui se livrent à ces vices graves les noms de dxp« rE7Lç ou d'«xoaâaTOç, et nous les appe- lons incontinents ou intempérants. Ces deux plaisirs du goût et du tact, c'est-à-dire du manger et du coït, sont les seuls que l'homme ait de commun avec les bêtes; et c'est pourquoi l'on dit que celui qui est dominé par ces voluptés bru- tales se ravale au rang des animaux sans raison les plaisirs qui nous viennent par les trois autres sens ne sont propres qu'à l'homme. Je vais rap- porter un passage d'Aristote sur ce sujet, afin qu'on sache ce que pensait cet homme illustre touchant ces infâmes voluptés. « Pourquoi appelons-nous incontinents et ceux « qui s'abandonnent aux plaisirs du tact, et ceux « qui s'abandonnent aux plaisirs du goût? car « nous donnons également cette qualification et « à ceux qui abusent des faveurs de Vénus, et à « ceux qui se complaisent dans la recherche des « mets. Or il y a différentes sortes de mets : les « uns qui affectent agréablement la langue, et k d'autres le gosier; ce qui faisait souhaiter à « Philoxène que les dieux immortels lui accor- « dament un cou de grue. Mais nous ne donnons « point cette qualification d'incontinents à ceux « qui excèdent les bornes de la modération dans « les jouissances de la vue et de l'ouïe. Serait-ce « parce que nous partageons avec les autres êtres « animés les voluptés que procurent les deux « premiers sens, que nous les méprisons comme « abjectes, et que nous les avons notées d'infamie « entre toutes les autres? Serait-ce pour cela que « nous blâmons l'homme qui y est adonné, et « que nous l'appelons incontinent et intempé- « tant, parce qu'il se laisse subjuguer et conduire « par la plus basse espèce de plaisirs? Car sur les « cinq sens, les deux dont je viens de parler sont « les seuls par lesquels les animaux goûtent des « plaisirs; les autres ne leur en procurent point, « ou du moins ce n'est qu'accidentellement: » Quel est donc celui, pour si peu qu'il ait de pudeur, qui pourra se complaire dans les plaisirs de la bouche et du coït, que l'homme partage avec l'âne et le pourceau? Socrate disait que beau- coup de gens ne désiraient de vivre que pour manger et boire; mais que lui, il ne mangeait et buvait que pour vivre. Hippocrate, cet homme d'un savoir divin, pensait que l'action véné- rienne était une sorte de maladie affreuse que nous appelons comitiale; voici ses paroles « Le coït est une petite épilepsie.