[0,0] Matthieu Paris, Historia Anglorum (Chronica minor). Prologue. [0,1] PROLOGUE. Raisons qui déterminent l'historien. — Exemples cités. — Au commencement de cette chronographie ou description des temps, j'aurai d'abord à répondre à ces détracteurs envieux qui regardent mon travail comme inutile ; puis, pour ceux dont la bienveillance attend ou plutôt sollicite cette histoire, je m'expliquerai dans ce prologue, et je donnerai mes raisons en peu de mots. Les gens de mauvais vouloir disent : Qu'est-il besoin de confier à l'écriture la vie et la mort des hommes, et les événements divers qui se passent dans le monde? Qu'est-il besoin de consigner et de rendre durables pour la postérité tant de choses prodigieuses? Qu'ils sachent ce que le philosophe leur répond : "La nature a mis dans le cœur de tout homme le désir de connaître". {cfr. Aristote, Métaphysique, I, 1) "L'homme sans instruction, sans souvenir des choses passées, tombe dans la stupidité qui est le partage des animaux. Son existence ressemble à celle d'un homme enterré tout vivant". {Sénèque, Lettres à Lucilius, X, 82, 3} Et si vous oubliez, si vous dédaignez ceux qui sont morts dans les temps anciens et éloignés de nous, qui donc se souviendra de vous-mêmes? N'est-ce pas là l'imprécation du Psalmiste? — "Que son souvenir disparaisse de la terre!" — {Psaume, CVIII, 15} et au contraire sa bénédiction paternelle ? — "Le souvenir du juste ne périra pas" {Psaume, CXI, 7} ; — et son nom montera éternellement au ciel avec la bénédiction de tous ; le nom de l’injuste, au contraire, sera accompagné de malédictions et d'opprobres. Vivre en évitant l'exemple des méchants, en suivant pied à pied les traces des bons (dont je me propose surtout d'écrire l'histoire), voilà l’heureux résultat des livres, voilà l'image fidèle des devoirs de l'homme. Par ce motif (quoiqu'il y en ait d'autres encore), le législateur Moïse fit ressortir dans l'Ancien-Testament l'innocence d'Abel, la jalousie de Caïn, l'esprit adroit de Jacob, l'insouciance d'Esaü, l'humilité de Job, la méchanceté des onze fils d'Israël, la bonté du douzième, c'est-à-dire de Joseph, la punition des cinq villes, la pénitence des Ninivites, et s'efforça d'en éterniser le souvenir par l'écriture. Il voulait inspirer le désir d'imiter les bons, l'horreur pour l'exemple des méchants. C'est à ce but qu'aspiraient aussi les saints évangélistes, les écrivains sacrés, Josèphe, l'historien des Hébreux ; Cyprien, évêque de Cartilage et martyr ; Eusèbe de Césarée, Jérôme le prêtre, Sulpice Sévère, Fortunat, Bède, le vieillard vénérable, et Prosper d'Aquitaine, qui écrivirent sur les faits de Dieu et sur l'histoire profane. Pour en venir maintenant aux modernes, Marianus Scot, moine de Fulda et Sigebert, moine de Gembloux, et d'autres auteurs d'une vaste intelligence furent des chroniqueurs véridiques. [0,2] INTRODUCTION. Voyage et perfidie d'Harold. Pour nous, nous commencerons ici cette chronique d'Angleterre, à partir de Guillaume, duc de Normandie; celui qui, bravé par Harold, ce roi des Anglais perfide et parjure, l'envoya défier, et le chassa du trône. Je raconterai brièvement aux lecteurs ce qui amena cet événement. —Pendant un voyage sur mer, ce même Harold, jeune encore, mais qui aspirait déjà à la couronne d'Angleterre, avait pris gaiement le large, lorsqu'un vent contraire l'écarta malgré lui de sa route, et le jeta sur les côtes de la province de Ponthieu, tandis qu'il croyait aborder en Flandre. Le comte de Ponthieu s'en empara et le livra à Guillaume, duc de Normandie. Cependant Harold affirmait qu'il avait eu le dessein arrêté de venir secrètement en Normandie pour s'allier au duc et recevoir sa fille en mariage. Il s'engagea même par un serment prêté sur les reliques d'un grand nombre de saints à exécuter fidèlement sa promesse dans un temps donné. Il fut donc traité avec d'autant plus d'honneurs que son arrivée avait été plus secrète, et que, jusque-là, Guillaume et Harold avaient été ennemis déclarés. Il jura, en outre, qu'après la mort du roi Edouard, déjà vieux et sans enfants, il garderait fidèlement le royaume d'Angleterre au duc Guillaume, qui y avait droit. Après avoir passé quelques jours dans les fêtes, Harold, comblé de riches présents, revint en Angleterre. Mais quand il se vit en sûreté, il se vanta d'avoir échappé par un mensonge habile aux pièges de son ennemi. L'époque arriva où il devait tenir toutes ses promesses : Harold n'en fit rien et laissa passer le terme. Le duc lui envoya alors une ambassade solennelle pour lui demander compte de sa conduite ; mais Harold, arrogant et menteur, nia formellement ce qu'il avait précédemment juré, traita outrageusement les messagers, fit mutiler leurs montures, et les renvoya. Le duc avait donc de justes raisons pour se croire provoqué. Il appela à la vengeance d'un si sanglant affront le roi de France, tous ses voisins, ses parents, ses amis. Bientôt Guillaume, avec l'aide du Seigneur, allait faire la conquête de l'Angleterre, après avoir brisé le pouvoir d'Harold, comme on le verra dans la suite de cette histoire.