[4,0] LIVRE QUATRIEME. [4,1] Cependant un des gens du maître de Lamon, envoyé de la ville, lui apporta nouvelles que leur commun seigneur viendrait, un peu devant les vendanges, voir si la guerre aurait point fait de dommages en ses terres ; à l'occasion de quoi Lamon, étant la saison avancée et passé le temps des chaleurs, accoutra diligemment logis et jardins, pour que le maître n'y vît rien qui ne fût plaisant à voir. Il cura les fontaines, afin que l'eau en fût plus nette et plus claire ; il ôta le fumier de la cour, crainte que la mauvaise odeur ne lui en fâchât ; il mit en ordre le verger, afin qu'il le trouvât plus beau. [4,2] Vrai est que le verger, de soi, était une bien belle et plaisante chose, et qui tenait fort de la magnificence des rois. Il s'étendait environ demi-quart de lieue en longueur, et était en beau site élevé, ayant de largeur cinq cents pas, si qu'il paraissait à l'oeil comme un carré allongé. Toutes sortes d'arbres s'y trouvaient, pommiers, myrtes, mûriers, poiriers ; comme aussi des grenadiers, des figuiers, des oliviers, en plus d'un lieu de la vigne haute sur les pommiers et les poiriers, où raisins et fruits mûrissant ensemble, l'arbre et la vigne entre eux semblaient disputer de fécondité. C'étaient là les plants cultivés ; mais il y avait aussi des arbres non portant fruit et croissant d'eux-mêmes, tels que platanes, lauriers, cyprès, pins; et sur ceux-là, au lieu de vigne, s'étendaient des lierres, dont les grappes grosses et jâ noircissantes contrefaisaient le raisin. Les arbres fruitiers étaient au dedans vers le centre du jardin, comme pour être mieux gardés, les stériles aux orées tout alentour comme un rempart, et tout cela clos et environné d'un petit mur sans ciment. Au demeurant, tout y était bien ordonné et distribué, les arbres par le pied distants les uns des autres, mais leurs branches par en haut tellement entrelacées, que ce qui était de nature semblait exprès artifice. Puis y avait des carreaux de fleurs, desquelles nature en avait produit aucunes et l'art de l'homme les autres; les roses, les oeillets, les lis y étaient venus moyennant l'oeuvre de l'homme ; les violettes, le narcisse, les marguerites, de la seule nature. Bref, il y avait de l'ombre en été, des fleurs au printemps, des fruits en automne, et en tout temps toutes délices. [4,3] On découvrait de là grande étendue de plaine, et pouvait-on voir les bergers gardant leurs troupeaux et les bêtes emmi les champs ; de là se voyait en plein la mer et les barques allant et venant au long de la côte, plaisir continuel joint aux autres agréments de ce séjour. Et droit au milieu du verger, à la croisée de deux allées qui le coupaient en long et en large, y avait un temple dédié à Bacchus avec un autel, l'autel tout revêtu de lierre et le temple couvert de vigne. Au dedans étaient peintes les histoires de Bacchus : Sémèle qui accouchait, Ariane qui dormait, Lycurgue lié, Penthée déchiré, les Indiens vaincus, les Tyrrhéniens changés en dauphins, partout des Satyres gaîment occupés aux pressoirs et à la vendange, partout des Bacchantes menant des danses. Pan n'y était point oublié, ainsi était assis sur une roche, jouant de sa flûte, en manière qu'il semblait qu'il jouât une note commune, et aux Bacchantes qui dansaient, et aux Satyres qui foulaient la vendange. [4,4] Le verger étant tel d'assiette et de nature, Lamon encore l'appropriait de plus en plus, ébranchant ce qui était sec et mort aux arbres, et relevant les vignes qui tombaient. Tous les jours il mettait sur la tête de Bacchus un chapeau de fleurs nouvelles ; il conduisait l'eau de la fontaine dedans les carreaux où étaient les fleurs; car il y avait dans ce verger une source vive que Daphnis avait trouvée, et pour ce l'appelait-on la fontaine de Daphnis, de laquelle on arrosait les fleurs. Et à lui, Lamon lui recommandait qu'il engraissât bien ses chèvres le plus qu'il pourrait, parce que le maître ne faudrait â les vouloir voir comme le reste, n'ayant de longtemps visité ses terres et son bétail. Mais Daphnis n'avait pas peur qu'il ne fût loué de quiconque verrait son troupeau, car il l'avait accru du double, et montrait, deux fois autant de chèvres comme on lui en avait baillé, n'en ayant le loup ravi pas une ; et si étaient en meilleur point et plus grasses que les ouailles. Afin néanmoins que son maître en eût de tant plus affection de le marier où il voulait, il employait toute la peine, soin et diligence qu'il pouvait à les rendre belles, les menant aux champs dès le plus matin et ne les ramenant qu'il ne fût bien tard. Deux fois le jour il les faisait boire, et leur cherchait tous les endroits où il y avait meilleure pâture : il se souvint aussi d'avoir des battes neuves, force seilles à traire et des éclisses plus grandes ; enfin, tant il y mettait d'amour et de souci, il leur oignait les cornes, il leur peignait le poil ; à les voir on eût dit proprement que c'était le troupeau sacré du dieu Pan. Chloé en avait la moitié de la peine, et, oubliant ses brebis, était la plupart du temps embesognée après les chèvres ; et Daphnis croyait qu'elles semblaient belles à cause que Chloé y mettait la main. [4,5] Eux étant ainsi occupés, vint un second messager dire qu'on vendangeât au plus tôt, et qu'il avait charge de demeurer là jusqu'à ce que le vin fût fait, pour puis après s'en retourner en la ville querir leur maître, qui ne viendrait sinon au temps de cueillir les derniers fruits, sur la fin de l'automne. Ce messager s'appelait Eudrome, qui vaut autant dire comme coureur, et était son métier de courir partout où on l'envoyait. Chacun s'efforça de lui faire la meilleure chère qu'on pouvait. Et cependant ils se mirent tous à vendanger, si qu'en peu de jours on eut dépouillé la vigne, pressé le raisin, mis le vin dans les jarres, laissant une quantité des plus belles grappes aux branches pour ceux qui viendraient de la ville, afin qu'ils eussent une image du plaisir de la vendange, et pensassent y avoir été. [4,6] Quand Eudrome fut près de s'en aller, Daphnis lui fit don de plusieurs choses, mêmement ce de que peut donner un chevrier, comme de beaux fromages, d'un petit chevreau, d'une peau de chèvre blanche ayant le poil fort long, pour se couvrir l'hyver quand il allait en course, dont il fut aise, baisa Daphnis en lui promettant de dire de lui tous les biens du monde à leur maître. Ainsi s'en retourna le coureur à la ville, bien affectionné en leur endroit, et Daphnis demeura aux champs en grand souci avec Chloé. Elle avait bien autant de peur pour lui que lui-même, songeant que c'etait un jeune garçon qui n'avait jamais rien vu, sinon ses chèvres, la montagne, les paysans et Chloé, et bientôt allait voir son maître, dont à peine il avait ouï le nom avant cette heure-là. Elle s'inquiétait aussi comment il parlerait à ce maître, et était en grand émoi touchant leur mariage, ayant peur qu'il ne s'en allât comme un songe en fumée; tellement que, pour ces pensers, leurs ordinaires baisers étaient mêlés de crainte et leurs embrassements soucieux, où ïls demeuraient long-temps serrés dans les bras l'un de l'autre; et semblait que déjà ce maître fût venu et que de quelque part il les eût pu voir. Comme ils étaient en cette peine, encore leur survint-il un trouble nouveau. [4,7] Il y avait là auprès un bouvier nommé Lampis, de naturel malin et hardi, qui pourchassait aussi avoir Chloé en mariage, et à Lamon avait fait pour cela plusieurs présents, lequel ayant senti le vent que Daphnis la devait épouser, pourvu que le maître en fût content, chercha les moyens de faire que ce maître fût courroucé à eux, et sachant qu'il prenait surtout grand plaisir à son jardin, délibéra de le gâter et diffamer tant qu'il pourrait. Or s'il se fût mis à couper les arbres, on l'eût pu entendre et surprendre ; il pensa donc de plutôt faire le dégât dans les fleurs. Si attendit la nuit, et, passant par-dessus la petite muraille, s'en va les arracher, rompre, froisser, fouler toutes comme un sanglier, puis sans bruit se retire; âme ne l'aperçut. Lamon, le jour venu, entrant au jardin, comme de coutume, pour donner aux fleurs l'eau de la fontaine, quand il vit toute la place si outrageusement vilenée qu'un ennemi, en guerre ouverte, venu pour tout saccager, n'y eût su pis faire, lors il déchira sa jaquette, s'écriant: «O Dieux! » Si fort que Myrtale, laissant ce qu'elle avait en main, s'en courut vers lui, et Daphnis, qui déjà chassait ses bêtes aux champs, s'en recourut aussi au logis, et voyant ce grand désarroi, se prirent tous à crier, et en criant à larmoyer. [4,8] Mais vaines étaient toutes leurs plaintes. Si n'était pas merveille que eux qui redoutaient l'ire de leur seigneur en pleurassent, car un étranger même à qui le fait n'eût point touché en eût bien pleuré de voir un si beau lieu ainsi dévasté, la terre toute en désordre jonchée du débris des fleurs, dont à peine quelqu'une, échappée à la malice de l'envieux, gardait ses vives couleurs, et ainsi gisante était encore belle. Les abeilles volaient alentour en murmurant continuellement, comme si elles eussent lamenté ce dégât, et Lamon, tout éploré, disait telles paroles : Ah! mes beaux rosiers. comme ils sont rompus ! Ah ! mes voiliers, comme ils sont foulés ! Mes hyacinthes et mes narcisses sont arrachés! C'a bien été quelque méchant et mauvais homme qui me les a ainsi perdus. Le printemps reviendra, et ceci ne fleurira point ; l'été retournera, et ce lieu demeurera sans parure; l'automne, il n'y aura point ici de quoi faire un bouquet seulement. Et toi, sire Bacchus, n'as-tu point eu de pitié de ces pauvres fleurs, que l'on a ainsi, toi présent et devant tes yeux, diffamées, desquelles je t'ai fait tant de couronnes ! Comment maintenant montrerai-je à mon maître son jardin ? Que me dira-t-il quand il le verra si piteusement accoutré ? Ne fera-t-il pas pendre ce malheureux vieillard, comme Marsyas, à l'un de ces pins ? Si fera, et à l'aventure Daphnis aussi quant et quant, pensant que ç'aura été sa faute pour avoir mal gardé ses chèvres. » [4,9] Ces regrets et pleurs de Lamon leur redoublèrent le deuil à tous, pource qu'ils déploraient non plus le dégât des fleurs, mais le danger de leurs personnes. Chloé lamentait son pauvre Daphnis, s'il fallait qu'il fût pendu, et priait aux Dieux que ce maître tant attendu ne vînt plus ; et lui étoffent les jours bien longs et pénibles à passer, pensant voir déjà comme l'on fouettait le pauvre Daphnis. Sur le soir Eudrome leur vint annoncer que dans trois jours seulement arriverait leur vieux maître, mais que le jeune, qui était son fils, viendrait dès le lendemain. Si se mirent à consulter entre eux ce qu'ils avaient à faire touchant cet inconvénient, et appelèrent à ce conseil Eudrome, qui voulant du bien à Daphnis, fut d'avis qu'ils déclarassent la chose à leur jeune maître comme elle était avenue ; et si leur promit qu'il les aiderait, ce qu'il pouvait très bien faire, étant en la grâce de son maître à cause qu'il était son frère de lait ; et le lendemain firent ce qu'il leur avait dit. [4,10] Car Astyle vint le lendemain, à cheval, et quant et lui un sien plaisant qu'il menait pour passer le temps, à cheval aussi, lui jeune homme à qui la barbe commençait à poindre, l'autre rasé déjà de longtemps. Arrivé ce jeune maître, Lamon se jeta devant ses pieds, avec Myrtale et Daphnis, le suppliant avoir pitié d'un pauvre vieillard et le sauver du courroux de son père, attendu qu'il ne pouvait mais de l'inconvénient, et lui conte ce que c'était. Astyle en eut pitié, entra dans le jardin, et, ayant vu le dégât, leur promit de les excuser, et en prendre sur lui la faute, disant que ç'auraient été ses chevaux qui, s'étant détachés, auraient ainsi rompu, foulé, froissé, arraché tout ce qui était de plus beau. Pour cette bénigne réponse Lamon et Myrtale firent prières aux Dieux de lui accorder l'accomplissement de ses désirs. Mais Daphnis lui apporta davantage de beaux présents, comme des chevreaux, des fromages, des oiseaux avec leurs petits, des grappes tenant au sarment et des pommes encore aux branches ; et aussi lui donna Daphnis de ce fameux vin odorant que produit Lesbos, vin le meilleur de tous à boire. [4,11] Astyle loua ses présents et lui en sut fort bon gré, et, en attendant son père, se divertissait à chasser au lièvre, comme un jeune homme de bonne maison, qui ne cherchait que nouveaux passetemps et était là venu pour prendre l'air des champs. Mais Gnathon était un gourmand, qui ne savait autre chose faire que manger et boire jusqu'à s'enivrer, et après boire assouvir ses déshonnêtes envies; en un mot, tout gueule et tout ventre, et tout... ce qui est au-dessous du ventre; lequel, ayant vu Daphnis quand il apporta ses présents, ne faillit à le remarquer; car outre ce qu'il aimait naturellement les garçons, il rencontrait en celui-ci une beauté telle que la ville n'en eût su montrer de pareille. Si se proposa de l'accointer, pensant aisément venir à bout d'un jeune berger comme lui. Ayant tel dessein dans l'esprit, il ne voulut point aller à la chasse avec Astyle, ains descendit vers la marine, là où Daphnis gardait ses bêtes, feignant que ce fût pour voir les chèvres, mais au vrai c'était pour voir le chevrier. Et afin de le gagner d'abord, il se mit à louer ses chèvres, le pria de lui jouer sur sa flûte quelque chanson de chevrier, et lui promit qu'avant peu il le ferait affranchir, ayant, disait-il, tout pouvoir et crédit sur l'esprit de son maître. [4,12] Et comme il crut s'être rendu ce jeune garçon obéissant, il épia le soir sur la nuit qu'il ramenait son troupeau au tect, et, accourant à lui, le baisa premièrement, puis lui dit qu'il se prêtât à lui en même façon que les chèvres aux boucs. Daphnis fut longtemps qu'il n'entendait point ce qu'il voulait dire, et à la fin lui répondit que c'était bien la chose naturelle que le bouc montât sur la chèvre, mais qu'il n'avait oncques vu qu'un bouc saillit un autre bouc, ni que les béliers montassent l'un sur l'autre, ni les coqs aussi, au lieu de couvrir les brebis et les poules. Non pour cela Gnathon lui met la main au corps comme le voulant forcer. Mais Daphnis le repoussa rudement, avec ce qu'il était si ivre qu'à peine se tenait-il en pieds, le jeta à la renverse, et, partant comme un jeune levron, le laisse étendu, ayant affaire de quelqu'un pour le relever. Daphnis de là en avant ne s'approcha plus de lui, mais menait ses chèvres paître tantôt en un lieu, tantôt en un autre, le fuyant autant qu'il cherchait Chloé. Gnathon même ne le poursuivait plus depuis qu'il l'eût reconnu non seulement beau, mais fort et roide jeune garçon; si cherchait occasion propre pour en parler à Astyle, et se promettait que le jeune homme lui en ferait don, ayant accoutumé de ne lui refuser rien. [4,13] Toutefois pour l'heure il ne put, car Dionysophane et sa femme Cléariste arrivèrent, et y avait dans la maison grand tumulte de chevaux, de valets, d'hommes et de femmes ; mais, en attendant qu'il le trouvât seul, il lui préparait une belle harangue de son amour. Or avait Dionysophane les cheveux déjà demi-blancs, grand et bel homme d'ailleurs, et qui de la disposition de sa personne eût encore tenu bon aux jeunes gens; riche autant que qui que ce fût des citoyens de sa ville, et de meilleur coeur que pas un. Il sacrifia le premier jour de son arrivée aux divinités champêtres, à Cérès, à Bacchus, à Pan, aux Nymphes, et fit un festin à toute sa famille. Les jours suivants il visita les champs que tenait Lamon; et voyant partout terres bien labourées, vignes bien façonnées, le verger beau au demeurant, car Astyle avait pris sur lui le gât des fleurs et du jardin, il fut fort joyeux de trouver tout en si bon ordre, et, louant Lamon de sa diligence, il lui promit la liberté. Cela vu, il alla voir aussi les chèvres et le chevrier qui les gardait. [4,14] Chloé, ayant peur et honte tout ensemble de si grande compagnie, s'enfuit cacher dedans le bois. Daphnis demeura, et se présenta les épaules couvertes d'une peau de chèvre à long poil, une panetière toute neuve en écharpe à son côté, tenant en l'une de ses mains de beaux fromages tout frais faits, et en l'autre deux chevreaux de lait. Si jamais, comme l'on dit, Apollon garda les boeufs de Laomédon, il était tel que parut alors Daphnis, lequel quant à lui ne dit mot, mais, le visage plein de rougeur et les yeux baissés, s'inclinant devant le maître, lui offrit ses dons, et adonc Lamon, prenant la parole, dit : «C'est celui, mon maître, qui garde tes chèvres. Tu m'en baillas cinquante avec deux boucs, et il t'en a fait cent, et dix boucs. Vois-tu comme elles sont grasses et bien vêtues, et qu'elles ont les cornes entières et belles! Il les a instruites, et sont toutes apprises à entendre la musique, et font tout ce qu'on veut en oyant seulement le son de la flûte.» [4,15] Cléariste, qui était là présente, eut envie d'en voir l'expérience. Si commanda à Daphnis qu'il jouât de la flûte ainsi qu'il avait accoutumé quand il vouloir faire faire quelque chose à ses chèvres, et lui promit, s'il flûtait bien, de lui donner un savon neuf, une chemisette et des souliers. Adonc Daphnis, debout sous le chêne, toute la compagnie en rond autour de lui, tira sa flûte de sa panetière, et premièrement souffla un bien peu dedans ; soudain ses chèvres, s'arrêtant, levèrent toutes la tête ; puis sonna pour les faire paître, et tôutes, aussitôt, mettant le nez en terre, se prennent à brouter ; puis il leur sonna un chant mol et doux, et incontinent se couchèrent à terre ; un autre clair et agu, et elles s'enfuirent dans le bois comme à l'approche du loup ; tôt après un son de rappel, et adonc, sortant toutes du bois, se viennent rendre à ses pieds. Varlets ne sauraient être plus obéissants au commandement de leur maître qu'elles étaient au son de sa flûte; de quoi tous les assistants demeurèrent émerveillés, spécialement Cléariste, laquelle jura qu'elle donnerait ce qu'elle avait promis au gentil chevrier, qui était si beau et savait si bien jouer de la flûte. Après cela ils s'en allèrent, et rentrés au logis, soupèrent et envoyèrent à Daphnis de ce qui leur fut servi, qu'il mangea avec Chloé, joyeux de goûter des mets apprêtés à la façon de la ville, au reste ayant bonne espérance de parvenir, du gré de ses maîtres, au mariage de son amie. [4,16] Mais Gnathon, que la beauté de Daphnis tel qu'il l'avait vu avec son troupeau, enflammait de plus en plus, croyant ne pouvoir sans lui avoir aise ni repos, profita d'un moment qu'Astyle se promenait seul au jardin, le mena dans le temple de Bacchus, et là se mit à lui baiser les mains et les pieds ; et Astyle lui demandant pourquoi il faisait tout cela, et que c'était qu'il voulait dire : C'en est fait, mon maître, dit-il, du pauvre Gnathon. Lui qui n'a été jusqu'ici amoureux que de bonne chère, qui ne voyait rien si aimable qu'une pleine jarre de vin vieux, à qui semblaient tes cuisiniers la fleur des beautés de Mitylène, il ne trouve plus rien de beau ni d'aimable que Daphnis seul au monde. Oui, je voudrais être une de ses chèvres, et laisserais là tout ce qu'on sert de meilleur à ta table, viande, poisson, fruit, confitures, pour paître l'herbe au son de sa flûte et sous sa houlette brouter la feuillée. Mais toi, mon maître, tu le peux, sauve la vie à ton Gnathon, et, te souvenant qu'Amour n'a point de loi, prends pitié de son amour: autrement je te jure mes grands Dieux qu'après m'être bien empli le ventre, je prends mon couteau, je m'en vas devant la porte de Daphnis, et là je me tuerai tout de bon, et tu n'auras plus à qui tu puisses dire : « Mon petit Gnathon, Gnathon mon ami. » [4,17] Le jeune homme, de bonne nature, ne put souffrir de voir ainsi Gnathon pleurer et derechef lui baiser les mains et les pieds, mêmement qu'il avait éprouvé que c'est de la détresse d'amour. Si lui promit qu'il demanderait Daphnis à son père, et l'emmènerait comme pour être son serviteur à la ville, où lui Gnathon en pourrait faire tout ce qu'il voudrait; puis, pour un peu le conforter, lui demanda en riant s'il n'aurait point de honte de baiser un petit pâtre tel que ce fils de Lamon, et le grand plaisir que ce lui serait d'avoir à ses côtés couché un gardeur de chèvres; et en disant cela il faisait un fi, comme s'il eût senti la mauvaise odeur du bouc. Mais Gnathon, qui avait appris aux tables des voluptueux tant qu'il se peut dire et conter de propos d'amour, pensant avoir bien de quoi justifier sa passion, lui répondit d'assez bon sens: « Celui qui aime, ô mon cher maître, ne se soucie point de tout cela; ainsi n'y a chose au monde, pourvu que beauté s'y trouve, dont on ne puisse être épris. Tel a aimé une plante, tel un fleuve, tel autre jusqu'à une bête féroce, et si pourtant quelle plus triste condition d'amour que d'avoir peur de ce qu'on aime? Quant à moi, ce que j'aime est serf par le sort, mais noble par la beauté. Vois-tu comment sa chevelure semble la fleur d'hyacinthe, comment au-dessous des sourcils ses yeux étincellent ne plus ne moins qu'une pierre brillante mise en oeuvre, comment ses joues sont colorées d'un vif incarnat! et cette bouche vermeille ornée de dents blanches comme ivoire, quel est celui si insensible et si ennemi d'Amour qui n'en désirât un baiser ? J'ai mis mon amour en un pâtre; mais en cela j'imite les Dieux. Anchise gardait les boeufs, Vénus le vint trouver aux champs ; Branchus paissait les chèvres, et Apollon l'aima ; Ganimède était berger, et Jupiter le ravit pour en avoir son plaisir. Ne méprisons point un enfant auquel nous voyons les bêtes mêmes si obéissantes ; mais bien plutôt remercions les aigles de Jupiter, qui souffrent telle beauté demeurer encore sur la terre. » [4,18] Astyle, à ces mots, se prit à rire, disant qu'Amour, à ce qu'il voyait, faisait de grands orateurs, et depuis cherchait occasion d'en pouvoir parler à son père. Mais Eudrome avait écouté en cachette tout leur devis, et, étant marri qu'une telle beauté fût abandonnée à cet ivrogne, outre ce que d'inclination il voulait grand bien à Daphnis, alla aussitôt tout conter et à lui-même et à Lamon. Daphnis en fut tout éperdu de prime-abord, délibérant s'enfuir plutôt avec Chloé, ou bien ensemble mourir. Mais Lamon, appelant Myrtale hors de la cour: « Nous sommes perdus, ma femme, lui dit-il; voici tantôt découvert ce que nous tenions caché. Deviennent ce qu'elles pourront et les chèvres et le reste ; mais, par les Nymphes et Pan, dussé-je, comme on dit, rester boeuf à l'étable et ne faire plus rien, je ne me tairai point de la fortune de Daphnis, ainsi déclarerai comment je l'ai trouvé abandonné, dirai comment je l'ai vu nourri, et montrerai ce que j'ai trouve quant à lui, afin que ce coquin voye où s'adresse son amour. Prépare-moi seulement les enseignes de reconnaissance. » Cela dit, ils rentrèrent tous deux. [4,19] Cependant Astyle, trouvant son père à propos, lui demanda permission d'emmener Daphnis à Mitylène, disant que c'était un trop gentil garçon pour le laisser aux champs, et que Gnathon l'aurait bientôt instruit au service de la ville. Le père y consentit volontiers, et, faisant appeler Lamon et Myrtale, leur dit pour bonne nouvelle que Daphnis, au lieu de garder les bêtes, servirait de là en avant son fils Astyle en la ville, et promit qu'il leur donnerait deux autres bergers au lieu de lui. Adonc, étant déjà les autres esclaves accourus bien joyeux d'avoir un tel compagnon, Lamon demanda congé de parler ; ce qui lui étant accordé, il parla en cette sorte : « Je te prie, mon maître, écoute un propos véritable de ce pauvre vieillard; je jure les Nymphes et le dieu Pan que je ne te mentirai d'un mot. Je ne suis pas le père de Daphnis, ni n'a été ma femme Myrtale si heureuse que de porter un tel enfant. Il fut exposé tout petit par des parents qui en avaient possible assez d'autres plus grands. Je le trouvai abandonné de père et de mère, allaité par une de mes chèvres, laquelle j'ai enterrée dans le jardin, après qu'elle fut morte de sa mort naturelle, l'ayant aimée pource qu'elle avait fait oeuvre de mère envers cet enfant. Je trouvai quant et quant des joyaux qu'on avait laissés avec lui, pour une fois le reconnaître. Je le confesse, et les garde; car ce sont marques auxquelles on peut voir qu'il est issu de bien plus haut état que le nôtre. Or ne suis-je point marri qu'il serve ton fils Astyle, et sait à beau et bon maître un beau et bon serviteur : mais je ne puis du tout souffrir qu'on le livre à Gnathon pour en faire comme d'une femme. » [4,20] Lamon, ayant dit ces paroles, se tut et répandit force larmes. Gnathon fit du courroucé en le menaçant de le battre; mais Dionysophane, frappé de ce qu'avait dit Lamon, regarda Gnathon de travers et lui commanda qu'il se tût, puis interrogea derechef le vieillard, lui enjoignant de dire vérité, sans controuver des menteries pour cuider retenir son fils. Lamon, persistant dans son dire, attesta les Dieux, et s'offrit à tout souffrir s'il mentait. Dionysophane adonc, examinant ses paroles, avec Cléariste assise auprès de lui : « A quelle fin aurait Lamon controuvé ce récit, vu que pour un chevrier on lui en veut donner deux ? Comment serait-ce qu'un rude paysan eût inventé tout cela? Puis, n'était-il pas visible qu'un si bel enfant n'avait pu naître de telles gens ? » [4,21] Si pensèrent d'un commun accord que, sans y songer davantage ni tant deviner, il fallait voir les enseignes de reconnaissance, pour s'assurer si elles appartenaient, ainsi qu'il disait, à plus haut état que le sien. Myrtale les alla incontinent querir dedans un vieux sac où ils les gardaient. Le premier qui les vit fut Dionysophane; et dès qu'il aperçut le petit mantelet d'écarlate avec une boucle d'or et le couteau à manche d'ivoire, il s'écria à haute voix: «O Jupiter!» et appela sa femme pour les voir aussi; laquelle, sitôt qu'elle les vit, s'écria semblablement : "O fatales Déesses! ne sont-ce point là les joyaux que nous mîmes avec notre enfant, quand nous l'envoyâmes exposer par notre servante Sophroné? Il n'y a point de doute, ce sont ceux-là mêmes. Mon mari, l'enfant est nôtre. Daphnis est ton fils et garde les chèvres de son propre père. » [4,22] Comme elle parlait encore, et que Dionysophane, jetant abondance de larmes, de grande joie qu'il avait, baisait ces enseignes de reconnoissance, Astyle, ayant entendu que Daphnis était son frère, posa vitement sa robe et s'en courut par le jardin, pour être le premier à le baiser. Daphnis, le voyant accourir vers lui avec tant de gens, et qu'il criait : « Daphnis, Daphnis ! pensant que ce fût pour le prendre, jette sa flûte et sa panetière, et se met à fuir vers la mer pour se précipiter du haut du rocher, et possible Daphnis, par étrange accident, allait être aussitôt perdu que retrouvé, si Astyle, se doutant pourquoi il fuyait, ne lui eût crié de tout loin : « Arrête, Daphnis ; n'aie point de peur; je suis ton frère; tes maîtres sont tes parents ; Lamon nous a tout conté, nous a tout montré; regarde seulement, vois comme nous rions. Mais baise-moi le premier. Par les Nymphes, je ne te ments point. » [4,23] A peine s'arrêta Daphnis quand il eut ouï ce serment, et attendit Astyle, qui, les bras ouverts, accourait, et l'ayant joint l'embrassa. Puis toute la maison, serviteurs, servantes, père, mère, venus, à leur tour l'embrassaient, le baisaient. Lui de sa part leur faisait fête, mais sur tous autres à son père et à sa mère, et semblait qu'il les connût déjà longtemps auparavant, tant les serrait contre son sein, et à peine se pouvait arracher de leurs bras. Nature se reconnaît d'abord. Il en oublia un moment Chloé. Si le conduisirent au logis, et lui donnèrent une belle et riche robe neuve; puis étant vêtu, fut assis auprès de son père, qui leur commença tel propos : [4,24] « Mes enfants, je fus marié bien jeune, et après quelque temps devins père bien heureux, comme il me semblait pour lors; car le premier enfant que ma femme fit fut un fils, le second une fille, et le troisième fut Astyle. Je pensai que trois me seraient suffisante lignée, et venant celui-ci après tous, le fis exposer au maillot, avec ces bagues et bijoux, que je croyois pour lui ornements funéraires, plutôt que marques destinées à le faire connaître un jour. Mais fortune en avait autrement disposé. Car mon fils aîné et ma fille moururent de même mal en même jour; et toi, Daphnis, par la providence des Dieux, tu nous as été conservé, afin que nous ayons plus de support en notre vieillesse. Pourtant ne me hais point, mon fils, de t'avoir fait exposer; ainsi le voulaient les Dieux. Et toi, qu'il ne te fâche, Astyle, de partager ton héritage; car il n'est richesse qui vaille un bon frère. Aimez-vous, mes enfants, l'un l'autre, et quant aux biens, vous en aurez de quoi n'envier rien aux rois. Je vous laisserai grandes terres, nombre de gens habiles à tout, or, argent, et de toutes choses qu'ont les hommes riches et heureux. Mais je veux que mon fils Daphnis en son partage ait ce lieu-ci, et lui donne Lamon et Myrtale, et les chèvres qu'il a gardées. » [4,25] Il parlait encore, et Daphnis, sautant en pieds soudainement : « Tu m'en fais souvenir, mon père : je m'en vais mener boire mes chèvres, dit-il. Elles ont soif à cette heure, et attendent pour aller boire le son de ma flûte, et je suis assis à ne rien faire.» Chacun se prit à rire de voir Daphnis qui, devenu maître, voulait être encore chevrier. On envoya quelque autre avoir soin de ses chèvres, et puis ils sacrifièrent à Jupiter Sauveur et firent un grand festin. Gnathon seul n'osa s'y trouver, mais demeurait jour et nuit dans le temple de Bacchus, comme un suppliant, pour la peur qu'il avait de Daphnis. Le bruit incontinent s'étant épandu partout que Dionysophane avait retrouvé un sien fils, et que Daphnis, qui menait les chèvres aux champs, était devenu le maître et des chèvres et des champs, les voisins paysans accoururent de toutes parts pour se conjouir avec lui et faire des présents à son père, et Dryas tout des premiers, le nourricier de Chloé. [4,26] Dionysophane les retint tous pour la fête, ayant fait d'avance préparer force pain, force vin, du gibier de toute sorte, des gâteaux au miel à foison, veaux et petits cochons de lait, et victimes à immoler aux Dieux protecteurs du pays. Et lors Daphnis amassa tous ses meubles de chevrier, dont il fit présent aux Dieux, consacrant sa panetière et sa peau de chèvre à Bacchus, à Pan sa flûte, sa houlette aux Nymphes avec ses sebiles à traire qu'il avait lui-même faites. Mais, tant est plus douce que richesse une première accoutumance, il ne pouvait sans pleurer laisser aucune de ces choses. Il ne suspendit ses sebiles qu'après y avoir trait ses chèvres, ni ne donna sa flûte à Pan, qu'il n'en eût joué encore une fois, ni sa peau de chèvre à Bacchus, qu'après se l'être vêtue, et chaque chose qu'il donnait, il la baisait premièrement. Il dit adieu à ses chèvres ; il appela ses bouquins l'un après l'autre par leur nom; et but aussi à la fontaine où tant de fois il avait bu avec sa Chloé; mais il n'osait encore parler de leurs amours. [4,27] Or cependant qu'il entendait aux offrandes et sacrifices, voici qu'il avint de Chloé. Seulette aux champs, elle était assise à garder ses moutons, disant comme pauvre délaissée: Daphnis m'oublie; maintenant il songe à quelque riche mariage. Pourquoi lui ai-je fait jurer, au lieu des Nymphes, ses chèvres ? Il les a oubliées aussi, et même, en sacrifiant aux Nymphes et à Pan, n'a point désiré voir Chloé. Il aura trouvé chez sa mère les servantes même plus belles. Adieu donc, Daphnis. Sois heureux ; mais moi, je ne saurais plus vivre. » [4,28] Elle étant en cette rêverie, le bouvier Lampis, aidé de quelques autres paysans, la vint enlever, croyant que Daphnis ne devait plus l'épouser, et que Dryas, quand une fois elle serait entre ses mains, consentirait qu'elle lui demeurât. La pauvrette, comme on l'emportait, criait tant qu'elle pouvait, et quelqu'un qui vit cette violence, s'en courut avertir Napé, et elle Dryas, et Dryas Daphnis, lequel à peine qu'il ne sortit du sens, n'osant recourir à son père, et ne pouvant néanmoins laisser Chloé sans secours. Si s'en alla dans le jardin, et là faisait ses plaintes tout seul : "O malheureux que je suis d'avoir retrouvé mes parents! Combien m'eût été meilleur de garder toujours les bêtes aux champs ! Combien plus étois-je content quand j'étais serf avec Chloé! Alors je la voyais ; alors je le baisais ; et maintenant Lampis l'a ravie et s'en va avec ; et quand la nuit sera venue, il couchera avec elle, pendant que je suis ici à boire et faire bonne chère. J'ai donc en vain juré mes chèvres, le dieu Pan et les Nymphes. » [4,29] Or Gnathon, qui était caché dedans la chapelle du verger, entendit clairement ces complaintes de Daphnis, et pensant que c'était une bonne occasion pour faire sa paix avec lui, prit quelques jeunes valets d'Astyle, et s'en alla après Dryas, lui disant qu'il les conduisit en la maison de Lampis, ce qu'il fit ; et diligentèrent si bien, qu'ils surprirent Lampis ainsi comme il ne faisait que d'entrer en son logis avec Chloé, laquelle il lui ôta d'entre les mains à force, et dola très bien les épaules de tous les rustauts qui lui avaient aidé à faire ce rapt, à grands coups de bâton ; puis voulut prendre et lier Lampis pour l'amener prisonnier; mais il se sauva de vitesse. Gnathon, ayant fait un tel exploit, s'en retourna qu'il était jà nuit toute noire, et trouva Dionysophane déjà couché en son lit dormant. Mais le pauvre Daphnis veillait, et était encore dedans le verger, où il se déconfortait et pleurait: si lui amena Chloé, et, la lui livrant entre ses mains, lui conta comme il avait fait, le priant de ne se vouloir souvenir en rien du passé, mais l'avoir pour sien serviteur, ni le débouter de sa table, sans laquelle il lui serait force de mourir de male faim. Daphnis, voyant Chloé, la tenant de Gnathon, fut facile à faire appointement avec lui, et envers elle s'excusa de ce qu'il pouvait sembler l'avoir oubliée. [4,30] et, de commun consentement, furent d'avis de ne point encore déclarer leur mariage; que Daphnis continuerait de voir Chloé en secret, et ne découvrirait son amour qu'à sa mère. Mais Dryas ne le permit point, ainsi le voulut dire lui-même au père de Daphnis, se faisant fort de lui faire bien accorder. Si prit le lendemain, aussitôt qu'il fut jour, les enseignes de reconnaissance qu'il avait trouvées avec Chloé, et s'en alla devers Dionysophane qu'il trouva dans le verger, assis avec Cléariste et leurs deux enfants Astyle et Daphnis: si leur commença à dire : « Même nécessité me contraint de vous déclarer un secret tout pareil à celui de Lamon: c'est que je n'ai engendré ni nourri le premier cette jeune fille Chloé. Autre que moi l'a engendrée ; une brebis l'a allaitée dedans la caverne des Nymphes. Je la vis; ébahi, je la pris, l'emportai, et depuis l'ai nourrie et élevée. Sa beauté même le témoigne, car elle ne tient en rien de nous; aussi font les marques et enseignes que je trouvai avec elle, plus riches que ne porte l'état d'un pauvre pâtre. Voyez -les et puis cherchez ses vrais parents, si à l'aventure elle serait point sortable pour femme à Daphnis. » [4,31] Dryas ne jeta point sans dessin cette parole, ni Dionysophane ne la reçut en vain ; mais, prenant garde au visage de Daphnis, et le voyant changer de couleur et se détourner pour pleurer, connut bien incontinent qu'il y avait des amourettes entre eux deux ; et, étant soigneux de son fils plus que de la fille d'autrui, examina le plus diligemment qu'il put la parole de Dryas : et, quand encore il eut vu les marques de reconnoissance qui avaient été exposées avec elle, c'est à savoir des patins dorés, des chausses brodées, et une coiffe d'or, adonc appela-t-il Chloé, et lui dit qu'elle fit bonne chère, pour ce que déjà elle avait trouvé un mari, et bientôt après trouverait son père et sa mère. Cléariste dès lors la prit avec elle, la vêtit et accoutra comme femme de son fils. Mais Dionysophane appela Daphnis à part, et lui demanda si elle était encore pucelle. Daphnis lui jura qu'elle ne lui avait rien été de plus près que du baiser, et du serment par lequel ils avaient promis mariage l'un à l'autre. Dionysophane se prit à rire de ce serment, et les fit tous deux dîner avec lui. [4,32] Là eût-on pu voir ce que c'est qu'ornement à naturelle beauté; car Chloé vêtue et coiffée, bien que de sa simple chevelure, et ayant lavé son visage, sembla à chacun si belle par-dessus le passé, que Daphnis même à peine la reconnaissait; et quiconque l'eût vue en tel état, n'eût point fait doute d'affirmer par serment qu'elle n'était point fille de Dryas, lequel toutefois était à table comme les autres avec sa femme Napé, et Lamon et Myrtale aussi, tous quatre sur un même lit. Quelques jours après on fit derechef des sacrifices aux Dieux pour l'amour de Chloé, comme l'on avait fait pour Daphnis, et fit-on semblablement le festin de sa reconnaissance; et elle de son côté distribua ses meubles de bergerie aux Dieux, sa panetière, sa flûte, et les tirouers où elle tirait les brebis, et épandit dedans la fontaine qui était en la caverne des Nymphes, du vin, à cause qu'elle avait été trouvée et nourrie auprès d'icelle fontaine; et sema de chapelets et bouquets de fleurs la sépulture de la brebis, que Dryas lui enseigna, et joua encore de sa flûte pour réjouir ses brebis, faisant prière aux Nymphes que ceux qui seraient trouvés ses naturels parents fussent dignes d'être alliés de Daphnis. [4,33] Après qu'ils eurent fait assez de fêtes et de bonne chère aux champs, ils délibérèrent de s'en retourner à la ville, afin de chercher les parents de Chloé, pour ne différer plus les noces : par quoi, dès le matin, firent trousser tout leur bagage, et donnèrent à Dryas encore autres trois cents écus, et à Lamon la moitié des fruits de toutes les terres et vignes qu'il tenait, les chèvres avec leurs chevriers, quatre paires de boeufs, des robes fourrées pour l'hiver, et, par-dessus tout cela, la liberté à lui et sa femme Myrtale, puis cheminèrent vers Mitylène, avec grand train de chevaux et de chariots. Or, ce jour-là, pource qu'ils arrivèrent le soir bien tard, les autres citoyens de la ville n'en surent rien : mais, le lendemain au plus matin, le bruit en étant couru partout, il s'assembla au logis de Dionysophane grande multitude d'hommes et de femmes; les hommes pour s'éjouir avec le père de ce qu'il avait retrouvé son fils, mêmement après qu'ils eurent vu comme il était beau et gentil; et les femmes, pour s'éjouir aussi avec Cléariste de ce que non seulement elle avait recouvré son fils, mais aussi trouvé une fille digne d'être sa femme; car Chloé les étonna toutes, quand elles virent en elle une si parfaite beauté qu'il n'était possible d'en voir une plus belle. Brief, toute la ville ne parlait d'autre chose que de ce jeune fils et de cette jeune fille, et disait chacun que l'on n'eût su choisir une plus belle couple : si priaient tous aux Dieux que la parenté de la fille fût trouvée correspondante à sa beauté. Il y eut plusieurs femmes de riches maisons qui souhaitèrent en elles-mêmes et dirent : "Plût aux Dieux que l'on pensât assurément qu'elle fût ma fille! » [4,34] Mais Dionysophane, après avoir quelque temps pensé à cette affaire, s'endormit sur le matin profondément; et en dormant lui vint un songe : il lui fut avis que les Nymphes priaient Amour de parfaire et accomplir à la fin le mariage qu'il leur avait promis ; et qu'Amour, détendant son petit arc, et le jetant en arrière auprès de son carquois, commanda à Dionysophane qu'il envoyât le lendemain semondre tous les premiers personnages de la ville pour venir souper en son logis ; et qu'au dernier cratère, il fît apporter sur table les enseignes de reconnaissance qui avaient été trouvées avec Chloé, et qu'il les montrât à tous les conviés: puis, cela fait, qu'ils chantassent la chanson nuptiale d'hyménée. Dionysophane, ayant eu cette vision en dormant, se leva de bon matin, et commanda à ses gens que l'on préparât un beau festin, où il y eût de toutes les plus délicates viandes que l'on trouve, tant en terre qu'en mer, ès lacs et ès rivières, envoya quant et quant prier de souper chez lui tous les plus apparents de la ville. Quand la nuit fut venue, et le cratère empli pour les libations à Mercure, lors un serviteur de la maison apporta dedans un bassin d'argent ces enseignes, et les montra de rang à chacun des conviés. [4,35] Il n'y eut personne des autres qui les reconnût, fors un nommé Mégaclès, qui, pour sa vieillesse, était au bout de la table, lequel, sitôt qu'il les aperçut, les reconnut incontinent, et s'écria tout haut: "O Dieux! que vois-je là ? Ma pauvre fille, qu'es-tu devenue ? es-tu en vie ? ou si quelque pasteur a enlevé ces enseignes qu'il aura par fortune trouvées en son chemin ? Je te prie, Dionysophane, de me dire dont tu les as recouvrées : n'aye point d'envie que je recouvre ma fille comme tu as recouvré Daphnis. » Dionysophane voulut premièrement qu'il contât devant la compagnie comment il avait fait exposer son enfant. Adonc Mégaclès, d'une voix encore toute émue: « Je me trouvai, dit-il, longtemps y a, quasi sans bien, pource que j'avais dépendu tout le mien à faire jouer des jeux publics, et à faire équiper des navires de guerre; et, lorsque cette perte m'advint, il me naquit une fille, laquelle je ne voulus point nourrir en la pauvreté où j'étais, et pourtant la fis exposer avec ces marques de reconnaissance, sachant qu'il y a plusieurs gens qui, ne pouvant avoir des enfants naturels, désirent être pères en cette sorte, à tout le moins d'enfants trouvés. L'enfant fut portée en la caverne des Nymphes, et laissée en la protection et sauve-garde d'icelles. Depuis, les biens me sont venus par chacun jour en grande affluence, et si n'avais nul héritier à qui je les pusse laisser; car depuis je n'ai pas eu l'heur de pouvoir avoir une fille seulement: mais les Dieux, comme s'ils se voulaient mocquer de moi, m'envoyent souvent des songes, lesquels me promettent qu'une brebis me fera père. » [4,36] Dionysophane, à ce mot, s'écria encore plus fort que n'avait fait Mégaclès, et, se levant de la table, alla querir Chloé, qu'il amena vêtue et accoutrée fort honnêtement ; et la mettant entre les mains de Mégaclès, lui dit: «Voici l'enfant que tu as fait exposer, Mégaclès ; une brebis, par la providence des Dieux, te l'a nourrie, comme une chèvre m'a nourri Daphnis. Prends-la avec ces enseignes, et la prenant, rebaille-la en mariage à Daphnis. Nous les avons tous deux exposés, et tous deux les avons retrouvés : ils ont été tous deux nourris ensemble, et tout de même ont été préservés par les Nymphes, par le dieu Pan, et par Amour. » Mégaclès s'y accorda incontinent, et envoya querir sa femme, qui avait nom Rhodé, tenant cependant toujours sa fille Chloé entre ses bras ; et demeurèrent tous deux chez Dionysophane au coucher, pource que Daphnis avait juré qu'il ne souffrirait emmener Chloé à personne, non pas à son propre père. [4,37] Et le lendemain au matin ils prièrent tous les deux leurs pères et mères qu'ils leur permissent de s'en retourner aux champs, parce qu'ils ne se pouvaient accoutumer aux façons de faire de la ville, et aussi qu'ils voulaient faire des noces pastorales; ce qui leur fut permis. Si s'en retournèrent au logis de Lamon, et présentèrent au bon homme Mégaclès le nourricier de Chloé, Dryas, et sa femme Napé à la mère Rhodé. Le festin nuptial fut somptueusement préparé, et Mégaclès derechef dévoua sa fille Chloé aux Nymphes ; et, outre plusieurs autres offrandes, leur donna les enseignes auxquelles elle avait été reconnue, et donna encore bonne somme d'argent à Dryas. [4,38] Dionysophane, pour ce que le jour était beau et serein, fit dresser dedans l'antre même des Nymphes des tables avec des lits de verte ramée, où prirent place tous les paysans de là alentour. Lamon et Myrtale y étaient, Dryas et Napé, les parents de Dorcon, les enfants de Philétas, Chromis et Lycenion. Lampis même y vint, après qu'on lui eut pardonné : et là, comme entre villageois, tout s'y disait et faisait à la villageoise; l'un chantait les chansons que chantent les moissonneurs au temps des moissons, l'autre disait des brocards qu'on a accoutumé de dire en foulant la vendange. Philétas joua de sa flûte, Lampis du flageolet, et cependant Daphnis et Chloé se baisaient l'un l'autre. Les chèvres mêmes paissaient là auprès comme si elles eussent été participantes de la bonne chère des noces, ce qui ne plaisait pas à ceux venus de la ville ; et Daphnis, en appelant aucunes par leurs propres noms, leur donnait de la feuillée verde à brouter, et, les prenant par les cornes, les baisait. [4,39] Et non pas lors seulement, mais en tout le reste de leur vie, passèrent le plus du temps et la meilleure partie de leurs jours en état de pasteurs; car ils acquirent force troupeaux de chèvres et de brebis, eurent toujours en singulière révérence les Nymphes et le dieu Pan, et ne trouvèrent point, à leur goût, de meilleure viande ni plus savoureuse nourriture que du fruit et du lait ; et qui plus est, firent téter à leur premier enfant, qui fut un fils, une chèvre ; et au second, qui fut une fille, firent prendre le pis d'une brebis, et le nommèrent Philopoemen, et la fille Agélée ; et ainsi vécurent aux champs longues années en grand soulas. Ils eurent soin aussi de faire honorablement accoutrer la caverne des Nymphes, y dédièrent de belles images, et y édifièrent un autel d'amour pastoral; et à Pan, au lieu qu'il était à découvert sous le pin, firent faire un temple qu'ils appelèrent le temple de Pan le Guerroyeur. [4,40] Tout cela fut longtemps après; mais pour lors, quand la nuit fut venue, tout le monde les convoya jusqu'en leur chambre nuptiale, les uns jouant de la flûte, les autres du flageolet, et aucuns portant des fallots et flambeaux allumés devant eux; puis, quand ils furent à l'huis de la chambre, commencèrent à chanter Hyménée d'une voix rude et âpre, comme si avec une marre ou un pic ils eussent voulu fendre la terre. Cependant Daphnis et Chloé se couchèrent nuds dans le lit, là où ils s'entre-baisèrent et s'entre-embrassèrent sans clore l'oeil de toute la nuit, non plus que chats-huants; et fit alors Daphnis ce que Lycenion lui avait appris: à quoi Chloé connut bien que ce qu'ils fait aient paravant dedans les bois et emmi les champs n'était que jeux de petits enfants.