[3,0] LIVRE TROISIEME. [3,1] Mais les Mityléniens, apprenant comme ceux de Méthymne avaient envoyé dix galères à leur dommage, et mêmement étant informés, par gens qui venaient de la campagne, comme on avait couru leurs terres et pillé leurs biens, estimèrent que ce serait lâcheté d'endurer un tel outrage des Méthymniens, et délibérèrent promptement prendre les armes contre eux. Si levèrent incontinent trois mille hommes de pied et cinq cents chevaux, et envoyèrent par terre leur capitaine général Hippase, craignant de les mettre sur mer en temps approchant de l'hyver. [3,2] Le capitaine, parti aussitôt avec ses gens, ne fourragea point les terres des Méthymniens, ni n'emmena le bétail des laboureurs et paysans, parce qu'il estimait cela être le fait d'un larron et non pas d'un capitaine, ainsi tira droit vers la ville, espérant la surprendre les portes ouvertes et sans garde. Mais quand il en fut près environ six lieues, un héraut lui vint au-devant, qui lui demanda trêve au nom des Méthymniens. Car, ayant entendu depuis par leurs prisonniers que ceux de Mitylène ne savaient du tout rien de ce qui s'était passé, mais que c'était une querelle entre paysans et jeunes gens, où ceux-ci avaient eu des coups pour quelque insolence par eux faite, ils regrettaient fort d'avoir si à la légère offensé leurs voisins, et n'avaient autre désir que de rendre et restituer ce qui aurait été pris, pour pouvoir trafiquer et hanter comme devant les uns avec les autres sans crainte ni danger. Hippase envoya le héraut porter ses paroles au Sénat des Mityléniens, combien qu'il eût tout pouvoir et autorité absolue, et cependant alla camper à demi-lieue de Méthymne, attendant les ordres de sa ville. De là à deux jours ordre lui vint de recevoir les restitutions, et s'en retourner sans faire nul dommage. Car ayant le choix de la paix ou de la guerre, ils avaient pensé que la paix valait mieux. [3,3] Ainsi se termina la guerre entre Méthymne et Mitylène, finie comme elle fut commencée, par soudaine résolution. Et là-dessus survint l'hiver, plus fâcheux que la guerre à Daphnis et à sa Chloé. Car incontinent la neige, tombant en grande abondance, couvrit les chemins et enferma les laboureurs en leurs maisons; les torrents impétueux tombaient aval du haut des montagnes, l'eau se gelait, les arbres semblaient morts, on ne voyait plus la terre, sinon alentour des fontaines et de quelques ruisseaux ; ainsi ne se pouvaient plus mener les bêtes aux champs, ni n'osaient les gens mettre seulement le nez hors la porte; mais, demeurant tous au logis, faisaient un grand feu, alentour duquel, dès que les coqs avaient chanté le matin, chacun venait faire sa besogne. Les uns retordoient du fil, les autres tissaient du poil de chèvre, ou faisaient des collets à prendre les oiseaux. Le soin qu'il fallait lors avoir des boeufs était de leur donner de la paille à manger en la bouverie, aux chèvres et brebis de la feuillée en la bergerie, aux pourceaux de la faine et du gland en la porcherie. [3,4] Etant ainsi chacun contraint de garder la maison, pour la rudesse du temps, les autres, tant laboureurs que pasteurs, en étaient aises, parce qu'ils avaient un peu de relâche en leurs travaux, faisaient bons repas et long somme, tellement que l'hiver leur semblait plus doux que non pas l'été, ni l'automne, ni le printemps avec. Mais Daphnis et Chloé, se souvenant des plaisirs passés, comme ils s'entrebaisaient, comme ils s'entr'embrassaient, et de leurs joyeux passetemps dans ces champs et ces prairies, toute nuit soupiraient en grande peine sans pouvoir dormir, attendant la saison nouvelle ne plus ne moins qu'une seconde vie après la mort. Chaque fois qu'ils trouvaient sous leur main la panetière dont ils soulaient tirer leur manger, cela leur mettait deuil au coeur ; apercevant la sébile où ils étaient coutumiers de boire l'un après l'autre, ou bien la flûte, qui était un don d'amourette, jetée à terre quelque part sans que l'on en tînt compte, cela renouvelait leur regret. Si priaient aux Nymphes et à Pan qu'ils les délivrassent de ces maux, et leur remontrassent enfin, à eux et à leurs bêtes, le soleil beau et clair ; et quant et quant, faisant ces prières aux Dieux, cherchaient quelque invention par laquelle ils se pussent entrevoir. Chloé de soi n'y eût su que faire, et, aussi n'avait guère moyen ; car celle qu'on estimait sa mère était tout le jour après elle, lui montrant à carder la laine et à tourner le fuseau, et lui parlant de la marier; mais Daphnis, comme celui qui avait plus de loisir et plus de sens aussi que la fillette, trouva pour la voir une telle finesse. [3,5] Devant le logis de Dryas, tout contre le mur de la cour, étaient deux grands myrtes et un lierre, les myrtes bien près l'un de l'autre et quasi joints par le pied, tellement que le lierre les embrassant tous deux, et s'étendant en guise de vigne sur l'un et sur l'autre, y faisait une manière de loge fort couverte, tant les feuilles étaient épaisses et tissues, s'il faut ainsi dire, les unes avec les autres ; par dedans pendaient force grappes noires, comme raisins à la treille; à l'occasion de quoi y avait toujours, mêmement l'hiver, grande multitude d'oiseaux qui lors ne trouvaient rien ailleurs, force merles, force grives, force ramiers, force bisets, et de tous autres oiseaux aimant à manger grains de lierre. Daphnis sortit de la maison sous couleur d'aller tendre à ces oiseaux, ayant plein son bissac de fouaces et de gâteaux au miel, et portant aussi, afin qu'on le crût mieux, de la glu et des collets. La distance de l'une des maisons à l'autre était d'environ demi-lieue, et la neige, non encore durcie par le froid, lui eût fait avoir bien de la peine, n'eût été qu'Amour passe partout et franchit le feu, l'eau, la neige, voire même celle de la Scythie. [3,6] Daphnis fit le chemin tout d'une course, et arrivé devant la demeure de Dryas, secoua la neige qu'il avait aux pieds, tendit ses collets, englua de longues verges, puis se mit en aguet là auprès, épiant quand viendraient les oiseaux, et à l'aventure Chloé. Or, quant aux oiseaux, il en vint grande compagnie, et en prit tant qu'il avait assez affaire à les amasser, à les tuer et à les plumer; mais de la maison ne sortait personne, homme ni femme, ni coq, ni poule: ainsi se tenaient tous au-dedans clos et cois au long du feu, dont le pauvre Daphnis était en grand émoi d'être venu si mal à point et à heure si malheureuse. Si osa bien penser de trouver un prétexte pour tout droit entrer dedans, discourant en lui-même quelle couleur serait la plus croyable. « Je viens quérir du feu. — Comment ? n'avez-vous point de plus proches voisins? — Je demande du pain. — Ton bissac est plein de vivres. — Du vin. — Il n'y a que trois jours que vous avez fait vendanges. — Le loup m'a poursuivi. — Et où en est la trace ? — Je suis venu chasser aux oiseaux. — Que ne t'en vas-tu donc après que tu en as assez pris ? — Je veux voir Chloé. » Telle chose ne se pouvoit bonnement confesser à un père et à une mère. Ainsi n'y avait-il pas une de toutes ces occasions-là qui ne portât quelque soupçon. « Mieux vaut, disait-il, que je m'en aille. Je la reverrai au printemps: non cet hiver, puisque les Dieux, comme je crois, ne veulent pas. » Ayant fait en lui-même ces devis et serrant jà ce qu'il avait pris de grives et autres oiseaux, il s'en allait partir; mais, comme si expressément Amour eût eu pitié de lui, voici qu'il avint. [3,7] Dryas et sa famille à table, le pain et la viande toute prête, chacun entendait à boire et à manger, et cependant un des chiens de la bergerie, voyant qu'on ne se donnait point de garde de lui, happe un lopin de chair et s'enfuit hors de la maison ; de quoi Dryas courroucé, pour autant mêmement que c'était sa part, prend un bâton et court après. En le poursuivant il vint à passer au long de ce lierre où Daphnis avait tendu ses gluaux, et le vit comme il chargeait déjà sa prise sur ses épaules, prêt à s'en retourner; et sitôt qu'il l'aperçut, oubliant et chair et chien : « Dieu te garde, mon fils! » s'écria-t-il; puis le vient accoler et baiser, le prend par la main et le mène en sa maison. Quand ils se virent l'un l'autre, à peine qu'ils ne tombèrent tous deux, de grande aise qu'ils eurent. Ils se forcèrent toutefois de se tenir sur leurs pieds, s'entr'appelèrent, se donnèrent le bon jour, et se baisèrent, ce qui leur fut comme un étai et appui qui leur vint à point pour les engarder de tomber. [3,8] Ayant ainsi Daphnis contre son espérance vu, et davantage ayant baisé sa Chloé, s'assit auprès du feu et déchargea sur la table ses grives et ses ramiers, contant à la compagnie comment, ennuyé de tant demeurer à la maison, il s'en était venu chasser aux oiseaux, et comment il en avait pris aucuns avec des collets, d'autres avec des gluaux, ainsi qu'ils venaient aux grains de lierre et de myrte. Ceux de la maison le louèrent grandement de son bon esprit, et le prièrent de manger à bonne chère de ce que le mâtin leur avait laissé, commandant à Chloé qu'elle leur versât à boire, ce qu'elle fit bien volontiers, à tous les autres premièrement, et puis à Daphnis le dernier; car elle faisait semblant d'être fâchée contre lui de ce qu'étant venu si près, il s'en était voulu aller sans la voir ni parler à elle ; et néanmoins, avant que lui présenter à boire, elle but un trait en la tasse, puis lui bailla le demeurant, et lui, encore qu'il eût grand'soif, but lentement et à longue haleine, pour en avoir tant plus de plaisir. [3,9] Si fut tantôt la table vide de pain et chair, et lors, assis, ils lui demandèrent nouvelles de Myrtale et Lamon, disant qu'ils étaient bien heureux d'avoir un tel bâton de leur vieillesse; desquelles louanges Daphnis n'était pas marri, mêmement qu'on les lui donnait en présence de sa Chloé. Mais quand ils lui dirent qu'ils le retenaient ce jour et celui d'après, à cause qu'ils devaient le lendemain faire un sacrifice à Bacchus, peu s'en fallut qu'il ne les adorât au lieu de Bacchus. Si tira de son bissac force gâteaux, et des oiseaux qu'ils habillèrent pour le souper. Ainsi fut derechef le feu allumé, le vin tiré, la table dressée, et sitôt qu'il fut nuit close se mirent à manger, après quoi ils passèrent le temps, partie à faire des plaisants contes, et partie à chanter, jusqu'à ce que sommeil leur vint ; et lors ils s'en allèrent coucher, Chloé avec sa mère, Daphnis avec Dryas. Chloé n'eut autre bien la nuit que de penser à son Daphnis, qu'elle verrait le lendemain tout le jour, et lui se repaissait d'une vaine volupté, tenant à grand heur de coucher seulement avec le père de sa Chloé ; de sorte que plus d'une fois il l'embrassa et baisa, croyant en rêve embrasser et baiser Chloé. [3,10] Le matin il fit un froid extrême, et tira un vent de bise si âpre qu'il brûlait et perçait tout. Quand ils furent levés, Dryas sacrifia à Bacchus un chevreau d'un an, alluma un grand feu et apprêta le dîner. Adonc, cependant que Napé entendait à cuire le pain, et Dryas à faire bouillir le chevreau, Chloé et Daphnis, étant de loisir, sortirent tous deux de la maison et s'en allèrent sous le lierre, où ils dressèrent des collets, tendirent des gluaux et prirent encore grand nombre d'oiseaux, en s'entre-baisant parmi continuellement, et tenant tels propos amoureux : Je suis venu pour toi, Chloé. — Je sais bien, Daphnis. — A cause de toi, belle, je tue ces pauvres oiseaux. Qu'est-il de nos amours ? m'as-tu point oublié? — Non, par les Nymphes que je t'ai jurées dans cette grotte où nous nous reverrons dès que la neige sera fondue. — Ah! Chloé, qu'elle est haute cette neige! ne fondrai-je point moi-même avant elle? — Ne te soucie, Daphnis; le soleil sera chaud, mais que vienne prime-vère. — Ah! le fût-il déjà comme le feu qui brûle mon coeur! — Badin, tu te moques de moi, et tu me tromperas quelque jour. — Non ferai, par mes chèvres que tu m'as fait jurer. » [3,11] Ainsi que Chloé répondait en cette sorte à son Daphnis, ne plus ne moins que l'écho, Napé les appela: ils s'y en coururent, portant avec eux leur prise, bien plus grande que celle de la veille, et après avoir fait des libations à Bacchus, se mirent à manger, ayant sur leurs têtes des couronnes de lierre ; et à la fin, ayant bien repu et chanté l'hymne à Bacchus, renvoyèrent Daphnis en lui garnissant très bien son bissac de pain et de chair, et si lui rendirent ses grives et ramiers, disant que quant à eux ils en prendraient bien toujours quand ils voudraient, tant que durerait l'hiver, et que les grappes ne faudraient au lierre. Ainsi se partit Daphnis, en les baisant tous premier que Chloé, afin que son baiser lui restât pur et net. Depuis il y revint plusieurs fois par autres subtilités, de sorte que l'hiver ne se passa point tout pour eux sans quelque plaisir amoureux. [3,12] Et sur le commencement du printemps, que la neige se fondait, la terre se découvrait et l'herbe dessous poignait, les bergers alors sortirent et menèrent leurs bêtes aux champs, mais devant tous Daphnis et Chloé, comme ceux qui servaient eux-mêmes à un bien plus grand pasteur ; et d'abord s'en coururent droit aux Nymphes dans la caverne, ensuite à Pan sous le pin, puis sous le chêne, où ils s'assirent en regardant paître leurs troupeaux et s'entre-baisant quant et quant; puis allèrent chercher des fleurs pour en faire des couronnes aux Dieux. Mais les fleurs à peine commençaient d'éclore, par la douceur du petit béat de zéphyre qui les ranimait, et la chaleur du soleil qui les entr'ouvrait. Toutefois encore trouvèrent-ils de la violette, des narcisses, du muguet, et autres telles premières fleurs que produit la saison nouvelle, dont ils firent des chapelets et en couronnèrent les têtes aux images, en leur offrant du lait nouveau de leurs brebis et de leurs chèvres; puis essayèrent à jouer un peu de leurs chalumeaux, comme s'ils eussent voulu provoquer les rossignols à chanter, lesquels leur répondaient de dedans les buissons, commençant petit à petit à lamenter encore Itys et recorder leur ramage, qu'un long silence leur avait fait oublier. [3,13] Et alors aussi les brebis bêlaient, les agneaux sautaient et se courbaient sous le ventre de leur mère, les béliers poursuivaient les brebis qui n'avaient point encore agnelé, et les ayant arrêtées, saillaient puis l'une, puis l'autre; autant en faisaient les boucs après les chèvres, sautant à l'environ, combattant et se cossant fièrement pour l'amour d'elles. Chacun avait les siennes à soi, et gardait qu'autre ne fit tort à ses amours; toutes choses dont la vue aurait en des vieillards éteints rallumé le feu de Vénus, et trop mieux échauffait ces deux jeunes personnes, qui, de longtemps inquiets, pourchassent le dernier but du contentement d'amour, brûlaient et se consumaient de tout ce qu'ils entendaient et voyaient, cherchant quelque chose qu'ils ne pouvoient trouver, outre le baiser et l'embrasser. Mêmement Daphnis, qui, devenu grand et en bon point, pour n'avoir bougé tout l'hiver de la maison à ne rien faire, frissait après le baiser, et était gros, comme l'on dit, d'embrasser, faisant toutes choses plus curieusement et plus hardiment que paravant. [3,14] Pressant Chloé de lui accorder tout ce qu'il voulait, et de se coucher nue à nu avec lui plus longuement qu'ils n'avaient accoutumé. « Car il n'y a, disait-il, que ce seul point qui nous manque des enseignements de Philétas, pour la dernière et seule médecine qui apaise l'amour. » Et Chloé lui demandant ce qu'il y pouvait avoir outre se baiser, s'embrasser et se coucher tout vêtus, et ce qu'il pensait faire plus quand ils seraient couchés nus ? « Cela, lui dit-il, que les beliers font aux brebis et les boucs aux chèvres. Vois-tu comment après cela les brebis ne s'enfuient plus, ni les beliers ne se travaillent plus à courir après, mais paissent tous les deux amiablement ensemble, comme étant l'un et l'autre assouvis et contents ; et doit bien être quelque chose plus douce que ce que nous faisons, et dont la douceur surpasse l'amertume d'amour. — Et mais, fit-elle, vois-tu pas que les beliers et les brebis, les boucs et les chèvres, faisant ce que tu dis, se tiennent debout; les mâles montent dessus, les femelles soutiennent les mâles sur le dos. Et toi tu veux que je me couche avec toi à terre, et toute nue. Sont-elles donc pas plus vêtues de leur laine ou bien de leur poil que moi de ce qui me couvre ? » Il la crut, et comme elle voulut, se coucha près d'elle, où il fut longtemps, ne sachant comment faire pour venir à bout de ce qu'il desirait. Il a fit relever, l'embrassa par derrière en imitant les boucs ; mais il s'en trouvait encore moins satisfait que devant. Si se rassit à terre, et se prit à pleurer de ce qu'il savait moins que les belins accomplir les oeuvres d'amour. [3,15] Or y avait-il non guère loin de là un qui cultivait son propre héritage et s'appelait Chromis, homme ayant déjà passé le meilleur de son âge et étant tout-à-l'heure cassé. Il tenait avec soi certaine petite femme, jeune et belle et délicate, pour autant mêmement qu'elle était de la ville, et avait nom Lycenion; laquelle, voyant passer tous les matins Daphnis, qui menait ses bêtes en pâture et le soir les ramenait au tect, eut envie de s'accointer de lui pour en faire son amoureux, et tant le guetta, qu'une fois le trouvant seule, elle lui donna une flûte, une gaufre à miel, et une panetière de peau de cerf; mais elle n'osa lui rien dire, se doutant qu'il aimait Chloé parce qu'il était toujours avec elle ; et néanmoins n'en savait autre chose, sinon qu'elle les avait vus sourire l'un à l'autre et se faire des signes. Si fit entendre à Chromis, un matin, qu'elle s'en allait voir une sienne voisine en travail d'enfant, suivit les jeunes gens pas à pas, et se cachant entre des buissons pour n'être point aperçue, vit de là tout ce qu'ils faisaient, entendit tout ce qu'ils disaient, et très bien sut remarquer comment et pour quelle cause pleurait le pauvre Daphnis. Par quoi, ayant pitié de leur peine, et quant et quant considérant que double occasion de bien faire se présentait à elle, l'une de les instruire de leur bien, l'autre d'accomplir son desir, elle usa d'une telle finesse. [3,16] Le lendemain, feignant d'aller voir sa voisine qui travaillait d'enfant, elle vient droit au chêne sous lequel était Daphnis avec Chloé, et, contrefaisant la marrie troublée: « Hélas! mon ami, dit-elle, Daphnis, je. te prie, aide-moi. De mes vingt oisons, voilà un aigle qui m'en emporte le plus beau. Mais, parce qu'il est trop pesant, l'aigle ne l'a pu enlever jusque sur cette roche là haut, où est son aire, ainsi est allé cheoir avec au fond du vallon, dedans ce bois ici : et pour ce, je te prie, mon Daphnis, viens-y avec moi, car toute seule j'ai peur, et m'aide à le recourir. Ne veuille souffrir que mon compte demeure imparfait. A l'aventure pourras-tu bien tuer l'aigle même, qui ainsi ne ravira plus vos agneaux ni vos chevreaux; et Chloé ce temps pendant gardera vos deux troupeaux. Tes chèvres la connaissent aussi bien comme toi, car vous êtes toujours ensemble. » [3,17] Daphnis, ne se doutant de rien, se leva incontinent, prit sa houlette en sa main, et s'en fut avec Lycenion. Elle le mena loin de Chloé, dans le plus épais du bois, près d'une fontaine, où l'ayant fait seoir: « Tu aimes, lui dit-elle, Daphnis, tu aimes la Chloé. Les Nymphes me l'ont dit cette nuit. Elles me sont venues, ces Nymphes, conter en dormant les pleurs que tu faisais hier, et si m'ont commandé que je t'ôtasse de cette peine, en t'apprenant l'oeuvre d'amour, qui n'est pas seulement baiser et embrasser, ni faire comme les beliers et bouquins; c'est bien autre chose, et bien plus plaisante que tout cela. Par quoi, si tu veux être quitte du déplaisir que tu en as, et trouver l'aise que tu y cherches, ne fais seulement que te donner à moi, apprenti joyeux et gaillard, et moi, pour l'amour des Nymphes, je te montrerai ce qui en est. » [3,18] Daphnis perdit toute contenance, tant il fut aise, comme un pauvre garçon de village jeune et amoureux . Si se met à genoux devant Lycenion, la priant à mains jointes de tôt lui montrer ce doux métier; afin qu'il pût faire à Chloé ce qu'il désirait ; et comme si c' eût été quelque grand et merveilleux secret, lui promit un chevreau de lait, des fromages frais, de la crème, et plutôt la chèvre avec. Adonc le voyant Lycenion plus naïf et plus simple encore qu'elle n'avait imaginé, se prit à l'instruire en cette façon. Elle lui commanda de s'asseoir auprès d'elle, puis de la baiser tout ainsi qu'ils avaient de coutume entre eux, et en la baisant de l'embrasser, et finalement de se coucher à terre au long d'elle. Comme il se fut assis, qu'il l'eut baisée, se fut couché, elle, le trouvant en état, le souleva un peu et se glissa sous lui, puis elle le mit dans le chemin qu'il avait jusque-là cherché, où chose ne fit qui ne soit en tel cas accoutumée, nature elle-même du reste l'instruisant assez. [3,19] Finie l'amoureuse leçon, Daphnis, aussi simple que devant, s'en voulut courir vers Chloé pour lui faire tout aussitôt ce qu'il venait d'apprendre, comme s'il eût eu peur de l'oublier. Mais Lycenion le retint et lui dit : « Il faut que tu saches encore ceci, Daphnis : c'est que, comme j'étais déjà femme, tu ne m'as point fait mal à ce coup ; car un autre homme, il y a déjà quelque temps, m'enseigna cela que je te viens d'apprendre et en eut mon pucelage pour son loyer. Mais Chloé, lorsqu'elle luttera cette lutte avec toi, la première fois elle criera, elle pleurera, et si saignera comme qui l'aurait tuée; mais n'aye point de peur, et quand elle voudra se prêter à toi, amène-là ici, afin que si elle crie, personne ne l'entende, et si elle pleure, personne ne la voie, et si elle saigne, qu'elle se puisse laver en cette fontaine. Et te souvienne cependant que je t'ai fait homme premier que Chloé. » [3,20] Après lui avoir donné ces avis, Lycenion s'en alla d'un autre coté du bois, faisant semblant de chercher encore son oison, et Daphnis alors, songeant à ce qu'elle lui avait dit, ne savait plus s'il oserait rien exiger de Chloé outre le baiser et l'embrasser. Il ne voulait point la faire crier, car ce lui semblait acte d'ennemi ; ni la faire pleurer, car c'eût été signe qu'elle eût senti mal; ou la faire saigner, car, étant novice, il craignait ce sang, et pensait être impossible qu'il sortît du sang sinon d'une blessure. Si s'en revint du bois en résolution de prendre avec elle les plaisirs accoutumés seulement, et, venu à l'endroit où elle était assise faisant un chapelet de violette, lui controuva qu'il avait arraché des serres mêmes de l'aigle l'oison de Lycenion; puis, l'embrassant, la baisa comme Lycenion l'avait baisé durant le déduit, car cela seul lui pouvait-il, à son avis, faire sans danger; et Chloé lui mit sur la tête le chapelet qu'elle avait fait, et en même temps lui baisait les cheveux, comme sentant à son gré meilleur que les violettes ; puis lui donna de sa panetière à repaître du raisin sec et quelques pains, et souventefois lui prenait de la bouche un morceau et le mangeait, elle, comme petits oiseaux prennent la becquée du bec de leur mère. [3,21] Ainsi qu'ils mangeaient ensemble, ayant moins de souci de manger que de s'entrebaiser, une barque de pêcheurs parut, qui voguait au long de la côte. Il ne faisait vent quelconque, et était la mer fort calmé, au moyen de quoi ils allaient à rames et ramaient à la plus grande diligence qu'ils pouvoient, pour porter en quelque riche maison de la ville leur poisson tout frais pêché ; et ce que tous mariniers ont accoutumé de faire pour alléger leur travail, ceux-ci le faisaient alors ; c'est que l'un d'eux chantait une chanson marine, dont la cadence réglait le mouvement des rames, et les autres, de même qu'en un choeur de musique, unissaient par intervalles leur voix à celle du chanteur. Or, tant qu'ils voguèrent en pleine mer, le son, dans cette étendue, se perdait, et la voix s'évanouissait en l'air ; mais quand ils vinrent à passer la pointe d'un écueil et entrer en une baye profonde en forme de croissant, on ouït bien plus fort le bruit des rames, et bien plus distinctement le refrain de leur chanson, pource que le fond de la baye se terminait en un vallon creux, lequel, recevant le son comme le vent qui s'entonne dedans une flûte, rendait un retentissement qui représentait à part le bruit des rames, et la voix des chanteurs à part, chose plaisante à ouïr. Car comme une voix venait d'abord de la mer, celle qui répondait de terre résonnait d'autant plus tard, que plus tard avait commencé l'autre. [3,22] Daphnis, qui savait que c'était de ce retentissement, ne regardait rien qu'en la mer, et prenait singulier plaisir à voir la barque voguer vite comme volerait un oiseau, tâchant à retenir quelque chose de la chanson qu'il pût jouer après sur sa flûte. Mais Chloé, n'ayant jamais ouï ce résonnement de la voix qu'on appelle écho, tournait la tête, tantôt du côté de la mer, lorsque les pêcheurs chantaient, tantôt vers le bois, cherchant qui leur répondait. Eux passés, tout se tut en la mer et dans le vallon, et Chloé demandait à Daphnis si derrière l'écueil y avait point une autre mer, une autre barque et d'autres rameurs qui chantassent. Il se prit doucement à sourire, et plus doucement encore la baisa; puis, lui mettant sur la tête le chapelet de violettes, commença à lui conter la fable d'Écho, lui demandant pour loyer de lui faire ce beau conte dix autres baisers. [3,23] Si lui dit : « Il y a, ma mie, plusieurs sortes de Nymphes ; les unes sont Nymphes des bois, les autres des prés ou des eaux, toutes belles, toutes savantes en l'art de chanter; et fille d'une d'elles fut jadis Echo, mortelle, pource qu'elle était née d'un père mortel ; belle, comme fille de belle mère. Elle fut nourrie par les Nymphes et apprise par les Muses, qui lui montrèrent à jouer de la flûte, à former des sons sur la lyre et sur la cithare, et lui enseignèrent toute sorte de chant ; si qu'étant déjà venue en la fleur de son âge, elle dansait avec les Nymphes et chantait avec les Muses: mais elle fuyait les mâles, autant les Dieux que les hommes, aimant la virginité. Pan se courrouça contre elle, jaloux de ce qu'elle chantait si bien, et dépité de ne pouvoir jouir de sa beauté. Il rendit furieux les pâtres et chevriers du pays, qui, comme loups ou chiens enragés, se jetèrent sur la pauvre fille, la déchirèrent, chantant encore, et çà et là dispersèrent ses membres pleins d'harmonie. Terre les reçut en faveur des Nymphes, conserva son chant, retient sa musique, et depuis, par le vouloir des Muses, imite les voix et les sons, représente, ainsi que faisait la pucelle de son vivant, hommes, Dieux, bêtes, instruments, et Pan quand il joue de la flûte, lequel, entendant contrefaire son jeu, saute et court par les montagnes, non pour autre envie, mais cherchant où est l'écolier qui se cache et répète son jeu, sans qu'il le voie ni connaisse. » Daphnis ayant fait ce conte, Chloé le baisa, non seulement dix fois, comme il avait demandé, mais beaucoup plus. Car Echo redit, peu s'en faut, tout ce qu'il avait dit, comme pour témoigner qu'il n'avait point menti. [3,24] La chaleur allait tous les jours de plus en plus augmentant, parce que le printemps finissait et l'été commençait; et aussi avaient-ils de nouveaux passe-temps convenables à la saison d'été. Daphnis nageait dans les rivières, Chloé se baignait dans les fontaines; il jouait de la flûte à l'envi des pins que les vents faisaient résonner; elle chantait à l'encontre des rossignols à qui mieux mieux. Ensemble ils chassaient aux cigales, prenaient des sauterelles, cueillaient les fleurs, croulaient les arbres, mangeaient les fruits ; et à la fin se couchèrent tous deux sous une même peau de chèvre, nue à nu ; et lors eût Chloé facilement été faite femme, si Daphnis n'eût craint de lui faire sang ; de quoi il avait si belle peur, qu'appréhendant de n'être pas toujours maître de soi, souvent il empêchait Chloé de se dépouiller toute nue, tellement qu'elle-même s'en étonnait; mais elle avait honte de lui en demander la cause. [3,25] Il y eut durant cet été grande presse et pourchas amoureux autour de Chloé pour l'avoir en mariage, et venait-on de tous cotés la demander à Dryas. Aucuns lui portaient des présents, et tous lui faisaient de grandes promesses ; tellement que Napé, mue d'avarice, lui conseillait de la marier, et ne tenir point plus longtemps une fille si grande en sa maison; que si on ne se hâtait de lui donner mari, elle pourrait à l'aventure bientôt, en gardant ses bêtes par les champs, perdre son pucelage, et se marier pour des pommes ou des roses avec quelque berger; et, ce disait Napé, valait mieux, pour le bien d'elle et d'eux aussi, la faire maîtresse de la maison de quelque bon laboureur, et prendre ce qu'on leur offrait, qu'ils garderaient à leur propre fils. Car nonguères auparavant leur était né un petit garçon. Et Dryas lui-même quelquefois se laissait aller à ces raisons ; aussi que chacun lui faisait des offres bien au-delà de ce que méritait une simple bergère ; mais, considérant puis après que la fille n'était pas née pour s'allier en paysannerie, et que s'il arrivait qu'un jour elle retrouvât sa famille, elle les ferait tous heureux, il différait toujours d'en rendre certaine réponse, et les remettait d'une saison à l'autre, dont lui venait à lui cependant tout plein de présents qu'on lui faisoit. Ce que Chloé entendant en était fort déplaisante, et toutefois fut longtemps sans vouloir dire à Daphnis la cause de son ennui. Mais voyant qu'il l'en pressait et importunait souvent, et s'ennuyait plus de n'en rien savoir qu'il n'aurait pu faire après l'avoir su, elle lui conta tout : combien ils étaient de poursuivants qui la demandaient ; combien riches! les paroles que disait Napé à cette fin de la faire accorder, et comment Dryas n'y avait point contredit, mais remettait le tout aux prochaines vendanges. [3,26] Daphnis, oyant telles nouvelles, à peine qu'il ne perdit sens et entendement, et se séant à terre, se prit à pleurer, disant qu'il mourrait si Chloé cessait de venir aux champs garder les bêtes avec lui, et que non lui' seulement, mais que les brebis et moutons en mourraient de déplaisir, s'ils perdaient une telle bergère. Puis y ayant un peu pensé, il reprit courage et se mit en tête qu'il la pourroit avoir lui-même, s'il la demandait à son père, espérant facilement l'emporter sur tous les autres, et leur être préféré. Une chose pourtant le troublait : Lamon n'était pas riche ; ce seul point lui affaiblissait fort son espérance. Toutefois il se résolut, quoi qu'il en pût arriver, de la demander à femme, et Chloé même en fut d'avis. Si n'en osa de prime abord rien dire à Lamon, mais découvrit plus hardiment son amour à Myrtale, et lui tint propos comme il desirait épouser Chloé. Myrtale la nuit en parla à son mari. Mais Lamon le trouva fort mauvais, et appela sa femme bête, de vouloir marier à une fille de simples bergers tel gars, à qui elle savait bien que les marques et enseignes trouvées quant et lui promettaient autre fortune, et qui un jour ou l'autre, étant reconnu des siens, les pourrait, eux, non seulement affranchir de servitude, mais les faire maîtres de meilleure et plus grande terre que celles qu'ils tenaient comme serfs. Myrtale, toutefois, craignant que le garçon, épris d'amour, s'il perdait ainsi tout espoir de ce que tant il désirait, ne fût capable de quelque funeste résolution, lui allégua d'autres motifs et prétextes de refus: «Nous sommes, ce lui dit-elle, pauvres, mon enfant, et avons besoin d'une fille qui nous apporte, plutôt qu'à qui il faille donner : au contraire ils sont riches, eux, et si veulent avoir un mari qui leur donne. Mais va, fais tant envers Chloé, et elle envers son père, qu'il ne nous demande pas grand'chose et qu'il te la donne en mariage. Sans doute elle t'aime aussi, et elle aimera bien mieux coucher avec toi pauvre et beau, qu'avec pas un de ceux-là, qui sont riches et laids comme marmots. » [3,27] Myrtale crut par ce moyen avoir doucement éconduit Daphnis. Car elle tenait pour tout assuré que jamais Dryas n'y consentirait, ayant en main de plus riches partis qui lui offraient beaucoup de biens. Daphnis, quant à lui, ne se pouvait plaindre de la réponse, mais, se voyant si loin d'espérance, fit ce que les amants qui sont pauvres ont accoutumé de faire : il se prit à pleurer, et invoqua les Nymphes, lesquelles, la nuit ensuivante, ainsi qu'il dormait, s'apparurent à lui, en même forme et manière que la première fois ; et lui dit la plus âgée d'elles : « A un autre Dieu touche le soin du mariage de Chloé : nous te donnerons, nous, de quoi gagner Dryas. Le bateau des Méthymniens, dont tes chèvres broutèrent le lien l'année passée, fut ce jour-là par les vents emporté bien loin de terre : mais d'autres souffles la nuit le jetèrent contre la côte, où il périt et tout ce qui était dedans, sinon qu'avec le débris l'onde poussa sur la grève une bourse de trois cents écus, et est là couverte d'algue, près d'un dauphin mort, qui a été cause que nul passant ne s'en est encore approché, fuyant un chacun la puanteur de cette pourriture. Vas-y, prends la bourse, et la donne. Ce sera assez à cette heure pour montrer que tu n'es point pauvre : mais un temps viendra que tu seras riche. » [3,28] Aussitôt dites ces paroles, elles disparurent avec la nuit, et, le jour commençant à poindre, Daphnis se leva tout joyeux, chassa ses bêtes aux champs avec les sons accoutumés, et ayant baisé Chloé, salué les Nymphes, s'en courut au bord de la mer, comme s'il eût voulu s'asperger d'eau marine. Là, se promenant sur le sable, il allait partout regardant s'il trouverait point ces trois cents écus, à quoi il n'eut pas grand peine; car la mauvaise odeur du dauphin corrompu lui donna incontinent au nez, et lui servit de guide jusqu'au lieu où, ayant écarté les algues, il trouva dessous la bourse pleine, qu'il enleva, et la mit dans sa panetière. Mais il ne partit point de là qu'il n'eût adoré et remercié les Nymphes, et même la mer; car, tout berger qu'il était, il aimait la mer alors, et elle lui semblait douce et bonne plus que la terre, pource qu'elle l'aidait à parvenir au mariage de son amie. [3,29] Etant saisi de cet argent, il n'attendit pas davantage ; ainsi s'estimant le plus riche, non pas seulement de tous les paysans de là entour, mais aussi de tous les vivants, s'en alla droit à Chloé, lui conta le songe qu'il avait eu, lui montra la bourse qu'il avait trouvée, et lui dit de garder leurs bêtes jusqu'à ce qu'il fût de retour; puis prit sa course vers Dryas, lequel il trouva battant le bled dans l'aire avec sa femme Napé. Si lui commença un brave propos, en lui disant ces paroles : « Donne-moi Chloé en mariage. Je sais bien jouer de la flûte ; je sais bien besogner aux vignes et aux arbres, labourer la terre, vanner le bled au vent; et comment je sais gouverner les bêtes, elle-même Chloé te le peut témoigner. On me bailla au commencement cinquante chèvres; je les ai fait multiplier deux fois autant, et si ai élevé de beaux et grands boucs jusqu'à dix, là où premièrement, n'en ayant que deux, nous fallait la plupart du temps mener nos chèvres ailleurs, et si suis jeune et votre voisin, de qui nul ne se saurait plaindre. Une chèvre m'a nourri, comme Chloé une brebis; et bien que pour tant de choses je dusse être préféré aux autres qui la demandent, encore te donnerai-je plus qu'eux. Ils te donneront, eux, quelques chèvres, quelques moutons, quelque couple de boeufs galeux, du bled de quoi nourrir trois poules ; mais moi, voici trois cents écus. Seulement, je te prie que personne n'en sache rien, non pas même mon père Lamon. » En disant ces mots, il lui délivra l'argent, et le baisa quant et quant. [3,30] Dryas et Napé, voyant si grosse somme de deniers qu'ils n'en avaient jamais tant vu ensemble, lui promirent aussitôt qu'il aurait Chloé pour sa femme, et dirent qu'il feraient bien trouver bon ce mariage à Lamon. Si demeurèrent Daphnis et Napé à chasser les boeufs sur l'aire, et faire sortir avec la herse le bled des épis, pendant que Dryas, ayant premièrement serré la bourse et l'argent, s'en alla devers Lamon et Myrtale, pour leur demander, à vrai dire au rebours de la coutume, leur jeune garçon en mariage. Il les trouva qu'ils mesuraient l'orge après l'avoir vannée, et se plaignaient qu'à grand peine en recueillaient-ils autant comme ils en avaient semé. Il les reconforta, disant qu'ainsi était-il par-tout; puis leur demanda Daphnis à mari pour Chloé, et leur dit que, combien que d'autres lui offrissent et donnassent beaucoup pour l'accorder, il ne voulait d'eux rien avoir, ainsi plutôt était prêt à leur donner du sien. Car ils ont, disait-il, été nourris ensemble, et gardant leurs bêtes aux champs, se sont pris l'un l'autre en telle amitié, qu'il serait maintenant malaisé de les séparer; et si étaient bien d'âge tous deux pour coucher ensemble. Il leur alléguait ces raisons et assez d'autres, comme celui qui, pour loyer de les persuader, avait reçu trois cents écus. Lamon, ne pouvant plus s'excuser sur sa pauvreté, puisque les parents même de la fille l'en priaient, ni sur l'âge de Daphnis, car il était déjà en son adolescence bien avant, n'osa néanmoins dire encore à quoi tenait qu'il n'y consentit, qui était que tel parentage ne convenait point à Daphnis ; mais après y avoir un peu de temps pensé, il lui répondit en cette sorte : [3,31] «Vous êtes gens de bien de préférer vos voisins à des étrangers, et de n'aimer point plus la richesse que l'honnête pauvreté. Veuillent Pan et les Nymphes vous en récompenser Et quant à moi, je vous promets que j'ai autant d'envie comme vous que ce mariage se fasse; autrement serais-je bien insensé, me voyant déjà sur l'âge et ayant plus besoin d'aide que jamais, si je n'estimais un grand heur d'être allié de votre maison; et si est Chloé telle que l'on la doit souhaiter, belle et bonne fille, et où il n'y a que redire. Mais, étant serf comme je suis, je n'ai rien dont je puisse disposer, ainsi faut que mon maître le sache et qu'il y consente. Or donc, différons, je vous prie, les noces jusques aux vendanges, car il doit, au dire de ceux qui nous viennent de la ville, se trouver alors ici ; et lors ils seront mari et femme, et en attendant s'aimeront comme frère et soeur. Mais veux-tu que je te dise? tu prétends pour gendre, Dryas, un qui vaut trop mieux que nous . » Cela dit, il le baisa et lui présenta à boire, car il était jà près de midi, et le convoya au retour quelque espace de chemin, lui faisant caresses infinies. [3,32] Mais Dryas, qui n'avait pas mis en oreille sourde les dernières paroles de Lamon, s'en alloit songeant en lui-même qui pouvait être Daphnis : « Une chèvre fut sa nourrice ; les Dieux ont eu soin de lui. Il est beau et ne tient en rien de ce vieillard camus ni de sa femme pelée. Il a trouvé à son besoin ces trois cents écus; à peine pourrait un chevrier finer autant de noisettes. N'aurait-il point été exposé comme Chloé? Lamon l'aurait-il point trouvé, comme moi cette petite, avec telles marques et enseignes comme j'en trouvai quant et elle? O Pan, et vous, Nymphes, veuillez qu'il soit ainsi ! A l'aventure un jour Daphnis, reconnu de ses parents, pourra bien faire connaître ceux de Chloé aussi. » Dryas s'en alloit discourant et rêvant ainsi en lui-même jusques à son aire, où il trouva le gars en grande dévotion d'ouïr quelles nouvelles il apportait. Si le reconforta en l'appelant de tout loin son gendre, lui promit les noces sans faute aux prochaines vendanges, lui donna la main, foi de laboureur, que Chloé jamais ne serait à autre que lui. [3,33] Daphnis aussitôt, sans vouloir ni boire ni manger, s'en recourut vers elle, et l'ayant trouvée qui tirait ses brebis et faisait des fromages, il lui annonça la bonne nouvelle de leur futur mariage, et de là en avant ne feignait de la baiser devant tout le monde, comme sa fiancée, et l'aider en toutes ses besognes, tirait les brebis dans les seilles, faisait prendre le lait pour en faire des fromages, mettait les agneaux sous leur mère, comme aussi ses chevreaux à lui ; puis quand tout cela était fait, ils se baignaient, mangeaient, buvaient, puis allaient en quête des fruits mûrs, dont y avait grande abondance, pource que c'était après l'oût, dans la richesse de l'automne; force poires de bois, force nèfles et azeroles, force pommes de coing, les unes à terre tombées, les autres aux branches des arbres. A terre elles avaient meilleure senteur, aux branches elles étaient plus fraîches ; les unes sentaient comme malvoisie, les autres reluisaient comme or. Parmi ces pommiers, un ayant été déjà tout cueilli, n'avait plus ni feuille ni fruit. Les branches étaient nues, et n'était demeuré qu'une seule pomme à la cime de la plus haute branche. La pomme, belle et grosse à merveille, sentait aussi bon ou mieux que pas une ; mais qui avait cueilli les autres n'avait osé monter si haut, ou ne s'était soucié de l'abattre ; ou possible une si belle pomme était réservée pour un pasteur amoureux. [3,34] Daphnis ne l'eut pas sitôt vue qu'il se mit en devoir de l'aller cueillir. Chloé l'en voulut garder; mais il n'en tint compte; pourquoi elle, peureuse et dépite de n'être pas écoutée, s'en fut où étaient leurs troupeaux, et Daphnis, montant au fin faîte de l'arbre, atteignit la pomme, qu'il cueillit, et la lui porta, et, la voyant mal contente lui, dit telles paroles : « Cette pomme, Chloé ma mie, les beaux jours d'été l'ont fait naître, un bel arbre l'a nourrie; puis, mûrie par le soleil, fortune l'a conservée. J'eusse été aveugle vraiment de ne la pas voir là, et sot, l'ayant vue, de l'y laisser, pour qu'elle tombât à terre, et fût foulée aux pieds des bêtes, ou envenimée de quelque serpent qui eût frayé au long; ou bien, demeurant là-haut, regardée, admirée, enviée, eût été gâtée par le temps. Une pomme fut donnée à Vénus comme à la plus belle; tu mérites aussi bien le prix. Ayant même beauté l'une et l'autre, vous avez juges pareils. Il était berger, lui ; moi je suis chevrier. » Disant ces mots, il mit la pomme au giron de Chloé, et elle, comme il s'approcha, le baisa si suavement, qu'il, n'eut point de regret d'être monté si haut, pour un baiser qui valait mieux à son gré que les pommes d'or.