[5,0] LIVRE V. DE LA JUSTICE. [5,1] I. Je ne doute point, Constantin, très grand empereur, que si cet ouvrage que j'ai entrepris pour prouver l'unité de ce Dieu, qui a créé le monde et qui le gouverne, tombe entre les mains de certaines gens, qui n'ont que de fausses et absurdes idées de la religion, ils ne le prennent en aversion dès qu'ils en auront vu le titre et le commencement, qu'ils ne le jettent avec horreur, et qu'ils ne croient qu'en le touchant seulement, ils ont commis un crime des plus énormes. Je voudrais pourtant qu'ils me fissent la grâce de ne le point condamner avant de l'avoir lu. Car, puisqu'il n'est permis de condamner personne sans l'avoir entendu, et que l'on n'ôte pas même aux traîtres, aux empoisonneurs et aux sacrilèges la liberté de se défendre, il me semble que la demande que je fais : que ceux qui voudront juger de mon livre suspendent leur jugement jusqu'à ce qu'ils l'aient lu tout entier, n'a rien que d'honnête et de juste. Mais je connais trop bien leur animosité pour attendre d'eux qu'ils me rendent cette justice. Ils ont peur d'être convaincus et d'être obligés de se rendre à la vérité ; ils font du bruit pour ne point entendre nos raisons; ils ferment les yeux pour ne point voir la lumière. L'éloignement qu'ils ont pour entrer en conférence est un aveu de leur faiblesse. Sachant bien qu'ils ne pourraient remporter d'avantage par la raison, ils ont recours à la force. Ils n'agissent point, comme a dit Ennius, avec la modération de la sagesse; ils ne se conduisent que par violence. Ils ne veulent pas que notre innocence soit publiquement justifiée, parce que, encore qu'ils en soient fort persuadés, ils ont résolu de nous condamner comme si nous étions coupables. N'est-ce pas une injustice aussi visible, de condamner l'innocence sans l'entendre, que de la condamner après qu'elle a été entendue et justifiée? Ils ne refusent de nous entendre que parce que, s'ils nous avaient entendus, ils ne pourraient plus nous condamner. Ils tourmentent les personnes consacrées au culte du vrai Dieu; ils les chassent de leur pays; ils les exécutent à mort. Quelque envenimée que soit la haine dont ils sont animés contre eux, ils ne sauraient en donner aucune raison, parce qu'elle ne procède que du renversement de leur esprit, de l'erreur qui les aveugle, de la fureur qui les transporte. Au lieu de revenir de leur égarement, ils ajoutent la cruauté à l'ignorance; ils persécutent inhumainement des personnes dont l'unique occupation est de servir Dieu; ils affligent les âmes innocentes, et ils torturent leurs corps. J'entreprends maintenant de conférer avec ces gens-là, et de les convaincre de la vérité, bien que je sache qu'ils sont plus disposés à répandre le sang des justes qu'à écouter leurs paroles. L'entreprise est-elle téméraire et la peine sera-t-elle inutile ? nullement. Si je ne suis pas assez heureux pour les mettre dans le bon chemin, et pour les garantir de la mort vers laquelle ils se précipitent avec une impétuosité incroyable, j'affermirai au moins la foi chancelante de quelques-uns d'entre nous, et principalement de ceux qui ont une légère teinture des lettres. Les orateurs et les poètes sont dangereux, en ce qu'ils peuvent aisément surprendre les ignorants par la beauté de leurs discours et par la douceur de leurs vers. Ces discours et ces vers sont comme du miel qui couvrirait du poison. J'ai tâché de joindre la sagesse à la religion, afin que ces arts-là ne nuisent point à ceux qui s'adonnent à l'étude, et que les belles-lettres servent plutôt à la religion qu'elles ne lui nuisent, quand elles se trouvent en des personnes qui ont de la vertu et qui aiment la vérité. Quand mon travail serait inutile pour les autres, il ne le serait pas pour moi, parce qu'il me remplira du plaisir que donne la jouissance de la vérité, qui est la véritable nourriture de l'esprit. Il ne faut pourtant désespérer de personne. Peut-être que tous ceux à qui nous parlerons ne seront pas sourds. Les esprits impurs n'auront pas plus de pouvoir que l'esprit saint. L'état des affaires n'est pas si désespéré, qu'il ne se trouve encore des personnes d'assez bon goût pour embrasser la vérité et pour suivre le bon chemin quand on le leur aura montré. Il n'y a qu'à mettre sur les bords de la coupe un peu de miel de la sagesse céleste, de peur que les âmes délicates ne soient rebutées de l'amertume des remèdes. En effet, la principale raison pour laquelle les savants et les grands du monde n'ajoutent point de foi à l'Écriture, est que le style en est bas, et que les prophètes n'ont parlé que le langage du peuple. Leur simplicité est méprisée par ceux qui ne veulent rien voir ni rien entendre que d'élégant, et qui ne conservent dans leur cœur que ce qui y est entré avec plaisir par les oreilles, et que ce qui les a charmées par la douceur de son harmonie. Tout ce qui n'est pas enrichi des ornements et des figures du discours leur paraît simple et méprisable. Ils s'imaginent qu'il n'y a que ce qui est agréable qui soit vrai, que ce qui peut donner du plaisir qui soit probable. Enfin, ils ne considèrent les choses que par la beauté, sans examiner si elles ont de la vérité. Ils n'ajoutent point de foi à nos mystères, parce qu'ils paraissent avec une simplicité éloignée de toute sorte de déguisement, et ils n'ont point d'estime pour ceux qui les leur expliquent, parce que ce sont des hommes qui n'ont aucune teinture des sciences profondes, ou qui n'en ont au plus qu'une fort légère. Il est vrai qu'il est fort rare d'en trouver qui soient éloquents, et la raison en est évidente. L'éloquence est dévouée à la vanité et à la pompe du siècle. Elle affecte de plaire au peuple et de flatter ses plus mauvaises inclinations. Elle entreprend quelque fois de combattre la vérité, et de faire admirer dans ce combat le pouvoir qu'elle exerce sur les esprits. Elle recherche les richesses, les honneurs et les dignités; elle méprise notre religion, parce qu'elle n'y voit rien que de simple, et qu'elle n'y découvre rien qui approche du vain éclat au milieu duquel elle est bien aise de paraître. Voilà pourquoi la sagesse et la vérité manquent souvent de personnes capables de se charger de leur défense, et pourquoi ceux qui s'en chargent ne s'en acquittent qu'imparfaitement. Ceux dont j'ai quelque connaissance sont Minucius Félix, célèbre avocat, dont le livre, qui a pour titre Octavius, fait voir avec combien d'avantage il aurait pu soutenir la cause de la vérité, s'il y eût employé tout son temps et tout son esprit. Tertullien était fort habile en toutes sortes de sciences, mais son style avait peu d'élégance et beaucoup d'obscurité, ce qui a été cause qu'il n'a acquis qu'une médiocre réputation. Cyprien a été le plus illustre défenseur de la vérité : il s'était rendu fort célèbre dans la profession de l'éloquence, et avait fait une grande quantité d'ouvrages fort excellents en ce genre-là; il avait l'esprit abondant, agréable, et, ce qui est le plus à estimer, il l'avait fort clair. Il est difficile de dire s'il avait ou une plus grande clarté dans les pensées ou une plus grande force dans les raisonnements. Il faut pourtant avouer que ses ouvrages n'ont plu que par la beauté de l'expression à ceux qui ne sont pas instruits de nos mystères, parce qu'il les a écrits d'une manière qui ne peut être entendue que des fidèles. Voilà pourquoi il a été méprisé et raillé par les savants d'entre les païens. J'en ai vu un qui avait quelque élégance, qui, changeant une lettre de son nom, l'appelait Coprien, comme s'il eût voulu lui reprocher d'avoir gâté la beauté de son esprit en s'appliquant à des sujets bas et méprisables. Que si avec toute son éloquence il a eu ce malheur, que peut-on attendre de ceux qui n'ont ni l'élégance du langage, ni la subtilité ou la force du raisonnement? [5,2] II. Le peu que l'on a trouvé d'hommes capables de réfuter fortement les erreurs dont les peuples étaient prévenus et de défendre solidement notre religion, a donné la hardiesse à quelques-uns d'écrire contre elle. Je ne parlerai point ici de ceux qui l'ont attaquée sans aucun succès dans les premiers temps. Lorsque j'enseignais la rhétorique en Bithynie, et que le temple de Dieu y fut abattu, il se trouva deux hommes qui insultèrent à la vérité persécutée et qui le firent d'une manière où je ne sais s'il y avait plus de cruauté ou plus d'arrogance. L'un des deux faisait profession d'enseigner la philosophie; mais sa vie n'avait rien de conforme à sa doctrine. Il louait la pauvreté et brûlait d'un désir insatiable des richesses. Il faisait des leçons de continence et de tempérance dans son école, et était si fort adonné au luxe qu'il y avait dans ses repas ordinaires une plus grande abondance de mets et une plus grande politesse qu'il n'y en a dans les festins des princes. Sa barbe et son manteau, c'est-à- dire la qualité de philosophe, et ses grands biens, lui servaient comme d'un voile pour couvrir le dérèglement de ses mœurs. La passion qu'il avait de s'enrichir lui faisait, rechercher par de merveilleux artifices l'amitié des juges. Quand il avait acquis dans leur esprit le crédit que mérite la profession dont il était très indigne, il en abusait et pour vendre leurs suffrages à d'autres et pour usurper les terres de ses voisins, sans qu'ils pussent trouver aucun moyen de se garantir de ses violences. Cet homme, dont les mœurs démentaient les sentiments, et dont les sentiments condamnaient les mœurs ; cet homme qui s'accusait plus hautement et qui se condamnait plus rigoureusement que nul autre n'aurait pu le faire, publia trois livres contre la religion chrétienne dans le temps que le peuple fidèle était déchiré par tous les instruments que la fureur des païens avait pu inventer. Il déclare dès le commencement qu'il désire s'acquitter du devoir de sa profession, qui est de retirer les hommes de leur égarement et de les rappeler au bon chemin, c'est-à-dire au culte des dieux qui gouvernent le monde par leur puissance, de peur que ces hommes ne servent de proie à l'artifice et à l'avarice de ceux qui les trompent; qu'il ne pouvait rien entreprendre de si digne d'un philosophe que de présenter la lumière de la sagesse à ceux qui sont dans les ténèbres de l'ignorance, afin non seulement qu'ils obéissent aux édits des princes, mais qu'ils évitent la rigueur dès chrétiens. Il découvre véritablement le motif qui l'a engagé à ce travail par les éloges extraordinaires par lesquels il relève le mérite des empereurs, et par les louanges qu'il leur donne d'avoir rétabli la religion par leurs soins et par leur piété et d'avoir aboli la superstition. Au reste, il a paru tout à fait inepte et ridicule, quand il a voulu combattre notre religion. Ceux d'entre nous à qui la malheureuse condition de ce temps-là ne permettait pas de déclarer le jugement qu'ils portaient de son ouvrage, s'en moquaient au fond de leur cœur, quand ils voyaient la profonde ignorance où il était, et la vanité qu'il avait de promettre d'éclairer les autres, lui qui était dans un déplorable aveuglement; de les conduire, lui qui ne pouvait faire un pas sans tomber ; de les instruire, lui qui n'avait jamais rien appris de solide. Il n'y avait personne qui ne le blâmât d'avoir entrepris cet ouvrage au temps auquel le feu de la persécution était allumé Contre nous, et qui ne dit que c'était un philosophe qui s'accordait au temps et qui flattait les passions injustes des princes. Il fut méprisé comme sa vanité le méritait, et bien loin de se faire aucun mérite de son travail, il n'en rapporta que du blâme. L'autre traite le même sujet avec beaucoup plus d'aigreur. Il était élevé à la dignité de juge, avait fort contribué à exciter la persécution, et non content d'avoir armé les autres contre nous, il nous combattit par ses écrits. Il composa deux livres, non contre les chrétiens, de peur que l'on ne crût qu'il les déchirait comme des ennemis; mais aux chrétiens, afin que l'on crût qu'il leur donnait de bons avis comme à des amis. Il tâcha de faire voir dans ces deux livres que l'Écriture était toute remplie de faussetés, ce qui fait juger qu'il reconnaissait qu'elle lui était tout à fait contraire. Il en rapporte un si grand nombre de passages et des moins communs, et les examine de telle sorte, que ceux qui ne le connaissent pas, peuvent douter s'il n'avait point fait autrefois profession de notre religion. Que s'il l'avait fait, l'éloquence de Démosthène ne serait pas capable de l'excuser de l'impiété avec laquelle il avait trahi la foi qu'il avait embrassée et les mystères à la participation desquels il avait été admis. Ce n'est peut- être que par hasard que les livres sacrés de l'Écriture sont tombés entre ses mains; car de quelle étrange témérité serait-il coupable s'il eût osé pénétrer la profondeur de cette doctrine que personne ne lui avait expliquée? Nous devons louer Dieu de ce qu'il n'a rien appris par la lecture de ces divins ouvrages, et de ce qu'il n'a rien compris des maximes qu'ils contiennent. Ils sont aussi éloignés de renfermer la moindre contradiction, que cet auteur a été éloigné de suivre la vérité de notre foi. Il a fait de violentes invectives contre Paul, contre Pierre et contre les autres disciples, et les a accusés d'avoir jeté les premiers la semence d'une doctrine remplie de faussetés et de mensonges. Il leur reproche pourtant qu'ils étaient grossiers et ignorants, et que quelques-uns d'entre eux ont vécu de la pêche, comme s'il eût été fâché qu'Aristophane ou Aristarque n'eussent pas été chargés du ministère de la parole divine. [5,3] III. Le reproche que l'on fait aux apôtres d'avoir été grossiers ou ignorants ne s'accorde pas avec le soupçon que l'on pourrait concevoir qu'ils eussent eu la volonté ou l'adresse de tromper. Pour imposer au peuple, il faut inventer une doctrine dont les conclusions aient quelque liaison avec les principes. Or c'est ce que des hommes grossiers et ignorants ne sauraient faire, puisque les plus subtils et les plus savants des philosophes, comme Platon, Aristote, Epicure, Zénon, ont avancé des contradictions, et n'ont pas toujours été d'accord avec eux-mêmes; c'est la nature de la fausseté de se démentir soi-même. La doctrine des apôtres se soutient au contraire, parce qu'elle est établie sur des fondements inébranlables et que les points qui la composent sont étroitement unis ensemble. Elle persuade, parce qu'elle est appuyée sur des principes à l'évidence desquels nul esprit ne peut résister. Les apôtres n'ont eu garde d'inventer cette religion par intérêt, et à dessein de s'en servir comme d'un moyen de se procurer les commodités temporelles. Ils enseignaient et gardaient une manière de vie éloignée de toutes sortes de voluptés. Ils faisaient profession de mépriser tout ce que le monde estime et admire comme des biens. Non seulement ils ont souffert la mort pour la défense de la foi, mais ils ont prédit qu'ils la souffriraient, et que ceux qui survivraient à leur prédication seraient tourmentés avec toute sorte de cruauté. L'auteur dont je viens de parler assure que le Sauveur ayant été chassé par les Juifs, assembla neuf cents hommes et se mit à leur tête pour commettre des brigandages. Qui pourrait douter de la vérité d'une parole appuyée sur un si important témoignage? Il faut sans doute le croire, et Apollon lui a révélé cela durant son sommeil. On exécute souvent des voleurs à mort. Vous en avez vous-même condamné plusieurs. Y en a-t-il jamais eu quelqu'un qui, après sa mort, ait été mis au nombre, je ne dirai pas des dieux, mais des hommes ? Peut-être que vous avez cru que Jésus-Christ a été un voleur, parce que les païens ont mis Mars au nombre des dieux, bien qu'il ait été homicide? Ce qu'ils n'auraient pourtant jamais fait s'il avait été condamné à être crucifié par ordre de l'aréopage. Quand dans la suite de son ouvrage il parle des miracles opérés par le Sauveur, il n'oserait nier que ce ne soient de vrais miracles; mais il tâche d'en obscurcir l'éclat en les comparant à d'autres qu'il attribue à Apollonius, et qu'il prétend avoir été ou aussi grands que ceux du Sauveur, ou même plus grands. Je m'étonne qu'il n'ait rien dit d'Apulée, de qui l'on raconte des choses fort merveilleuses et fort surprenantes. Pourquoi, ô insensé que vous êtes, personne n'adore-t-il Apollonius comme un dieu, si ce n'est peut-être vous qui serez éternellement puni avec eux par la justice du Dieu véritable ! Si Jésus-Christ a fait ses miracles par le secours de l'art magique, il y était sans doute moins habile qu'Apollonius, puisqu'il se laissa prendre et attacher à la croix ; au lieu que l'autre ayant été arrêté et mené devant les juges sous le règne de Domitien qui avait dessein de châtier ses impostures, s'échappa d'entre les mains de ceux qui le gardaient, et disparut en un instant. Il a peut-être voulu accuser Jésus- Christ d'orgueil pour s'être fait adorer comme un dieu, au lieu qu'Apollonius a été plus retenu, bien que, selon le sentiment de cet auteur, il ait fait de plus grands miracles que notre Sauveur. Je ne ferai point ici le parallèle des actions extraordinaires de l'un et de l'autre, parce que j'ai dit assez de choses des illusions et des impostures de l'art magique dans les deux premiers livres de cet ouvrage. Mais je soutiens qu'il n'y a personne qui ne désire rendre son nom immortel ; c'est la plus forte passion des princes; c'est pour cela que les hommes ont soin qu'on fasse leurs portraits, qu'on leur érige des statues, et qu'après leur mort on leur élève de magnifiques tombeaux; c'est pour cela qu'ils se portent à des actions éclatantes qui passent à la postérité la plus éloignée, et qu'ils s'exposent volontairement à la mort pour le salut de leur patrie ; c'est pour ce dessein-là même que vous avez voulu laisser aux siècles suivants cet infâme et détestable monument de votre esprit, qui n'est bâti que de limon et de boue. Il n'y a donc nulle apparence d'assurer qu'Apollonius ait renoncé à une gloire qu'il aurait recherchée s'il avait pu espérer de l'acquérir. Il n'avait garde de refuser l'immortalité, puisque vous dites vous-même que quelques-uns lui ont rendu des honneurs divins, et que les habitants d'Éphèse lui ont érigé une statue sous le nom d'Hercule Alexicacus. Mais on n'a pu croire après sa mort que ce fût un dieu, parce que l'on savait qu'il avait été homme et magicien. Voilà pourquoi il usurpa sous un nom étranger les honneurs divins, qu'il ne pouvait et n'osait usurper sous le sien propre. Mais on a pu voir que notre Sauveur était dieu, parce qu'il ne faisait rien par magie, et on l'a vu parce qu'il l'était en effet. « Je n'avoue pas, dit l'auteur que je réfute, que la raison pour laquelle Apollonius n'a pas été généralement révéré comme un dieu, est qu'il n'a pas souhaité de l'être ; je prétends seulement que nous autres, qui ne l'avons pas mis au nombre des dieux, bien qu'il ait fait de très grands miracles, avons été en ce point plus avisés et plus sages que vous qui y avez mis votre Jésus, en considération d'un petit nombre de prodiges qui n'ont rien d'extraordinaire ni de surprenant. » Il ne faut pas s'étonner qu'un homme aussi éloigné que vous de la véritable sagesse n'entende rien de ce qu'il lit, puisque le même malheur est arrivé aux Juifs, bien qu'ils lisent continuellement les prophètes depuis plusieurs siècles, et qu'ils aient été dépositaires des secrets de Dieu. Apprenez donc, si vous êtes capable d'apprendre, que ce n'est point à cause que Jésus-Christ a fait des miracles que nous avons cru qu'il est Dieu, mais que c'est à cause que les prédications des prophètes ont été accomplies en sa personne. Quand nous avons vu les miracles de Jésus-Christ, nous les aurions attribués à la magie, comme vous les y avez attribués de même que les Juifs, si les prophètes n'avaient prédit que le Messie ferait ces mêmes miracles. Nous croyons qu'il est Dieu ; mais ce ne sont pas tant ses actions miraculeuses qui nous portent à le croire, que la croix à laquelle il a été attaché, selon les prédictions des prophètes, et contre laquelle vous vous élevez comme des chiens. Ce n'est pas sur son témoignage que la foi de sa divinité est fondée, car on n'ajoute nulle foi au témoignage qu'une personne se rend à elle-même; mais c'est sur les paroles des prophètes qui ont marqué distinctement les circonstances de ses actions et de ses souffrances, ce qui n'est jamais arrivé ni à Apollonius ni à Apulée, et ce qui ne saurait jamais arriver ni à eux ni à aucun autre imposteur. Après que cet auteur a rempli son ouvrage d'un amas prodigieux d'ignorances grossières et de rêveries extravagantes par lesquelles il s'est efforcé de ruiner la vérité, il a l'impudence de lui donner le nom de Discours Véritable. Quel aveuglement ! Il était peut-être disciple d'Anaxagore, qui a soutenu que la neige est noire. Ce n'est pas un moindre aveuglement de donner à la vérité le nom de mensonge et au mensonge le nom de vérité. Cet homme fin et rusé a voulu cacher le loup sous la peau de la brebis, et imposer à ses lecteurs par un faux titre. Mais supposons que cela vous soit échappé par ignorance plutôt que par malice, quelle vérité avez-vous enseignée dans votre livre ? Tout ce que vous y avez fait de bien, c'est que vous y avez trahi la cause des dieux que vous aviez entrepris de défendre. Car en donnant à Dieu les titres qui lui appartiennent et en l'appelant le souverain roi de l'univers, le commun père des hommes, le créateur et le conservateur de tous les êtres, vous avez privé Jupiter de tout pouvoir et vous l'avez réduit à la dépendance. Ainsi la conclusion de votre livre est la plus forte preuve que l'on puisse désirer de votre folie et de votre ignorance. Vous assurez qu'il y a des dieux, et vous les immolez en même temps à la puissance de celui dont vous prétendez détruire le culte. [5,4] IV. Les auteurs dont je parle, ayant publié leurs ouvrages remplis d'une doctrine sacrilège, je n'ai pu les voir sans détester leur orgueil et leur impiété, et sans être touché d'une très sensible douleur. La connaissance que j'ai de la vérité m'a donné en même temps la confiance d'entreprendre de répondre, avec l'aide de Dieu, à ceux qui sont assez téméraires pour accuser la justice. Ce n'est pas que j'aie jugé qu'il fût nécessaire d'écrire contre ceux-ci, parce qu'il est aisé de les confondre en peu de paroles ; mais c'est que j'ai cru devoir ruiner tout d'un coup tous ceux qui travaillent au même dessein en quelque pays que ce soit ; car je ne doute point qu'il n'y ait des écrivains grecs et latins qui ne travaillent pour l'injustice; et comme je ne saurais répondre à chacun en particulier, je m'attacherai aux premiers, et je préviendrai, en les réfutant, tout ce que ceux qui les ont suivis ou qui les suivront pourraient dire: « Je supplie seulement ceux qui prendront la peine de lire mon ouvrage, d'y apporter de l'attention ; car je m'assure que quiconque s'y appliquera comme il faut, embrassera la religion qu'il condamnait auparavant, ou cessera au moins de s'en moquer. » Bien que Tertullien ait traité le même sujet dans le livre qu'il a composé sous le titre d'Apologétique, néanmoins, parce qu'il y a grande différence entre une défense où l'on n'a fait que détruire les objections que l'on avait proposées contre une doctrine, et un discours dogmatique où l'on explique ses maximes, j'ai bien voulu me charger de ce travail, et continuer ce dessein que saint Cyprien a commencé dans l'oraison qu'il a faite pour réfuter Démétrianus, qui aboyait, comme il dit, contre la vérité. Il n'a pas gardé la méthode qu'il fallait garder dans cette matière ; car il fallait agir par raisonnement au lieu d'apporter les témoignages de l'Écriture contre un homme qui n'en reconnaît pas l'autorité. Il fallait l'instruire peu à peu, lui montrer le jour avec un sage ménagement, et ne pas l'éblouir par l'éclat d'une trop vive lumière. L'évêque de Carthage devait employer contre lui une autorité humaine, parce qu'il n'était pas assez fort pour soutenir le poids de l'autorité divine, et lui citer les témoignages des historiens et des philosophes. Il devait le traiter comme les enfants, qu'on nourrit de lait jusqu'à ce que leur estomac se soit fortifié et soit devenu capable d'une nourriture plus solide. La grande connaissance qu'il avait des mystères contenus dans l'Écriture et l'ardeur de son zèle l'ont tellement transporté, qu'il a méprisé toutes les autres preuves, et n'a produit que celles qui servent de fondement à la foi. C'est pourquoi j'ai entrepris, par le mouvement, comme je me le persuade, de l'esprit de Dieu, de faire ce que cet excellent personnage a omis, et je tâcherai de donner un exemple que les autres pourront suivre. Que si d'éloquents hommes entrent dans cette carrière à dessein d'y employer les forces de leur esprit pour la défense de notre croyance, je ne doute pas que la vaine philosophie et les fausses religions ne s'évanouissent bientôt, et que tout le monde ne reconnaisse la vérité que nous soutenons. Mais j'ai fait une digression plus longue que je n'avais dessein de la faire. [5,5] V. Entrons maintenant dans le sujet que nous avons proposé, et parlons de la justice, qui est ou la reine ou la source des vertus, et qui a été recherchée avec une ardeur extraordinaire, non seulement par les philosophes, mais aussi par les poètes qui sont plus anciens que les philosophes, et qui avaient acquis une grande réputation de sagesse avant que l'on eût jamais entendu parler du nom de philosophie. Ils ont si bien reconnu que la justice n'était plus sur la terre, qu'ils ont feint que ne pouvant souffrir les débordements des hommes, elle s'était retirée dans le ciel. Comme leur coutume est de cacher leur doctrine sous des énigmes, quand ils veulent expliquer ce que c'est que de mener une vie qui soit conforme à la justice, ils prennent des exemples du siècle de Saturne, qu'ils appellent un siècle d'or, et représentent quelles étaient alors les mœurs des hommes. Ce qu'ils en disent n'est point une fiction ; c'est la vérité toute pure et sans aucun déguisement. Il n'y avait point encore de superstition sous le règne de Saturne. Les idoles n'avaient pas été inventées, et on n'adorait que le vrai Dieu. C'est pourquoi il n'y avait ni querelles, ni inimitiés, ni guerres. La fureur de se venger n'avait point encore mis le fer entre les mains des hommes. Il n'y avait point encore de différend ni de discorde, ni entre les proches, ni même entre les étrangers. Les épées n'étaient point en usage. En effet, pendant que la justice exerçait un empire absolu, on ne songeait ni à se défendre, parce que l'on n'était pas attaqué, ni à attaquer les autres, parce que l'on ne désirait que leur bien. Chacun se contentant de peu, personne ne songeait à ravir ce que les autres possédaient, ou plutôt on ne possédait rien qu'en commun, et on n'avait pas encore partagé ni les terres, ni les fruits qui y croissaient. Dieu avait donné la terre aux hommes, à dessein qu'ils jouissent en commun des biens qu'elle produisait en abondance, et que personne ne fût privé par la cupidité d'un autre de ce qui lui était nécessaire. Il ne faut pas néanmoins s'imaginer qu'aucun homme n'était en ce temps-là propriétaire du bien qu'il avait entre les mains. Quand les poètes disent que les biens étaient communs, ils usent d'une expression figurée pour relever la libéralité par laquelle ces premiers hommes, bien loin de renfermer les présents que la terre leur avait faits, ils communiquaient généreusement aux pauvres. C'était alors que coulaient véritablement des fleuves de lait et de nectar. Et il ne faut pas trop s'en étonner, puisque les greniers et les celliers des gens de bien étaient ouverts indifféremment à tout le monde, et que l'avarice n'avait point arrêté le cours des faveurs du ciel, ni amené la faim ou la soif parmi le peuple. Il n'y avait personne qui ne fût dans l'abondance, parce que ceux qui avaient du bien, en donnaient largement à ceux qui n'en avaient pas. Mais depuis que Saturne eut été chassé de ses Etats et contraint de se réfugier en Italie, pour éviter les effets de la colère de Jupiter, le peuple corrompu, soit par l'appréhension de déplaire à un nouveau roi, soit par l'inclination naturelle qu'il avait au mal, cessa de rendre à Dieu le culte ordinaire, commença à révérer son roi comme un dieu, et à suivre l'exemple criminel qu'il lui avait donné de violer la piété paternelle par un crime presque aussi atroce qu'un parricide. Alors la justice quitta la terre. Mais elle ne se retira pas, comme dit Cicéron, au royaume de Jupiter; car quelle sûreté aurait-elle trouvée dans les États d'un prince qui avait chassé son père, qui l'avait poursuivi à main armée, et contraint de s'enfuir dans les pays étrangers? Ce fut aussi Jupiter qui donna le venin aux serpents et la cruauté aux loups; c'est-à-dire que ce fut lui qui inspira aux hommes la haine et la jalousie, de sorte qu'ils devinrent aussi envenimés que les serpents, et aussi cruels que les loups. C'est ce que sont en effet ceux qui persécutent les gens de bien et ceux qui portent les juges à condamner des innocents. Jupiter avait peut-être autorisé de la sorte l'injustice, quand on a dit qu'il avait donné le venin aux serpents et la rage aux loups. Ce venin et cette rage ne sont autre chose que les désirs déréglés et violents d'avoir le bien d'autrui. Il ne faut pas s'en étonner; c'était une suite fort naturelle. Quand il n'y a plus de religion, il n'y a plus de discernement du bien et du mal. Le lien de la société civile est rompu ; les hommes prennent les armes, et font gloire de répandre le sang et de commettre des meurtres, [5,6] VI. La cupidité qui procède du mépris, de la souveraine majesté, est l'unique source de tous ces maux. Ceux qui ont été dans l'abondance ont commencé à garder pour eux ce qu'ils avaient. Chacun a réservé pour son usage particulier le fruit de son travail, et plusieurs ont été si injustes dans la recherche de leur intérêt qu'ils ont enlevé le bien d'autrui avec violence. Ils ont en quelque sorte arrêté le cours des faveurs du ciel, et voulu jouir seuls des biens que Dieu avait voulu rendre communs, afin qu'après avoir ôté aux pauvres les moyens de subsister, ils pussent les réduire à la servitude. Ils ont fait ensuite des lois très injustes qu'ils ont couvertes d'un prétexte de justice, et ont recherché la protection de l'autorité publique pour se maintenir contre la multitude dans la possession des trésors qu'ils amassaient par avarice. Après s'être ainsi éloignés de la justice, qui est toujours accompagnée de l'humanité et de la compassion, ils ont introduit une inégalité pleine d'orgueil, se sont élevés insolemment au-dessus des autres, ont pris des grades et se sont distingués par des habits éclatants et magnifiques, et par des armes qui n'étaient pas moins des marques de leur méfiance que de leur luxe. Ils ont inventé la pompe, les faisceaux, les piques et les hallebardes, pour imprimer la terreur dans l'esprit des peuples et pour exercer sur eux un empire absolu. Voilà l'état où les hommes furent réduits par ce roi, qui, après avoir vaincu et chassé son père, établit par la violence une tyrannie impie et abolit le siècle d'or. Il engagea les hommes comme malgré eux dans l'impiété, en les détournant du culte de Dieu par l'appréhension de l'insolente domination qu'il avait usurpée, et en les obligeant de lui rendre des honneurs divins. Qui n'aurait pas redouté un prince, qui ne paraissait jamais qu'entouré de ses gardes et au milieu de l'éclat et du bruit des armes? Qui aurait pu espérer un favorable traitement de celui qui n'avait pas épargné son père? Qui aurait osé résister ou entrepris de se faire craindre par celui qui avait exterminé les Titans, c'est-à-dire la race la plus belliqueuse et la plus puissance qu'il y eut alors sur la terre? Faut-il donc s'étonner que tout le monde se soit soumis avec une lâche complaisance à une si formidable domination, et que chacun se soit empressé de rendre de profondes soumissions à un roi auquel il était si dangereux de déplaire? Comme on s'imagine qu'il n'y a point de service si agréable aux princes que de les imiter, les hommes de ce temps-là renoncèrent aux exercices de la religion de peur de sembler lui reprocher par leurs actions son impiété et ses crimes. L'assiduité avec laquelle on suivit ses pernicieux exemples effaça peu à peu l'impression de la loi naturelle et autorisa le vice : il ne resta aucun vestige de la vertu du siècle précédent. La vérité disparut aussi bien que la justice, et il ne resta parmi les hommes que l'ignorance, l'erreur et l'aveuglement. Y a-t-il donc rien de si ridicule que ce que les poètes disent : « Que la justice s'est retirée au ciel, » c'est-à-dire au royaume de Jupiter? car si elle était sur la terre durant ce siècle d'or, elle en a été chassée par Jupiter qui a changé ce siècle-là. Il a changé ce siècle d'or et chassé la justice, quand il a aboli la religion, qui est l'unique lieu qui attache étroitement les hommes, comme des frères qui n'ont tous qu'un père commun, qui partagent également les biens qu'il répand sur eux, qui ne font mal à personne, qui ne ferment point leur porte à l'étranger, qui ne refusent point ceux qui leur demandent du secours, et qui font une généreuse profusion de tout ce qu'ils ont par une libéralité et par une magnificence qui, selon le jugement de Cicéron, sont des vertus toutes royales. Voilà un portrait fidèle de la justice de ce siècle d'or, qui a été changé en un autre siècle par Jupiter, lorsqu'il a introduit le culte des dieux. [5,7] VII. Dieu qui a un plus grand soin et une plus grande tendresse pour les hommes qu'aucun père n'en peut avoir pour ses enfants, a envoyé son ambassadeur sur la fin des temps pour rappeler le siècle d'or, et pour rétablir la justice sur la terre d'où elle avait été bannie. La félicité de ce siècle est donc revenue, et la justice a paru, bien qu'elle n'ait été accordée qu'à un petit nombre de personnes. Cette justice n'est autre chose que le culte du vrai Dieu. Quelqu'un s'étonne peut-être de ce qu'elle n'est pas communiquée indifféremment à tout le monde, et de ce qu'elle n'est pas reçue généralement de tous les peuples. L'inégalité de traitement que Dieu a fait aux hommes quand il a rétabli la justice sur la terre, fournit un ample sujet de discourir. J'en ai déjà apporté plusieurs raisons et en apporterai encore d'autres en leur lieu. Mais ici je me contenterai de dire que la vertu ne paraît jamais tant que par l'opposition des vices qui lui sont contraires, et qu'elle ne peut être parfaite si elle n'est éprouvée. Dieu a placé le bien et le mal dans une telle distance que l'on ne les connaît que l'un par l'autre. Quand il a rétabli la justice, il n'a pas ôté le vice, parce que, s'il l’eût ôté, il semble qu'il aurait ôté aussi la vertu. Comment exercerait-on la patience, s'il n'y avait plus de mal que l'on pût souffrir ? Quelle louange mériterait la fidélité qu'on garde à Dieu, s'il n'y avait personne qui entreprit de détourner de son service ? Il a permis que les médians eussent le pouvoir entre les mains, afin qu'ils en pussent abuser pour contraindre les autres à fuir le mal, et que les médians fussent en plus grand nombre que les gens de bien, afin que la vertu fût autant estimée qu'elle serait rare. Quintilien démontre cette vérité avec autant d'élégance que de brièveté dans une déclamation qui a pour titre : Le visage couvert d'un bandeau. « L'innocence, dit-il, serait-elle une vertu, si elle n'était d'autant plus louable qu'elle est plus rare. » Comme la haine, la cupidité et la colère sont des passions qui aveuglent l'esprit, il semble qu'il faudrait être au-dessus de la nature pour ne point faire de fautes. Si tout le monde était dans le même sentiment, la piété ne serait d'aucun usage. La raison en est évidente : car si la vertu consiste à combattre le vice, s'il n'y avait point de vice il n'y aurait point de vertu. C'est pourquoi Dieu, qui voulait la conserver, a retenu son contraire. Les maux qui s'efforcent de l'ébranler ne servent qu'à l'affermir. Voilà pourquoi le siècle d'or n'a pas été rappelé sur la terre dans le temps que la justice y a été rétablie. Dieu a permis que le mal demeurât, afin qu'il y eût une diversité qui renferme un des plus rares secrets de notre religion. [5,8] VIII. Ceux qui sont persuadés qu'il n'y a point d'hommes justes sur la terre, ont la justice devant les yeux et ne veulent pas la regarder ; car quel sujet ont-ils de se plaindre continuellement, dans les ouvrages qu'ils font soit en prose ou en vers, de ce qu'elle ne paraît plus sur la terre ? Il ne dépend que de vous d'être gens de bien : pourquoi nous faites-vous de vains portraits de la justice, et pourquoi souhaitez-vous qu'elle descende du ciel dans l'équipage où vous vous la figurez ? Elle est devant vos yeux ; vous la pouvez mettre dans votre cœur. Ne vous persuadez pas que ce soit une entreprise trop difficile et réservée à un autre temps que le vôtre. Ayez seulement de bonnes intentions, et vous verrez revenir le siècle d'or. Vous ne le pouvez rappeler que par le culte que vous rendrez à Dieu. Vous prétendez rétablir la justice sur la terre pendant que l'on y adore les idoles; cela ne se peut faire en aucune sorte, et cela n'a pu même se faire au temps auquel vous avez cru que cela s'était fait, parce que les dieux dont vous adorez les images n'étaient pas nés alors, et que l'on ne pouvait adorer que le Dieu véritable qui commande le bien et qui défend le mal, et qui a pour temple non un édifice bâti de terre et de pierres, mais l'homme qui a été créé à son image. Les ornements de ce temple ne sont pas l'or et les pierreries, mais ce sont les vertus. Apprenez donc, s'il vous reste encore quelques lumières, que le crime et l'injustice des hommes consistent principalement dans le culte qu'ils rendent aux dieux, et que les malheurs dont ils sont continuellement accablés ne procèdent que de l'ingratitude avec laquelle ils ont abandonné l'unique dieu, qui a créé l'univers et qui le gouverne, pour suivre des superstitions extravagantes, et que de la violence qu'ils exercent pour empêcher qu'il ne soit adoré. S'il était seul reconnu, il n'y aurait plus de différends ni de guerres. Les hommes seraient unis par le lien d'une charité indissoluble, parce qu'ils se regarderaient tous comme les enfants du même père. Personne ne dresserait des pièges pour se défaire de son ennemi, parce que chacun connaîtrait la rigueur des châtiments que Dieu, qui pénètre les pensées les plus secrètes et les replis les plus cachés du cœur, a préparés aux meurtriers et aux homicides. Les fraudes et les larcins ne seraient point en usage, parce que tout le monde se contenterait de peu, et préférerait les biens spirituels et éternels aux temporels et aux périssables. On n'entendrait jamais parler ni d'impureté, ni de prostitution, ni d'adultère, parce que personne n'ignorerait que Dieu condamne tous les désirs de la chair lorsqu'ils tendent à autre chose qu'à la génération légitime des enfants. Il n'y aurait point de femmes que la nécessité obligeât à se prostituer, parce que celles qui seraient dans la nécessité trouveraient assez de personnes charitables qui les secourraient dans leurs besoins, et qu'elles ne trouveraient point d'hommes assez brutaux pour vouloir les sacrifier à leur incontinence à l'occasion de leur misère. La terre ne serait pas inondée de tous ces crimes, si tous les hommes conspiraient ensemble pour observer la loi de Dieu, et pour tenir la conduite que tiennent les chrétiens. Le siècle serait véritablement un siècle d'or, où régneraient la douceur, la piété, la paix, l'innocence, l'équité, la modération et la bonne foi. Il ne faudrait point une si prodigieuse diversité de lois pour gouverner les hommes. Celle de Dieu suffirait à elle seule pour cet effet. Il ne serait point nécessaire de les épouvanter par l'horreur des prisons, par la vue des épées nues, par les menaces de châtiment. La sainteté des commandements divins s'insinuerait dans leurs cœurs avec une douceur incroyable, et les porterait à toutes sortes de bonnes œuvres. Les crimes procèdent de l'ignorance qui ôte la connaissance du bien, comme Cicéron l'a reconnu, et comme il l'a remarqué en ces termes dans le Livre des Lois : « Tandis que le monde ne s'entretient que par l'union étroite qui lie les parties qui le composent, les hommes se nuisent par leurs divisions, bien qu'ils n'aient tous qu'une même nature, qu'ils soient tous formés du même sang, descendus du même père, et gouvernés par le même prince. Et s'ils donnaient à cette loi d'union toute l'attention qu'elle mérite, ils mèneraient une vie semblable à celle des dieux. » L'impiété de l'idolâtrie a causé tous les maux que les hommes se font souffrir les uns aux autres. Les païens n'avaient garde de conserver les sentiments de la piété, après avoir, comme des prodigues et comme des rebelles, renoncé à leur père commun. [5,9] IX. Les louanges extraordinaires avec lesquels les païens relèvent l'état des siècles passés, font bien voir qu'ils reconnaissent qu'ils ne sont pas gens de bien, et que quand ils font réflexion sur eux-mêmes, ils se trouvent fort éloignés de la justice. Il est vrai aussi qu'au lieu de reconnaître cette justice qu'ils ont devant les yeux, et de la respecter, ils la méprisent, la haïssent, la persécutent et s'efforcent de l'exterminer. Supposons pour un peu de temps que celle dont nous faisons profession n'est pas la véritable; si celle qu'ils cherchent se présentait à eux, comment pourraient-ils la recevoir? Ils déchirent par toutes sortes de supplices ceux qui, de leur propre aveu, imitent les justes, et ils les exécutent à mort par le seul motif de l'aversion qu'ils ont pour la vertu. Quand ils n'auraient jamais fait mourir que des coupables, ils mériteraient que la justice s'éloignât d'eux, puisqu'elle n'a quitté la terre que par l'horreur qu'elle a eue de l'effusion du sang humain. Ils le méritent bien plus, puisqu'ils font mourir les personnes de piété et qu'ils les traitent plus mal que l'on ne traite les plus irréconciliables ennemis; car, bien qu'on les poursuive à main armée et qu'on emploie contre eux le fer et le feu, on ne laisse pas de leur pardonner dès qu'ils sont vaincus et d'user de clémence dans la plus grande chaleur de la guerre. Ceux qui les traitent avec la plus extrême rigueur, leur ôtent seulement ou la vie ou la liberté. Cependant on ne peut exprimer les maux que l'on fait souffrir à ceux qui n'en pourraient faire à personne. Ceux qui sont seuls innocents, sont traités comme les plus grands de tous les coupables. Comment est-ce donc que ces scélérats, qui surpassent en cruauté les bêtes les plus farouches, osent parler de la justice? Ils déchirent le troupeau de Dieu comme des loups qui sont animés de rage; mais cette rage a son siège, non dans l'estomac mais dans le cœur. Les violences qu'ils exercent contre l'innocent ne sont point enveloppées des nuages de la nuit ; elles sont éclairées des rayons du soleil. Les reproches de leur conscience ne les empêchent point de déchirer la justice et la piété avec une bouche qui est toujours pleine de sang. A quoi attribuerons-nous une haine aussi opiniâtre et aussi envenimée que celle-là? Est-ce que la vérité est odieuse, comme dit le poète ? et je crois que, quand il l'a dit, il était inspiré de Dieu. Ou bien quand est-ce que la présence des gens de bien couvre les méchants de confusion ? Il semble que l'on peut soutenir l'un et l'autre avec un très légitime fondement. En effet la vérité n'est aussi odieuse qu'elle l'est, que parce que celui qui fait le mal veut se maintenir dans la liberté de le faire, et qu'il voit que, pour jouir en sûreté du plaisir qu'il y trouve, il faut qu'il n'y ait personne qui n'approuve sa conduite. Les méchants ne veulent point d'autres témoins de leurs erreurs que ceux qui les autorisent ; et ceux qui les condamnent par l'exemple de leur vertu, leur sont tout à fait insupportables. Et en effet, pourquoi faut-il qu'il y ait de ces vertueux incommodes, dont l'intégrité et la pudeur sont un reproche continuel à la corruption de leur siècle ? Pourquoi ne sont-ils pas avares, fourbes, parjures, impudiques et adultères comme les autres? Il faut se défaire de ceux en présence desquels on a honte de faire le mal. Ils résistent en face aux méchants, non par leurs paroles puisqu'ils gardent le silence, mais par leurs actions: ils les reprennent et les confondent par l'opposition de leurs sentiments et de leur conduite. Il ne faut pas s'étonner que les méchants traitent les hommes de la sorte, puisque les Juifs, qui connaissaient Dieu et qui avaient l'espérance de ses promesses, se sont élevés pour le même sujet contre le Sauveur. Les gens de bien ne sauraient s'exempter des outrages que l'auteur et le modèle de leurs vertus a essuyés lui-même. Les païens inventent de nouveaux supplices pour tourmenter ceux qu'ils haïssent, et ils ne seraient pas contents de leur avoir ôté la vie, s'ils ne les avaient insultés aussi avec une cruauté inouïe. S'il arrive que quelques-uns, ou vaincus par la violence de la douleur, ou épouvantés par la crainte de la mort, ou abattus par leur propre infidélité, renoncent aux vérités qu'ils ont apprises, et aux mystères qu'ils ont reçus, et qu'ils consentent à sacrifier aux idoles, les païens leur donnent des louanges et leur rendent des honneurs pour attirer les autres par leur exemple dans ce même précipice. Mais quand ils en trouvent qui préfèrent la foi à toutes choses, et qui confessent librement qu'ils font profession du culte de Dieu, ils déchargent sur eux toute leur fureur et les déchirent avec toutes sortes d'instruments, comme s'ils avaient envie de boire leur sang. Ils les appellent des désespérés, parce qu'ils sont étonnés de voir qu'ils prodiguent leur propre vie. Mais qu'y a-t-il de si désespéré que de tourmenter et de mettre en pièces des personnes que vous savez être innocentes? Il n'est pas étrange qu'ayant renoncé aux sentiments de l'humanité, ils aient aussi renoncé à ceux de la pudeur, et qu'ils osent dire à des personnes très irréprochables, des injures qui ne conviennent qu'à eux-mêmes. Ils les appellent des impies, eux qui ont sans doute beaucoup de piété, et qui n'ont rien tant en horreur que de répandre le sang. Pour peu qu'ils examinassent la vie de ceux qu'ils accusent d'impiété, et pour peu qu'ils fissent de réflexions sur eux-mêmes, ils reconnaîtraient combien ils sont éloignés de la vérité et avec combien de justice ils mériteraient de souffrir le traitement qu'ils font aux autres. En effet, ce sont ces gens et leur religion, et non la nôtre, qui attendent les passants sur les grands chemins, qui courent les mers pour voler, qui, quand ils ne peuvent tuer à force ouverte, préparent des poisons. Ce sont et ces hommes et leur secte qui se défont de leurs femmes pour profiter de la dot qu'elles ont apportée, et ces femmes qui se défont de leurs maris pour épouser leurs amants. Ce sont eux qui étranglent leurs enfants, ou, s'ils n'ont pas assez de dureté pour les étrangler, qui les exposent. Ce sont eux que nul respect de la religion, ni de la nature ne détournent des incestes, et qui les commettent avec leurs filles, avec leurs sœurs, avec leurs mères et avec des personnes consacrées au culte de leurs dieux. Ce sont eux qui conjurent contre leur patrie, sans appréhender la rigueur des supplices décernés contre les traîtres. Ce sont eux qui profanent et pillent les temples des dieux qu'ils font profession d'adorer; et, pour parler de quelques autres crimes moins atroces, ce sont eux qui supposent des testaments, qui enlèvent des successions, qui frustrent les héritiers légitimes, qui se prostituent aux plus infâmes débauches, qui souffrent ce que les femmes les plus perdues ont peine à souffrir, qui salissent par d'abominables ordures, la partie la plus honnête de leur corps, qui tranchent par le fer les témoignages de leur virilité, afin de pouvoir parvenir à l'honneur du sacerdoce, et qui vendent en quelque sorte leur propre vie. Que s'ils sont élevés aux dignités et qu'ils aient entre les mains ce pouvoir de juger des biens et de la vie de leurs citoyens, ils se laissent corrompre à prix d'argent pour condamner des innocents ou pour absoudre des coupables. Enfin ils portent leur insolence jusques au ciel, comme si la terre n'était pas capable de contenir le débordement de leurs crimes. Voilà jusqu'où monte l'insolence et la malignité de ceux qui font profession d'adorer les dieux. Quelle place la justice pourrait-elle trouver au milieu de tant de désordres? Je n'en ai choisi qu'un petit nombre que j'ai marqués de loin au lieu de les découvrir de près. Ceux qui désireront les connaître en détail, n'ont qu'à prendre entre les mains les livres de Sénèque, qui a apporté autant de fidélité à décrire les vices de son siècle que de force à les reprendre. Lucilius en a fait aussi une peinture fort exacte. En voici quelques traits (C. Lucilius, Saturarum fragmenta, v. 1228-1234) : Il y n'a point de jour auquel les sénateurs et le peuple ne s'occupent depuis le matin jusqu'au soir au même exercice, qui est de donner des paroles et de tâcher de surprendre ceux à qui ils parlent, d'user de dissimulation pour couvrir leurs pernicieuses intentions et de tendre des pièges comme si ils étaient tous les ennemis déclarés et implacables les uns des autres. Que peut-on reprocher de semblable aux chrétiens, dont toute la religion consiste à mener une vie exempte de péché ? Quand les païens ont vu que ceux de leur secte commettaient les excès que je viens de toucher légèrement, et que les chrétiens, au contraire, ne faisaient rien qui ne fût parfaitement conforme à l'équité et à leur devoir, ils devaient reconnaître que la piété était de notre côté et l'impiété de l'autre. Comment ceux qui prennent le bon parti dans tous les points de leur conduite, prendraient-ils le mauvais au fait de la religion qui est le plus important de tous ? L'impiété du culte auquel ils seraient attachés se répandrait sur toute la suite de leurs actions. Il faut dire par la même raison, et pour parler conséquemment, que ceux qui se trompent dans tout le cours de leur vie, se trompent aussi au choix de la religion, parce que s'ils étaient dans la véritable, elle réformerait tous leurs défauts, et les rappellerait de leurs égarements. Ainsi la diversité de conduite que l’on tient dans les deux partis, fait voir clairement lequel est le meilleur. [5,10] X. Il est à propos de savoir quelle est leur piété, afin de pouvoir juger ce qu'ils font qui y soit conforme ou qui y soit contraire. Mais de peur qu'on ne s'imagine que j'ai dessein de les maltraiter, je choisirai un personnage que les poètes ont proposé comme un modèle parfait de piété. Voyons donc quels préceptes de justice a donnés le roi que Virgile décrit comme un prince plus juste que nul autre, plus vénérable par sa piété et plus redoutable par sa valeur. Les effets de sa justice furent de lier les mains derrière le dos à ceux qu'il immolait aux dieux souterrains, et à ceux dont il répandait le sang. Que peut-on jamais imaginer de si extravagant qu'une piété qui sacrifie des hommes en l'honneur des morts, et qui se sert de sang humain au lieu d'huile pour entretenir le feu? Peut-être n'est-ce pas la faute du héros et que c'est celle du poète qui a flétri par une accusation si atroce un homme si célèbre par sa piété? Où est donc cette piété? Où est cet Enée si religieux ? Voici une preuve fort authentique de l'amour qu'il avait pour cette vertu. Il immola aux Mânes quatre jeunes hommes qui avaient été élevés par Ufens et arrosa le bûcher de leur sang. Pourquoi est-ce donc que, dans le temps même qu'il envoyait à l'autel des hommes liés comme des victimes, il protestait souhaiter faire ce qu'il pouvait, et ne faisait pas, c'est-à-dire leur sauver la vie ? Ne les avait-il pas entre les mains et ne dépendait-il pas de lui de ne pas les immoler ? Mais ce n'est pas, comme je l'ai déjà marqué, la faute d'Enée qui n'avait peut-être aucune teinture des lettres ni des sciences; c'est la vôtre, je vous le dis, Virgile, qui, avec toute votre érudition avez ignoré en quoi consiste la piété, et avez pris une action criminelle et très détestable pour un des principaux devoirs de cette vertu. Vous dites qu'il a été fort pieux, parce qu'il a aimé tendrement son père. Pourquoi avec sa piété a-t-il refusé la vie à des personnes qui la lui demandaient par la mémoire de son père, par l'espérance de son fils ? et pourquoi s'est-il tellement abandonné à la colère qui le possédait, qu'il les a fait immoler? Un homme qui entrait si promptement en fureur et qui ne se pouvait apaiser, lors même qu'on le conjurait par les mânes d'Anchise son père, pouvait-il avoir la moindre vertu? Il n'avait aucune piété, puisqu'il a fait mourir des personnes qui, bien loin de lui résister, lui demandaient la vie avec toute la soumission possible. Quelqu'un me demandera peut- être : « Où est donc la piété? » Elle est parmi ceux qui ne connaissent pas l'usage des armes, qui entretiennent la paix avec tout le monde, qui sont amis de leurs propres ennemis, qui chérissent tous les hommes comme leurs frères, et qui sont maîtres de leur colère et de leurs autres passions. De quels nuages et de quelles ténèbres faut-il que soient couverts des esprits qui s'imaginent être fort pieux dans le temps qu'ils ne sont que des impies; car plus ils sont attachés au culte des idoles, plus ils sont éloignés du respect et du service qu'ils doivent à Dieu. Lorsqu'en punition de leur impiété ils sont accablés de maux extraordinaires, ils en ignorent la cause et en rejettent la faute sur la fortune, ou bien ils entrent dans les sentiments d'Épicure, qui était persuadé que les dieux ne se soucient de rien, et qu'ils ne sont ni adoucis par les marques de nos respects, ni irrités par celles de notre mépris. L'opinion de ce philosophe était fondée sur la prospérité dont jouissent souvent ceux qui négligent le culte des dieux, et sur les disgrâces qui surviennent à ceux qui les révèrent et qui paraissant fort gens de bien, semblent n'avoir pas mérité les malheurs qui les accablent. Ainsi ils se consolent par les plaintes qu'ils font contre la fortune, et ils ne prennent pas garde que, s'il y avait en effet une déesse de ce nom, elle ne serait pas contraire à ceux qui lui rendraient des soumissions et des hommages. C'est donc avec justice que Dieu, offensé par la fausse piété des païens, les châtie avec une grande sévérité; car quand ils ne feraient mal à personne et qu'ils mèneraient une vie qui semblerait fort innocente, ils ne laisseraient pas d'exciter l'indignation de Dieu et d'encourir sa haine par le culte qu'ils rendent aux idoles, et d'être en effet très éloignés de la justice et de la piété. La preuve en est fort aisée : comment des hommes qui adorent des dieux aussi cruels que Mars et Bellone, s'abstiendraient-ils de répandre le sang? Comment pourraient-ils ou respecter leur père, ou aimer leurs enfants, dans le temps qu'ils révèrent Jupiter qui a pris les armes contre son père, et Saturne qui a mangé ses enfants? Quel soin auront-ils de la pudeur, en adorant une déesse qui se montre toute nue et qui est comme prostituée à tous les dieux ? Comment s'abstiendront-ils de tromper et de voler, ayant connaissance des vols de Mercure, qui enseignait que c'était une adresse fort louable que de tromper? Comment réprimeront- ils les mouvements de la volupté pendant qu’ils révèrent Jupiter, Hercule, Bacchus, Apollon et les autres, dont les adultères et les abominables débordements sont non seulement connus des savants, mais encore publiés sur les théâtres, de peur qu'ils ne soient ignorés du peuple ? Quand ils auraient le meilleur naturel du monde, ils ne pourraient avoir aucune probité, puisque leurs dieux les corrompent ; il n'y a point d'autre moyen de se rendre un dieu favorable que de faire ce qu'il approuve. Son exemple sert de loi, et l'imitation de ses actions est le plus religieux culte qu'on puisse lui rendre. [5,11] XI. Ces hommes qui imitent parfaitement les mœurs de leurs dieux, et qui n'ont que de l'horreur pour la vertu, traitent avec la dernière violence les personnes dans lesquelles ils la trouvent. C'est avec raison que les prophètes les ont appelés des bêtes. Cicéron dit fort à propos à ce sujet (De republica, IV,1) : « S'il n'y a personne qui n'aimât mieux mourir que d'être changé en bête, bien que sous la figure de bête il conservât son âme et son esprit, n'est-ce pas une misère beaucoup plus déplorable d'avoir une âme de bête sous une figure d'homme? » Elle est sans doute d'autant plus déplorable que l'âme est plus élevée au-dessus du corps. Ces hommes plus cruels que les bêtes, ont de la complaisance pour eux-mêmes, et se glorifient de l'excellence de leur nature, bien qu'ils n'en aient que le dehors et la figure extérieure. Le Caucase, l'Hyrcanie et les Indes n'ont jamais rien produit de si farouche ni de si cruel. La rage des bêtes se borne à remplir leur ventre; elle cesse aussitôt que leur faim est apaisée. Mais il n'y a point de rage si cruelle que celle des hommes qui répandent le sang, qui portent partout la terreur et la tristesse, et qui font voir la mort sous les images les plus affreuses qu'elle puisse avoir. Il est difficile de faire une fidèle peinture de la monstrueuse cruauté de cette bête qui, sans sortir de l'endroit où elle est couchée, fait un horrible carnage sur toute la surface de la terre, déchire les membres avec des dents de fer, les met en pièces, brise les os, et dissipe les cendres des morts pour les priver de la sépulture, comme si ceux qui, confessant le nom de Dieu, affectaient que le peuple vînt en foule autour de leur tombeau, et qu'ils ne souhaitassent pas plutôt aller trouver leur curateur et leur père. Quelle folie, quelle rage, de refuser aux vivants la jouissance de la lumière et aux morts le repos de la sépulture ! Il n'y a point, à mon sens, de condition si misérable que celle où sont engagés ceux que la fureur des autres a choisis pour en faire ses ministres. Ce n'est pas être élevé à une dignité que d'être destiné à un tel office ; c'est être condamné, par les événements, à faire le métier infâme de bourreau, et, par Dieu, à être éternellement malheureux. Il est impossible de raconter les cruautés exercées contre nous dans l'étendue de toute la terre. Il faudrait faire de gros volumes pour en marquer les espèces. Ceux qui ont reçu le pouvoir de nous persécuter en ont usé, chacun selon leur naturel. Plusieurs ont dépassé les ordres qu'ils avaient reçus et en ont fait plus qu'il ne leur était commandé, les uns par une excessive timidité, les autres par l'aversion qu'ils avaient de la vertu, les autres par l'inclination naturelle qui les portait à la cruauté, les autres par complaisance, par ambition, et par le désir de s'élever. Quelques-uns ont commandé le meurtre avec une étrange précipitation, comme un juge de Phrygie, qui fit brûler les chrétiens dans le lieu où ils s'étaient assemblés. Il était en cela d'autant plus doux qu'il paraissait plus cruel. Il n'y a point de rigueur si terrible que celle qui est cachée sous l'apparence de la clémence; il n'y a point de bourreau si inhumain que celui qui est résolu de ne faire mourir personne. Il n'est pas possible d'exprimer la diversité ni la rigueur des supplices que les juges ont inventés pour venir à bout de ce dessein, non seulement ils sont bien aises de pouvoir se vanter de n'avoir fait mourir aucun innocent, mais j'en ai vu plusieurs qui faisaient gloire de n'avoir jamais répandu de sang. Mais aussi ils appréhendent d'être vaincus et que les chrétiens n'arrivent à la gloire à laquelle ils aspirent. Ils n'inventent tant de nouveaux supplices que par le désir de remporter la victoire. Ils regardent la persécution qu'ils nous font, comme si c'était une guerre et un combat. J'ai vu un gouverneur de Bithynie, qui témoignait une aussi grande joie de ce qu'un chrétien qui avait résisté durant deux jours à la violence de la douleur, s'était enfin laissé abattre, que s'il eût réduit une nation entière à l'obéissance de l'empire. Quand ils nous tourmentent en tant de façons, ils ne souhaitent rien tant que de vaincre, et ils ne craignent rien tant, sinon que ceux qu'ils tourmentent n'expirent entre leurs mains. Ils en usent de la sorte, comme s'il n'y avait que la mort qui pût rendre les chrétiens heureux, et comme si les supplices qu'ils subissent volontairement pour l'intérêt de la justice ne leur procuraient pas une gloire qui sera d'autant plus éclatante, que ces supplices auront été plus atroces. Ils commandent que l'on ait soin de ceux qui ont enduré les plus cruels tourments, afin qu'ils reprennent des forces pour en endurer de nouveaux, et qu'ils renouvellent leur sang pour le répandre. Qu'y a-t-il là de si doux ou de si bienfaisant ? Ils ne sauraient mieux traiter ceux qu'ils chérissent le plus tendrement. Voilà le culte que les dieux demandent et les sacrifices qu'ils attendent de leurs adorateurs. Ces scélérats, qui commettent les plus punissables de tous les meurtres, ont introduit, contre les gens de bien, une jurisprudence remplie d'impiété et composée tant des constitutions des empereurs que des commentaires des jurisconsultes. Domitius a ramassé en sept livres, sous le titre de l'Office du proconsul, les rescrits des princes pour faire voir à quel supplice on doit condamner ceux qui confessent qu'ils adorent le vrai Dieu. [5,12] XII. Que peut-on faire pour guérir des esprits qui sont si fort corrompus, qu'ils donnent le nom de justice aux cruautés que les anciens tyrans ont exercées contre l'innocence, et qui, dans le temps même qu'ils défendent ces cruautés avec une ignorance, une folie et un aveuglement incroyables, prétendent observer très exactement les règles de l'équité et de la prudence? La justice vous est-elle devenue si odieuse que vous la traitiez de la même sorte que les crimes les plus atroces ? L'innocence est-elle si fort discréditée parmi vous, que vous jugiez qu'elle n'est pas assez sévèrement punie quand elle n'est condamnée qu'à une mort ordinaire, et qu'il n'y a point de si grand crime que de n'en commettre aucun et de conserver la pureté de la conscience ? Puisque nous vous adressons la parole à vous tous qui faites profession du culte de plusieurs dieux, permettez-nous de vous rendre un bon office; car c'est le premier devoir de notre religion et notre occupation principale. S'il vous semble que nous soyons sages, imitez-nous. S'il vous semble que nous soyons fous, méprisez-nous, ou moquez-vous de nous, si vous le voulez, et vous pourrez tirer avantage de notre folie. Pourquoi nous déchirez-vous par de nouveaux genres de supplices? Nous n'envions point votre sagesse; nous aimons mieux notre folie, et nous en sommes fort contents. Nous sommes persuadés qu'il nous est utile de vous aimer et de vous rendre toutes sortes de bons offices, bien que vous n'ayez pour nous que de la haine. Il y a beaucoup de vraisemblance dans un endroit des ouvrages de Cicéron, où Furius est introduit, disputant contre la justice en ces termes (De republica, III, 27) : « Supposons qu'il y ait deux hommes, dont l'un ait beaucoup de vertu, une parfaite équité et une bonne foi toute singulière, et que l'autre soit chargé de crimes : si tous les habitants étaient prévenus d'une si fausse opinion, qu'ils prissent l'homme de bien pour un scélérat et le scélérat pour un homme de bien, et que, suivant ce principe d'erreur, ils tourmentassent l'homme de bien, ils le chargeassent de chaînes, ils lui coupassent les mains, ils lui crevassent les yeux, ils le brûlassent à petit feu ou le réduisissent à la dernière extrémité de pauvreté et de misère : s'ils faisaient un traitement tout contraire au scélérat ; qu'ils lui donnassent toutes sortes de marques de leur estime, des louanges, des charges, des honneurs, des richesses : y a-t-il quelqu'un, pour peu qu'il eut d'esprit, qui délibérât un moment pour résoudre en la place duquel il aimerait mieux être ? » Cet exemple représente si fidèlement les supplices que nous endurons pour l'intérêt de la justice, que quand Cicéron en aurait pu deviner les espèces et les manières différentes, il n'en aurait jamais apporté de plus juste. Nous souffrons tous ces traitements par la malice de ceux qui sont dans l'erreur. Ce n'est pas une ville, c'est l'univers qui est prévenu de cette fausse opinion : qu'il faut persécuter les gens de bien comme des impies, les condamner et les exécuter à mort. Ce Furius, qui disputait contre la justice, dit qu'il n'y a personne qui ait assez peu d'esprit pour douter en la place duquel des deux il voudrait être, parce que le sage dont il avait l'idée aurait mieux aimé avoir de la réputation sans vertu que de la vertu sans réputation. Dieu nous garde d'une si étrange extravagance que de préférer de la sorte le mensonge à la vérité, et de faire plutôt dépendre notre vertu de la fausse opinion du peuple que du témoignage de notre conscience et du jugement de Dieu. Serait-il possible que nous fussions jamais si fort éblouis par l'éclat d'une vaine félicité, que nous ne préférassions pas l'innocence, avec tous les malheurs qui l'accompagnent en cette vie, à une fausse réputation de vertu, avec toutes les récompenses qu'elle remporte ? « Que les rois gardent leurs royaumes, et les riches leurs richesses, » comme dit Plaute (Curculio, v. 178). Que les prudents gardent leur prudence, et qu'ils nous laissent notre folie qui est une véritable sagesse, comme il paraît par la jalousie que les païens ont contre nous. Il faut être fou pour porter envie à des fous. Les païens ne le sont pas jusqu'à ce point-là. L'ardeur ou l'adresse avec lesquelles ils nous persécutent font bien voir qu'ils ne croient pas que nous ayons perdu l'esprit. Pourquoi exercent-ils de si horribles cruautés, si ce n'est qu'ils appréhendent que notre nombre n'augmente de jour en jour, et que leurs dieux ne soient abandonnés? Si ceux qui adorent les dieux sont sages, et si nous autres qui ne les adorons point, ne sommes que des fous, quel sujet y a-t-il d'appréhender que les fous n'attirent les sages de leur côté ? [5,13] XIII. Le nombre des chrétiens croît de jour on jour, et comme il n'est pas même diminué par la fureur de la persécution, parce qu'encore que quelques-uns puissent tomber par faiblesse et sacrifier aux idoles, il n'y en a point qui puisse réellement abandonner Dieu et renoncer à la vérité ; y a-t-il quelqu'un assez stupide et assez aveugle pour douter de quel côté est la sagesse ? Il semble pourtant que les païens en doutent, puisqu'ils regardent comme des fous ceux qui, ayant le pouvoir de s'exempter des supplices, les subissent volontairement et n'appréhendent point la mort. Ils devraient plutôt reconnaître par cela même combien ils sont sages ; car il n'est pas possible qu'une multitude si prodigieuse de personnes répandues par toute la terre conviennent ensemble de tenir une conduite qui serait remplie de folie. Car si ce n'est que par la faiblesse du sexe que les femmes embrassent notre religion, que les femmes appellent souvent une superstition de vieille, on ne peut pas dire la même chose des hommes, et on est obligé d'avouer qu'ils ont de la force d'esprit. Si les jeunes gens sont imprudents et indiscrets, les vieillards sont prudents et avisés. Si tous les habitants d'une ville s'égarent, les habitants des autres villes ne suivent pas leur égarement ; si une province ou une nation entière tombe dans l'erreur, les autres s'en aperçoivent et s'en détournent. La parfaite intelligence avec laquelle ces personnes de tout sexe, de tout âge et de tout pays, conspirent ensemble, depuis l'orient jusqu'à l'occident, pour servir Dieu, pour souffrir les plus cruels tourments avec une patience invincible, et pour mépriser la mort, devait faire juger aux païens qu'une manière d'agir si extraordinaire était fondée sur de solides raisons. Ils devaient reconnaître qu'une religion, qu'aucune persécution ne peut détruire, a des fondements inébranlables. Ils se vantent quelquefois de l'avoir abattue quand ils ont fait tomber un des nôtres dans l'idolâtrie ; mais en ce point ils ne découvrent pas moins leur ignorance que leur malice, parce que ceux qui ont été assez malheureux pour tomber, peuvent se relever par la pénitence, et qu'il ne se trouve point de chrétien si peu attaché au service de Dieu qu'il n'y retourne avec plus de zèle que jamais dès qu'il en a le pouvoir, et qui ne fasse tout ce qu'il peut pour apaiser sa colère. Le souvenir de son péché et l'appréhension du châtiment qu'il mérite le rendent plus retenu et plus attentif. Quand sa foi a été une fois rétablie par la pénitence, elle est plus ferme qu'elle n'était avant sa chute. Quelle raison les païens ont-ils de croire que notre Dieu soit assez sévère et assez implacable pour ne vouloir jamais pardonner à ceux qui, par violence et par contrainte, ont sacrifié aux idoles, puisque, quand leurs dieux sont irrités, ils les apaisent par des odeurs, par des présents et par des sacrifices ? Est-ce qu'ils s'imaginent qu'une conscience une fois souillée par leurs abominables sacrifices, se portera d'elle-même à l'impiété qu'elle n'a commise que quand elle a été vaincue par la force des tourments ? S'acquitte-t-on volontiers d'un devoir auquel on a été poussé par les plus injurieux de tous les traitements ? Y a-t-il quelqu'un qui puisse voir son corps couvert de cicatrices sans concevoir de l'indignation contre les idoles à l'occasion desquelles il les a reçues? Dès que Dieu a rendu la paix à l'Église, ceux qui s'étaient détournés de son service y retournent, et un nouveau peuple, attiré par l'admiration et la constance des martyrs, y accourt en foule. Quand on voit qu'ils ne se lassent pas sitôt de souffrir que les bourreaux ne se lassent de les tourmenter, on reconnaît que la parfaite intelligence qui les unit pour soutenir la même foi, que la patience qui endure les tourments et la générosité de ceux qui méprisent la mort, ne peuvent procéder que d'une protection toute particulière d'une puissance infinie. Les plus robustes d'entre les païens cèdent à la violence de la douleur quand on les exécute à mort pour leurs crimes; ils gémissent et ils crient, parce qu'ils n'ont pas une patience qui leur soit inspirée du ciel. Au contraire il se trouve parmi nous des enfants et des femmes qui surmontent la rage des bourreaux sans dire une seule parole, et l'activité du feu sans pousser le moindre soupir. Que Rome se vante d'avoir porté Scævola et Régulus, dont le dernier aima mieux mourir que de vivre en servitude, et le premier se brûla la main pour frapper l'esprit de l'ennemi qu'il avait voulu tuer, et obtint par ce châtiment volontaire la vie qu'il avait méritée de perdre : des personnes dont le sens semble n'avoir que l'infirmité en partage, d'autres dont l'âge n'a rien que de faible, de tendre et de délicat, se laissent déchirer et brûler tout le corps, non par nécessité, parce qu'il ne dépend que d'eux d'éviter ces traitements, mais par un effet de leur liberté, parce qu'ils ont mis en Dieu leur confiance. [5,14] XIV. C'est parmi nous que se trouve la vérité et la vertu dont les philosophes n'ont tracé que de légères esquisses et d'imparfaites peintures, quand ils ont dit avec leur vanité ordinaire: qu'il n'y a rien de si digne de la constance et de la fermeté du sage que de ne changer jamais de sentiment par l'appréhension d'aucun supplice, et de mourir plutôt que de manquer à sa parole, que de s'éloigner de son devoir, que de faire une injustice. Peut-être voudra-t-on prétendre qu'Horace avait perdu le sens quand il mit l'homme juste dans une situation si ferme et si solide que : "Ni l'ardeur d'une populace mutinée, ni la présence d'un prince impérieux, ne le pourraient ébranler" (Carmina, III, 3, v. 1-4). Il n'y a pourtant point de peinture si fidèle que la sienne, ni d'expressions si propres que celles qu'il a employées. Si on les applique à ceux qui sont prêts à subir les supplices de la plus terrible mort, plutôt que de trahir leur foi et de violer la justice, ils ne redoutent ni la puissance des princes, ni les épées nues des gouverneurs quand il s'agit de défendre leur liberté. En effet, quel orgueil et quelle insolence n'est- ce pas que de prétendre m'empêcher de lever les yeux au ciel, que de m'obliger ou à révérer ce que je ne veux pas révérer, ou à ne pas révérer ce que je veux révérer ! Que nous restera-t-il si ce qui doit dépendre de notre volonté dépend de la passion d'autrui? Jamais personne n'emportera cela sur nous, pour peu que nous ayons de force, pour peu que nous soyons capables de mépriser la douleur. Que si nous conservons cette fermeté et cette constance, que les philosophes relèvent avec des louanges si extraordinaires, pourquoi nous accuse-t-on de folie ? Sénèque reproche à ces sortes de personnes le peu de soin qu'elles ont de parler conséquemment, et de prendre l'enflure du courage pour une singulière équité. Ils prennent aussi pour un furieux celui qui méprise la mort, en quoi ils commettent une très grande injustice. Mais il s'en faut d'autant moins s'étonner que, ne connaissant pas Dieu, ils sont des sourds et des aveugles, comme la sibylle les appelle ; ils ne voient et n'entendent rien des choses du ciel, et sont assez dépourvus de sens pour révérer et craindre une terre qu’ils ont pétrie et à laquelle ils ont donné une figure. [5,15] XV. Ce n'est pas sans sujet que les païens prennent pour des insensés des hommes qui sont en effet fort sages, car bien qu'en cela ils se trompent, ils ne laissent pas d'avoir quelque sorte de fondement. Je tâcherai de découvrir ici la force de leur erreur, afin qu'ils s'en corrigent s'il leur est possible. La justice a quelque apparence de folie, comme il n'est que trop aisé de le prouver tant par l'autorité des hommes que par celle de Dieu même. Peut-être que je ne remporterai aucun avantage sur l'opiniâtreté de leurs esprits, si je ne leur fais voir par leurs propres auteurs que, pour être juste, ce que l'on ne peut être sans être aussi sage, il est nécessaire de paraître fou. Carnéade était un philosophe de la secte des académiciens; et, quiconque ne connaîtra pas la subtilité et la force de sont esprit, pourra l'apprendre de Cicéron et de Lucilius, qui, introduisant Neptune qui traite une matière fort difficile, lui fait dire, « que quand Carnéade reviendrait de l'autre monde, il ne la pourrait éclaircir. » (C. Lucilius, Saturarum fragmenta, v. 31) Ce Carnéade donc, ayant été envoyé à Rome par les Athéniens en qualité d'ambassadeur, fit un long discours pour la justice, en présence de Galba et de Caton, les plus célèbres orateurs de leur siècle. Le jour suivant, il fit un discours contre la justice: en quoi il est clair qu'il ne se conduisait pas avec la gravité d'un philosophe qui ne doit pas changer légèrement de sentiment, mais qu'il s'exerçait comme un avocat qui parle tantôt pour une partie et tantôt pour l'autre, ce qu'il faisait souvent à dessein de se rendre plus capable de réfuter ceux qui soutenaient des opinions différentes des siennes. Furius rapporte dans Cicéron les raisonnements que Carnéade fit contre la justice, et je crois qu'il les rapporte à l'occasion de la forme du gouvernement et de la police dont il parlait, et qu'il ne croyait pas pouvoir subsister sans la justice. Carnéade ayant entrepris dans le premier discours de défendre la justice, réfuta ce qu'Aristote et Platon avaient avancé contre elle; mais il ne le réfuta qu'à dessein d'enchérir encore sur eux, comme il le fit le jour suivant. Il était aisé d'abattre une justice qui n'était appuyée sur aucun fondement, et d'assurer que c'était en vain qu'on la cherchait et que l'on entreprenait d'expliquer ce que c'était, puisque en effet elle ne se trouvait pas sur la terre. Plût à Dieu que ces grands hommes eussent eu autant de talent et de capacité qu'ils avaient d'éloquence ou de courage, pour défendre cette excellente vertu qui est fondée sur la religion et sur l'équité. Je me propose de la décrire ici en peu de paroles, à dessein de faire voir que les philosophes ne l'ayant point connue, ils n'ont eu garde de la défendre. Bien qu'elle renferme toutes les vertus, il y en a néanmoins deux dont elle ne peut jamais être séparée la piété et l'équité. D'autres vertus, comme la bonne foi, la tempérance, la probité, l'innocence, l'intégrité, se peuvent rencontrer en quelques personnes, soit par un effet de la bonté de leur naturel, soit par le soin que leurs parents ont pris de les bien élever, bien que ces personnes-là ne sachent pas ce que c'est que la justice. Les anciens Romains qui se vantaient d'avoir la justice, avaient peut-être ces vertus-là qui viennent d'elle et qui en peuvent être séparées. La piété et l'équité sont comme les deux sœurs. La première la produit et la seconde la renferme. La piété n'est autre chose, selon la pensée de Trismégiste, que la connaissance de Dieu. Cette connaissance consiste principalement dans le culte qu'on lui rend. Ainsi, quiconque n'est pas instruit des maximes de la religion qui règle ce culte, ne peut rien savoir de la justice. Platon a dit beaucoup de choses de Dieu, qu'il reconnaît pour auteur du monde, mais il n'a rien dit de la religion. Il n'avait eu de Dieu que des idées fort imparfaites et semblables aux rêveries et aux songes. Que si lui, ou quelque autre, avait entrepris la défense de la justice, il aurait dû renverser ce culte des dieux parce qu'il est contraire à la piété. Socrate fut mis en prison pour l'avoir entrepris; et le traitement qu'il reçut alors fut un présage de celui que recevraient les chrétiens qui feraient un jour profession de la véritable justice et du culte de Dieu. L'équité est l'autre partie de la justice. Je ne parle pas ici de celle qui consiste à bien juger, ce qui est fort louable dans les personnes auxquelles cette fonction est confiée. Je parle de celle qui consiste à s'égaler, en quelque sorte, avec les autres et qui est appelée par Cicéron "équabilité" (De republica, I, 69). Dieu qui est le père commun des hommes, les a faits égaux, les a mis sur la terre aux mêmes conditions, les a rendus capables de la sagesse, leur a promis l'immortalité, et n'en a privé aucun de ses faveurs célestes. Il leur a communiqué l'équité et la vertu, de la même sorte qu'il leur a accordé la jouissance de la lumière, de l'eau des fontaines, des aliments, du repos et du sommeil. Il n'en a fait aucun esclave ni aucun seigneur. Il est leur père commun et il les traite également comme ses enfants. Il n'en connaît pas de pauvres, si ce n'est ceux qui n'ont point de justice. Il n'en connaît point de riches, si ce n'est ceux qui sont remplis de vertus. Il n'en voit point qui excelle au-dessus des autres, si ce n'est ceux qui se distinguent par l'innocence ou par la pureté de leurs mœurs. Il n'en tient aucun illustre, si ce ne sont ceux qui font une ample profusion de leurs biens pour le soulagement des misérables. Enfin il n'en tient aucun parfait, si ce ne sont ceux auxquels il ne manque aucune vertu. Voilà pourquoi les Romains ni les Grecs n'ont pu conserver parmi eux la justice. Ils ont eu une trop grande variété de conditions et de rangs : des pauvres et des riches, des faibles et des puissants, des particuliers et des princes. Il n'y a point d'équité où il n'y a point d'égalité. L'inégalité exclut la justice, dont le principal devoir est de rendre égaux ceux qui ont reçu aux mêmes conditions la jouissance de cette vie. [5,16] XVI. En changeant ces deux principes de la justice, on ôte toute sorte de vertu et de vérité, et on oblige la justice à retourner au ciel. Ainsi on ne trouve point parmi les philosophes ce véritable bien dont ils ne connaissent ni la cause ni les effets, et dont la beauté n'a été découverte qu'à ceux de notre religion. Quelqu'un me demandera peut- être, s'il n'y a pas parmi nous des pauvres et des riches, des serviteurs et des maîtres, et si nous ne mettons point de différence entre les hommes. Nous n'en mettons point, et nous nous appelons tous frères, parce que nous nous tenons tous égaux. Nous jugeons des hommes par ce qui regarde leur âme et non par ce qui regarde leur corps; et ainsi, bien qu'il y ait entre eux quelque diversité à l'égard du corps, nous regardons ceux qui nous servent selon le corps comme nos frères selon l'esprit, selon lequel ils servent le même Dieu que nous. Les richesses ne rendent considérables parmi nous que ceux à qui elles sont une occasion de faire de bonnes œuvres. On n'est pas riche pour avoir du bien, si l'on ne rapporte son bien à des actions de vertu. Ceux qui semblent pauvres sont riches en effet, parce qu'ils n'ont besoin de rien et qu'ils ne désirent rien. Les serviteurs et les maîtres, les grands et les petits, sont égaux entre eux par leur modestie et par la disposition de cœur qui les éloigne de toute sorte de vanité. Il n'y a que Dieu au jugement de qui ils se distinguent par leur vertu et devant qui les plus justes sont aussi les plus élevés. Un homme de bien s'égale par modestie à ceux qui sont au-dessous de lui, et en s'égalant de la sorte il s'élève. Que si non content de s'égaler à ses inférieurs, il s'abaisse au-dessous d'eux, alors il acquiert un rang beaucoup plus éminent au jugement de Dieu même. Dans cette vie, où il n'y a que des biens fragiles et pensables, les hommes se préfèrent les uns aux autres, et disputent pour tenir le premier rang, ce qui est fort mal honnête, fort insolent, et fort éloigné de la modération d'un homme sage. Dans notre religion, qui est un état céleste et divin, on suit une conduite toute contraire; car comme la sagesse des hommes n'est qu'une folie devant Dieu, et que la folie des fidèles est une souveraine sagesse, ainsi ceux qui paraissent les plus élevés et les plus considérables devant les hommes sont les plus bas et les plus méprisables devant Dieu ; car sans dire que les biens et la terre que l'on estime si fort sont contraires à la vertu, et qu'ils diminuent la vigueur de l'esprit, quelle excellence et quelle grandeur y peut-on rencontrer, puisqu'il est certain qu'il ne dépend que de Dieu de réduire les rois à un état plus misérable que n'est celui du moindre de leurs sujets? C'est pour cela qu'entre plusieurs autres maximes, le Sauveur nous a donné celle-ci : « Quiconque s'élèvera sera abaissé, et quiconque s'abaissera sera élevé ; » c'est-à-dire que quiconque prendra la dernière place parmi les hommes en obtiendra une des premières par le jugement de Dieu. Cette maxime a du rapport avec cette parole d'Euripide : "Ce qui passe pour un mal sur la terre, est estimé un bien dans le ciel". [5,17] XVII. Après avoir expliqué la raison pour laquelle les philosophes n'ont pu ni trouver la justice ni la défendre, je reprendrai le sujet que j'avais quitté. Carnéade ayant reconnu la faiblesse des arguments dont les autres philosophes se servaient pour défendre la justice, entreprit de les réfuter. Son raisonnement se réduisait à peu près à dire : que les hommes ont fait des lois différentes selon la diversité de leurs intérêts et de leurs mœurs; qu'ils les ont quelquefois changées selon les rencontres, et n'ont point observé le droit naturel ; que les hommes et les bêtes elles-mêmes n'agissent naturellement que pour leur bien, et qu'ainsi, ou il n'y a point de justice, ou s'il y en a, ce n'est qu'une folie, puisqu'elle nous cause du préjudice en nous faisant procurer les avantages des autres. De ce principe, il tirait cette conséquence : que si les Romains, qui étaient maîtres d'une des plus belles parties de l'univers, et les autres peuples qui jouissaient d'une puissance fort considérable, voulaient garder la justice et rendre ce qu'ils avaient usurpé, ils seraient obligés de retourner aux cabanes de leurs premiers fondateurs, et de languir dans l'extrémité de la pauvreté et de la misère. Il descendait de ces propositions générales à d'autres plus particulières, et raisonnait de cette sorte : « Si un homme de bien a un esclave qui soit enclin à s'échapper et à s'enfuir, et a une maison bâtie en mauvais air, et qu'il n'y ait que lui qui ait connaissance de ces défauts- là, le déclarera-t-il à celui qui veut acheter sa maison ou son esclave, ou s’il les dissimulera? S'il déclare que son esclave s'enfuit souvent et qu'il y a danger de le perdre, il agira en homme de bien de ne vouloir point tromper un acquéreur ; mais il passera pour fou de se mettre en état de ne pouvoir vendre, ou de ne vendre qu’à vil prix. S'il use de déguisement et qu'il supprime ces défauts, il sera prudent et fera bien ses affaires; mais il sera aussi de mauvaise foi, et trompera celui avec qui il traite. Que s'il se trouve un marchand qui lui montre de l'or à vendre, dans la croyance que ce n'est que du cuivre, ou de l'argent, dans la croyance que ce n'est que de l’étain, le dissimulera-t-il pour acheter bon marché, ou s’il le déclarera pour acheter cher? C'est sans doute une folie d'acheter chèrement ce que l'on peut avoir à bon marché. » Il inférait de là que quiconque est homme de bien est fou, et quiconque est sage est méchant. Comme il avouait que l'on peut être content dans la pauvreté, il passait à d'autres hypothèses, par lesquelles il semblerait que l'on ne peut garder la justice sans se mettre en danger de perdre la vie. « La justice, disait-il, nous oblige à n'attenter jamais à la vie de qui que et soit, et à ne pas toucher même à son bien. Supposons qu'un homme de bien étant sur mer fait naufrage, et qu'un autre, moins fort que lui, se saisit d'une planche pour se sauver ; la lui arrachera-t-il pour se mettre dessus en sa place et surtout en pleine mer où il n'a aucun témoin de son action ? Il le fera, s'il est sage, et s'il ne le fait pas, il sera contraint de périr. S'il aime mieux mourir que de faire violence à un autre, il garde la justice; mais il fera une folie de prodiguer sa vie pour épargner celle d'autrui. Si un homme de bien étant dans un combat voit son parti en déroute, et qu'étant poursuivi par les ennemis il rencontre un blessé à cheval, le jettera-t-il à bas pour monter en sa place, ou bien s'exposera-t-il à être tué en le laissant continuer sa roule? S'il prend le cheval, il sera sage et méchant ; s'il ne le prend pas, il sera fou et homme de bien. » Voilà comment ce philosophe, ayant entrepris de faire distinction entre la justice civile et la justice naturelle, ruina l'un et l'autre, car il demeure d'accord que dans la justice civile, il y a de la sagesse, mais qu'il n'y a point d'équité, et que dans la justice naturelle il y a de l'équité, mais qu'il n'y a point de sagesse. Ces arguments-là sont également subtils et dangereux. Cicéron n'y a pu répondre. Lélius, qu'il avait chargé de la défense de la justice, les évita comme un écueil, et il semble qu'au lieu de défendre la justice naturelle que Furius avait accusée de folie, il ne défendit que la justice civile, que Furius avouait être conforme à la sagesse, bien qu'il soutînt en même temps qu'elle était contraire à l'équité. [5,18] XVIII. J'ai fait voir, comme le sujet que je traite m'y obligeait, que la justice a quelque apparence de folie, et que ceux qui croient que les chrétiens sont fous, parce qu'ils leur voient faire ce que Carnéade soutenait que l'on ne pouvait faire avec sagesse, ont une opinion qui, bien que fausse, n'est pas dépourvue de tout fondement. J'ai maintenant à découvrir une autre vérité plus importante, et à expliquer la raison pour laquelle il a plu à Dieu de dérober la justice aux yeux des hommes, en la tenant comme enveloppée sous l'apparence de la folie. Mais il faut auparavant que je réponde à Furius, parce que Lélius ne lui a répondu que très faiblement ; car bien qu'il fit profession de l'étude de la sagesse, il n'avait garde de défendre solidement la véritable justice, puisqu'il ne savait rien des principes sur lesquels elle est fondée. Nous autres qui, par la grâce de Dieu, avons le bonheur de la connaître, nous nous acquitterons plus aisément de ce devoir. Platon et Aristote sont louables d'avoir souhaité de la défendre, et ils auraient réussi dans cette entreprise, s'ils y avaient apporté une aussi profonde connaissance des lettres saintes, que d'esprit d'éloquence et de bonne intention ; mais comme leurs préceptes ne venaient pas du ciel, ils n'en ont persuadé l'observation à personne, et leur travail n'a été suivi d'aucun fruit. Le nôtre doit avoir un tout autre résultat, puisque nous ne disons que ce que Dieu nous révèle. Les philosophes se formaient l'idée d'une justice qui ne se trouvait point en effet, et en faisaient des descriptions à plaisir sans en pouvoir jamais confirmer la vérité par des exemples sensibles. Leurs auditeurs leur pouvaient répondre : que l'observation de leurs préceptes était impossible, et que jamais personne n'avait réduit leurs règles en pratique. On ne peut pas dire la même chose des nôtres, parce que nous les appuyons par des raisons évidentes et par des exemples convaincants. Carnéade a découvert quelque chose de la nature de la justice ; mais il n'a pas pénétré assez avant pour reconnaître que ce n'est pas une folie. Je crois pourtant avoir conçu la pensée qu'il a eue quand il a parlé de la sorte; car il n'a jamais été persuadé qu'un homme qui garde la justice ait perdu l'esprit. Il voyait fort bien qu'il ne l'a pas perdu ; mais ne pouvant comprendre la raison pour laquelle il semble qu'il l'ait perdu, il a prétendu montrer par là combien la vérité est cachée, et établir le principal dogme de sa secte, qui est : « que l'on ne peut rien savoir de certain. » Examinons donc s'il peut y avoir quelque union entre la justice et la folie. « Il faut qu'un homme de bien soit fou, dit Carnéade, si pour sauver sa vie, il fait difficulté de prendre le cheval d'un blessé, ou la planche d'un homme qui est tombé comme lui dans la mer. » Je ne puis demeurer d'accord qu'un véritable homme de bien se rencontre jamais dans les occasions où ce philosophe le met. Il n'a point d'ennemis et ne désire rien du bien d'autrui. Il se contente de ce qui naît dans son pays et ne passe point la mer pour aller chercher des marchandises étrangères. Il souhaite d'entretenir la paix avec tout le monde, et est fort éloigné de prendre les armes. Comment rechercherait-il les richesses qui viennent des pays éloignés, puisqu'il ne veut faire aucun gain sur la terre, et qu'il ne veut avoir que ce qui lui est absolument nécessaire pour vivre? Comment se plairait-il à répandre le sang, puisqu'il ne pense pas qu'il lui soit permis d'assister aux spectacles où on le répand ? Supposons pourtant que, par une nécessité indispensable, il se trouve engagé ou dans un combat, ou dans un vaisseau qui fait naufrage. Après avoir admis cette hypothèse, je vous demande, Furius, ou plutôt je vous demande, Carnéade, qui êtes l'auteur de ce raisonnement contre la justice : si vous croyez qu'elle soit si inutile, si faible, si fort dépourvue du secours du ciel qu'elle n'ait aucune force pour se défendre ? Ceux qui n'ont rien appris des mystères, et qui rapportent tout à la vie présente, n'ont garde de savoir quel est le pouvoir de la justice. Lorsqu'ils parlent de la vertu, ils assurent qu'elle doit être recherchée par elle-même, bien qu'ils n'ignorent pas qu'elle est souvent accablée de disgrâces et de misères. Ils ne sauraient lui trouver de récompense hors d'elle, parce qu'ils ne connaissent point les récompenses éternelles qui lui sont préparées dans une autre vie. Ainsi, considérant la vie présente comme le terme de toutes choses, ils réduisent la vertu à la folie, parce qu'ils lui font entreprendre en vain les plus grands desseins et supporter sans fruit les plus pénibles travaux. Je traiterai peut-être cette matière plus au long dans un autre lieu. Je continuerai maintenant à parler de la justice dont le mérite est si extraordinaire, que dès qu'elle lève les yeux au ciel, elle obtient de Dieu ce qu'elle désire. Horace a eu raison de dire que l'innocence n'a besoin pour sa défense ni d'hommes ni d'armes. Voici à peu près la manière dont il exprime sa pensée (Carmina, I, 22, v. 19-26) : "Quand une personne mène une vie irréprochable, et qu'elle n'a point commis de crime dont les autres la puissent accuser, ni que sa propre conscience condamne, elle n'a besoin pour sa défense ni des traits des Marses, ni d'arcs et de flèches empoisonnées. Elle est à elle-même sa sûreté au milieu des périls, et n'appréhende rien, ni le long des écueils de la mer d'Afrique, ni près du Caucase, ni dans les pays arrosés par le fabuleux Hydaspe". La protection du ciel ne saurait manquer à un homme de bien, ni dans un combat, ni durant une tempête. S'il se trouvait sur un vaisseau avec des parricides, Dieu pardonnerait aux coupables pour sauver l'innocent, ou le sauverait seul en châtiant les coupables. Mais enfin, admettons l'hypothèse de Carnéade tout entière, et voyons ce que fera un homme qui aimera véritablement la justice, quand il aura trouvé ou un blessé sur un cheval après un combat, ou un homme tombé dans la mer et qui se tient à une planche pour échapper au naufrage. Je ne fais point de difficulté d'assurer qu'il souffrira plutôt la mort que de la procurer à un autre. La justice, qui est un des plus solides avantages que l'homme puisse posséder, ne deviendra pas pour cela une folie. Il n'y a rien qui lui doive être si cher que l'innocence, et il fait voir clairement que rien ne lui est plus cher qu'elle quand il aime mieux mourir que de la perdre. « C'est une folie, dites-vous, de prodiguer sa propre vie pour épargner celle d'un autre. » Ne dites- vous point aussi que c'est une folie de l'exposer pour l'intérêt d'un ami ? Pourquoi louez-vous donc si fort ces deux disciples de Pythagore, dont l'un se mit comme en otage entre les mains d'un tyran, à condition que si celui en la place duquel il se mettait ne revenait pas dans un certain temps il serait exécuté à mort, et l'autre revint en même temps que l'on menait son ami et son répondant au supplice ? Leur fidélité ne serait pas aussi estimée qu'elle l'est, s'ils eussent été fous, l'un en s'exposant à la mort pour son ami, et l'autre en venant se remettre entre les mains du tyran pour en délivrer celui qui lui avait servi de caution. La grandeur de leur vertu surprit le tyran d'un tel étonnement que, renonçant à la cruauté, il leur accorda la vie, et les pria de le recevoir en la société de leur amitié ; ce qu'il n'aurait jamais fait s'il ne les eût reconnus non pour des insensés et des extravagants, mais pour des hommes très sages et très équitables. Si l'on demeure d'accord qu'il y a de la gloire à mourir pour conserver la fidélité que l'on a promise à ses amis, je ne conçois pas pourquoi il n'y aurait point de gloire à mourir pour conserver sa propre innocence. C'est donc une extravagance de nous accuser comme d'un crime, de ce que nous sommes prêts à mourir pour les intérêts de Dieu, dans le temps que l'on donne des louanges extraordinaires à la fidélité d'un homme qui a été prêt à mourir pour un autre homme. Terminons cette dispute en prouvant, par une raison invincible, que le même homme ne peut être en même temps fou et juste, ou sage et injuste. Celui qui est fou n'a aucune connaissance de la justice et ne fait rien que de mal. Il est entraîné comme un esclave par ses propres vices et n'a pas la force de leur résister. Le juste, au contraire, s'abstient de toute sorte de pêché, ce qu'il ne saurait faire sans avoir une connaissance fort exacte du bien et du mal. Cette connaissance, qui fait le discernement du bien et du mal, n'est autre chose que la sagesse. Ainsi il est impossible qu'un homme juste soit fou, ni qu'un homme sage soit injuste. Cette vérité étant établie de la sorte, il est clair que celui qui ne prend pas le cheval d'un blessé ou la planche d'un homme qui court risque de faire naufrage n'est pas un fou, puisqu'il ne le peut faire sans commettre un péché dont un homme sage se doit toujours abstenir. J'avoue néanmoins qu'il est regardé comme un fou par ceux qui ne savent pas en quoi consiste la folie : c'est pourquoi j'estime, qu'au lieu d'employer de longs raisonnements pour décider cette question, il n'y a qu'à définir les termes. Etre fou, c'est se tromper ou par des actions ou par des paroles, pour ne savoir pas ce qui est bien. Celui-là n'est donc pas fou qui ne s'épargne pas lui-même, de peur de nuire à un autre, ce qu'il ne pourrait faire sans commettre un péché; car la raison nous enseigne qu'il n'est jamais permis de nuire à personne. Les animaux étant dépourvus de sagesse, sont portés, par un instinct secret de la nature, à se conserver; ils nuisent aux autres pour en tirer du profit, et ne savent pas que c’est un mal que de nuire. Mais l'homme, ayant la connaissance du bien et du mal, s'abstient de nuire, quelque incommodité qu'il en souffre ; et c'est pour cela que l'on a toujours mis entre les principales vertus l'innocence qui l'empêche de nuire. Il est donc clair que celui qui s'acquitte exactement de ce devoir, qui distingue l'homme des bêtes, et qui aime mieux mourir que de nuire à qui que ce soit, possède la sagesse à un degré très éminent. Quiconque, pour avoir de l'or à vil prix, ne détrompe pas un marchand, et quiconque, en exposant un esclave ou une maison en vente, ne déclare pas que l'un est accoutumé à s'enfuir ou que l'autre est malsaine, bien loin d'être sage, comme Carnéade semble l'avoir prétendu, n'est qu'un fourbe et un trompeur. Les bêtes ont l'adresse de tromper aussi bien que les hommes, et cette adresse paraît en elles lorsqu'elles dressent des pièges à d'autres bêtes pour les prendre et pour les dévorer, ou lorsqu'elles évitent les pièges qu'on leur a dressés. Mais il n'y a que l'homme qui soit capable de la sagesse. Elle consiste à connaître le bien et le mal, et à s'abstenir de toute action et de toute parole mauvaise. Jamais un homme sage ne cherche le gain, parce qu'il méprise les biens de la terre; il ne trompe jamais personne, parce qu'il se croit obligé, comme, par le droit de la nature, d'avertir ceux qui se trompent : en quoi il imite la bonté de Dieu. [5,19] XIX. La raison pour laquelle ces philosophes ont soutenu que c'est une folie d'aimer mieux mourir que de nuire à quelqu'un, est qu'ils ont été persuadés que la mort détruit entièrement l'homme. En effet, si la mort nous anéantit, il semble que c'est la dernière de toutes les imprudences de ne pas faire tout ce qui dépend de nous pour conserver longtemps cette vie et pour goûter tous les plaisirs qu'elle peut fournir. Ce que personne ne peut jamais faire sans s'éloigner extrêmement de la justice. Mais si cette vie est suivie d'une autre et plus longue et plus heureuse, comme les raisons des plus célèbres philosophes, les réponses des oracles et les prédictions des prophètes nous en assurent, un homme sage sait mépriser celle-ci avec tous les avantages qui l'accompagnent, et se consoler de leur perte, par l'espérance de l'immortalité dont elle est récompensée. Lélius, que Cicéron avait chargé de la défense de la vertu, parle de cette sorte dans un dialogue de ce célèbre orateur. « La vertu recherche la gloire et n'a point d'autre récompense.» (De republica, III, 40) Elle en a une qui est très digne d'elle, Lélius; mais vous ne vous en pouviez douter, parce que vous n'aviez aucune teinture des lettres saintes. » Elle demande, continue-t-il, fort honnêtement et sans aucune importunité les louanges qu'elle désire. » Vous vous trompez fort si vous croyez qu'il y ait aucun honneur qui puisse dignement récompenser la vertu, vous, dis-je, qui avez parlé dans un autre endroit en ces termes : « Quelles richesses, quels royaumes, et quels empires pourriez-vous offrir à un homme qui est dans cette disposition? Il sait que tous ces biens-là n'ont rien que d'humain et de temporel, au lieu que ceux qu'il possède sont divins et éternels. » Qui vous prendra jamais pour un homme sage, puisque vous ne vous accordez pas avec vous-même, et que vous ôtez à la vertu les avantages que vous lui aviez donnés ? C'est l'ignorance de la vérité qui vous met de la sorte dans l'incertitude et dans le doute. Vous ajoutez ce qui suit : « Mais la vertu ne sera-t-elle pas privée de sa récompense, ou par la puissance de ses ennemis, ou par la jalousie de ses envieux, ou par l'ingratitude du peuple? » Que la vertu dont vous parlez est vaine ! Qu'elle est faible, puisqu'elle peut être privée si aisément de sa récompense! Puisque ses biens sont des biens qui lui viennent du ciel, et qu'elle reçoit de la main de Dieu, comment se trouve-t-il des hommes ou assez envieux, ou assez ingrats, ou assez puissants pour les lui ravir. « Elle a, dites-vous, de quoi se consoler et elle se maintient par sa bonté naturelle. » Quelle consolation a-t-elle quand elle est accusée de plusieurs crimes, et quelle beauté quand elle est flétrie comme une coupable? Lorsqu'elle est persécutée, comme dit Furius, qu'elle est tourmentée, dépouillée chassée, chargée de chaînes, condamnée, lorsqu'on lui coupe les mains, qu'on lui crève les yeux, qu'on la brûle, et qu'on la fait mourir, perd-elle sa récompense, ou périt-elle elle-même. Nullement, elle reçoit sa récompense de la main de Dieu, et jouit d'une vie immortelle. Il semble que sans cette récompense il n'y aurait rien de si inutile, ni de si extravagant que la vertu. Mais cette récompense-là même est une preuve de l'immortalité de l'âme. Dieu a voulu que la vertu fût cachée sous l'apparence de la folie, afin que les mystères de notre religion demeurassent comme voilés, que l'orgueil de la sagesse humaine fût confondu, que le chemin du ciel fût et plus étroit et plus difficile. J'ai déjà expliqué, si je ne me trompe, les raisons pour lesquelles les chrétiens paraissent insensés et extravagants à ceux qui le sont en effet; car il leur semble que ce n'est pas une extravagance moins ridicule de souffrir les supplices et la mort même, plutôt que de jeter trois grains d'encens dans le feu, que de préférer dans un extrême péril la vie d'autrui à la sienne. C'est qu'ils ne savent pas combien c'est un vice énorme d'adorer quelque autre chose que Dieu qui a créé le ciel et la terre, qui a produit l'homme, qui a formé son corps, et qui lui a inspiré la vie. Que si un esclave qui s'enfuit de la maison de son maître passe pour un perfide, et est jugé digne des fers, de la prison, et d'autres plus grands supplices; si un fils qui abandonne son père et qui méprise ses commandements, mérite d'être privé de sa succession comme un impie et un perdu, celui qui refuse à Dieu le culte et le service qu'il lui doit, n'est-il pas infiniment plus coupable, puisqu'il offense par le même crime et son maître et son père? Un maître qui a acheté un esclave ne le nourrit que pour le service qu'il en attend. Un père n'a en son pouvoir ni le moment de la conception de son fils, ni celui de sa naissance, ni la conservation de sa vie; ce qui fait voir qu'il est plutôt le ministre dont Dieu s'est servi pour mettre ce fils au monde qu'il n'en est le véritable père. De quel supplice est digne celui qui abandonne ce père et ce maître, si ce n'est du feu éternel, quia été préparé aux anges rebelles et dont les prophètes menacent les impies? [5,20] XX. Que les païens tâchent de concevoir la grandeur du crime qu'ils commettent quand ils se tuent d'eux-mêmes, en rendant un culte souverain aux démons que Dieu a condamnés à un supplice éternel, et quand ils tuent les autres en les détournant du service de leur créateur, et en empêchant, autant qu'il leur est possible, qu'il n'y ait aucune personne sur la terre qui conserve son innocence et qui regarde le ciel. Que dirai-je de leur misère, si ce n'est qu'ils sont assujettis à des tyrans qu'ils prennent pour des dieux, bien qu'ils ne sachent ni leur nom, ni leur condition, ni leur origine? Ils suivent l'opinion du peuple et s'engagent témérairement dans l'erreur. Quand on leur demande la raison de ce qu'ils croient, ils n'en sauraient rendre aucune, et ils ont recours, à l'autorité de leurs ancêtres, en assurant que c'étaient des hommes d'une rare sagesse qui ont examiné les diverses religions qu'il y avait en leur temps et ont approuvé la meilleure. Ils se dépouillent ainsi eux-mêmes de leur sens, renoncent à l'usage de leur raison, et suivent l'égarement de leurs pères. Voilà comment ils tombent dans une si profonde ignorance qu'ils ne connaissent ni leurs dieux, ni eux- mêmes; plut à Dieu qu'ils se contentassent de se tromper et de s'égarer tous seuls! Mais ils entraînent les autres avec eux, comme si ce leur était une grande consolation d'avoir des compagnons de leurs erreurs. La persécution cruelle qu'ils font éprouver aux gens de bien est un autre effet de la même ignorance qui les aveugle. Ils font semblant d'avoir dessein de leur rendre de bons offices, et de les remettre dans le droit chemin; mais quels moyens emploient-ils pour cet effet? Leur parlent-ils raisonnablement? Ils n'agissent que par violence; ils les menacent des plus cruels supplices. Oh ! le merveilleux et l'étrange aveuglement ! Ceux qui gardent à Dieu la fidélité qu'ils lui doivent, passent pour des gens de mauvais sens et de mauvaise conduite; et les bourreaux qui les tourmentent passent pour des gens de bonne conduite et de bon sens. Le mauvais esprit est-il parmi ceux qui sont déchirés par les plus cruels tourments contre toute sorte de justice et d'humanité, ou plutôt parmi ceux qui traitent les plus innocents avec une barbarie dont il n'y a point d'exemple entre les voleurs les plus injustes, les ennemis les plus implacables et les peuples les plus farouches. S'imposent-ils de telle sorte à eux-mêmes qu'ils confondent entièrement les noms du bien et du mal? Que ne donnent-ils aussi au jour le nom de nuit, et au soleil celui de ténèbres ; car il n'y a pas moins d'impudence à donner aux gens de bien le nom de méchants, aux sages le nom d’insensés, ad justes le nom d'injustes. Que s'ils ont quelque confiance en leurs études ou en leur éloquence, qu'ils s'en servent pour réfuter notre doctrine qu'ils en examinent tous les points. Ils ont intérêt à entreprendre la défense de leurs dieux, de peur que si notre religion continuait à croître, comme elle croît de jour en jour, ils ne fussent abandonnés avec leurs temples. Puisqu'ils ne sauraient remporter aucun avantage sur nous par la violence, et que nous nous fortifions à mesure qu'ils lâchent de nous affaiblir, qu'ils agissent par raison. Que les pontifes, grands et petits, les flamines, les augures, les rois, les sacrificateurs, les prêtres et les ministres de votre religion paraissent; qu'ils nous exhortent à rendre un souverain culte à vos dieux ; qu'ils nous persuadent qu'il y en a plusieurs qui gouvernent le monde par leur providence, qu'ils nous découvrent l'origine de vos mystères, et qu'ils nous apprennent la manière dont ils ont été établis. Qu'ils nous expliquent les récompenses promises a ceux qui les gardent, elles châtiments réservés à ceux qui les violent ; qu'ils nous disent pourquoi les dieux veulent être honorés par les hommes, et à quoi leur servent nos devoirs puisqu'ils possèdent une souveraine félicité; qu'ils nous prouvent toutes ces choses, non par leur propre témoignage, qui n'est pas recevable en cette matière, mais par une autorité divine, comme nous avons accoutumé de faire quand nous établissons les vérités de la religion chrétienne. Il ne faut pas user de force puisque la religion doit être libre. Il faut employer les paroles plutôt que les coups, afin que ceux qui l'embrasseront l'embrassent volontairement. Qu'ils se servent de toute la subtilité de leur esprit; qu'ils proposent leurs raisonnements : nous sommes prêts à les écouter. Mais tant qu'ils garderont le silence, nous ne leur ajouterons aucune foi, comme nous n'avons aucune déférence pour eux, quand ils prétendront nous réduire par la violence des tourments. Qu'ils nous imitent, et qu'ils apportent des preuves de tout ce qu'ils soutiennent ; car nous n'usons point de caresses, comme ils nous en accusent, pour attirer à notre religion. Nous prouvons notre doctrine, et nous montrons les principes inébranlables sur lesquels elle est appuyée. Nous ne retenons personne malgré lui ; car ceux qui manquent de dévotion et de fidélité ne sont pas propres au service de Dieu. Cependant nul ne sort de notre communion, parce que nous y sommes tous retenus par la vérité. Que les païens en usent de la même sorte, s'ils ont quelque bonne opinion de la cause qu'ils défendent ; qu'ils entrent en conférence avec nous, et ils se feront railler par les femmes et par les enfants de notre religion pour lesquels ils ont du mépris. En vérité, c'est une extravagance inconcevable de prendre pour des dieux des hommes de la mort desquels ils n'oseraient disconvenir, puisqu'ils ont lu dans l'histoire leur généalogie, leur vie, leur règne, leur mort, le lieu de leur sépulture, leur consécration et leur apothéose, et puisqu'ils jugent fort bien qu'ayant été sujets à la loi de la mort, ils n'ont pas été exempts de celle de la naissance; que s'ils avaient l'impudence de nier des faits si évidents, ils seraient aisément convaincus par leurs propres livres où l'on voit l'origine de leurs mystères. Qu'ils reconnaissent la différence qu'il y a entre la vérité et le mensonge, puisqu'avec toute leur éloquence ils ne sauraient s'en persuader ; au lieu que des personnes grossières et ignorantes persuadent tout ce qu'il leur plaît de persuader, parce qu'elles n'avancent rien que de véritable. Pourquoi donc exercent-ils de si horribles cruautés, et découvrent-ils en même temps d'autant plus visiblement leur folie qu'ils affectent plus de la cacher? Il y a une extrême différence entre la cruauté et la piété. La vérité et la justice ne s'accordent point avec la dureté ni avec la violence. Ce n'est pas sans sujet qu'ils n'osent parler d'aucune matière de religion; c'est qu'ils ont peur d'être abandonnés par ceux de leur parti et d'être raillés par ceux du nôtre. Si les profanes, qui ont un jugement sain et droit savaient que les mystères ont été institués en l'honneur d'hommes morts, ils les condamneraient et en chercheraient de plus véritables. Voilà pourquoi des artificieux et des fourbes ont si fort recommandé le silence dans la célébration des mystères, afin que le peuple ne sût jamais ce qu'il adore. Pourquoi n'ajoutent-ils point de foi à ce que nous disons, nous qui sommes parfaitement instruits de leur doctrine et de la nôtre, et pourquoi ont-ils de la jalousie de ce que nous avons préféré la vérité au mensonge ? « C'est, disent-ils, qu'ils sont obligés de défendre des cérémonies que l'antiquité a consacrées par un long usage. » Que leur égarement procède d'une disposition de cœur peu honnête! Ils jugent fort bien qu'il n'y a rien de si excellent que la religion, et qu'elle mérite d'être défendue de toute l'étendue de notre pouvoir; mais comme ils se trompent dans le choix de la religion, ils se trompent aussi dans relui des moyens par lesquels ils la défendent. Il faut défendre la religion non en tuant les autres, mais en mourant pour elle; non par la rigueur des supplices, mais par la patience; non par des crimes, mais par la foi. La religion étant un bien, elle ne veut point être défendue par le mal. Si vous entreprenez de la défendre en répandant le sang, en exerçant des cruautés, et en commettant des crimes, bien loin de la défendre vous la violez. Il n'y a rien de si volontaire que la religion, et elle est entièrement détruite pour peu que la liberté de celui qui offre son sacrifice soit contrainte. Le meilleur moyen de défendre la religion est de mourir pour elle. On l'autorise de cette sorte devant les hommes, et en même temps on conserve à Dieu la fidélité qu'on lui a vouée. Lorsque ceux qui servent les rois de la terre ont signalé leur fidélité par un service important, et qu'ils survivent au danger, ils en sont plus estimés et plus chéris de leur prince; et s'ils meurent pour ses intérêts, ils acquièrent une réputation universelle. La foi que nous gardons à Dieu est suivie d'une récompense d'autant plus solide et plus éclatante, qu'elle dure non seulement autant que la vie présente qui est fort courte, mais autant que la vie future qui est éternelle. Le culte que nous rendons à Dieu est comme une milice spirituelle qui nous oblige à lui garder une inviolable fidélité. Comment Dieu aimerait-il l'homme qui l'adore, s'il n'était aussi aimé de lui? Quand les païens offrent à leurs dieux des sacrifices, ils ne leur offrent rien qui soit intérieur, ni qui leur soit propre. Ils ne leur offrent point une âme pure, une soumission sincère, une crainte respectueuse. Quand ils ont achevé leur vaine cérémonie, ils laissent toute leur piété dans le temple et ils n'en remportent rien, comme ils n'y avaient rien apporté. Voilà pourquoi toutes ces religions-là ne peuvent rendre l'homme vertueux, ni ferme et immuable dans la vertu. Il est aisé d'en retirer les hommes, parce qu'ils n'y apprennent rien qui les rende ou plus heureux, ou plus pieux, ou plus sages. En effet, en quoi consiste toute cette religion des dieux? quel est son pouvoir? quelles en sont les cérémonies ? quelle en est l'origine et le fondement? quelle en est la fin et la récompense? que promet-elle à l'homme pour l'engager à entreprendre sa défense? Je n'y vois rien que des cérémonies extérieures, et qui se terminent au bout des doigts. Notre religion au contraire est ferme, stable et immuable, parce qu'elle enseigne la justice, qu'elle est intérieure, qu'elle réside dans le cœur, et qu'elle sacrifie ce cœur même comme une victime. La religion païenne ne demande que le sang des bêtes, que la fumée et l'odeur de l'encens, que l'effusion de quelques liqueurs, au lieu que la nôtre demande une bonne conscience, la pureté du cœur, et l'innocence de la vie. La religion païenne admet indifféremment toute sorte de personnes, des femmes adultères, des prostituées à l'incontinence publique, des âmes perdues qui, ayant renoncé à la pudeur dès leur jeunesse, tendent dans un âge avancé des pièges à celle des autres et leur ôtent la honte qui les empêcherait de s'abandonner à la débauche; elle admet des gladiateurs et des voleurs, qui ne demandent rien aux dieux que la grâce de commettre des crimes. Que demandera un gladiateur si ce n'est de tuer? Que demandera un usurier si ce n'est de tromper? Que demandera une courtisane, si ce n'est de se souiller d'abominations? Que demandera une adultère, si ce n'est la mort de son mari, ou que son infidélité demeure secrète? Que demandera une femme qui corrompt et qui prostitue les autres, si ce n'est de dépouiller et de ruiner un grand nombre de personnes? Que demandera un voleur, si ce n'est d'emporter une grande quantité du bien d'autrui? Parmi nous on ne tolère pas le moindre péché. Si quelqu'un offre son sacrifice avec une conscience qui ne soit pas pure, il entend aussitôt des menaces terribles de la bouche de Dieu, qui voit les replis les plus cachés du cœur, qui est l'ennemi irréconciliable du péché et qui nous oblige indispensablement à la foi et aux bonnes œuvres. Voilà comment la mauvaise conscience ni les prière injustes n'ont point lieu dans nos assemblées. Mais les païens sont dans un si misérable aveuglement qu'ils ne peuvent reconnaître combien une religion, qui autorise les crimes les plus infâmes et qui reçoit des prières faites avec une conscience toute souillée, est mauvaise. Ils s'imaginent avoir offert leurs sacrifices avec beaucoup de piété quand ils ont levé leurs mains, comme si toute l'eau des fleuves de la mer pouvait effacer les taches de leur cœur. Il faut laver la conscience et la purifier des mauvais désirs qui la souillent. Il faut effacer tous les crimes par l'eau de la vérité et de la foi. Quiconque en aura nettoyé son âme sera fort pur, de quelque ordure dont son corps puisse être sali. [5,21] XXI. Les païens tombent dans la dernière impiété par un déplorable aveuglement, pour ne pas savoir quel est l'objet de notre culte et quelle est la manière de le rendre. Ils adorent leurs ennemis. Ils offrent des sacrifices à des voleurs et à des homicides en mettant l'encens sur l'autel abominable. Ils y mettent aussi leurs propres âmes pour y être consumées. Ils entrent en colère de ce que les autres ne périssent pas par un aveuglement semblable au leur; car quel aveuglement plus grand que de ne pas voir le soleil ? S'il y avait des dieux, auraient-ils besoin du secours des hommes pour châtier ceux qui mépriseraient leur puissance? Si ces dieux manquent de pouvoir pour se venger, pourquoi les païens détruisent-ils la créance de ces dieux mêmes par la confiance qu'ils ont en leur pouvoir ? Ils sont en cela plus irréligieux envers leurs dieux que ceux qui refusent absolument de les reconnaître. Cicéron, parlant dans les livres des Lois, de la pureté avec laquelle on doit offrir les sacrifices, dit : « Apportez de la piété, et n'apportez pas de richesses ; quiconque en usera autrement, sera châtié par la justice de Dieu même. » (Des lois, II, 19) Cela est fort bien dit; car il n'est pas permis de douter du pouvoir d'un dieu, et on ne l'honore qu'autant que l'on est persuadé qu'il est puissant. Comment vengerait-il les injures de ceux qui l'adorent s'il ne pouvait venger les siennes? Je demanderais volontiers aux païens à qui ils croient rendre un bon office quand ils usent de violence pour contraindre les chrétiens à sacrifier à leurs dieux. Est-ce aux chrétiens sur lesquels ils exercent cette violence? Le service que l'on rend à quelqu'un malgré lui ne lui est jamais agréable et ne passe point pour un bienfait; s'il a tort de le refuser, il faut l'instruire et le convaincre par la raison. Pourquoi les païens exercent-ils de si horribles cruautés sur des personnes dont ils ne désirent que le salut? Quelle étrange piété, d'estropier et de rendre inutiles ceux dont on prétend procurer les avantages! Que s'ils n'ont point d'autre intention en cela que de relever la gloire de leurs dieux, ils ne prennent pas garde que le sacrifice doit être libre, et que celui que l'on offre par contrainte, et pour éviter ou la prison ou d'autres mauvais traitements, n'est qu'une abomination et un sacrilège. S'il y avait des dieux qui voulussent être adorés de la sorte, ils mériteraient pour cela seul de ne l'être pas. Des dieux qui ne demanderaient que des gémissements, des larmes et du sang, seraient dignes d'exécration et d'horreur. Pour nous, nous ne demandons point qu'aucun adore notre Dieu malgré lui, bien qu'il soit le Dieu de tous les hommes, tant de ceux qui le reconnaissent comme nous le faisons, que de ceux qui refusent de le reconnaître. Nous avons une entière confiance dans le pouvoir qu'il a de châtier ceux qui le méprisent et ceux qui outragent ses serviteurs. C'est pour cela que nous ne disons pas une parole pour nous défendre contre ceux qui nous font les plus fâcheux et les plus injustes de tous les traitements ; nous mettons la vengeance entre les mains de Dieu. Ceux qui, pour s'attribuer la gloire d'être les défenseurs de leurs dieux, exercent des inhumanités brutales, tiennent une conduite bien différente de la nôtre. On peut conclure de ce raisonnement : que le culte des dieux est mauvais, puisque l'on n'y attire les hommes que par de mauvais moyens; au lieu que s'il était bon, il fournirait des moyens qui le seraient. S'il est mauvais, il n'est pas permis de le rendre. Mais ceux, dit-on, qui détruisent la religion méritent d'être châtiés. La détruisons-nous plutôt que les Egyptiens qui adorent la figure des plus vilains animaux, et d'autres objets que la pudeur ne permet pas de nommer? La détruisons-nous plutôt que les païens mêmes, qui se raillent publiquement des dieux qu'ils font profession d'adorer, et qui souffrent que les bouffons les exposent à la risée du peuple ? On a sans doute un fort grand respect pour des dieux que l'on adore dans les temples, et dont on se moque sur les théâtres. Ceux qui commettent ces sacrilèges, bien loin d'en recevoir aucun châtiment, en remportent de l'honneur et des louanges. Détruisons-nous la religion, plutôt que quelques philosophes qui soutiennent qu'il n'y a point de dieux, que tout ce qui est au monde est né de soi-même, et qu'il n'arrive rien que par un effet du hasard? la détruisons-nous plutôt que les épicuriens, qui, bien qu'ils demeurent d'accord de l'existence des dieux, révoquent en doute leur providence, et soutiennent qu'ils ne se soucient de rien, et qu'ils ne sont ni contraires à ceux qui les outragent, ni favorables a ceux qui les adorent? Il est clair que ces sentiments tendent à abolir le culte de toute sorte de divinité. D'ailleurs, quand ces philosophes parlent contre la crainte, n'ont-ils pas dessein de persuader qu'il ne faut pas craindre les dieux. Ils débitent cependant ces maximes avec liberté, et on les écoule avec plaisir. [5,22] XXII. La raison pour laquelle les païens entrent en fureur contre nous et nous tourmentent par toutes sortes de supplices, n'est pas que nous refusons d'adorer les dieux, car il y en a plusieurs autres qui ne les adorent pas non plus que nous; mais c'est que nous disons la vérité, qui est toujours odieuse. Quel jugement pouvons-nous faire d'eux, si ce n'est que la rage qui les transporte leur ôte la connaissance de ce qu'ils font. Ce ne sont pas eux qui nous persécutent, parce qu'ils n'ont en effet aucun sujet d'être en colère contre nos personnes très innocentes et qui ne leur ont jamais fait de mal ; ce sont des esprits impurs qui les possèdent et qui les agitent, qui connaissent la vérité et qui la détestent. Pendant que le peuple de Dieu jouit de la paix, ils sont dans l'inquiétude et dans la crainte ; dès qu'ils se sont emparés du corps de quelqu'un et qu'ils le tourmentent, ils sont exorcisés au nom de Dieu; et aussitôt qu'ils l'entendent prononcer, ils sont saisis de frayeur et de tremblement. Ils s'écrient alors qu'on les bat et qu'on les brûle. Ils confessent ce qu'ils sont, pourquoi ils sont venus, la manière dont ils sont entrés dans le corps qu'ils possèdent, et enfin ils obéissent et se retirent. Les menaces dont les justes les épouvantent et les supplices dont ils les châtient, sont la cause de la haine qu'ils nous portent. Mais parce qu'ils n'ont pas le pouvoir de nous nuire eux-mêmes, ils nous suscitent de violentes persécutions, à dessein ou d'affaiblir notre foi par l'excès de la douleur, ou au moins de nous enlever du monde, afin qu'il n'y ait plus personne qui puisse réprimer leur malice. Je n'ignore pas l'objection que l'on me peut faire, et je sais bien que l'on me peut demander pourquoi ce Dieu unique et indépendant, dont la grandeur et la puissance n'ont point de bornes, permet que ceux qui sont attachés à son service souffrent de si rudes traitements et pourquoi il ne les prend pas sous sa protection. On demandera peut-être encore d'où vient que ceux qui ne lui rendent aucun honneur sont dans la prospérité et dans l'abondance, et d'où vient qu'ils possèdent des richesses, des dignités, des sceptres et des couronnes. Il faut rendre raison de cette conduite, et arracher jusqu'aux moindres semences d'une erreur qui corrompt la plupart des esprits. La forte impression que les biens du siècle, qui ne servent de rien à l'âme, font sur les hommes grossiers et charnels, leur persuade que la piété ne sert de rien, puisque ceux qui en font profession sont dans la pauvreté et dans le mépris, au lieu que ceux qui adorent les idoles ont entre les mains les richesses et la puissance. Ceux qui sont dans un si bas sentiment ne songent pas que l'âme est la principale partie de l'homme; ils ne voient que le corps, qui, étant tendre et palpable, est aussi faible et sujet a la mort. Les richesses, les honneurs, les royaumes et les empires, qui excitent si fort l'admiration et les désirs, ne sont destinés qu'à son usage, ne servent qu'à entretenir ses plaisirs, et sont périssables comme lui ; mais l'esprit, qui est seul tout l'homme, étant invisible, a aussi des biens invisibles, qui sont les vertus, et il n'est pas moins stable, moins durable ni moins éternel que les vertus mêmes. [5,23] XXIII. Je serais trop long si je faisais ici le dénombrement de toutes les vertus, pour montrer combien il est nécessaire que ceux qui désirent conserver la sagesse et la justice soient éloignés de l'amour des biens qui se rencontrent ordinairement entre les mains des impies, et qui, étant regardés par les ignorant comme la récompense de la piété, leur persuadent que le culte des dieux n'est pas moins légitime qui profitable ; je me contenterai d'apporter l'exemple d'une seule vertu pour prouver ce que je prétends. La patience est une des plus considérables ; elle est également louée des peuples et des savants, des orateurs et des philosophes. Que si l'on ne peut nier que ce ne soit une excellente vertu, on ne peut aussi nier que jamais elle ne sera réduite et pratiquée par un homme sage et juste, à moins qu'il ne soit sous la puissance d'un homme injuste : car le devoir de la patience est de souffrir sans trouble le mal que l'on nous fait ou qui nous arrive. Cet homme sage et juste doit être capable de la patience, puisqu'il est capable de toutes les vertus; et néanmoins il ne la pourrait exercer s'il n'éprouvait quelque disgrâce : celui qui est toujours dans la prospérité n'a aucune occasion d'exercer la patience, et ainsi est privé d'une excellente vertu. Je dis qu'il n'exerce point la patience, parce qu'il ne souffre aucun mal. Il ne saurait non plus conserver l'innocence, qui est la vertu particulière du sage et du juste : bien loin de la conserver, il la perd en désirant le bien d'autrui, en l'enlevant avec violence, et en se portant avec une licence effrénée à toutes sortes d'excès, parce qu'il n'a aucune vertu qui le retienne et le modère. Il affecte d'exercer une domination injurieuse sur des personnes libres, parce qu'il n'a pas la force de réprimer son ambition, et qu'il s'enfle d'orgueil au lieu de faire réflexion sur sa faiblesse. Les impies, qui ne connaissent point Dieu, sont souvent environnés d'honneur et de gloire : ces biens temporels et passagers, dont l'acquisition est souvent injuste et la jouissance criminelle, sont l'unique récompense qu'ils peuvent espérer. Le juste et le sage, sachant, comme dit Laelius, que tous ces biens-là sont humains et temporels, au lieu que les siens sont éternels et divins, il ne désire rien de ce qui appartient à un autre, de peur de lui faire injure, et ne recherche ni les dignités ni la puissance : il regarde tous les hommes comme ses frères et comme les enfants de Dieu, qui est leur père commun; il se contente du peu qu'il a, parce qu'il ne veut que ce qui lui est nécessaire pour passer cette vie qui est fort courte; il a même tant de charité qu'il donne une partie de ce qu'il possède à ceux qui possèdent moins que lui ; il méprise les plaisirs défendus, parce qu'il garde la continence et qu'il dompte ses passions; il n'est point enflé d'orgueil, ne s'élève point insolemment au- dessus des autres ; mais les connaissant parfaitement, il est d'une humeur douce et traitable, et entretient la paix avec tout le monde. L'homme juste et l'homme sage ne faisant, comme je l'ai dit, tort à personne, ne désirant rien du bien d'autrui, ne défendant pas même le sien lorsqu'on le lui enlève avec violence, doit nécessairement tomber sous la puissance des médians et des impies, et souffrir les persécutions qu'ils lui voudront faire, afin que d'un côté ils comblent la mesure de leurs crimes, et que de l'autre il triomphe de leurs crimes par sa vertu. Que si quelqu'un souhaite d'être plus particulièrement informé des raisons pour lesquelles Dieu permet que les méchants soient riches, puissants et heureux sur la terre, et que les gens de bien soient pauvres, faibles et malheureux, qu'il prenne entre ses mains un livre de Sénèque, dont le titre est : "Pourquoi plusieurs malheurs arrivent aux personnes de probité, bien qu'il y ait une Providence?" Ce philosophe a avancé dans cet ouvrage une grande quantité de propositions qui n'ont rien de l'ignorance du siècle et qui semblent plutôt venir de la sagesse de Dieu. « Dieu, dit-il, regarde les hommes comme ses enfants; il permet que les débauchés et les vicieux vivent dans le dérèglement et dans le désordre, parce qu'il ne juge pas qu'ils méritent qu'il les corrige et les réforme. Au contraire, il exerce la vertu des gens de bien par des travaux continuels, de peur que la jouissance des biens ne les corrompe. » C'est pourquoi personne ne doit s'étonner que Dieu châtie quelquefois nos crimes. Quand il semble nous traiter avec la plus grande sévérité, nous lui rendons de très humbles actions de grâces de ce qu'au lieu de souffrir le débordement de notre corruption il la fasse avorter par le châtiment d'une justice pleine de bonté. Le soin qu'il prend de nous châtier est une preuve de la vigilance avec laquelle il veille sur notre conduite. Il lui était aisé de nous combler de biens, comme il en combla autrefois les Juifs, et de nous mettre entre les mains et l'autorité et l'empire ; mais il a voulu nous laisser dans l'indépendance, de peur qu'une trop grande prospérité ne nous jetât dans le luxe et n'effaçât ses commandements de notre mémoire, comme elle les effaça autrefois de celle des Juifs qui sont nos pères. Il garde ce sage tempérament, de nous procurer du repos quand nous observons ses préceptes, et de nous punir quand nous les violons. Il veut que ceux sous la puissance desquels il nous a mis nous affligent, de peur que nous ne nous corrompions dans l'oisiveté comme nos pères, pour avoir lieu de nous soutenir si nous sommes ébranles, de nous relever si nous tombons, et de nous couronner si nous demeurons fermes et fidèles. Comment un général d'armée éprouverait-il ses soldats, s'il n'avait pas d'ennemis à combattre? Il n'y a point de général qui n'en ait malgré lui, parce qu'il est sujet à la mort et à la défaite. Bien que Dieu ne puisse avoir d'ennemis, il ne laisse pas d'en susciter qui prennent les armes non contre lui, mais contre les soldats qui combattent sous ses enseignes, afin qu'en relevant leur courage et en éprouvant leur fidélité, il rétablisse parmi eux la vigueur de la discipline. Il y a une autre raison pour laquelle Dieu permet les persécutions, qui est : qu'elles contribuent à l'accroissement de la foi et à la multiplication des chrétiens. Il n'est pas malaisé de montrer comment cela arrive. Il y a des personnes qui sont détournées du culte des dieux par la vue des cruautés que l'on exerce contre nous ; il y en a d'autres qui sont attirées à notre communion par l'admiration de notre constance et de notre fidélité. Quelques-uns se doutent que ce n'est pas sans raison qu'un si grand nombre d'hommes soutiennent que le culte des dieux est criminel, et qu'ils aiment mieux mourir que d'en souiller leur conscience; d'autres sont touchés de la curiosité de savoir quel est ce bien que les chrétiens défendent jusqu'au dernier soupir, pour lequel ils méprisent la vie et tout ce qu'elle a de plus cher, et souffrent la mort avec ce qu'elle a de plus terrible, comme les douleurs les plus sensibles et les supplices les plus exquis. Ces considérations-là font de fortes impressions sur les esprits ; mais rien n'augmente plus notre nombre que quand le peuple entend dire aux martyrs au milieu des tourments : qu'ils n'offrent point de sacrifices à des pierres taillées par la main des hommes, mais à un Dieu vivant qui est dans le ciel. Plusieurs y font attention, et reconnaissent que c'est la justice et la vérité. Il arrive souvent que quand les païens raisonnent entre eux, et qu'ils recherchent la cause de la fermeté que les chrétiens font paraître, ils répètent tout ce qu'ils ont entendu dire de notre religion ; et comme parmi cela il y a quantité de bonnes choses, ils ne manquent pas de les approuver. Les châtiments dont la justice divine punit nos persécuteurs portent un grand nombre de personnes à embrasser notre religion. Ceux qui ont été délivrés des démons qui les possédaient se croient obligés par reconnaissance à faire profession de la piété dont ils ont reçu un secours si salutaire. Tous ces motifs différents attirent une grande foule de personnes au service de notre Dieu. [5,24] XXIV. Dieu permet sans doute les persécutions qui sont excitées contre nous par les méchants princes; mais bien que ces injustes persécuteurs qui déshonorent le nom de Dieu soient les ministres de sa colère, ils n'éviteront pas le châtiment qu'ils méritent; ils seront punis à son jugement, pour avoir abusé avec excès du pouvoir qu'ils avaient reçu de lui, et pour avoir méprisé son nom avec un orgueil sans exemple : il menace de les châtier bientôt, et de les exterminer de la terre comme des animaux qui n'y font que du mal. Mais bien qu'il ait accoutumé de châtier et dans ce monde et dans l'autre les violences que l'on nous fait, il ne laisse pas de nous commander d'attendre avec patience le jour auquel il rendra à chacun selon ses œuvres. Que les impies et les sacrilèges n'espèrent pas que ceux qu'ils écrasent ne seront jamais vengés; les loups dévorants qui déchirent des âmes innocentes ne s'exempteront pas du châtiment. Faisons en sorte seulement que les hommes ne trouvent point de crimes en nos personnes et qu'ils n'y puissent persécuter que la justice; tâchons de mériter que Dieu venge nos injures et qu'il récompense notre patience.