[32,0] XXXII. CONTRE DIOGITON. 1 Si les intérêts en jeu n'étaient pas des plus graves, juges, je n'aurais jamais permis à ces jeunes gens de se présenter devant vous : je trouve que les démêlés entre proches sont une chose trop laide, et je sais bien que vous réprouvez non seulement ceux qui commettent des injustices, mais ceux qui ne peuvent supporter, de la part de leurs proches, la moindre atteinte à leurs droits. Mais ils ont été dépouillés d'une grande fortune, et, indignement traités par le moins excusable des hommes, ils ont cherché un recours auprès de moi, leur beau-frère; je me vois donc obligé de parler pour eux : 2 je suis en effet le mari de leur soeur, petite-fille de Diogiton. Après bien des prières, j'avais d'abord persuadé les deux parties de s'en remettre à l'arbitrage d'amis, car je voulais par-dessus tout qu'aucun étranger ne fût mêlé à des secrets de famille : mais, au sujet des biens qu'il était convaincu de détenir, Diogiton n'a pu prendre sur lui de s'en rapporter à aucun de ses amis; il a accepté d'être poursuivi en justice, de faire opposition, de s'exposer aux plus grands risques, plutôt que d'écarter, une fois pour toutes, les réclamations des orphelins en satisfaisant à l'équité. 3 Voici donc ma prière, juges : si je vous démontre que jamais tutelle n'a été chez nous plus malhonnêtement gérée par des étrangers que celle-ci par un grand-père, assistez ces enfants comme le veut la justice; sinon, croyez-le en tout point et tenez-nous désormais pour gens méprisables. Je vais essayer de vous instruire de toute l'affaire, depuis le début. 4 Diodote et Diogiton, juges, étaient frères de père et de mère; ils avaient partagé la fortune non apparente et possédaient en commun les biens visibles. Diodote avait gagné beaucoup d'argent dans le commerce maritime : Diogiton lui fit épouser sa fille unique, et du mariage naquirent deux fils et une fille. [32,5] Par la suite, Diodote fut enrôlé comme hoplite {parmi ceux qui partaient avec Thrasylle}. Il fait alors venir sa femme, qui était en même temps sa nièce, et le père de celle-ci, qui était à la fois son beau-père et son frère, grand-père et oncle des mineurs ; estimant qu'en raison de ces liens de parenté, personne n'était plus qualifié pour pratiquer la justice envers ses enfants, il lui remit un testament et cinq talents d'argent en dépôt; 6 plus, le compte de ses prêts maritimes, qui se montaient à sept talents et quarante mines --- deux mille drachmes placées en Chersonèse. Et il le chargea d'exécuter ses dernières volontés, en cas de malheur : sa femme et sa fille devaient avoir en dot un talent chacune, sa femme devait recevoir les meubles de sa chambre; il laissa en outre à sa femme vingt mines et trente statères de Cyzique. 7 Ayant ainsi réglé ses affaires et laissé chez lui une copie de l'acte, il partit pour faire campagne avec Thrasylle. Il mourut à Éphèse. Diogiton commença par cacher à sa fille la mort de son mari; il se saisit des pièces que son frère avait laissées cachetées, prétendant qu'elles lui étaient nécessaires pour le recouvrement des prêts maritimes. 8 Enfin, il révéla la mort à la famille ; on célébra les funérailles; et, la première année, les orphelins vécurent dans la maison du Pirée, où se trouvaient toutes les provisions qu'avait laissées Diogiton. Celles-ci venant à s'épuiser, Diogiton envoie les enfants à la ville et marie leur mère avec une dot de cinq mille drachmes— mille de moins que ne lui en avait légué son mari. 9 Sept ans plus tard, l'aîné des deux fils subit l'examen de majorité; Diogiton les fit venir et leur dit que leur père leur avait laissé vingt mines d'argent et trente statères. « Quant à moi, ajouta-t-il, j'ai dépensé beaucoup du mien pour vous entretenir; tant que j'avais de quoi, c'était de bon coeur; mais aujourd'hui, je me trouve pour mon compte dans l'embarras. Toi, par conséquent, puisque tu as subi l'examen et que te voilà majeur, arrange-toi tout seul désormais pour gagner ta vie. » [32,10] Atterrés et en larmes après ce qu'ils avaient entendu, ils se rendent près de leur mère, puis, en sa compagnie, viennent me trouver. Le coup était affreux pour eux et, se voyant chassés comme des misérables, ils me demandaient en pleurant de ne pas les laisser spolier du bien paternel et réduire à la mendicité par celui qui aurait dû être le dernier à les traiter aussi indignement; ils m'appelaient à leur secours, pour leur soeur comme pour eux-mêmes. 11 Quel deuil c'était alors dans ma maison, il serait trop long de vous le dire. Enfin, leur mère me pria, me supplia de convoquer son père et les amis de la maison : « si peu habituée qu'elle fût, disait-elle, à parler devant des hommes, elle saurait bien, sous le coup d'une aussi grande infortune, nous exposer toute leur misère ». 12 J'allai donc trouver Hégémon, mari de la fille de Diogiton, à qui j'exprimai mon indignation; je parlai de la chose aux autres parents et amis, et je priai Diogiton de venir se justifier au sujet de la succession. Il refusa d'abord; mais, finalement, ses amis l'y obligèrent, et la réunion eut lieu : « Quel coeur as-tu, lui demanda sa fille, pour te comporter ainsi à l'égard des enfants, toi, le frère de leur père, mon père à moi, leur oncle et leur grand-père? 13 Même si tu ne rougissais devant aucun homme, tu aurais dû craindre les Dieux. Oui, tu as reçu de ton frère, quand il s'embarqua, cinq talents en dépôt : cela, je suis prête à le jurer sur la tête de mes enfants de ceux-ci et de ceux que j'ai eus depuis, à l'endroit que tu indiqueras toi-même. Et pourtant, je ne suis pas assez misérable, assez attachée à l'argent pour vouloir quitter la vie après m'être parjurée sur la tête de mes enfants et pour soustraire injustement le bien de mon père ». 14 Elle le convainquit encore d'avoir recouvré sept talents et quatre mille drachmes de prêts maritimes, dont elle produisit les relevés : elle expliqua qu'au moment où il déménageait du dème de Collytos pour aller dans la maison de Phèdre, les enfants avaient trouvé par hasard le registre égaré dans le transport et le lui avaient apporté. [32,15] Elle prouva en outre qu'il avait reçu cent mines placées à intérêt terrestre plus deux mille drachmes et des meubles de prix; de plus, la famille recevait chaque année de Chersonèse une rente en blé. « Et après cela, dit-elle, tu as eu le front de prétendre, quand tu avais toute cette fortune entre les mains, que la succession était de deux mille drachmes et trente statères, juste la somme que Diodote m'avait laissée et que je t'ai donnée après sa mort! 16 Tu t'es permis d'expulser ces orphelins, toi leur grand-père, de leur propre maison, en haillons, sans souliers, sans un serviteur, sans les couvertures, les vêtements, les meubles que leur père leur avait laissés, sans l'argent qu'il avait déposé chez toi. 17 Et maintenant, tu élèves les enfants que tu as eus de ma belle-mère dans la richesse et le luxe : je ne te le reproche pas; mais les miens, tu les dépouilles, tu les chasses honteusement de la maison; de riches, tu t'appliques à en faire des gueux. Et en te conduisant de la sorte, tu ne redoutes pas les Dieux, tu ne rougis pas devant moi qui sais tout, tu n'as pas un souvenir pour ton frère : tu nous sacrifies tous à l'argent! » 18 Alors, juges, après ces accusations accablantes, devant la conduite de cet homme et les reproches de sa fille, l'émotion fut trop forte dans toute l'assistance qui voyait comment les enfants avaient été traités, qui repensait au mort et à l'indigne tuteur qu'il avait laissé pour gérer son bien, qui songeait combien il est difficile de trouver quelqu'un de sûr à qui confier ses affaires : et personne, juges, ne put dire un mot; nous pleurions autant que les victimes et nous nous séparâmes en silence. — Et d'abord, témoins, venez déposer à ce sujet. (TÉMOINS) 19 Maintenant, juges, je vous prie de bien suivre les comptes : ainsi, vous prendrez en pitié ces jeunes gens accablés par l'infortune, et cet homme vous paraîtra mériter l'exécration de toute la cité. Grâce à lui, en effet, tous les rapports entre les hommes deviennent tellement suspects que, vivant ou mourant, on aimerait autant se fier aux pires ennemis qu'aux plus proches parents. [32,20] Il a eu le front de nier une partie de sa dette et, pour l'autre partie qu'il a finalement avouée — soit sept talents et quatre mille drachmes —, de la porter au compte des deux fils et de la fille, comme ayant été à la fois reçue et déboursée pour leur entretien durant huit ans. Et voyez son impudence : ne sachant dans quels chapitres faire figurer l'argent, il a compté pour la nourriture de deux enfants et de leur soeur cinq oboles par jour; pour les souliers, les notes du foulon et du coiffeur, il n'a pas fait de compte mensuel, ni annuel; mais en bloc, pour tout le temps de la tutelle, c'est plus d'un talent d'argent! 21 Pour le tombeau de leur père, alors qu'il n'a pas déboursé vingt-cinq mines, c'est cinq mille drachmes : il en met la moitié à son compte, l'autre moitié au leur. Pour les Dionysies détail qui, je crois, ne laisse pas d'avoir son intérêt — il donnait un chiffre de seize drachmes, prix d'un agneau, dont il leur comptait la moitié, huit drachmes; et ce n'est pas ce qui a le moins provoqué notre indignation : tant il est vrai, juges, que les victimes d'un grand préjudice sont parfois aussi sensibles aux petites choses, parce qu'on y voit à plein la méchanceté d'un ennemi. 22 Pour les autres fêtes et sacrifices, il a mis au compte de leurs dépenses plus de quatre mille drachmes; et ainsi de suite pour tous les articles qu'il additionnait de manière à retrouver son total : on aurait dit qu'il n'avait été institué le tuteur des jeunes enfants que pour leur produire, en guise d'argent, des chiffres, et pour les faire passer de la richesse à la dernière pauvreté, pour leur faire oublier les ennemis que la famille pouvait avoir et leur imposer la guerre contre ce tuteur qui les a dépouillés du bien paternel. 23 Pourtant, si ses intentions avaient été honnêtes à l'égard des enfants, il n'avait qu'à se conformer aux lois qui concernent les orphelins et qui valent pour tous les tuteurs, qu'ils aient ou non les moyens de gérer : il pouvait affermer le patrimoine et s'épargner par là bien des ennuis, ou acheter une terre dont les revenus auraient entretenu les enfants; dans les deux cas, ils auraient été aussi riches que personne dans la cité. Mais son idée, je le vois bien, n'a jamais été de rendre la fortune apparente : il voulait tout garder pour lui, trouvant naturel que les biens du mort fussent dévolus à sa scélératesse. 24 Et voici le plus révoltant, juges : pour la charge de triérarque qu'il a exercée avec Alexis, fils d'Aristodicos, il prétend que sa contribution a été de quarante-huit mines et il en met la moitié au compte de ces enfants, qui sont des orphelins; alors que l'État non seulement les exempte pendant leur minorité, mais les décharge de toute liturgie pendant une année après l'examen de majorité, lui, leur grand-père, perçoit illégalement sur ses petits-fils la moitié de sa propre triérarchie. [32,25] Ce n'est pas tout : ayant envoyé dans l'Adriatique un vaisseau de charge de la valeur de deux talents, il déclara à leur mère, au moment du départ, que les risques étaient pour les enfants ; le vaisseau revenu à bon port et le capital doublés, il prétendit que l'affaire était à son compte. En vérité, s'il doit mettre toutes les pertes à leur passif et réclamer pour lui les opérations qui ont réussi, il n'aura pas de peine à grossir le compte de tutelle et il s'enrichira aisément avec l'argent des autres. 26 Je n'en finirais pas de vous présenter le détail des calculs; mais lorsqu'avec bien de la peine j'eus obtenu de lui les états de dépenses, je demandai devant témoins à Aristodicos, frère d'Alexis — ce dernier étant mort — s'il avait les comptes de la triérarchie; il me dit que oui; nous allâmes chez lui et nous constatâmes que la contribution de Diogiton s'élevait à vingt-quatre mines. 27 Or il avait indiqué, lui, une dépense de quarante-huit mines, de manière à porter à leur compte, exactement, tout ce qu'il avait déboursé lui-même. Après cela, vous pouvez imaginer ce qu'il a fait pour les opérations où il n'y a pas de témoins contre lui et où il procédait tout seul, puisque, dans celles qui avaient eu lieu avec des tiers et qu'on n'avait pas de peine à éclaircir, il n'a pas hésité à commettre un mensonge pour spolier ses petits-fils de vingt-quatre mines. Témoins, venez déposer. (TÉMOINS) 28 Vous avez entendu les témoins, juges. Pour moi, je prendrai pour base la somme que, finalement, il a avoué détenir — sept talents et quarante mines; sans tenir compte de l'intérêt, je défalque du capital plus que personne n'a jamais dépensé dans la ville : pour les deux fils, leur soeur, un esclave pédagogue et une servante, mille drachmes par an, un peu moins de trois drachmes par jour. 29 Pour huit années, cela fait huit mille drachmes. Reste six talents et vingt mines. Car il ne saurait prouver qu'il a été dépouillé par des brigands, qu'il a subi des pertes, ou qu'il a eu des dettes à acquitter ....