[11,0] XI. SECOND PLAIDOYER CONTRE THÉOMNESTE. <1> Plusieurs de vous savent et me sont témoins que Théomneste m'a reproché d'avoir tué mon père. L'imposture est visible. Je suis âgé de 32 ans ; il y a vingt ans que vous êtes revenus dans votre ville: <2> je n'en avais donc que douze lorsque les Trente firent mourir mon père ; à cet âge j'ignorais encore ce que c'est qu'oligarchie, et je n'étais pas même en état de venger la mort de mon père. J'aurais eu bien tort d'attenter à ses jours par intérêt, puisque mon frère aîné, s'emparant de toute la succession m'a frustré de mon patrimoine. <3> Il dira peut-être que ce n'est pas une des injures graves pour lesquelles on puisse avoir action, de reprocher à quelqu'un d'avoir tué son père, que ce n'est pas là ce qui est porté dans la loi, mais qu'elle défend expressément de traiter quelqu'un d'homicide. Il ne s'agit pas ici, je crois, de disputer des mots, mais du sens des mots. On sait généralement que tout homicide a tué un homme, et que quiconque a tué un homme, est homicide. <4> C'eût été un trop grand embarras pour le législateur de rassembler tous les mots qui signifient la même chose : en faisant usage d'un seul, il s'est expliqué sur tous ceux qui ont la même signification. Vous ne direz pas, sans doute, Théomneste, que, si quelqu'un vous appelait patricide ou matricide, il encourrait la peine de la loi, mais qu'il ne l'encourrait point s'il vous reprochait d'avoir tué celui ou celle qui vous a donné le jour. >5> Vous ne direz pas que , si quelqu'un vous reproche d'avoir jeté votre bouclier, il échappera à la punition, parce que la loi punit celui qui reproche d'avoir abandonné son bouclier, et non celui qui reproche de l'avoir jeté. De même, si vous étiez ondécemvir, est-ce que vous ne recevriez pas le voleur traîné devant vous par quelqu'un qui l'accuserait de l'avoir dépouillé de sa robe ou de sa tunique, sans le nommer brigand? <6> Vous avez cité en justice un particulier qui vous reprochait d'avoir jeté votre bouclier : cependant ce n'est pas le mot de jeter que la loi emploie, mais celui d'abandonner. Mais, je vous prie, vous qui, lorsqu'il faut vous venger de vos ennemis, prenez les lois comme je les prends maintenant, prétendriez-vous n'être pas puni des injures que vous avez dites à un autre? <7> Soyez-moi favorables, Athéniens, et faites attention que reprocher à quelqu'un d'avoir tué son père, est une injure beaucoup plus grave que lui reprocher d'avoir abandonné son bouclier. Oui, j'aimerais mieux avoir jeté tous les boucliers du monde, que d'avoir eu l'idée d'attenter aux jours de mon père. J'ai vu faire à Théomneste l'action que vous savez vous-mêmes ; et j'ai gardé mon bouclier: pourquoi donc n'obtiendrais-je pas contre lui la satisfaction que je réclame ? <8> Que trouverait-on en moi à reprendre ? ai-je mérité l'injure de Théomneste ? on ne le saurait dire. L'accusé est-il plus honnête que moi ? il ne le prétendrait pas lui-même. Après avoir abandonne mes armes , attaqué-je en réparation d'injures un homme qui garda les siennes ? non, ce n'est pas là le bruit qui s'est répandu dans la ville. <9> Vous qui avez plaint ce lâche pour les injures qu'on lui a dites et qu'il méritait, pourriez vous lui pardonner d'avoir insulté et injurié quelqu'un qui ne le méritait pas ? et cela au sujet d'un père qui commanda souvent vos troupes, et qui, conjointement avec vous, courut une infinité de périls ; d'un père qui ne se laissa jamais prendre par les ennemis , et ne fut jamais condamné pour malversation par ses concitoyens ; d'un père enfin qui, âgé de 70 ans, est mort dans l'oligarchie, victime de son attachement pour le peuple. <10> Sans doute, vous devez venger la mémoire d'un tel homme. Eh ! qu'y aurait-il pour lui de plus triste que d'avoir été tué par les ennemis, et de passer pour l'avoir été par ses enfants ? Vos temples sont encore aujourd'hui décorés des monuments de sa bravoure ; ceux de la lâcheté de Théomneste sont déposés dans les temples de vos ennemis. <11> Il dira pour sa défense que c'est dans la colère qu'il m'a dit l'injure dont je me plains : mais vous, considérez que le législateur, sans faire grâce à la colère, punit celui qui dit une injure, à moins qu'il ne prouve que l'injure était fondée. J'ai déjà témoigné deux fois contre Théomneste : je ne savais pas encore que, disposés à punir ceux qui en ont vu d'autres abandonner leurs armes, vous pardonniez aux lâches eux-mêmes qui les ont abandonnées. <12> Daignez, je vous conjure, me faire justice de Théomneste, puisqu'il ne peut y avoir pour moi de cause plus importante. Oui, dans le même jugement où j'accuse en réparation d'injures, je suis accusé de parricide, moi qui seul ai poursuivi les Trente devant l'Aréopage dès le moment où j'eus pris la roba virile. Prononcez donc aujourd'hui en faveur de ma cause, et vengez, par votre sentence, la mémoire de mon père.