[0] Les amis du mensonge ou l'incrédule. [1] TYCHIADE Pourquoi, cher Philoclès, les hommes sont-ils attirés par le mensonge ? J'ai constaté combien ils s'y complaisent, se laissant aller à dire aussi les pires inepties et à gober la moindre sottise. PHILOCLÈS Il y a mille motifs, Tychiade, qui expliquent que certains hommes se précipitent sur la voie du mensonge, et d'abord l'intérêt. TYCHIADE La question n'est pas là, comme on dit ; d'abord, excluons ceux qui trompent pour leur propre usage. À vrai dire, je les comprends ; ces menteurs-là sont même dignes d'éloge, notamment quand ils abusent l'ennemi ou utilisent ce moyen pour sauver leur vie, à l'instar d'Ulysse qui mentit pour se protéger lui–même et favoriser le retour de ses compagnons. Non, il s'agit de ceux qui, plutôt que la voie de la vérité, ont choisi délibérément celle du mensonge en s'y adonnant sans raison. Je voudrais comprendre un tel comportement. [2] PHILOCLÈS As–tu déjà fréquenté ces gens passionnés par le mensonge ? TYCHIADE Oui ! Ils sont nombreux ! PHILOCLÈS Je crois que la raison de ce goût pervers est leur indécrottable stupidité. Voyons, comment peut-on préférer le pire au meilleur ? TYCHIADE Tu n'as pas compris, Philoclès. Je pourrai te citer les noms de gens fort intelligents, doués d'un remarquable bon sens, et qui, malgré tout, sont possédés par la manie du mensonge, au point que je suis effondré de voir combien ces hommes de valeur savourent à la fois le plaisir de mentir à eux– mêmes et aux autres. Nous avons, tu le sais, de beaux exemples puisés parmi les anciens : il y a Hérodote, bien sûr, Ctésias de Cnide, et ne parlons pas du grand Homère : tous étaient des hommes d'une trempe exceptionnelle qui ont usé du mensonge écrit, qui ont trompé leurs contemporains, et dont les affabulations poétiques se sont transmises de génération en génération jusqu'à nos jours. J'avoue avoir honte pour eux quand ils nous racontent l'histoire de la castration d'Ouranos, des chaînes de Prométhée, des Géants en révolte et de cette mascarade tragique des Enfers ; quand ils nous bassinent avec leur Zeus transi d'amour qui se transforme en cygne ou en taureau, avec leur femme qui se change en oiseau ou en ours ; enfin, j'allais oublier ce bric à brac de Pégases, de Chimères, de Gorgones, de Cyclopes, bref, de ces contes qui font la joie des enfants terrorisés par un Mormo ou une Lamia. [3] Bon, cela passe encore : c'est de la poésie, après tout ! Mais comment ne pas être mort de rire lorsque des cités - ou des peuples entiers - nous déversent un flot de grossiers mensonges, et encore, de manière très officielle ! Les Crétois, sans aucune gêne, nous montrent rien de moins que… le tombeau de Zeus ; les Athéniens confirment – sans rire – qu'Érichthonios sortit de la terre comme ça ! En outre, ils insistent sur le fait que les premiers hommes sont sortis du sol de l'Attique, comme s'ils avaient poussé comme de vulgaires légumes ! Pourtant, les Athéniens sont peut–être moins grotesques que les Thébains qui, eux, croient, dur comme fer, que les quenottes d'un serpent fabuleux ont engendré la race humaine. Gare à celui qui condamne ces niaiseries, qui les soumet à un raisonnement sérieux, et qui croit que Coroïbos ou Margitès, sont les seuls à accepter l'histoire de Triptolème fendant les airs sur un char de dragons ailés, l'arrivée de Pan du fond de l'Arcadie pour sauver les Athéniens à Marathon, le rapt de Borée par Orithyie, car cet homme passerait pour un impie et un fou : comment, en effet, nier des faits d'une vérité éclatante ! Le mensonge est de cette puissance. [4] PHILOCLÈS Soyons indulgent envers les poètes et les cités, Tychiade : les premiers offrent à leurs récits le charme de la fable car c'est un moyen de capter l'attention du public ; pour ce qui concerne les Athéniens et les Thébains, plus largement de toutes les nations, on peut comprendre aussi qu'ils utilisent la fiction afin de donner une aura de prestige à leur patrie. Supprimer les mythes et les légendes de la Grèce signifierait signer l'arrêt de mort des guides touristiques. On sait que les étrangers ne veulent rien entendre de vrai, même gratuitement. En revanche, les hommes qui n'ont pas cette justification et qui, néanmoins, se vautrent dans le mensonge, ceux–là, sans conteste, méritent de passer pour des imbéciles. [5] TYCHIADE C'est juste. À propos, j'arrive de chez Eucrate – quel grand homme ! – où l'on m'a rabattu les oreilles avec des fariboles. J'ai été tellement excédé par cet étalage de prodiges et d'histoires farfelues que je me suis enfui, comme si les Érinyes étaient à mes trousses. PHILOCLÈS Eucrate est pourtant un homme digne de confiance : il exhibe une barbe qui n'en finit pas, il a soixante ans, et il pratique la philosophie avec passion. Il est impossible qu'il supporte les mensonges, encore moins qu'il en débite lui–même. TYCHIADE On voit bien, mon pauvre ami, que tu n'es pas à la page, et que tu ne sais rien des propos qu'il nous a tenus et qu'il nous a forcés à croire. Il fallait le voir, jurant sur la tête de ses enfants la véracité de ses discours, si bien qu'en l'écoutant, mon esprit était ravagé par mille pensées : soit cet homme était fou ou dans un état second, soit alors, plus grave, c'était un mystificateur, une sorte de singe dissimulé depuis longtemps sous une peau de lion, tant ses histoires étaient d'un ridicule achevé ! PHILOCLÈS Mais que disait–il ? Confie–toi, au nom d'Hestia, cher Tychiade, je suis impatient de savoir quel personnage se cache sous cette longue barbe. [6] TYCHIADE Tu sais que j'ai l'habitude de rendre visite à Eucrate quand j'ai du temps libre. Aujourd'hui, je devais absolument parler à Léontichos, un ami. Comme j'avais appris de son esclave qu'il était chez Eucrate, alors souffrant m'avait-t-on dit, je me rendis chez lui – je ne savais pas alors qu'il était malade – à la fois pour le voir et pour m'entretenir avec Léontichos, faisant d'une pierre deux coups. Or Léontichos venait de partir. Mais il y avait chez Eucrate d'éminents personnages, parmi lesquels je reconnus Cléodème le péripatéticien, Dinomaque le stoïcien et surtout, Ion, tu sais, l'homme qui veut qu'on l'admire à chaque fois qu'il fait son discours sur les écrits de Platon : il se croit le seul au monde à comprendre la pensée du philosophe. J'avais affaire aux plus grands noms de la sagesse et de la vertu, à la crème des écoles de philosophie, à des gens fort respectables au visage sévère. J'oublie le médecin Antigonos qui se trouvait là pour soigner Eucrate qui avait repris du poil de la bête. Il est vrai que sa maladie est du genre chronique puisque il souffre de la goutte. Eucrate m'invita à prendre place à côté de lui. Il parlait d'une voix frêle, typique d'un homme souffreteux, bien qu'au moment d'entrer, je l'eusse entendu crier comme un putois… Tu penses bien, je pris garde à ne pas toucher son pied. Après les politesses d'usage du style : « Je n'étais pas informé de ta maladie mais quand je l'ai apprise, je me suis empressé de venir… », je m'assis près de lui. [7] Nos philosophes avaient discuté du mal de notre hôte et en parlait encore, chacun se faisant obligation de prescrire le remède approprié pour le soulager. Ainsi, voici quels furent les conseils de Cléodème : « Je vous jure que si, de la main gauche, on extrait de la terre une dent de musaraigne tuée comme je l'ai prescrit, qu'on la fourre dans une peau de lion fraîchement écorchée, et qu'on l'enroule autour de la jambe endolorie, eh bien, je vous assure que le mal s'évacuera d'un coup ! » – Mais non, pas dans une peau de lion, interrompit Dinomaque, non, dans une peau de biche vierge. C'est plus logique ! La biche n'est–elle pas une bête agile dont la force réside dans ses pattes ? Le lion est grand et brave, sa graisse, ses pattes et sa crinière ont des vertus curatives, à condition de les utiliser en les accompagnant des incantations ad hoc. Mais pour guérir des pieds, je reste sceptique. – Oui, reprit Cléodème, je le pensais aussi ; j'étais sûr et certain que seule une peau de biche ferait l'affaire. Mais récemment, un Libyen, connaissant bien la chose, m'a fait changer d'avis et m'a convaincu que les lions sont d'une agilité autrement supérieure à celle des biches. Après tout, c'est normal puisqu'ils les chassent et les attrapent. [8] À ces mots, l'assistance se gaussa et applaudit chaudement pour approuver l'intelligence de ce Libyen. Quant à moi, je fis une objection : « Quoi donc ! Vous vous imaginez que des paroles magiques ou des remèdes venus de l'extérieur peuvent soulager un mal dont la cause est purement interne ! » On se mit à rire à mon intervention, si bien que je passai pour le dernier des imbéciles pour avoir douté de la valeur de ces remèdes que tout homme doué de raison ne pouvait contester. Seul, le médecin Antigonos fut enthousiasmé par ma répartie ; depuis quelque temps, ses rapports s'étaient refroidis avec la compagnie car il voulait soigner son patient avec les ressources de son art, ordonnant à Eucrate de cesser de prendre du vin, de manger des légumes et l'incitant à reposer son organisme. Cléodème avec un petit sourire en coin, me lança : « Que dis–tu, Tychiade ? Tu as l'air étonné que l'on recoure à ces pratiques ? » – Bien sûr, lui répondis–je, il faudrait que je ne sois pas très futé pour croire que des interventions extérieures, n'ayant aucun rapport avec les causes internes des maladies, et, de surcroît, appliqués avec une dose de formules magiques et autres balivernes, puissent raisonnablement rendre la santé. C'est impossible : tu aurais seize musaraignes intactes dans la peau de Némée, rien n'y ferait. D'ailleurs, j'ai connu un lion qui boitait fortement en souffrant le martyre : et pourtant, il avait toute sa peau sur le dos… [9] – C'est plutôt toi qui ne comprends rien à rien, s'écria Dinomaque, tu n'as jamais pris la peine de réfléchir à ces méthodes curatives. Tu nies l'évidence. Bien des prodiges sont accomplis par nos vieilles femmes : chute des fièvres périodiques, bubons guéris, serpents ensorcelés. Puisque la chose est avérée, pourquoi ne pas croire que la guérison tient du miracle, puisque la méthode employée est elle-même miraculeuse ? – Ta conclusion ne me convainc pas, rétorquai–je, et, comme l'affirme dicton, un clou est chassé par un autre. Je ne suis pas du tout certain que l'on puisse guérir avec des enchantements. Si tu veux ébranler mes convictions, il faut d'abord me prouver qu'il est dans l'ordre naturel des choses qu'une tumeur se laisse impressionner par une parole divine ou une formule abracadabrante, au point de s'enfuir par le trou du nombril ! Ton baratin n'est qu'un ramassis de fables de bonnes femmes. [10] – Si je te comprends bien, tu ne crois pas à aux dieux, reprit Dinomaque ; en effet, tu refuses que l'on soigne avec des mots sacrés. – Non, mon cher, répondis–je ! Les dieux peuvent très bien exister, même avec des histoires qui ne tiennent pas debout ! Je respecte nos divinités qui savent à merveille guérir les hommes en recourant à la pratique médicale. Asclépios lui–même, comme ses enfants, guérissaient les malades en leur donnant de vrais médicaments, non pas en leur prescrivant un attirail de lions et de musaraignes décrépies. [11] – Suffit ! lança Ion. À mon tour, je veux vous rapporter une histoire édifiante. J'étais encore enfant et devais avoir à peu près quatorze ans. On avait prévenu mon père que Midas, son vigneron, un serviteur robuste et âpre au travail, avait été mordu par une vipère sur le coup de midi. Il était à terre et sa jambe était minée par la gangrène. C'était pendant qu'il attachait la vigne aux sarments que le serpent s'était glissé jusqu'à lui et l'avait mordu à l'orteil, avant de regagner son trou. Le pauvre homme criait comme un beau diable et était sur le point de mourir. Nous allâmes voir Midas que ses camarades de travail portaient sur une civière : il avait le corps enflé et verdâtre ; sa chair n'était qu'une immense plaie et son souffle était court. Or un ami qui se trouvait là rassura mon père, plein de tristesse : « N'aie pas peur, lui dit–il, je pars à la recherche d'un Babylonien, membre de la secte des Chaldéens : il va te guérir ton homme en deux fois trois mouvements. » Bon, je vous épargne les détails, disons simplement que le Babylonien se présenta et rétablit Midas, en faisant expulser le venin grâce à une formule magique et en accrochant au pied du malade un bout de pierre qu'il avait arraché de la stèle funéraire d'une jeune fille. Vous me direz : « Quelle banalité ! » Eh bien, Midas, jetant sur ses épaules la civière qui l'avait amené, retourna travailler dans le vignoble, comme si de rien n'était. Voilà pour vous prouver la toute-puissance d'une prière et d'une pierre sépulcrale. [12] Le Babylonien fit par la suite plusieurs autres exploits. Écoutez plutôt. Un matin, s'étant rendu dans un champ, il prononça sept paroles sacramentelles sorties d'un vieux grimoire, puis purifia l'endroit avec soufre et torches, le contournant par trois fois : c'est ainsi qu'il força les reptiles du coin à sortir de leur gîte. Subjugués par la mystérieuse incantation, des aspics, des vipères, des cérastes, des acontias, des crapauds, indistinctement mâles ou femelles, se regroupèrent. Seul un vieux dragon n'était pas sorti, probablement trop vieux et incapable d'escalader son trou : bref il n'avait pu obéir à l'ordre du mage. Voyant que toutes ces bestioles n'étaient pas devant lui, il envoya un jeune serpent auprès du dragon gâteux, qui finit par rejoindre ses compères. Une fois tous les reptiles rassemblés, le Babylonien leur souffla dans le museau et ils disparurent aussitôt. Forcément, nous étions émerveillés par ce prodige. [13] – Un petit détail, mon cher Ion, dis–je, ce serpenteau envoyé comme messager, tenait–il ce pauvre vieux dragon par le bras ? Ou alors, ce dernier s'appuyait-il sur un bâton ? – Tu te moques de moi, s'écria Cléodème. Moi aussi, je doutai de ces phénomènes. Il a fallu que je vois dans les airs un barbare venu du pays des Hyperboréens – c'est ainsi qu'il se présentait – pour que je vienne à bout de ma perplexité et que je capitule. Comment aurais–je pu faire autrement puisque je le vis, de mes yeux, se déplacer dans l'espace, marcher sur les eaux et passer dans les flammes. – Tu as donc vu, dis–je, l'air interrogateur, un Hyperboréen qui planait dans les airs et marchait sur les eaux ? – Oui, je l'ai vu ! Il portait même de grosses galoches comme seuls en ont les gens de cette région ! Mais ces prodiges ne sont que des peccadilles au regard de tout ce qu'il a fait : ainsi, il a envoyé des Amours chez des gens, invoqué des démons, ressuscité des morts déjà décomposés ; il a même obligé Hécate à quitter la Lune pour atterrir chez nous, lui donnant, dans la foulée, un visage humain. [14] Que je te raconte encore ce qu'il accomplit chez Glaucias, fils d'Alexiclès. Ce Glaucias avait hérité des biens de son père qui venait de mourir et il était tombé amoureux de Chrysis, la femme de Déméas. À l'époque, il suivait mes leçons de philosophie, et, soit dit en passant, il saurait par cœur la doctrine péripatéticienne s'il n'avait été amoureux : à dix–huit ans, en effet, il savait réduire les syllogismes et connaissait le cours de physique, c'est dire…. Bref, ce gamin était rongé par un amour ravageur – et à sens unique, hélas –, si bien qu'il vint se confier à moi. Comme j'étais son pédagogue, je devais l'aider : aussi allai-je quérir le mage hyperboréen. D'emblée, notre homme réclama une avance de quatre mines, payable sur–le–champ : il fallait bien payer les sacrifices. À cela, il ajouta seize mines supplémentaires si le jeune homme réussissait à coucher avec sa belle. Le mage attendit la pleine lune – de tels rites s'accomplissent de préférence durant cette période –, creusa une fosse dans la cour de la maison, puis, vers minuit, il fit appel devant nous à l'âme d'Alexiclès, père de Glaucias, qui était mort depuis sept mois. Le vieux, hostile aux amours de son fils, n'eut pas de mots assez violents pour les condamner ; pourtant, il finit par consentir à ce lien. Ensuite, le mage convia Hécate et Cerbère, avant d'ordonner à la Lune de faire un saut jusqu'à lui : c'est alors, mes amis, que je fus le témoin de métamorphoses extraordinaires : d'abord, la Lune se fit femme, vache splendide, puis chien de chasse. Pour finir, l'Hyperboréen modela un petit Éros d'argile et s'écria : « Va–t–en ! Ramène Chrysis jusqu'à nous ! » Et soudain, cette boue décolla du sol et vola jusqu'au ciel ! Aussitôt, on frappa à la porte : c'était la jeune fille. Elle entra et se jeta au cou de Glaucias. Très vite, les deux tourtereaux se jetèrent sur leur couche et firent l'amour jusqu'au chant du coq ! Sa besogne accomplie, la Lune remonta dans les cieux, les spectres s'évaporèrent, et, le soir, nous reconduisîmes Chrysis chez elle. [15] Ah ! Si tu avais vu ce spectacle, Tychiade, tu n'aurais plus à douter de la puissance des incantations. – Je croirai si je l'avais vu. Pour l'heure, je regrette de n'avoir pas un œil aussi perçant que le tien. Je connais relativement bien cette dénommée Chrysis : c'est une femme plutôt dévergondée, dit-on, et je pense qu'il n'était pas nécessaire de recourir à une boue volante, à un gourou d'Hyperborée, de déranger la Lune, alors qu'avec une bourse de vingt drachmes, vous auriez pu la faire venir sans l'aide des Hyperboréens. Cette femme a un faible pour ce genre de charme. D'ailleurs, sa réaction est contraire à celle de nos amis les fantômes. Ces derniers, on le sait, s'enfuient dès qu'ils entendent le plus petit tintement de fer ; en revanche, quand Chrysis entend ce bruit, elle vient de grand cœur, que dis–je, elle accourt… Ma foi, j'admire ce grand mage qui pourrait séduire les dames les plus argentées et s'enrichir très vite, au point que je m'étonne qu'il demande seulement quatre petites mines pour que notre Glaucias couche avec sa Chrysis ! Quelle mesquinerie ! – Tu fais le pitre, me dit Ion, tu refuses de voir la réalité en face ! [16] Je voudrais maintenant connaître ton opinion sur ces individus qui, forts de leur connaissance des fantômes, exorcisent les possédés de leurs fureurs. À quoi bon citer des exemples : chacun garde en tête les prodiges de ce Syrien de Palestine. Au moment de la pleine lune, il reçoit ces malheureux qui tombent à terre, les yeux révulsés, la bouche écumante : il les remet sur pied, puis se fait grassement rétribuer. Chaque fois qu'il est au chevet des malades, il s'adresse à l'esprit mauvais et lui demande comment il est arrivé. Le patient reste muet car seul l'esprit parle, soit en grec, soit dans un dialecte barbare : celui-ci se présente et dit comment il a investi le corps de l'homme. À ce moment, le Syrien recourt à sa méthode d'exorciste et, si le démon résiste à son adjuration, il n'hésite pas à le menacer avant de le chasser purement et simplement. D'ailleurs, moi– même j'ai été le témoin de la fuite d'un de ces démons qui était noir comme de la suie ! – Tu parles d'un exploit ! dis–je. Ce n'est pas très difficile de t'impressionner, Ion, quand on sait que tu t'émeus rien qu'à la vue des idées de ton grand patron Platon, des idées trop floues pour être contemplées par nos pauvres yeux de myopes… [17] – Tu te figures, interrompit Eucrate, qu'Ion est le seul homme à avoir eu de telles visions ? Non, des foules de gens ont rencontré ces choses, de jour comme de nuit. Pour ma part, mon œil en a surpris plus d'une, et j'ai dû, à ce jour, en voir au moins dix–mille… Au début, je n'étais pas rassuré ; aujourd'hui, ça ne me fait plus rien, surtout depuis qu'un Arabe m'a confié un anneau forgé avec le fer d'une croix et m'a appris des formules magiques. Evidemment, Tychiade, tu n'en crois pas un mot ? – Comment oserai–je mettre en doute les paroles d'Eucrate, fils de Dinon, modèle de sagesse qui exprime librement tout ce qu'il a envie de partager. [18] – Eh bien ! dit Eucrate, vous allez entendre – par ma voix et par celle de mes proches – l'histoire de la statue qui se montra à toute la maisonnée, enfants, adolescents, vieillards. – Quelle est cette statue, demandai–je ? – N'as–tu pas vu dehors une belle statue sculptée par Démétrios ? – L'athlète qui va lancer son disque : sa tête est tournée vers la main qui tient l'objet et sa jambe fléchie est prête à se relever, une fois le disque jeté en l'air. – Non, dit Eucrate, tu confonds avec le Discobole de Myron. Ce n'est pas non plus son voisin, le Diadumène, un autre charmant garçon, œuvre de Polyclète. Ne t'occupe pas des statues situés à droite, parmi lesquelles se trouve aussi le groupe des Tyrannoctones de Critias et Nestoclès. En revanche, as– tu vu, à côté du jet d'eau, un personnage obèse et chauve comme un œuf ? Son manteau le laisse à demi–nu et on a l'impression que sa barbe est effleurée par le vent. En outre, on distingue bien ses veines, tellement cet ouvrage est parfait. Eh bien, il s'agit de cette statue : c'est un portrait de Pélicchos, général des Corinthiens. [19] – Par Zeus ! Mais oui, j'ai aperçu ton bonhomme à droite de la fontaine : il a des bandelettes, des couronnes sèches et la poitrine croulant sous les feuilles d'or. – J'ai voulu le dorer pour le remercier de m'avoir guéri d'une fièvre quarte. – Quoi ! répliquai–je, ce brave militaire est aussi médecin, voyez–vous ça ! – Oui ! ne ricane pas, sinon il va se venger de ta témérité. Par expérience, je connais maintenant le pouvoir redoutable de la statue dont tu te moques. Lorsque, comme elle, on sait calmer les fièvres, je pense qu'on est capable de la refiler à n'importe qui. – J'implore bien bas la clémence de cette statue, lui dis–je, une œuvre d'une écrasante humanité ! Mais au fait, que vous a–t–elle fait exactement, cette statue ? – Voilà, j'y arrive : dès que le soir tombe, elle quitte son piédestal et se promène autour de la demeure. Parfois, nous la croisons, poussant même la chansonnette. Elle est inoffensive. Toutefois, il ne faut pas être en travers de son chemin : si on la laisse passer, elle marche paisiblement et n'importune personne. En outre, elle adore faire trempette et elle batifole la nuit entière, à tel point qu'on l'entend s'ébattre dans l'eau. – Ma parole ! dis–je, ce n'est pas Pélicchos : c'est Talos le Crétois, fils de Minos, le gaillard d'airain qui, jadis, faisait le tour de la Crète. Ton général ne serait pas d'airain, mais de bois, il ressemblerait non pas à une statue de Démétrios, mais à celle de Dédale : la preuve, il s'enfuit, n'est–ce pas ? [20] – Attention, Tychiade, rétorqua Eucrate, tu risques de te repentir de tes propos. Je connais le châtiment subi par l'homme qui osa dérober les oboles que nous avons coutume d'offrir à la statue, au moment de la nouvelle Lune. – Je frémis d'avance, dit Ion, en imaginant l'horreur de la punition ! Quel sacrilège ! Alors, comment ce bronze s'est-il vengé ? Je meurs d'envie de le savoir, et tant pis si Tychiade atteint les sommets de l'incrédulité ! – On avait déposé aux pieds de la statue, poursuivit Eucrate, de nombreuses oboles et des pièces collées à sa cuisse avec de la cire et des feuilles en argent : c'étaient des ex– votos que les gens guéris par la statue lui consacraient. À l'époque, nous avions à notre service un esclave libyen, un jeune morveux qui s'occupait des chevaux. Une nuit, ce voyou tenta de faire main basse sur les saintes offrandes. Comme il était rusé, il ne s'en empara qu'une fois la statue descendue de son piédestal. Revenu à son point d'ancrage, Pélicchos constata le forfait. Maintenant, voyez comment il se vengea en prenant le Libyen en flagrant délit. Ce dernier se mit à errer dans la cour sans pouvoir sortir : bref, il était séquestré et prisonnier dans un véritable labyrinthe. Le jour se leva et on se saisit de lui avec son butin. Accusé de vol, il fut roué de coups et ne survécut pas longtemps à cette affaire, puisqu'il périt misérablement, fouetté régulièrement et férocement – il s'en plaignit même –, si bien que, chaque lendemain, on voyait sa chair marquée par de cruelles blessures. Voilà, j'ai raconté mon histoire, Tychiade : tu peux te moquer de Pélicchos et dire que je suis une vieux radoteur du temps de Minos. – Cher Eucrate, l'airain reste l'airain, et ta statue est signée de Démétrios d'Alopéké : il a représenté un être humain et non un dieu. Aussi, ce bon Pélicchos ne m'inspire-t-il nulle frayeur : même vivant, il ne m'aurait pas fait beaucoup d'impression. [21] Ce fut au tour du médecin Antigonos de prendre la parole : « Moi aussi, j'ai un Hippocrate d'airain qui mesure une coudée : quand la lampe est éteinte, il entre dans toutes les pièces de ma maison, en faisant un affreux vacarme, renversant mes vases, mélangeant mes préparations, retournant le mortier, surtout lorsque nous avons oublié de lui faire des sacrifices. » – Si je te suis bien, répliquai–je, Hippocrate est très à cheval sur les sacrifices rituels et il se fâche dès qu'il n'a pas obtenu sa dose de victimes annuelle. Il devrait pourtant se satisfaire des libations de lait et de miel qu'on dépose sur sa tombe ou de la guirlande dont on couronne sa stèle funéraire. [22] – Écoutez, reprit Eucrate, j'ai vu une chose extraordinaire, il y a cinq ans, avec témoins à l'appui. C'était au temps des vendanges. À l'heure méridienne, je laissai mes ouvriers à leur travail pour m'isoler et méditer dans un bois. Dans un lieu frais et touffu, j'entendis un aboiement de chien. Sur le moment, je crus que mon fils, Mnason, se livrait à son passe–temps favori, la chasse, avec quelques amis. Je me trompai. Peu après, un hurlement retentit : j'eus alors la vision d'une femme monstrueuse, d'une hauteur d'un demi–stade qui tenait une torche dans la main gauche et un glaive d'au moins vingt coudées dans la main droite. À la place des pieds, elle traînait une horde des serpents hideux ; quant à son corps, il ressemblait à celui d'une Gorgone : c'est dire si ses prunelles m'inspiraient une terrible frayeur ! Pour cheveux, elle laissait pendre une meute de dragons torsadés qui reposaient en spirales sur son cou. Rien que d'y penser, j'en tremble encore… Comme il disait ces mots, Eucrate nous montra les poils de son bras qui se hérissaient sous l'effet de la frayeur. [23] Pendant ce temps, Ion, Dinomaque et Cléodème, muets d'émotion, buvaient ses paroles et se laissaient mener par le bout du nez, tous prosternés devant ce colosse ridicule, cette matrone gigantesque, cet épouvantail démesuré. Moi, j'étais perplexe, me rappelant que ces individus enseignaient la sagesse aux jeunes gens et étaient loués par tout le monde. En fait, la seule différence entre eux et les tout–petits, c'étaient leurs cheveux poivre et sel et le port de la barbe ; à part ces détails, je crois bien qu'ils étaient plus enclins que des enfants à se laisser berner par les pires sornettes. [24] Dinomaque prit la parole : « À propos, Eucrate, quelle était la taille des chiens de la déesse ? » - Ils étaient plus grands que des éléphants de l'Inde ; leur pelage était noir et poisseux comme celui de ces animaux. Bref, dès que j'aperçus les monstres, je restai immobile, tout en prenant la peine de tourner le chaton de la bague offerte par l'Arabe. Alors, Hécate surgit et frappa le sol de son pied : aussitôt, une crevasse apparut, plus large que le Tartare, et la déesse s'y jeta. Ma terreur s'estompa et, tout en me tenant à un tronc d'arbre pour éviter le vertige, je me penchai au–dessus du fossé immense, apercevant le monde des Enfers au grand complet, le Pyriphlégéthon, le marais, Cerbère, des morts aussi, parmi lesquels je reconnus mon père, revêtu du vêtement de ses funérailles. – Et que faisaient les âmes ? dit alors Ion. – Elles étaient regroupées en tribus et en phratries et passaient le temps, mollement étendues au milieu des champs d'asphodèles, près de leur famille ou de leurs amis. – Ces maudits Épicuriens, dit Ion, qu'ils essaient maintenant de tenir la dragée haute à notre divin Platon et à sa doctrine des âmes. Une question cependant : as-tu vu Socrate et Platon ? – Il me semble avoir entrevu Socrate, répondit Eucrate, mais je n'ose m'avancer : à mon avis – mais restons prudent – ce devait être le petit gros tout chauve. En revanche, je t'avouerai – je n'aime pas mentir aux amis – n'avoir pas vu Platon. Après avoir bien observé cet endroit, le gouffre se referma. Mes esclaves, qui étaient à ma recherche, me trouvèrent – parmi eux, il y avait Pyrrhias, ici présent – alors que le fossé n'avait pas complètement disparu. Dis, Pyrrhias, tout cela est vrai, n'est–ce pas ? – Oui, par Zeus ! J'ai entendu des aboiements qui résonnaient du trou. J'ai même pu distinguer les lueurs d'un flambeau. [25] Je me mis alors à rire en entendant ce témoin qui en rajoutait, avec son flambeau et ses aboiements. Au tour de Cléodème : « Ce que tu nous racontes n'est pas nouveau. Moi aussi, quand j'étais souffrant, j'ai été témoin d'un évènement comparable. Antigonos, qui est parmi nous, me rendait alors fréquemment visite pour me soigner. Au septième jour de la maladie, j'étais chaud comme une marmite, et on m'avait laissé seul : la porte de ma chambre était fermée et tous les domestiques étaient dehors. C'est toi, Antigonos qui m'avait conseillé la chose afin que je m'endorme tranquillement. C'est alors que je vis – je m'étais réveillé – un beau jeune homme vêtu de blanc. Il me tira du lit et m'emmena directement aux Enfers où je reconnus Tantale, Tityos et Sisyphe. Je vous épargne les détails. Pour finir, je me retrouvai au tribunal : Éaque, Charon, les Moires et les Érinyes y avaient pris place. Il y avait aussi un individu à l'allure princière et je crois ne pas me tromper en vous disant que c'était Hadès : assis sur son trône, il énumérait les noms des gens inscrits sur sa liste des prochains morts, ceux qui avaient abusé de leur temps de vie. Le beau garçon me présenta au dieu qui se mit en colère contre lui en disant : « Il y a encore plein de fil à son fuseau ! Ramène–le d'où il vient, abruti ! Occupe–toi plutôt de Démyle le forgeron : son fuseau tourne à vide et il se permet de vivre en toute impunité ! » Tout joyeux, vous pensez, je m'enfuis bien vite. Ma fièvre avait chuté et j'annonçai à tout le monde la mort de Démyle, qui était un voisin. En effet, après qu'on m'eût confirmé sa maladie, la rumeur des lamentations funèbres se fit entendre à nos fenêtres. » [26] – Ton histoire est banale, dit Antigonos. Moi, je connais un homme qui a ressuscité vingt jours après qu'on l'ait enterré : c'est moi qui l'ai soigné, d'ailleurs, avant sa mort, puis, après son retour à la vie. – Comment ça ! dis–je, et pendant ces vingt jours, son corps n'était même pas pourri ? Il n'est pas mort de faim ? Si tu veux mon avis, tu as dû soigner un nouvel Épiménide ? [27] Alors que l'on continuait à bavarder, les fils d'Eucrate revinrent de la palestre : l'aîné était déjà un grand garçon sorti de l'éphébie ; quant au cadet, il n'avait pas plus de quinze ans. Ils nous saluèrent puis s'installèrent sur la banquette à côté de leur père. Un souvenir revint à la mémoire d'Eucrate : « Mon désir de les garder près de moi jusqu'à la fin, dit–il en caressant tendrement l'un de ses garçons, est aussi puissant que ce que je vais te raconter, Tychiade ! Nul n'ignore l'attachement profond qui me liait à leur mère, ma défunte épouse : je pense avoir prouvé avec éclat mon amour par ce que j'ai fait de son vivant, comme après son décès, lorsque je déposai sur le bûcher funèbre ses bijoux et sa garde–robe. Sept jours après sa mort, je m'étais allongé sur ce lit même, comme aujourd'hui, en essayant de consoler mon cœur en deuil par la lecture du traité de Platon sur l'immortalité de l'âme. Soudain, ma douce Déménète entra et vint s'asseoir à mes côtés, à l'endroit même où est assis Eucratidès – il désigna du doigt le plus jeune de ses fils, qui devint pâle d'émotion et se mit à trembler. En la voyant, poursuivit notre hôte, je la serrai dans mes bras et fondis en sanglots. Brusquement, mes pleurs cessèrent lorsque ma femme me reprocha de n'avoir pas jeté au feu toutes ses affaires et d'avoir oublié une de ses sandales aux fils d'or, précisant que la sandale manquante se trouvait sous le coffre. Je lui répondis que je n'avais pas fait exprès : n'ayant pas trouvé toute la paire, je m'étais contenté de ne brûler qu'une sandale. Ensuite, la conversation se poursuivit jusqu'à ce que cet idiot de chien maltais qui dormait sous le lit, se mit à aboyer si fort que mon épouse disparut. Le lendemain, je pris soin de retirer la sandale de dessous le coffre et de la jeter au feu. [28] Alors, Tychiade, peux-tu rester sceptique après l'évocation de pareilles visions ? Celles-ci ne sont-elles pas notre lot quotidien ? ». – Non, par Zeus, répondis-je, que ceux qui persistent à nier une vérité si éclatante se fassent botter les fesses par ta sandale dorée ! [29] Là–dessus, arriva le Pythagoricien Arignotos, le philosophe chevelu et majestueux, celui dont on loue l'immense sagesse, à tel point qu'on le surnomme « le saint ». Dès que je le vis, je me sentis mieux car j'étais certain que, comme une hache aiguisée, il allait trancher les nœuds du mensonge. Je me disais en moi-même : « En voilà un qui va clouer le bec de ces bonimenteurs ! » Pour reprendre une formule classique, c'était un deus ex machina. Bref c'était le ciel qui l'envoyait ! Il s'installa sur le lit de Cléodème qui lui avait laissé la place. D'abord, il s'enquit de la santé d'Eucrate, puis, apprenant son rétablissement, il dit : « Au fait, de quoi vous parliez–vous tout à l'heure : la conversation semblait très animée. » – En vérité, reprit Eucrate, en me désignant, nous avons essayé de convaincre cet homme borné qu'il existe par nature des démons, des fantômes, des âmes des morts qui virevoltent et qui se montrent au regard de tous. J'étais rouge de honte et baissai la tête, tellement j'éprouvais du respect pour la noble figure d'Arignotos. Il dit : « Attention, Eucrate, Tychiade veut simplement nous faire comprendre que les âmes errantes appartiennent à des hommes morts dans la violence, que l'on a décapités, que l'on a crucifiés, bref, qui ont quitté l'existence dans des circonstances anormales. Si c'est là son argumentation, je ne vais pas la contredire. » – Tu n'y es pas, ajouta Dinomaque ! Il nie tout en bloc et pense qu'il ne faut pas prêter foi à ces choses : pour lui, ce ne sont que des salades ! [30] – Que me dit-on là ? s'écria Arignotos, en me lançant un regard plein de poignards, tu refuses de croire en ces choses quand bien même le premier venu atteste les avoir vues ? – Un instant, s'il te plaît ! Je n'y crois pas, simplement parce que je suis le seul parmi vous à ne pas les avoir vues. En revanche, si je les voyais, je réagirai comme vous. – Eh bien alors, reprit–il, si, un jour, tu te rends à Corinthe, demande où est la maison d'Eubatide. Quand tu sauras qu'elle se trouve près du Cranéion, précipite-toi là–bas, et insiste auprès du portier Tibios pour visiter l'endroit où Arignotos extirpa un démon du fond d'un fossé, puis l'expulsa, permettant aux propriétaires de la maison de pouvoir enfin respirer. [31] – Qu'est–il donc arrivé, Arignotos ? insista Eucrate. – Cette demeure, dit–il, était à l'abandon depuis des lustres car, régulièrement, elle était visitée par des spectres effroyables Quiconque s'y installait, devait bien vite quitter les lieux, à cause des fantômes. Aussi la bâtisse tomba–t–elle en ruine, au point que le toit menaça de s'effondrer. Bien entendu, nul n'osait plus y entrer. Dès que j'eus entendu parler de cet envoûtement, je consultai quelques ouvrages – je possède un nombre considérable de textes égyptiens qui traitent de ces problèmes de fantômes – et, à l'heure du premier sommeil, je me rendis à la maison hantée, malgré les prières de mon hôte qui voulut m'en empêcher et qui faillit même me retenir par le pan de mon manteau : il était persuadé que je courais à ma perte. Prenant une lampe, je pénétrai dans la maison. Après avoir posé ma lampe dans la plus grande salle, je m'assis par terre et je lus mon texte, presque avec désinvolture. Le démon ne se fit pas attendre et crut que j'étais une victime ordinaire, tout heureux à l'idée de me faire une peur panique. Dois–je vous préciser qu'il était répugnant, très chevelu, et qu'il avait la couleur sombre des ténèbres. Il se planta devant moi, me fit maintes provocations pour m'intimider, puis se métamorphosa successivement en chien, en taureau et en lion. Gardant mon sang-froid, je prononçai les formules égyptiennes, réussissant par la toute–puissance de mes paroles, à le faire replier dans un coin de pièce obscur. Après avoir consciencieusement observé l'endroit où il se trouvait, je m'endormis. Au petit matin, alors que tout le monde s'attendait à me voir terrassé par le démon, comme les visiteurs précédents, je sortis de la baraque à la surprise générale. Je m'empressai de me rendre chez Eubatide pour lui annoncer la bonne nouvelle : il pouvait à ce jour vivre tranquillement dans une maison enfin exorcisée de ses démons. Il m'accompagna, lui et une foule de badauds – ils étaient tous étonnés par le prodige – jusqu'à l'endroit où l'esprit avait disparu. Je donnai l'ordre au groupe de s'armer de pioches et de fouiller. C'est alors que l'on exhuma un squelette que l'on s'empressa d'ensevelir décemment. Depuis cette opération, la maison a cessé d'être la proie des fantômes. [32] Quand Arignotos, ce phare de la sagesse, devant lequel chacun s'inclinait, eut terminé son récit, plus personne n'était en mesure de stigmatiser mon impudence : comment, en effet, douter d'une histoire, forcément vraie, puisqu'elle était rapportée par le grand Arignotos ? Pourtant, je n'avais que faire de ses cheveux blancs et de sa réputation de grand philosophe : « Ainsi donc, dis–je à Arignotos, tu n'es qu'un homme comme les autres, toi l'unique espoir d'intelligence auquel je m'étais raccroché. Tu es, toi aussi, une de ces personnes éprises de fumées et d'illusions. Le proverbe te sied à merveille : « Cet or n'est qu'un vil plomb. » – Puisque, reprit–il, tu rejettes mes propos et ceux de nos amis, Dinomaque, Cléodème et Eucrate, alors, parle–moi de la personne qui serait, selon toi, la plus digne de traiter de ces sujets et de nous contredire. – Par Zeus, répondis–je, il a existé, jadis, un homme remarquable, citoyen d'Abdère, qui se nommait Démocrite. Il avait le sentiment que rien de ce qui fut dit dans cette assistance n'était vrai. Il en était si convaincu qu'il vivait reclus dans un tombeau, hors des remparts de la cité : c'est là qu'il travaillait à écrire ses livres, de jour comme de nuit. On rapporte que de jeunes écervelés se moquèrent de lui en se faisant passer pour des fantômes : ils avaient revêtu des robes noires et s'étaient mis sur la figure un masque représentant une tête de mort. Ils entourèrent le philosophe et exécutèrent sous son nez mille pirouettes d'un goût macabre. Mais Démocrite ne se laissa pas abuser par la mascarade et il ne daigna même pas lever les yeux sur ces lascars. Tout en continuant à écrire, il finit par leur dire : « Bon, je crois qu'on a assez ri pour aujourd'hui, vous pouvez arrêter ! ». Cette anecdote prouve avec éclat que, pas un seul instant, il n'avait pensé que les âmes pussent encore exister après avoir quitté le corps. [33] – Ton baratin, reprit Eucrate, est plutôt la preuve que ce Démocrite était un parfait abruti, si vraiment telle était sa pensée. Maintenant je vais vous raconter une aventure qui m'est bel et bien arrivée : peut- être te convaincra-t-elle, Tychiade, sait–on jamais ? Quand j'étais jeune et que je vivais en Égypte, où mon père m'avait envoyé pour poursuivre mes études, je voulus remonter le Nil jusqu'à Coptos, afin de contempler le célèbre Memnon, et écouter le son miraculeux qu'il émet tous les matins. Or, rien que pour moi, la statue, loin de me livrer un son inepte, comme il fait pour le commun des mortels, me fit l'honneur d'un oracle en sept vers, sur lequel je ne vais pas m'étendre. [34] Comme je remontais le Nil, j'eus le bonheur de voyager en compagnie d'un citoyen de Memphis, un scribe doué d'une sagesse inouïe et fort versé dans la science égyptienne. On me disait qu'il avait vécu vingt–trois années dans les cryptes des temples et qu'il avait acquis un savoir magique dispensé par la déesse Isis. – Mais il s'agit de Pancrate, mon grand maître, ajouta Arignotos : quel homme divin ! Il rasait son crâne, s'habillait de lin, toujours en méditation. Il savait un peu de grec, était grand, avait un gros nez, des lèvres épaisses, des jambes maigres. – C'est tout à fait son portrait, dit Eucrate, c'est Pancrate ! Au début, il m'était inconnu. À force de le voir pratiquer des prodiges à chaque escale, chevauchant des crocodiles et nageant dans le Nil au milieu des bêtes féroces qu'il impressionnait, j'eus vite la conviction que c'était un saint homme. Je voulus en faire un ami et j'y parvins si bien qu'il me révéla tous les secrets de son vaste savoir. Un jour, il me demanda de laisser tous mes serviteurs à Memphis pour l'accompagner seul, me disant « que nous ne serions pas en pénurie d'esclaves ». C'était vrai. [35] Quand nous étions dans une hôtellerie, il ôtait la barre de la porte ou s'emparait, soit d'un balai, soit d'un pilon, et il l'habillait de quelques guenilles. Ensuite, il lui jetait un sort en prononçant une formule incantatoire : alors, l'objet se mettait à marcher avec une telle aisance qu'on eut dit un humain. Cet esclave, d'un genre très particulier, puisait l'eau, préparait les repas, faisait le ménage et nous servait avec un soin extrême. Lorsque Pancrate n'avait plus besoin de ses services, il lui rendait son état originel de balai ou de pilon en prononçant une nouvelle formule magique. J'étais émerveillé par cet enchantement, mais je ne pouvais obtenir la formule qu'il gardait secrète. Certes, avec courtoisie, il refusait toujours de me la dévoiler. Un jour, à son insu, tapi dans l'ombre, je parvins à entendre la fameuse incantation. C'était un mot renfermant trois syllabes. Peu après, Pancrate dut sortir pour affaires à l'agora : auparavant, il avait donné ses consignes au pilon. [36] Le lendemain, l'Égyptien étant à l'agora, je saisis le pilon ; je lui enfilai quelques hardes, comme d'habitude, prononçai les trois syllabes miraculeuses, puis lui ordonnai d'aller chercher de l'eau. Le pilon m'en rapporta une pleine amphore. « Très bien, dis-je, il y en a assez, redeviens le pilon d'avant. » Mais – c'est là le problème – il refusa de m'obéir et continua à puiser de l'eau, sans aucun d'état d'âme, jusqu'à ce que la pièce fut inondée. J'étais désemparé, vous le pensez bien, et mortifié à l'idée de mettre en colère mon ami Pancrate. Je n'avais pas tort. Je pris donc une hache et coupai le pilon en deux. Hélas ! deux morceaux de bois se dressèrent aussitôt, qui prirent chacun une amphore et allèrent puiser de l'eau. J'avais désormais deux serviteurs en action, au lieu d'un. Pancrate revenu, il devina la cause de cette pagaille, et rendit à ces porteurs d'eau leur forme première. Quelques jours plus tard, l'Egyptien disparut. Je ne sais pas ce qu'il est devenu. – Tu as appris au moins une chose, lança Dinomaque : humaniser un pilon. – Tout à fait ! Ou plutôt, je ne sais le faire qu'à moitié, car je ne peux pas lui rendre son état d'origine. Que je le transforme en porteur d'eau et voilà ma maison sous les flots ! [37] À ce moment, je ne pus m'empêcher de m'écrier : « Mais quand cesserez–vous de dire des sottises ? Est–ce vraiment de votre âge ? Au moins, par égard pour ces enfants, retenez–vous de raconter ces histoires farfelues et surtout terrifiantes. Essayez de les respecter un peu ! Ne leur brouillez pas l'esprit avec des sornettes qui les hanteront tout le reste de leur vie. À force de les barber avec vos minables superstitions, vous allez en faire des poules mouillées. » [38] – Tes propos tombent à pic, dit Eucrate, je veux justement te parler de la superstition. Alors, Tychiade, qu'as–tu à nous dire sur les oracles, les prophéties, sur les mots prononcés par un mortel en contact avec les dieux, sur les voix qui s'élèvent des sanctuaires, sur les prédictions des prêtresses vierges ? Je m'attends à ce que tu nous récites de nouveau le couplet de l'incrédule. Pour ma part, je possède un anneau sacré sur le cachet duquel on a ciselé un Apollon pythien. Pourquoi ? Tout simplement parce que cet Apollon me parle… Mais je n'en dirai pas davantage de peur qu'on me traite de vantard. Je vais quand même te rapporter ce qui se passa dans le temple d'Amphilochos, à Mallos, où la statue du héros daigna m'entretenir de mes affaires. Je veux tout te dévoiler du début à la fin. Pour finir, je te relaterai ce dont je fus témoin à Pergame et à Patara. De retour d'Égypte dans ma patrie, j'appris que l'oracle de Mallos était réputé pour sa fiabilité : en effet, les réponses aux questions qu'on lui pose sont toujours d'une grande clarté. Aussi lui demandai-je de me prédire l'avenir. [39] Eucrate entamait son récit mais je savais d'avance comment il allait se terminer. J'en avais assez de jouer l'éternel voix dissidente : je décidai donc partir alors qu'il racontait sa traversée d'Égypte à Mallos. Il faut bien avouer qu'ils étaient, eux aussi, lassés de supporter quelqu'un qui les contredisait sans cesse. Je dis alors : « Je dois, d'urgence, retrouver Léontichos. Quant à vous, qui vous placez au–dessus des affaires bassement humaines, que les dieux vous inspirent dans vos récits merveilleux. » À ces mots, je m'en allai. Je suis convaincu qu'ils furent soulagés de mon départ et je ne me trompe pas en disant qu'ils refirent provision, le cœur en fête, de leurs contes à dormir debout. Voilà, mon cher Philoclès, ce que j'ai entendu chez Eucrate. Je dois te dire qu'en ce moment je me sens comme ces gens enivrés de vin doux. Mon estomac est gonflé à bloc et j'ai besoin de le soulager. Sache que je ne regarderai pas à la dépense pour me procurer la drogue qui me permettra d'évacuer ces niaiseries de mon esprit : j'ai peur, qu'à force de s'incruster au fond de ma mémoire, leurs réminiscences me rendent fou. Déjà, je vois défiler sous mes yeux, des fantômes, des spectres, de démons, des Hécates... [40] PHILOCLÈS C'est que je ressens aussi, Tychiade, après ce déballage d'anecdotes. Ceux qui sont mordus par des chiens enragés ne sont les seuls à être atteints de la rage et à avoir la phobie de l'eau : l'homme mordu mord également son prochain, et cette blessure est aussi nocive que celle provoquée par le chien. Chez Eucrate, tu as été mordu par tous ces mensonges et tu m'as transmis la rage, à tel point que j'ai l'esprit chaviré par une foule d'esprits en action. TYCHIADE Sois tranquille, mon bon ami, nous détenons un antidote de choix pour nous guérir de ce mal : la vérité et la raison. Continuons en faire bon usage et nous ne serons jamais contaminés par la bêtise.