[0] LE PARASITE OU QUE LE MÉTIER DE PARASITE EST UN ART. [1] TYCHIADE. Eh quoi, Simon, tous les hommes, libres ou esclaves, n'ont-ils pas appris un art, dont l'exercice les rend utiles à eux-mêmes et à leurs concitoyens ? Toi à ce qu'il paraît, tu n'exerces aucun métier pour ta propre utilité ou celle des autres. LE PARASITE. Que signifie cette question, Tychiade ? Je ne la comprends pas. Tâche de parler plus clairement. TYCHIADE. Y a-t-il un art que tu connaisses, par exemple la musique ? LE PARASITE. Non, par Jupiter l TYCHIADE. C'est donc la médecine ? LE PARASITE. Pas davantage. TYCHIADE. La géométrie ? LE PARASITE. En aucune façon. TYCHIADE. Eh bien ; est-ce la rhétorique ? car, pour la philosophie, tu en es aussi loin que la nullité même. LE PARASITE. Encore plus s'il est possible. Ne crois pas me faire injure en me reprochant une chose que je ne sache pas; je conviens, en effet, que je ne vaux rien, et même moins encore. TYCHIADE. A la bonne heure. Mais peut-être n'as-tu appris aucune de ces sciences, à cause du temps qu'elles exigent et de leur difficulté. Tu sais du moins quelqu'un des métiers ordinaires, maçon ou cordonnier ? car ta fortune ne te permet pas de vivre sans exercer une de ces professions. LE PARASITE. C'est vrai, Tychiade; et cependant je ne sais aucun de ces métiers. TYCHIADE. Quelle est donc ta profession ? LE PARASITE. Ma profession ? Une des plus belles à mon avis. Si tu la connaissais, tu la louerais, j'en suis sûr. Je puis même me vanter d'en avoir perfectionné la pratique ; car, pour la théorie, je n'en saurais que dire. TYCHIADE. Quelle est-elle donc ? LE PARASITE. Je ne crois pas y avoir assez réfléchi pour en parler. Contente-toi de savoir que j'en exerce une, et que, par conséquent, tu n'as pas le droit de m'en vouloir ; seulement, quelle est-elle ? c'est ce que tu sauras une autre fois. TYCHIADE. Je ne puis attendre davantage. LE PARASITE. Cette profession te paraîtra peut-être bien étrange, quand tu la connaîtras. TYCHIADE. Et c'est pour cela même que je brûle de la connaître. LE PARASITE. Une autre fois, Tychiade. THICHIADE. Non, non ; parle tout de suite, à moins que la honte ne te retienne. LE PARASITE. C'est l'art du parasite. [2] TYCHIADE. Eh quoi ! à moins d'être fou, peut-on appeler cela un art ? LE PARASITE. Moi, je l'appelle ainsi. Si je te parais fou, c'est à la folie elle-même qu'il faut t'en prendre de ce que je ne sais pas d'autre métier ; tu n'as aucun reproche à me faire. On dit que cette déesse, qui, d'ailleurs, traite assez mal ses sujets, les innocente des fautes qu'elle leur fait commettre, et que, comme un maître ou un pédagogue, elle prend tout sur son compte. TYCHIADE. Ainsi donc, Simon, le métier de parasite est un art ? LE PARASITE. Certainement, et j'en suis l'inventeur. TYCHIADE. Tu es donc parasite ? LE PARASITE. Ce reproche m'honore, Tychiade. TYCHIADE. Et tu ne rougis pas de te donner à toi-même le nom de parasite ? LE PARASITE. Je rougirais plutôt de ne pas me le donner. TYCHIADE. Par Jupiter ! lorsque nous voudrons te désigner à quelqu'un qui ne te connaîtra pas et qui désirera te connaître, nous dirons : "C'est le parasite !" LE PARASITE. Vous me ferez beaucoup plus d'honneur en m'appelant ainsi, qu'on n'en faisait à Phidias en disant de lui : "C'est le Statuaire ! " Car je ne suis pas moins fier de mon talent que Phidias ne l'était de son Jupiter. TYCHIADE. Bon! en songeant à cela, il me vient une idée bouffonne. LE PARASITE. Laquelle? TYCHIADE. Si en t'écrivant nous mettions, selon l'usage, au haut de la lettre : "A Simon le parasite." LE PARASITE. Tu me ferais bien plus de plaisir qu'en écrivant : "A Dion le philosophe." [3] Appelle-toi, du reste, comme tu voudras, je ne m'en soucie guère ; mais je veux examiner avec toi quelques autres particularités. LE PARASITE. Qu'est-ce donc? TYCHIADE. Devrons-nous ranger ta profession parmi les autres arts, et, lorsqu'on me demandera : "Quel est cet art ?" faudra-t-il répondre : "La profession de parasite est un art comme la grammaire et la médecine ?" LE PARASITE. Moi, Tychiade, je dirais que mon art mérite mieux ce nom que n'importe quel autre. Et, si tu veux bien m'entendre, je te ferai connaître mon opinion à cet égard, quoi-que je n'y sois nullement préparé, ainsi que je te l'ai déjà dit. TYCHIADE. Peu importe que tu parles peu, pourvu que tu dises la vérité. LE PARASITE. Eh bien, commençons par examiner, si tu veux bien, ce que c'est qu'un art en général. De là nous descendrons aux espèces, et nous verrons à laquelle le nôtre appartient. TYCHIADE. Qu'est-ce donc qu'un art ? Tu le sais, sans doute ? LE PARASITE. Certainement. TYCHIADE. N'hésite donc pas à le dire, puisque tu le sais. [4] LE PARASITE. Un art, comme je me souviens de l'avoir entendu définir à un savant, est un ensemble de notions positives réalisées par la pratique, dans un but utile à la société. TYCHIADE. Il a parfaitement dit, et tu as parfaitement retenu. LE PARASITE. Si la profession de parasite convient à tous les points de cette définition, qu'est-elle, sinon un art ? TYCHIADE. C'est un art, du moment qu'elle y convient. LE PARASITE. Eh bien, rapprochons la profession de parasite de toutes les parties qui constituent un art, et voyons si elle cadre justement avec la définition donnée, ou si, comme les vases de mauvaise argile, quand on les frappe, elle ne rend pas un son fêlé. Notre art, de même que tous les autres, doit être un ensemble de notions positives, et la première, pour un parasite est d'éprouver et de discerner qui est le plus en état de le nourrir, celui à la table duquel il peut s'asseoir, sans avoir lieu de s'en repentir un jour. Ne disons-nous pas qu'un homme est un habile essayeur de métaux, quand il sait distinguer la fausse monnaie de la bonne ? Celui-là est-il donc inhabile qui sait reconnaître les hommes de bon et de mauvais aloi, et cela, quand la fraude, chez l'homme, est moins facile à découvrir que dans la monnaie? C'est ce dont se plaint le sage Euripide, quand il dit : "Eh ! ne devrait-on pas à des signes certains Reconnaître le coeur des perfides humains"? L'art du parasite est, pour cette raison même, d'autant plus important, qu'il connaît et découvre beaucoup mieux que la divination les choses secrètes et cachées. [5] En outre, savoir dire et faire tout ce qui est de nature à nous concilier la familiarité et la bienveillance de celui qui est chargé de notre nourriture, cela n'exige-t-il pas, selon toi, de l'intelligence et des principes solidement raisonnés? TYCHIADE. J'en conviens. LE PARASITE. De plus, savoir s'arranger, dans les repas, de manière à s'en aller le plus satisfait, paraître un aimable convive à ceux qui ne possèdent pas le même talent ; crois-tu que cela puisse se faire sans raison et sans sagesse ? TYCHIADE. Non, sans doute. LE PARASITE. Et maintenant, la finesse de goût nécessaire pour distinguer les qualités ou les défauts des plats et des mets te semble-t-elle d'un homme sans valeur, après que le divin Platon a dit : " Si celui qui doit prendre sa part d'un festin n'est pas versé dans l'art culinaire, il ne pourra pas bien juger l'apprêt des morceaux ?" [6] Qu'ainsi l'art du parasite soit un ensemble de notions positives, réalisées par la pratique, c'est ce qu'il t'est facile de comprendre. En effet, dans les autres arts, les notions se conservent des jours, des mois, des années entières, sans avoir besoin d'exercice, et elles ne sont point perdues pour celui qui les possède, tandis que si les notions du parasite ne sont pas mises en pratique chaque jour, c'en est fait non seulement de l'art, mais de l'artiste lui-même. [7] Quant à l'utilité, n'y aurait-il pas folie à élever un doute ? Pour ma part, je ne vois rien dans la vie qui soit plus utile que de boire et de manger, et il est impossible de vivre sans cela. TYCHIADE. Assurément. [8] LE PARASITE. Il n'en est pas de l'art du parasite comme de la beauté et de la vigueur, n'est-ce pas ? on ne peut pas dire que ce ne soit pas un talent, mais un don naturel. TYCHIADE. Tu as raison. LE PARASITE. Et ce n'est pas non plus un métier à ne rien faire : la fainéantise ne procure jamais rien de bon à celui qui la cultive. Voyons : si tu te mêles de conduire un vaisseau sur la mer et dans la tempête, sans savoir gouverner, auras-tu quelque chance de salut ? TYCHIADE. Aucun. LE PARASITE. Pourquoi ? N'est-ce point parce que tu ne connais pas l'art de te sauver ? TYCHIADE. Justement. LE PARASITE. Eh bien , le parasite, dans sa profession, ne trouverait pas, en cultivant la fainéantise, la moindre chance de salut. TYCHIADE. C'est vrai. LE PARASITE. Ainsi, c'est l'art qui sauve, et non la fainéantise ? TYCHIADE. D'accord. LE PARASITE. Le métier de parasite est donc un art ? TYCHIADE. C'est un art, je le crois. LE PARASITE. J'ai connu plus d'un pilote habile, plus d'un conducteur de char, qui ont été précipités de leur siège : les uns se sont blessés grièvement, d'autres se sont tués ; mais on ne peut pas dire qu'un parasite ait jamais fait pareil naufrage. Il suit de tout cela que, si la profession de parasite exige de l'activité, si ce n'est pas un don naturel, mais un ensemble de notions réalisées par la pratique, il est bien établi entre nous que c'est un art. [9] TYCHIADE. Cela pourrait bien être. Cependant, il te reste encore à nous en donner une bonne définition. LE PARASITE. C'est vrai; et je ne crois pas qu'on en paisse donner une meilleure que celle-ci : La profession de parasite est l'art de boire et de manger, de dire ce qu'il faut pour obtenir ces deux avantages ; son but est l'agréable. TYCHIADE. Admirable ! voilà une excellente définition de ton art, mais prends garde que quelques philosophes ne te cherchent noise à propos du but. LE PARASITE. Il me suffit que ce but soit tout à la fois celui du bonheur et de ma profession. [10] Ce qui le prouve, c'est le témoignage du sage Homère en admiration devant la vie du parasite, qui lui paraît pleine de félicité et la seule digne d'envie. "Il n’est point, à mon gré, de plus charmant destin, Que de voir tout un peuple assis en un festin ; Les pains avec les chairs abondent sur la table ; La coupe, à tout moment, puise un vin délectable Que porte l'échanson et qu'il verse à plein bord". Ensuite, comme s'il n'avait pas assez témoigné son admiration, il rend sa pensée encore plus claire en disant : "Je ne crois pas qu'au monde il soit rien de plus beau". Ces vers ne veulent pas dire autre chose que le bonheur est dans la vie du parasite. Or, ce n'est pas dans la bouche du premier venu que le poète met ce langage, mais il le prête au plus sage des Grecs. Cependant, si Ulysse eût voulu faire l'éloge de la fin que se proposent les Stoïciens, il aurait pu parler ainsi, quand il ramène Philoctète de Lemnos, dévaste Ilion, retient les Grecs en fuite, et qu'il entre dans Troie, après s'être flagellé lui-même, et vêtu de haillons déchirés et stoïques. Mais il ne choisit pas ce moment pour parler de charmant destin. Il y a plus : lorsqu'il passait son temps en épicurien dans l'île de Calypso, vivant en repos et en liesse, caressant la fille d'Atlas et se livrant aux plus doux mouvements de la volupté, il ne parle pas encore de ce destin charmant : il réserve cela pour la vie du parasite : car les parasites, à cette époque, se nommaient conviés. Que dit-il ? Je vais répéter ses vers : on n'en comprend bien le sens qu'en les récitant à plusieurs reprises : "Alentour sont assis de nombreux conviés : Les pains avec les chairs abondent sur la table". [11] Epicure, je le sais, n'a honte de s'approprier ce bonheur, qui est la fin même où tend le parasite : mais c'est un vol ; l'agréable n'a rien de commun avec Épicure ; il est tout au parasite, et je le prouve. L'agréable, selon moi, consiste à avoir le corps exempt de douleur, l'âme libre de trouble et d'inquiétude : le parasite jouit de ces deux privilèges, l'épicurien n'a ni l'un ni l'autre. En effet, celui qui cherche à connaître la figure de la terre, l'infinité des mondes, la grandeur du soleil, les distances célestes et les premiers éléments, qui veut savoir s'il existe ou non des dieux, qui dispute sur la véritable fin de l'homme, et qui est toujours en discussion, est sans cesse préoccupé non seulement des affaires humaines, mais de celles de l'univers entier. Au contraire, le parasite, qui croit que tout est bien et ne peut pas être mieux, plein d'un calme et d'une sécurité que ne trouble aucune de ces idées, mange et dort couché sur le dos, les pieds et les bras étendus, comme Ulysse naviguant sur son radeau vers sa patrie. [12] Mais ce n'est pas seulement sous ce rapport que l'agréable n'a rien de commun avec Épicure ; voici encore ce qui les sépare. Cet Épicure, un sage, je le veux bien, a de quoi manger ou non. S'il n'a rien, il ne peut vivre heureux, il ne vivra même pas : s'il a de quoi, cela lui vient de lui ou d'un autre. Si cela lui vient d'un autre, il est parasite, et non plus ce qu'il prétend : si c'est de lui, il ne vit pas heureux. TYCHIADE. Et pourquoi pas ? LE PARASITE. Si c'est par lui-même qu'il a de quoi manger, ce genre de vie, Tychiade, entraîne une foule d'embarras. Considères-en le nombre. Ne faut-il pas que celui qui veut vivre agréablement satisfasse tous ses désirs ? Qu'en dis-tu ? TYCHIADE. Je le crois. LE PARASITE. Peut-être y parviendra-t-il, s'il possède de grands biens ; mais s'il a peu de chose, s'il n'a rien, c'est impossible : il sera un mendiant et non un philosophe, et ne pourra plus arriver à son but ; je veux dire à l'agréable. Mais je le suppose riche, en état de dépenser largement pour contenter ses désirs, il ne parviendra pas davantage à son but. Pourquoi cela ? Parce que, de toute nécessité, celui qui dépense son bien est en proie à mille tracasseries. Tantôt, il lui faut batailler avec son cuisinier pour un ragoût mal accommodé, ou, s'il ne bataille pas, il sera forcé de manger un mauvais plat et de se passer de plaisir ; tantôt il a maille à partir avec son intendant pour la mauvaise gestion du ménage. N'est-ce pas cela ? TYCHIADE. Par Jupiter ! c'est bien cela ! LE PARASITE. Si toutes ces contrariétés arrivent à Épicure, et c'est tout naturel, il ne parviendra jamais à son but. Le parasite n'a pas de cuisinier contre lequel il s'emporte, pas de champs, pas d'intendant, pas d'argenterie dont la perte lui cause un vif chagrin, mais il a tout ce qu'il lui faut pour manger et pour boire, et seul il n'est jamais exposé aux ennuis qui viennent nécessairement assaillir les autres. [13] La profession de parasite est un art, voilà qui est amplement démontré par ces raisons et par les autres : il me reste à faire voir que c'est l'art par excellence, et je ne dis pas cela simplement, mais je le prouve en établissant sa supériorité, d'abord sur les autres arts en général, et ensuite sur chacun d'eux en particulier. Voici comment il surpasse tous les arts en général. Un art, quel qu'il soit, ne peut s'apprendre sans des travaux, des craintes, des coups qui le font maudire de ceux qui l'étudient. L'art du parasite, on le voit bien, est le seul qui puisse s'apprendre sans travail. Qui est-ce qui sort, en effet, d'un repas en pleurant, comme vous voyez chaque jour des élèves sortant de chez leurs maîtres ? Qui est-ce qui, se rendant à un festin, a la figure triste, comme ceux qui vont aux écoles ? En outre, c'est toujours de son plein gré que le parasite va s'asseoir à une table pour y faire preuve de son talent : ceux qui étudient les autres arts les prennent en dégoût au point que certains les abandonnent sans retour. Que dis-je ? N'as-tu jamais remarqué que, pour récompenser les progrès de leurs enfants, les pères et les mères leur promettent ce qu'a chaque jour le parasite ? "Par Jupiter ! disent-ils, mon fils a bien écrit, donnez-lui à manger ! Il a mal écrit, ne lui en donnez pas !" Ainsi, mon art sert tout à la fois de récompense et de punition. [14] Dans les autres arts, on n'arrive que longtemps après les avoir étudiés à en recueillir le prix : "Le chemin est glissant et pénible à tenir". L'art du parasite, seul entre tous, vous procure cette jouissance, dans le temps même de l'apprentissage : le commencement et la perfection, s'y donnent la main. Les autres arts ont tous été inventés pour fournir à notre subsistance ; celui du parasite la lui assure aussitôt qu'il commence à l'exercer. Ne vois-tu pas que si le laboureur laboure, il ne laboure pas pour lui ; que, si le maçon maçonne, il ne maçonne pas pour lui, tandis que le parasite ne poursuit pas un but distinct de son travail, l'un et l'autre se confondent ? [15] Il n'est personne, assurément, qui ne sache que ceux qui exercent les autres arts, ont à passer des moments fort durs : à peine dans un mois ont-ils deux ou trois jours de fête ; les villes célèbrent dés solennités qui se prolongent des mois, des années entières, et elles prennent alors, comme on dit, du bon temps ; le parasite a trente jours de fête par mois ; il n'y en pas un seul qui ne lui paraisse consacré aux dieux. [16] Veut-on réussir dans les autres arts, il faut avoir soin de boire et de manger peu, comme les malades ; boire et mange beaucoup disposant mal à l'étude. [17] Les autres arts ne peuvent être exercés sans instrument par celui qui les possède : on ne peut flûter sans flûte, toucher du luth sans luth, monter à cheval sans cheval. L'art du parasite est si parfait, si commode pour celui qui l'exerce, qu'il peut le mettre en pratique sans aucun outil. [18] Quand nous apprenons les autres arts, comme de juste nous payons ; ici nous recevons. [19] Pour les autres, il faut des maîtres ; pour celui de parasite il n'en faut point ; ainsi que la poésie, selon Socrate, cet art est un bienfait des dieux. [20] Enfin, considère que les autres arts ne peuvent s'exercer en voyage ou sur mer : celui-ci se pratique partout, en route et sur un vaisseau. [21] TYCHIADE. Rien n'est plus vrai. LE PARASITE. Allons plus loin, Tychiade : tous les autres arts ont besoin du mien : le mien se passe de tous les autres. TYCHIADE. D'accord; mais ceux qui prennent le bien d'autrui ne te semblent-ils pas coupables d'injustice ? LE PARASITE. Certainement. TYCHIADE. Et le parasite, qui prend le bien d'autrui, sera-t-il le seul qui n'en soit pas coupable ? [22] LE PARASITE. Je ne sais trop que dire. Cependant l'origine des autres arts est vile et obscure ; celle de l'art du parasite est tout à fait glorieuse. L'amitié, dont le nom est si vanté, n'est-ce pas elle, quand on y réfléchit, qui a donné naissance à la profession de parasite ? TYCHIADE. Comment cela ? LE PARASITE. Personne, ce me semble, n'invite à dîner un ennemi, un inconnu, ni même un homme avec lequel on n'est pas très lié ; il faut être amis depuis quelque temps pour être initiés aux mêmes libations, à la même table, et aux mystères de mon art. J’ai souvent entendu dire "Comment un tel se prétend-il mon ami ? il n'a jamais bu ni mangé avec nous." Ce qui prouve qu'il faut avoir bu et mangé avec quelqu'un, pour le considérer comme un ami fidèle. [23] Apprends maintenant comment ma profession est la plus royale de toutes : tu vas le comprendre aisément. Pour exercer les autres arts, c'est peu de peiner et de suer, il faut, par Jupiter, rester assis ou debout, véritable esclave de son talent. Le parasite fait son ouvrage, couché comme un roi. [24] Qu'est-il besoin de parler de son bonheur ? N'est-ce pas pour lui que se réalisent ces vers du sage Homère : "Ses mains n'ont pas besoin de semer, de planter, Mais il récolte tout sans labour ni semailles". [25] Un rhéteur, un géomètre, un forgeron peut être un misérable ou un imbécile, cela ne l'empêchera pas d'exercer son métier : mais on ne peut être parasite, si l'on est un imbécile ou un misérable. TYCHIADE. Grands dieux ! quelle belle chose que l'art du parasite ! C'est au point que je me sens des velléités de me faire parasite, au lieu de rester ce que je suis. [26] LE PARASITE. J'ai prouvé, je crois, que mon art l'emporte sur les autres en général. Voyons maintenant comment il l'emporte sur chacun d'eux en particulier. Le comparer aux gros métiers, ce serait absurde, et vouloir le ravaler. Mais il s'agit de prouver combien il est au-dessus des arts les plus beaux et les plus estimés. De l'aveu de tout le monde, le premier rang appartient à la rhétorique et à la philosophie, que la noblesse de leur objet fait placer par certains au nombre des sciences. Or, si je prouve que l'art du parasite leur est supérieur de beaucoup, il est évident qu'il paraîtra l'emporter sur tous les autres arts, autant que Nausicaa sur ses suivantes. [27] Absolument parlant, l'art du parasite diffère essentiellement de la rhétorique et de la philosophie par le fond même. Il a un fond solide, mais celles-ci, non. Nous ne sommes pas tous d'avis que la rhétorique soit une seule et même chose : les uns l'appellent un art les autres un défaut d'art, d'autres un mauvais art, autant d'hommes, autant de définitions. Il en est de même de la philosophie ; les avis sont également partagés. Épicure voit les choses d'un autre oeil que les philosophes du Portique, qui ne pensent pas comme les Académiciens, lesquels ne sont pas d'accord avec les Péripatéticiens : en un mot, il y a, pour chacun de ces gens-là, philosophie et philosophie. Jusqu'à présent ils ne sont pas du même avis, et l'art qu'ils exercent n'est pas le même. On voit aisément les conséquences qui dérivent de ces prémisses. Je ne puis pas reconnaître pour un art ce qui n'a pas un fond sérieux. Qu'est-ce à dire ? l'arithmétique est une et identique : deux fois deux font quatre aussi bien chez nous que chez les Perses ; c'est un point sur lequel sont d'accord les Grecs et les barbares, au lieu que nous voyons une foule de philosophies différentes, qui ne s'accordent entre elles ni sur les principes, ni sur la fin. TYCHIADE. C'est la vérité. On dit qu'il n'y a qu'une seule philosophie, et l'on en crée une multitude. [28] LE PARASITE. Pour en revenir aux autres arts, si, malgré le peu d'unité que nous y rencontrons, quelqu'un venait demander grâce pour eux, en se fondant sur ce qu'ils sont d'une nature indéterminée, et que les notions dont ils se composent sont sujettes à l'erreur, je croirais sa réclamation admissible, mais la philosophie, science nécessaire, comment souffrir qu'elle ne soit pas unique, ni plus d'accord avec elle-même que les divers instruments d'un concert ? Or, la philosophie n'est pas unique, puisque j'en vois une infinité, laquelle pourtant ne saurait subsister, puisqu'il ne doit y avoir qu'une philosophie. [29] On en peut dire autant de la rhétorique et du fond sur lequel elle repose : les diverses manières dont on la définit, et les contradictions engagées sur cet objet sont la preuve la plus manifeste qu'elle n'existe pas, vu l'absence de notions positives. Car les recherches que l'on fait pour savoir où est la meilleure définition de la rhétorique, et le défaut d'accord qu'il y a sur son unité, prouvent contre son existence même. [30] Il n'en est point ainsi de l'art du parasite : il est unique chez les Grecs et chez les barbares ; il conserve partout son identité absolue. On ne peut pas dire : "Il y a parasites et parasites." On ne voit point parmi nous des sectes différentes, Stoïciens ou Épicuriens, professant des dogmes opposés ; nous tenons tous le même langage , nous sommes tous d'accord sur les actes et sur le but ; et il me semble à cet égard du moins, que l'art du parasite pourrait bien être la vraie sagesse. [31] TYCHIADE. Tout ce que tu viens de dire me parait fort juste. Mais comment nous feras-tu voir que, dans le reste, la philosophie est inférieure à ton art ? LE PARASITE. D'abord on est obligé de convenir que jamais parasite n'est devenu amoureux de la philosophie, et l'on cite nombre de philosophes qui se sont épris du métier de parasite, et de nos jours cet attachement dure encore. TYCHIADE. Pourrais-tu me nommer quelques-uns de ces philosophes si passionnés pour l'art du parasite ? LE PARASITE. Ces philosophes, Tychiade, tu les connais bien ; tu feins de croire que je les ignore, comme si cette profession avait quelque chose de honteux, loin d'être honorable. TYCHIADE. Non pas, Simon ; j'en atteste Jupiter, ce n'est point une feinte, et je ne puis deviner qui tu peux nommer. LE PARASITE. Tu n'as donc jamais lu, mon cher, les biographies de ces philosophes : autrement, tu reconnaîtrais sans peine ceux dont je veux parler. TYCHIADE. Si fait ; mais, par Hercule, je désire vivement savoir leurs noms. LE PARASITE. Je vais te les dire, et te dresser une liste de personnages qui ne sont pas à dédaigner : ce sont, à mon avis, de très-grands noms, auxquels tu es fort loin de t'attendre. [32] Le premier est Eschine, disciple de Socrate, qui a composé de longs et spirituels dialogues. Il les porta un jour en Sicile, afin de se faire connaître par ses écrits à Denys le Tyran, lui lut le Miltiade, et le succès qu'il obtint l'engagea à devenir le parasite du Sicilien Denys, et à dire un long adieu aux études socratiques. [33] Que dis-tu d'Aristippe de Cyrène? N'est-ce pas, selon toi, un des philosophes les plus distingués ? TYCHIADE. Assurément. LE PARASITE. Eh bien, vers la même époque, il vint demeurer à Syracuse et se fit le parasite de Denys. De tous ceux qui s'asseyaient à la table du tyran, Aristippe fut celui qu'il considéra le plus, à cause de sa supériorité dans cet art, où il surpassait tellement les autres, que Denys lui envoyait chaque jour ses cuisiniers, pour prendre de lui des leçons. Aussi me paraît-il avoir élevé notre art à la hauteur qu'il mérite. [34] Votre Platon, ce grand génie, vint aussi en Sicile dans le même dessein : il fut pendant quelques jours le parasite du tyran, mais son peu de disposition l'empêcha de réussir ; il retourna donc à Athènes, travailla sérieusement, se prépara avec grand soin, et revint, par un second trajet en Sicile, s'asseoir quelques jours encore à la table de Denys; mais décidément son ignorance le fit échouer. Cet échec de Platon en Sicile ressemble beaucoup, selon moi à la défaite de Nicias. TYCHIADE. Qui donc, Simon, donne tous ces détails ? [35] LE PARASITE. Un grand nombre d'auteurs, entre autres Aristoxène le musicien, homme digne de foi, et qui fut lui-même le parasite de Nélée. Tu sais bien certainement qu'Euripide fut jusqu'à la mort celui d'Archélaüs, et Anaxarque celui d'Alexandre. [36] Aristote n'eut qu'une légère teinture de l'art du parasite, comme de beaucoup d'autres, d'ailleurs. [37] Je t'ai montré, ce qui était vrai, les philosophes se livrant à la vie de parasite ; mais on ne saurait citer un seul parasite qui ait embrassé la philosophie. [38] J'ajouterai que si c'est un bonheur de n'éprouver ni la faim, ni la soif, ni le froid, il n'y a que le parasite qui jouisse de cet avantage. On rencontre tous les jours des philosophes transis de froid ou mourants de faim ; un parasite, jamais : ce ne serait plus un parasite alors, mais un malheureux, un mendiant, semblable à un philosophe. [39] TYCHIADE. En voilà assez, Comment me prouveras-tu maintenant que ton art est, en mille occurrences, préférable à la rhétorique et à la philosophie ? LE PARASITE. Il y a, mon cher, deux circonstances bien distinctes dans la vie humaine, la paix, n'est-ce pas ? et la guerre. L'une et l'autre obligent les talents à se produire et forcent chacun à montrer ce qu'il vaut. Examinons d'abord l'état de guerre, et voyons quels sont alors ceux qui servent le mieux eux-mêmes et leur patrie. TYCHIADE. Quel beau parallèle tu m'annonces là, et comme je me sens disposé à rire en voyant la comparaison du parasite et du philosophe. [40] LE PARASITE. Afin de diminuer ton étonnement, et pour que la chose te paraisse moins risible, supposons qu'à l'instant même on annonce que les ennemis ont fait invasion dans le pays, qu'il faut marcher à leur rencontre et ne pas les laisser ravager impunément la campagne. Le général ordonne à tous ceux qui sont en âge de porter les armes de venir s'enrôler. Ils accourent, et, parmi eux, je vois des philosophes, des rhéteurs et des parasites. Commençons par les mettre à nu, car il faut absolument se déshabiller pour endosser une armure. Vois-moi tous ces hommes, mon cher, les uns après les autres, et inspecte leur corps. Les uns, exténués par le besoin, sont pâles, maigres ; ils donnent le frisson. On les prendrait pour des blessés abandonnés sur le champ de bataille. Mêlée, combat de pied ferme, choc, poussière, blessures, ne serait-il pas plaisant de prétendre que ces gens sont capables de supporter tout cela, eux qui ont besoin de quelque bon restaurant ? [41] Passe maintenant du côté du parasite : regarde-moi cette prestance ! Ce corps n'est-il pas bien en chair, et d'un teint réjouissant ? Il n'est ni brun, ni blanc, couleurs dont l'une est d'une femme, l'autre d'un esclave : vois ensuite cet air martial, cet oeil terrible, comme le mien, ce regard farouche et sanguinaire : il ferait beau voir de porter à la guerre un oeil timide et efféminé. Un soldat de ce calibre est superbe sous les armes, et superbe encore après un superbe trépas. [42] Mais qu'attendre des autres, après l'échantillon qu'ils ont montré ? Un mot résume tout : de tous les rhéteurs et de tous les philosophes qui ont été à la guerre, aucun n'a jamais osé s'avancer hors des murs, ou, s'il s'est vu forcé de s'aligner en bataille, je soutiens qu'il a abandonné son poste et tourné le dos. TYCHIADE. Tout cela m'étonne, et tu nous en promets de belles : continue pourtant. LE PARASITE. Parmi les rhéteurs, Isocrate, loin d'aller à la guerre, ne monta jamais au tribunal. Sa timidité, je pense, lui faisait perdre la voix. Te faut-il d'autres exemples ? Démade, Eschine, Philocrate, glacés d'effroi par la déclaration de guerre de Philippe, ne livrèrent-ils pas entre ses mains la république et leur propre personne ? Ne les vit-on pas demeurer à Athènes, pour gouverner l'État au gré du roi de Macédoine, au point que tout Athénien qui se déclarait le champion de Philippe, devenait leur ami ? Que dirai-je d'Hypéride, de Démosthène, de Lycurgue, qui passaient pour être plus braves ? Ils tonnaient dans les assemblées et se répandaient en invectives contre Philippe ; mais quel acte de bravoure firent-ils dans la guerre contre ce roi ? Hypéride et Lycurgue ne se mirent pas en campagne : ils n'osèrent pas même allonger la tête hors des murs ; renfermés dans les remparts, assis chez eux, et déjà serrés de près par l'ennemi, ils rédigeaient de jolis décrets et des sénatus-consultes. Et le prince des orateurs, qui ne cessait de répéter dans les assemblées : "Philippe, le fléau de la Macédoine, ce pays d'où personne ne voudrait acheter un esclave," il osa s'avancer jusqu'en Béotie ; mais avant le choc des armées, avant que l'on en vint aux mains, il jeta son bouclier et prit la fuite. Est-ce que tu n'avais pas entendu parler de ce beau trait ? Il est pourtant bien connu, je ne dis pas seulement des Athéniens, mais des Thraces et des Scythes, de qui ce lâche tirait son origine. [43] TYCHIADE. Je le connaissais. Mais ces gens-là étaient des orateurs, ayant la langue exercée, et le courage, point du tout. Que peux-tu dire des philosophes ? Tu n'auras certainement pas le même reproche à leur faire ? LE PARASITE. Les philosophes, Tychiade ! Ils nous parlent tous les jours de valeur; ils usent, si je puis dire, le nom même de la vertu, et ils se montrent encore plus lâches et plus efféminés que les orateurs. Fais attention à ceci. D'abord il est impossible de citer un philosophe qui soit mort à la guerre : car, ou bien ils n'ont jamais servi, ou s'ils ont servi, ils ont tous pris la fuite: Antisthène, Diogène, Cratès, Zénon, Platon, Eschine Aristote, et leur tourbe tout entière ; n'ont jamais vu un front de bataille. Seul parmi tous, le sage Socrate eut le courage de sortir de Potidée pour marcher au combat, mais il se sauva bien vite du Parnèthe dans la palestre de Tauréas. Il trouvait bien plus aimable de deviser joyeusement, assis avec de jolis garçons, et de proposer des arguties à ceux qu'il rencontrait, que de tenir tête à un guerrier spartiate. TYCHIADE. Mon cher ami, j'ai entendu citer ce fait par des gens qui ne voulaient, ma foi, ni railler, ni insulter les philosophes, je vois donc que tu ne les calomnies pas dans l'intérêt de ta profession. [44] Mais, si tu le veux bien, il est temps de nous faire voir comment le parasite se comporte à la guerre, et si chez les anciens il y a eu des parasites. LE PARASITE. Assurément, mon doux ami, il n'y a personne qui, connaissant Homère, fût-il l'homme le plus ignorant du monde, ne sache que ses héros les plus illustres étaient des parasites. Le fameux Nestor, de la langue duquel la parole coulait comme le miel, était le parasite du roi des rois. Ni Achille, qui passait pour le plus valeureux et le plus juste, ni Diomède, ni Ajax, n'obtient d'Agamemnon autant d'admiration et d'éloges que Nestor. Ce n'est pas dix Ajax qu'il souhaite d'avoir avec lui, ni dix Achilles, mais il dit que depuis longtemps Troie serait prise, s'il avait dix soldats semblables à ce parasite ; qui cependant il était vieux. Homère appelle également Idoménée, un fils de Jupiter, parasite d'Agamemnon. [45] TYCHIADE. Je connais ces passages du poète ; mais je ne crois pas avoir compris qu'il fit de ces deux guerriers deux parasites d'Agamemnon. LE PARASITE. Rappelle-toi, mon cher, les vers où Agamemnon s'adresse à Idoménée. TYCHIADE. Lesquels? LE PARASITE. "Comme à moi votre coupe est sans cesse remplie; Vous pouvez la vider au gré de votre envie". Ces mots, "votre coupe est sans cesse remplie", ne signifient pas qu'une coupe pleine de vin est toujours près d'Idoménée, qu'il combatte ou qu'il dorme, mais qu'il a seul le privilège de venir, sa vie durant, s'asseoir à la table du roi, à la différence des autres guerriers; qui n'étaient invités que certains jours. Lorsqu'Ajax s'est couvert de gloire dans son combat singulier avec Hector, on le conduit, dit le poète, au divin Agamemnon, afin qu'il ait l'honneur de souper ce soir-là avec le roi. Mais Idoménée et Nestor y soupaient tous les jours ; c'est le poète qui le dit. Je Crois même que, de tous les parasites des rois, Nestor a été l'artiste le plus habile ; car ce n'est pas auprès d'Agamemnon qu'il fit son apprentissage; longtemps auparavant il s'était formé chez Cénéus et chez Exadius ; et, selon toute apparence, il ne cessa d'exercer qu'à la mort d'Agamemnon. TYCHIADE. Voilà un noble parasite ! Si tu en connais quelques autres, tâche de me le dire. [46] LE PARASITE. Eh quoi, Tychiade ! Patrocle n'est-il pas le parasite d'Achille, lui qui n'était inférieur à aucun autre des Grecs, ni pour le corps, ni pour l'esprit, et un jeune homme encore ? Il me semble même qu'il n'était pas moins brave qu'Achille, à en juger par les exploits. Hector avait rompu les portes, il combattait près des vaisseaux, Patrocle le repousse et éteint le feu qui commençait à brûler le vaisseau de Protésilas ; et cependant ce n'étaient pas d'obscurs guerriers qui le montaient, mais les deux fils de Télamon, Ajax et Teucer, l'un hoplite, l'autre archer. Ce même parasite d'Achille fait tomber sous ses coups un grand nombre de barbares, entre autres Sarpédon, fils de Jupiter ; et, lorsqu'il expire lui-même, ce n'est point d'un trépas vulgaire. Achille suffit pour tuer Hector ; Paris tue seul Achille ; mais, pour immoler notre parasite, il faut un dieu et deux hommes. En mourant, il ne fait pas entendre des paroles semblables à celles du brave Hector, se roulant aux genoux d'Achille, le supplie de rendre son corps à ses parents ; tout ce que dit Patrocle est digne d'un parasite. TYCHIADE. Que dit-il? LE PARASITE. "Quand vingt guerriers pareils se seraient présentés, La force de mon bras les aurait tous domptés". [47] TYCHIADE. Fort bien. Mais comment Patrocle était-il plutôt le parasite que l'ami d'Achille ? Tâche de le dire. LE PARASITE. Je ne t'en produirai pas d'autre témoin, Tychiade, que Patrocle lui-même, qui' en fait l'aveu. TYCHIADE. Tu m'étonnes. LE PARASITE. Écoute donc ces vers : "Dans le même tombeau que la mort nous rassemble, Puisqu'un même palais nous a nourris ensemble". Et un peu plus loin : "Pélée auprès de lui me donnant un asile, Me nourrit, me nomma le serviteur d'Achille", c'est-à-dire me reçut comme parasite. Si Pélée avait voulu appeler Patrocle l'ami d'Achille, il ne l'aurait pas nommé son serviteur. Patrocle était de condition libre. Or, qu'appelle-t-on serviteurs ? Ce ne sont ni les esclaves ni les amis. Il est clair que ce sont les parasites. C'est dans le même sens qu'Homère appelle Mérion le serviteur d'Idoménée. Tel était alors, je pense, le nom des parasites. Remarque, en outre, que le poète ne croit pas pouvoir appliquer à Idoménée, fils de Jupiter, l'épithète d'égal à Mars ; il la réserve à Mérion, son parasite. [48] Que te dirai-je ? Aristogiton, plébéien et pauvre, comme le dit Thucydide, n'était-il pas le parasite d'Harmodius ? Il y a mieux : n'était-il pas son amant ? Il est bien juste, en effet, que les parasites soient les amants de ceux qui les nourrissent. C'est pourtant ce parasite qui a rendu la liberté à la ville d'Athènes opprimée par la tyrannie ; et maintenant il est debout en airain sur l'agora avec son cher ami. Ainsi tous ces gens de coeur étaient en même temps des parasites. [49] Et maintenant quelle est l'attitude du parasite à la guerre ? Comment te le figures-tu ? D'abord il ne sort pas, pour aller prendre son rang, avant d'avoir bien dîné, suivant le précepte du sage Ulysse. Il veut, en effet, que celui qu'on envoie au combat soit bien régalé, dût-il prendre les armes au lever de l'aurore. Le temps que les autres soldats, saisis de crainte, passent à bien ajuster leur casque, à endosser leur cuirasse, ou à trembler d'avance à l'idée des mauvaises chances de la guerre, le parasite l'emploie à faire un bon repas, la figure épanouie, et, quand on se met en marche, il combat au premier rang. Celui qui le nourrit se place derrière le parasite, et le parasite lui fait un rempart de son corps, comme Ajax couvrait Teucer de son bouclier ; quand les traits pleuvent, il s'y expose à découvert, et en garantit son hôte, dont il veut sauver les jours plutôt que les siens. [50] Si le parasite tombe sur le champ de bataille, il n'y a ni chef ni soldat qui rougisse de lui : son grand corps est couché mollement comme dans un festin : et il faut voir à côté le cadavre d'un philosophe tout décharné, sale, avec une grande vilaine barbe, mort avant le combat, le pauvre homme ! Qui ne mépriserait une ville, en voyant ces chétifs défenseurs ? Qui ne croirait, en apercevant ces avortons pâles et chevelus, que la ville, à défaut d'alliés, a tiré du fond des prisons des malfaiteurs pour les jeter au combat ? Voilà quels sont, en temps de guerre, les philosophes et les orateurs au prix des parasites. [51] En temps de paix, l'art du parasite diffère autant de la philosophie que la paix elle-même de la guerre. Et d'abord, si tu veux bien, jetons un coup d'oeil sur les endroits fréquentés pendant la paix. TYCHIADE. Je ne comprends pas trop où tu veux en venir; voyons toutefois. LE PARASITE. L'agora, les tribunaux, les palestres, les gymnases, les chasses, les banquets, ne sont-ce pas là les points de réunion des citoyens ? TYCHIADE. En effet. LE PARASITE. Le parasite ne se rencontre jamais sur l'agora ni aux tribunaux ; tous ces endroits-là, j'imagine, conviennent plutôt aux sycophantes : la sagesse et la modération y sont inconnues. Quant aux palestres, aux gymnases et aux festins, il les fréquente et en fait l'ornement. Or, voyez dans une palestre un philosophe ou un orateur dépouillé de ses vêtements ; mérite-t-il d'être comparé à un parasite pour la beauté du corps ? Est-il un d'eux qui, paraissant dans un gymnase, ne soit pas la honte du lieu ? Jamais philosophe, dans une garenne, n'osera tenir tête à une bête sauvage qui vient à sa rencontre; le parasite les attend toutes de pied ferme, il les reçoit sans crainte ; il est accoutumé à les braver dans les festins. Un cerf, un sanglier qui hérisse ses soies, ne lui fait pas peur. Si le sanglier aiguise ses dents contre le parasite, le parasite aiguise les siennes contre le sanglier. Il n'est pas de chien qui sache mieux poursuivre un lièvre. Enfin, dans un banquet, qui peut lui disputer la palme pour le badinage ou pour l'appétit ? Qui sait le mieux égayer les convives ? Est-ce l'homme qui chante et sème les traits d'esprit, ou bien cet autre qui ne rit jamais, et qui, enveloppé dans son manteau, les yeux à terre, semble plutôt assister à un enterrement qu'à un repas ? Un philosophe dans un banquet me fait l'effet d'un chien dans un bain. [52] Mais laissons ce tableau : passons à la vie privée du parasite, puis voyons celle du philosophe, et comparons. D'abord on voit qu'en toute occasion le parasite se rit de l'opinion et se soucie fort peu de ce que pensent les hommes. Les orateurs, au contraire, et les philosophes, sont, je ne dis pas quelques-uns, mais tous, dévorés d'orgueil et de vanité, et non pas seulement de vanité, mais, ce qui est encore pis, de la soif de l'argent. Le parasite témoigne pour l'argent autant d'indifférence qu'on en a pour les cailloux du rivage, et il ne veut pas que l'or soit préférable au feu. Mais les orateurs, et, chose encore plus révoltante, les soi-disant philosophes, ont pour ce métal un penchant si malheureux, que, parmi les plus illustres de nos jours, ne parlons pas des orateurs, l'un, juge inique, est convaincu de s'être laissé corrompre par des présents ; un autre exige de ses disciples le salaire de quelques misérables sophismes ; celui-ci demande à l'empereur le prix d'une conversation ; il ne rougit pas, vieillard déjà cassé par l'âge, d'entreprendre un voyage pour se faire solder, ni de se vendre comme un prisonnier indien ou scythe, et la honte de ce nom lui parait compensée par l'argent qu'il reçoit. [53] Cette passion n'est pas la seule que tu trouveras en eux : ils en ont bien d'autres ; tristesses, colères, jalousies, désirs de toute espèce. Le parasite est exempt de tous ces maux. Jamais il ne se fâche ; sa patience lui fait tout endurer ; il n'a personne contre qui il puisse se mettre en colère. Si quelquefois il s'emporte, son courroux ne l'entraîne à rien de terrible ni de farouche, il ne produit que le rire et la gaieté des convives. De tous les hommes, c'est celui qui a le moins de chagrin ; son art lui procure l'agrément et l'avantage de n'avoir jamais aucun sujet de tristesse. En effet, il n'a ni biens, ni esclaves, ni femme, ni enfants, dont la perte est nécessairement douloureuse à celui qui les possède, bien qu'il faille les perdre un jour. Il ne désire ni gloire, ni richesses, ni mignons. [54] TYCHIADE. Mais Simon, il est vraisemblable que le manque de nourriture doit lui causer de la peine. LE PARASITE. Tu oublies, Tychiade, que celui-là cesse d'être parasite, qui manque de nourriture. Sans le courage, il n'y a pas d'homme courageux, ni d'homme prudent sans la prudence ; sans le manger il n y a plus de parasite. Nous nous occupons d'un parasite et non d'un homme qui ne l'est pas. Or, s'il n'est d'homme courageux que par le courage, et d'homme prudent que par la prudence, il n'y a de parasite que par le manger : cette condition cessant, nous nous occupons de tout autre que d'un parasite. TYCHIADE. Par conséquent le parasite ne manque jamais de nourriture ? LE PARASITE. Naturellement ; si bien que cette préoccupation, pas plus qu'une autre, ne peut lui causer de chagrin. [55] Tous les philosophes, sans exception, aussi bien que les orateurs, sont assiégés par la crainte. On les voit, pour la plupart, marcher un bâton à la main ; ils ne s'armeraient pas ainsi, s'ils n'avaient pas peur : ils ne fermeraient pas non plus si bien leurs portes, s'ils ne craignaient pas qu'on vint les attaquer la nuit. Le parasite se contente de pousser sa porte, de peur seulement que le vent ne l'ouvre. S'il entend du bruit la nuit, il ne s'en inquiète pas plus que si de rien n'était. S'il traverse un lieu désert, il voyage sans épée, attendu qu'il ne redoute rien ; tandis que j'ai souvent vu des philosophes s'armer d'un arc, sans qu'il y eût le moindre danger ; en effet, ils ne quittent jamais leurs bâtons pour aller au bain ou à un dîner. [56] On ne peut accuser le parasite d'adultère, de violence, de rapt ou de n'importe quel autre crime. Il cesserait d'être parasite et se ferait ainsi tort à lui-même ; car en commettant, par exemple un adultère, il prendrait de son acte même le nom que cet acte sert à désigner. De même qu'un méchant ne peut être appelé bon, de même le parasite, s'il se rend coupable, perd la qualité qu'il avait et reçoit celle qui correspond à sa mauvaise action. Combien, au contraire, de philosophes et d'orateurs, se sont rendus coupables de ces méfaits ! Non seulement, ceux que nous savons de nos jours, mais tout ce que nous trouvons mentionné sur leur compte dans les livres et dans les mémoires. Il existe des apologies de Socrate, d'Eschine, d'Hypéride, de Démosthène, et de presque tous les rhéteurs et les philosophes ; mais il n'y a pas d'apologie de parasite, et l'on ne pourrait citer une seule accusation intentée à l'un d'eux. [57] TYCHIADE. Mais, par Jupiter, si la vie du parasite est meilleure que celle des orateurs et des philosophes, sa mort est bien plus triste. LE PARASITE. C'est tout le contraire ; elle est beaucoup plus heureuse. Nous savons que tous les philosophes, ou du moins la plupart, ont eu, misérables, une misérable fin. Les uns, condamnés en justice, ont péri par le poison ; d'autres ont eu le corps tout brûlé ; ceux-ci sont morts d'une rétention d'urine, ceux-là dans l'exil. On ne saurait dire que jamais parasite soit mort ainsi ; ils finissent tous de la manière la plus heureuse, mangeant et le verre en main. Si quelques-uns semblent avoir péri d'une mort violente, c'est qu'ils sont morts d'indigestion. [58] TYCHIADE. Tu as parfaitement soutenu le débat en faveur du parasite contre les philosophes. Il te reste à me démontrer maintenant que ton art est honnête, et utile à celui qui le fait subsister. Il me semble que c'est par une libéralité, par une grâce particulière, que les riches vous nourrissent, et que c'est une manière de vivre honteuse pour celui qui est nourri. LE PARASITE. Que tu es simple, Tychiade, de ne pas comprendre qu'un riche, eût-il tout l'or de Gygès, s'il mange, devient pauvre, et que s'il sort sans parasite, on le prend pour un mendiant ! Comme on estime moins un soldat sans armes, un vêtement sans pourpre, un cheval sans harnais, de même un riche sans parasite paraît mesquin et sans valeur. Je vais plus loin : le riche se trouve relevé par le parasite, et le parasite n'est point relevé par le riche. [59] Il s'en faut donc bien qu'il y ait, comme tu le prétends, de la honte à se faire le parasite d'un homme au-dessous duquel on a l'air par là de se placer, puisqu'il est, au contraire, utile au riche de nourrir un parasite qui, en lui servant d'ornement, garantit sa sûreté, en étant son satellite fidèle. Personne, en effet, ne songe à venir attaquer le riche, quand on le voit si bien gardé. Jamais un riche n'est mort empoisonné dans un repas, quand il a eu un parasite. Qui oserait attenter à ses jours, quand son parasite boit et mange de tout avant lui ? Le riche n'est donc pas seulement honoré d'avoir un parasite à sa table, il lui doit d'échapper aux plus grands dangers. Il n'en est pas qu'il n'affronte par attachement à celui qui le fait vivre, et content de ne pas céder au riche l'honneur de bien manger, il est tout prêt à mourir en mangeant avec lui. [60] TYCHIADE. Il me semble, Simon, que tu as parcouru toutes les branches de ton art, sans en négliger aucune, et cela non pas en homme qui n'est point préparé, ainsi que tu le disais, mais comme quelqu'un qui s'est exercé de longue main. Il ne me reste qu'une chose à savoir, c'est si le mot même de parasite n'a pas quelque chose de honteux. LE PARASITE. Écoute ma réponse, et vois si elle te satisfait. Seulement, essaye de répondre aux questions que je t'adresse. Voyons, qu'est-ce que les anciens appellent g-sitos ? TYCHIADE. De la nourriture. LE PARASITE. g-Siteisthai, veut dire nourrir, n'est-ce pas la même chose que manger ? TYCHIADE. Oui. LE PARASITE. Par conséquent g-parasitein ne veut pas dire autre chose. TYCHIADE. C'est là précisément ce que l'on trouve honteux. [61] LE PARASITE. Eh bien ! réponds-moi maintenant à une autre question. Quelle différence trouves-tu, et que choisirais-tu, si l'on te proposait l'un et l'autre, entre naviguer et naviguer à côté de quelqu'un ? TYCHIADE. J'aimerais mieux naviguer avec quelqu'un. LE PARASITE. Courir simplement, ou courir avec quelqu'un ? TYCHIADE. Courir avec quelqu'un. LE PARASITE. Aller à cheval, seul ou avec un autre ? TYCHIADE. Avec un autre. LE PARASITE. Lancer seul un javelot ou avec un autre ? TYCHIADE. Avec un autre. LE PARASITE. S'il en est ainsi, tu aimeras mieux manger avec un autre que manger seul. TYCHIADE. Je suis forcé d'en convenir. Aussi dorénavant, je veux, comme les écoliers, t'aller voir le matin et l'après-dînée, afin d'apprendre ton art. Il est juste que tu ne te fasses pas scrupule de me l'enseigner, moi, ton premier élève. On dit que les mères ont un faible pour leurs premiers enfants.