[0] SUR UNE FAUTE COMMISE EN SALUANT. [1] Il est difficile, quand on est homme, d'échapper à l'influence de quelque divinité; mais il est plus difficile encore de se justifier d'une faute commise par inadvertance et sous l'inspiration d'un dieu. J'ai éprouvé l'un et l'autre, lorsque, venant te saluer le matin et devant employer la formule accoutumée, g-chaire (réjouis-toi), je me suis oublié, moi un homme d'or pourtant; et je t'ai dit : g-hygiaine (sois en bonne santé). Ce dernier souhait n'est pas d'un mauvais augure, mais il était hors de propos, et ne convenait pas au matin. Aussi, à peine fut-il lâché, que le rouge me monta au visage et que je me sentis dans la plus grande confusion. Les assistants s'imaginèrent tout naturellement, les uns, que j'étais fou, les autres, que l'âge me faisait radoter; quelques-uns crurent que j'avais encore le cerveau troublé par le vin de la veille. Pour toi, tu donnas la preuve de la plus grande indulgence, et c'est à peine par un léger sourire que tu me fis sentir l'erreur de ma langue. J'ai pensé que je ferais bien, pour me consoler, d'écrire quelques lignes sur ce sujet, afin de diminuer le chagrin que me cause ma faute, et d'adoucir celui que je ressens d'avoir manqué aux bienséances, à mon âge et devant un si grand nombre de témoins : je ne crois pas, d'ailleurs, avoir à justifier ma langue, qui ne s'est trompée que pour faire un souhait favorable. [2] En commençant ce traité, je m'attendais à y trouver un problème insoluble ; mais, à mesure que je suis allé en avant, les mots sont arrivés d’eux-mêmes sous ma plume. Toutefois, je n'entrerai pas en matière sans dire quelque chose de ces trois formules : g-chairein (se réjouir, être joyeux), g-euprattein (bien faire, avoir bonne chance), g-hygiainein (dire en bonne santé). g-Chairein était le salut ordinaire des anciens. Ils s'en servaient non seulement le matin et à la première rencontre, mais ceux mêmes qui ne s'étaient jamais vus l'employaient, comme dans ce vers : "Sois joyeux, souverain du pays de Tirynthe" ! On s'en servait après le repas, quand la conversation était animée par le vin. Exemple : "Sois joyeux, ton repas est fort brillant, Achille" ! dit Ulysse, quand il s'acquitte de l'ambassade qui lui a été confiée. En se quittant, on se saluait de la même manière : "Soyez joyeux, la mort va me rendre immortel". On n'avait point encore assigné un temps particulier pour cette salutation, et elle n'était pas, comme à présent, réservée au matin. Elle était même usitée dans les circonstances les plus funestes et les plus maudites ; ainsi Euripide fait dire à Polynice, qui va mourir : "Soyez joyeux, déjà la nuit sombre m'entoure". Et ce n'était pas seulement un témoignage d'amitié, c'était aussi une expression de haine, un adieu fait à la société. Dire à quelqu'un : g-makra g-chairein (bien de la joie), cela signifie qu'on ne se soucie pas d'être avec lui. [3] Le premier, dit-on, qui employa cette formule, fut le coureur Philippide, qui, venant annoncer la victoire de Marathon, cria aux archontes assis sur leurs sièges et inquiets de l'issue du combat : "Réjouissez-.vous, nous sommes vainqueurs !" et, en disant le mot g-chairete, il expira. Cléon, démagogue des Athéniens, écrivit le premier g-chairein au commencement de la lettre qu'il adressa de Sphactérie, et dans laquelle il annonçait l'heureuse nouvelle de la victoire et de la prise des Spartiates. Après lui Nicias, envoyant des lettres de Sicile, se conforma à cet ancien usage pour annoncer ses succès. [4] L'admirable Platon, digne législateur en ces matières, rejette complètement g-chairein comme peu convenable et n'offrant rien de sérieux; il introduit en place g-euprattein (avoir bonne chance), formule conforme, selon lui, à la bonne disposition du corps et à celle de l'âme. Écrivant à Denys, il le blâme de ce que, dans un hymne en l'honneur d'Apollon, il disait au dieu g-chairein, salutation indigne d'Apollon Pythien, peu convenable à des hommes bien élevés, loin de l'être à des dieux. [5] Quoique le divin Pythagore n'ait pas jugé à propos de nous laisser aucun de ses ouvrage, on sait néanmoins, autant qu'il est permis d'en juger par Ocellus de Lucanie, Archytas, et ses autres disciples, qu'il ne mettait jamais en tête de ses lettres, ni g-chairein ni g-euprattein ; il commençait toujours par g-hygiainein (bonne santé). En effet, tous ceux qui sont sortis de son école, lorsqu'ils s'écrivent sur quelque sujet sérieux, commencent par se dire g-hygiainein, une bonne santé étant ce qui convient le mieux à l'âme et au corps et renfermant en général tous les biens que l'homme peut désirer. Voilà pourquoi le triple triangle enlacé, formé de cinq lignes, qui servait de symbole à tous ceux de cette secte, était nommé par eux le signe de la santé. Enfin, ils pensaient que dans g-hygiainein, c'est-à-dire la santé, se trouvaient compris g-euprattein et g-chairein, la bonne chance et la joie, tandis que g-euprattein et g-chairein ne renferment pas l'idée d’ g-hygiainein. Quelques-uns prennent pour symbole le quaternion, qui est leur plus grand serment, et qui forme un nombre parfait, et ils l'appellent le principe de la santé : parmi eux est Philolaüs. [6] Mais qu'ai-je besoin de citer les anciens, lorsque Épicure lui-même, ce grand homme, pour qui la joie avait tant de charmes, et qui regardait le plaisir comme le souverain bien, dans ses lettres sérieuses, dont quelques-unes nous restent, et en écrivant à ses amis, commence toujours par leur recommander de se bien porter, g-hygiainein? Dans la tragédie et dans la comédie on trouve aussi le même souhait dès le premier abord. Par exemple : "Soyez sauf et joyeux", et c'est avec sagesse que l'on place la santé avant la joie. Alexis dit à son tour : "Maître, bonne santé, que vous revenez tard" ! Et Achéus : "Je suis bien criminel, mais à toi la santé". Et Philémon : "Avant tout la santé, puis ma fortune faite, Et puis encor la joie, et l'absence de dette". L'auteur du scolie cité par Platon, que dit-il ? "La santé est le premier des biens, la beauté le second, et le troisième la richesse." Quant à la joie, il n'en dit pas un mot. Rappelle-toi aussi ces vers qui sont dans la bouche de tout le monde : "O déesse chérie, Santé, veille sur moi ; Je veux toute la vie Demeurer près de toi". Si la santé mérite ainsi qu'on la chérisse et si l'effet qu'elle produit est de se bien porter, on doit la préférer à tous les autres biens. [7] Je pourrais te citer des milliers de passages tirés des poètes, des historiens et des philosophes, qui tous donnent le premier rang à la santé; je n'en ferai rien cependant, pour ne pas donner à cet écrit un tour ridicule et puéril, et ne pas m'exposer à chasser un clou avec l'autre. Mais quelques traits d'histoire ancienne, qui me reviennent en mémoire, et qui ont rapport à mon sujet, viendront ici, je pense, fort à propos. [8] Alexandre étant sur le point de livrer la bataille d'Issus, comme le raconte Eumène de Cardie dans une lettre à Antipater, Héphestion entra le matin dans la tente du prince, et soit oubli, soit distraction, comme moi, soit aussi qu'il y fût contraint par quelque dieu, il lui dit, ainsi que je l'ai fait : "Portez-vous bien, ô roi, voici l'instant de ranger les troupes en bataille." Les courtisans sont tout surpris de cette étrange manière de donner le bonjour, et Héphestion lui-même est à demi mort de honte ; mais Alexandre : "J'accepte, dit-il, cet augure : il me promet que nous reviendrons sains et saufs du combat." [9] Antiochus Soter, près d'en venir aux mains avec les Galates, crut voir en songe Alexandre, qui se précipitait vers lui et lui ordonnait de prendre pour cri de guerre : " Bonne santé !" Il le fit, et remporta une célèbre victoire. [10] Ptolémée, fils de Lagus, écrivant à Séleucus, changeait manifestement l'usage établi : il commençait ses lettres par g-hygiainein (bonne santé), et, au lieu de les finir par g-errohsthai (portez-vous bien), il les terminait par g-chairein (réjouisse-vous). Ce fait est attesté par Dionysodore, qui a recueilli les lettres de Ptolémée. [11] Il sera convenable de citer encore l'exemple de Pyrrhus, roi d'Épire, ce prince qui a mérité de passer, après Alexandre, pour le plus grand guerrier, et qui a éprouvé tant de vicissitudes de la fortune. Lorsqu'il adressait une prière, un sacrifice ou une offrande aux dieux, jamais il ne leur demandait la victoire, l'accroissement de sa puissance, la gloire de grandes richesses; il les priait de lui accorder une seule faveur, la santé, persuadé qu'avec elle, tout le reste viendrait aisément par surcroît. Et il avait raison, selon moi, de croire que tous les autres biens sont inutiles sans la santé. [12] "Mais aujourd'hui, me dira-t-on peut-être, l'usage a fixé le sens de ces mots et le temps auquel il convient de les employer, et vous, vous les changez ; quoique vous n'ayez rien dit de choquant, vous n'êtes pas, à vrai dire, plus exempt de faute qu'un homme qui s'attacherait un casque à la jambe et une bottine à la tête." Fort bien, mon cher ami, répondrais-je, vous n'auriez pas tort, s'il était quelque moment où la santé ne fût pas nécessaire. Mais vous en avez besoin à chaque instant, le matin, au milieu du jour, la nuit, surtout si vous êtes au pouvoir, ou si vous avez de nombreuses et importantes affaires qui exigent les forces du corps. Celui qui vous dit : "Réjouissez-vous," ne vous fait entendre qu'un mot de bon augure, ce n'est qu'un simple voeu ; mais celui qui vous dit : "Portez-vous bien," vous rend un vrai service ; il vous rappelle tout ce que nous avons à faire pour conserver notre santé, et il n'exprime pas seulement un souhait, il donne un conseil. [13] Eh quoi ? Dans les ordres que vous recevez continuellement de l'empereur, ne trouvez-vous pas pour premier avis : "Prenez soin de votre santé ?" Rien n'est plus sage. A quoi servirait le reste, si la santé n'y était pas ? Mais vous-mêmes, si j'entends un peu la langue des Romains, ne répondez-vous pas souvent aux politesses de ceux qui vous saluent, en leur souhaitant la santé ? [14] Or, en disant ceci, je n'ai pas la prétention de supprimer g-chairein, pour y substituer exclusivement g-hygiainein : tout mon dessein est de prouver que j'ai fait cette faute par inadvertance ; autrement, j'eusse été ridicule de vouloir innover et changer le temps assigné à ces salutations. [15] Cependant je rends grâces aux dieux d'une faute qui a produit un souhait plus favorable ; peut-être même cette erreur m'est-elle arrivée par une volonté particulière d'Hygie ou d'Esculape, qui se sont servis de moi pour vous promettre la santé. Et comment cela me serait-il advenu sans la volonté d'un dieu, moi qui, dans le cours d'une longue vie, n'ai jamais commis semblable erreur ? [16] S'il faut, toutefois, alléguer pour ma défense une excuse humaine, je te dirai qu'il ne doit pas paraître étrange que, désirant vivement me faire connaître de toi d'une manière avantageuse, l'excès de mon zèle m'ait troublé au point de me rejeter dans une erreur opposée. Peut-être aussi n'est-il pas facile de garder son sang-froid à la vue de cette foule de soldats dont les uns vous poussent et les autres vous saluent d'une singulière façon. [17] Mais je suis convaincu que, quand même les autres attribueraient ma faute à un manque de jugement et d'instruction ou à mon radotage, tu n'y vois, toi, qu'une preuve de respect et de simplicité, la marque d'une âme peu faite au tumulte du barreau. C'est là, en effet, qu'on prend cette hardiesse qui n'est pas éloignée de la témérité et de l'impudence. Puissé-je, cependant, ne plus commettre une pareille faute ou, si ce malheur m'arrive, la voir tourner en bon augure ! [18] Sous l'empire du premier Auguste, il advint, dit-on, un fait à peu près semblable. Cet empereur venait de rendre un jugement fort équitable, et d'absoudre un homme faussement accusé d'un crime capital ; celui-ci, pour lui témoigner sa reconnaissance, s'écria à haute voix : "Je te remercie, César, d'avoir jugé si mal et si injustement." Tous ceux qui entouraient Auguste se montrant indignés et voulant mettre cet homme en pièces ; "Ne vous fâchez point, dit d'empereur, il faut juger son intention et non sa langue." Voilà ce que dit Auguste ; et toi, que tu juges ma langue ou mon intention, tu n'y trouveras rien que de favorable. [19] A présent il me reste encore, ce me semble, une autre chose à craindre, c'est que quelques personnes ne s'imaginent que j'ai commis cette faute exprès pour composer cette apologie. Eh bien, mon cher Asclépius, je consens volontiers à ce que ce discours paraisse moins une justification qu'un prétexte pour faire montre de ma science.