[0] CHARON OU LES CONTEMPLATEURS. [1] MERCURE. Pourquoi ris-tu, Charon ? pourquoi as-tu quitté ta barque afin de venir ici, toi qui, jusqu'à ce jour, n'es pas accoutumé de fréquenter le haut monde ? CHARON. Je désire, Mercure, voir ce qui se passe dans la vie, ce qu'y font les hommes et ce que regrettent tous ceux qui descendent chez nous. Aucun ne fait la traversée sans verser des larmes. J'ai donc, à l'exemple de ce jeune Thessalien, prié Pluton de m'accorder un jour de relâche, pour venir visiter ce séjour de lumière. Je suis charmé de te rencontrer, et j'espère que tu voudras bien me servir de guide dans un pays où je suis étranger ; tu m'y feras tout connaître, en dieu qui connaît tout. MERCURE. Je n'ai pas le temps, nocher. Je vais m'acquitter d'une commission dont Jupiter m'a chargé pour la terre. Il est fort susceptible. Si je tardais à exécuter ses ordres, j'aurais peur qu'il ne me condamnât à rester toujours chez vous, dans les ténèbres ou que, me traitant comme autrefois Vulcain, il ne me prît par le pied, et ne me précipitât des demeures célestes, pour faire rire à mon tour, échanson boiteux, les dieux de l'Olympe. CHARON. Ainsi, tu me verras errer à l'aventure sur la terre, moi ton ami, ton compagnon de voyage, moi qui suis passeur d'ombres avec toi ! il serait beau pourtant, fils de Maïa, de ne pas oublier que je ne t'ai jamais fait vider ma barque, ni prendre la rame : tu ronfles, étendu sur les bancs, quoique tu aies de fortes épaules ou bien, si tu trouves quelque mort bavard, tu causes avec lui pendant tout le trajet, et moi, vieux comme je suis, je tiens les deux rames et fais seul la manœuvre Au nom de ton père, mon bon petit Mercure, ne me laisse pas là, fais-moi connaître tout ce qui se passe dans la vie, que je ne m'en aille pas sans avoir rien vu. Si tu m'abandonnes, je serai comme ces aveugles, qui vont clopin-clopant dans les ténèbres, et déjà même je commence à avoir les yeux éblouis par la lumière. Allons, dieu de Cyllène, rends-moi un service dont je te saurai gré éternellement. [2] MERCURE. Cette complaisance me fera battre. Je vois en perspective quelques coups de poing, pour me payer de t'avoir servi de guide, mais enfin, il faut t'obliger. Comment refuser lorsque c'est un ami qui vous fait violence ? Cependant, nocher, il n'y a pas moyen que tu voies exactement tout ce qui se passe sur la terre. Ce serait une affaire de plusieurs années, et bientôt Jupiter me ferait redemander par un héraut comme un esclave fugitif. En outre, cela t'empêcherait de faire la besogne que te donne la Mort, et le royaume de Pluton éprouverait du dommage, si tu étais longtemps sans passer les ombres. Le publicain Éaque serait furieux, s'il ne gagnait plus une obole. Que tu voies seulement l'essentiel, voilà ce qu'il faut considérer. CHARON. Fais pour le mieux, Mercure, moi, je ne sais rien de ce qui se fait sur la terre, je suis étranger. MERCURE. Avant tout, Charon, nous avons besoin de nous placer sur quelque point élevé, d'où tu puisses tout voir. Si tu pouvais monter avec moi dans le ciel, je ne serais pas embarrassé. De là, comme d'un observatoire, ta vue plongerait sur le monde entier. Mais puisque, vivant avec les ombres, il ne t'est pas permis de mettre le pied dans le palais de Jupiter, essayons de trouver quelque haute montagne. [3] CHARON. Tu sais, Mercure, ce que j'ai coutume de vous dire, quand nous naviguons ? Si le vent souffle avec violence par le travers de la voile et soulève les flots, vous autres, gens sans expérience, vous me dites de l'amener, celui-ci de lâcher un peu le câble, celui-là de laisser tout au gré du vent, et moi je vous dis de vous taire, parce que je sais mieux ce qui doit être fait. Uses-en de même ici. Puisque tu sais mieux ce qui doit être fait, sois mon pilote. Moi, comme un bon passager, je demeurerai assis en silence, tout prêt à obéir à tes ordres. MERCURE. C'est bien dit. Je saurai bien ce qu'il faudra faire et je trouverai un point de vue convenable. Le Caucase ne ferait-il pas mon affaire, ou le Parnasse, qui est le plus élevé, ou l'Olympe plus haut encore que les deux autres ? Il me vient une bonne idée, en songeant à l'Olympe : mais il faut que tu m'aides et me donnes un coup de main. CHARON. Ordonne, je te seconderai de mon mieux. MERCURE. Le poète Homère dit que les fils d'Aloéus, qui, comme nous, n'étaient que deux, et des enfants encore, s'avisèrent un jour de déraciner le mont Ossa et de le mettre sur le mont Olympe, et qu'ensuite posant le Pélion par-dessus, ils s'imaginèrent avoir trouvé une échelle fort commode pour escalader le ciel. Ces deux jeunes fous furent punis de leur audace, mais nous, qui n'avons aucune mauvaise intention contre les dieux, qui nous empêche de bâtir, en roulant mont sur mont, un observatoire élevé d'où nous puissions voir à notre aise ? [4] CHARON. Mais pourrons-nous, Mercure, à nous deux, mettre jamais Pélion sur Ossa ? MERCURE. Pourquoi pas, Charon ? Crois-tu que nous soyons moins forts que ces deux petits garçons ? Ne sommes-nous pas des dieux ? CHARON. J'en conviens, mais la chose me paraît impossible. Il y a trop d'ouvrage. MERCURE. On voit bien que tu es un ignorant, Charon, et que tu n'as jamais lu les poètes. Le brave Homère, en deux vers, nous rend le ciel accessible, et met aisément montagne sur montagne. Je suis étonné que tu croies cela impossible. Ne sais-tu pas qu'Atlas porte, à lui seul, le ciel sur ses épaules et nous tous à la fois ? N'as-tu pas ouï dire que mon frère Hercule, pour donner quelque répit à cet Atlas, et alléger quelque temps sa fatigue, a pris aussi cette charge sur son dos ? CHARON. J'ai entendu parler de cela, mais est-ce vrai ? Tu le sais, Mercure, aussi bien que les poètes. MERCURE. C'est très vrai ! Pourquoi veux-tu que des hommes sages aient débité des mensonges ? Allons, commençons par ébranler l’Ossa, et puis, suivant le vers d'Homère, cet excellent architecte, "Roulons-y Pélion aux sommets ombragés". Vois-tu comme la besogne se fait aisément à la façon poétique ? Maintenant, je vais monter pour voir si cela suffit, ou s'il faut une construction nouvelle. [5] Grands dieux ! que nous sommes encore loin de la base du ciel ! A peine du côté de l'orient aperçoit-on l'Ionie et la Lydie. Au couchant, je ne vois pas plus loin que l'Italie et la Sicile. Du côté de l'Ourse, ma vue s'arrête à l'Ister, et par ici je distingue à peine la Crète. Allons, nocher, il faut encore transporter l'OEta et, par-dessus, le Parnasse. CHARON. Soit fait ! Seulement, prends garde que nous ne construisions un édifice trop fragile, en l'élevant plus qu'il ne convient, nous ferions un triste apprentissage de l'architecture homérique, si nous roulions et si nous nous brisions le crâne. MERCURE. Ne crains rien, tout cela est très solide. Transporte ici le mont OEta, et roule-moi le Parnasse. Je vais remonter. Voilà qui est bien. Je vois le monde entier. Monte à ton tour. CHARON. Donne-moi la main, Mercure ! Ce n'est pas une petite ascension que tu me fais faire. MERCURE. Tu veux contempler l'univers, Charon, mais il est plus difficile que tu ne crois de concilier ces deux choses, la sûreté et le désir de voir. Cependant prends-moi la main, et veille à ne pas mettre le pied aux endroits glissants. Bien ! te voilà en haut, et, puisque le Parnasse a deux sommets, asseyons-nous chacun sur le nôtre. Jette à présent les yeux autour de toi et examine le monde. [6] CHARON. Je vois une vaste étendue de terre, environnée d'un lac immense, des montagnes, des fleuves plus grands que le Cocyte et le Périphlégéton, de tout petits hommes et leurs tanières. MERCURE. Ce que tu appelles des tanières, ce sont des villes. CHARON. Tu vois donc, Mercure, que nous n'avons rien fait qui vaille. C'est en vain que nous avons transporté ici le Parnasse avec la fontaine de Castalie, l'OEta et les autres montagnes. MERCURE. Pourquoi ? CHARON. Je ne vois rien distinctement d'une si grande élévation. Je ne demandais pas seulement à voir les villes et les montagnes, comme sur une carte, mais les hommes eux-mêmes. À connaître ce qu'ils font et ce qu'ils disent, ainsi que je le faisais tout à l'heure quand tu m'as rencontré, riant de bon cœur, et que tu m'as demandé ce qui me faisait rire. Je venais, en effet, d'entendre quelque chose de bien réjouissant. MERCURE. Qu'était-ce ? CHARON. Un homme invité à dîner, je crois, par un de ses amis pour le lendemain, lui disait : "Je m'y rendrai sans faute." Il parlait encore, lorsqu'une tuile détachée du toit, je ne sais par qui, lui tombe sur la tête et le tue. J'ai bien ri de voir qu'il ne pourrait pas remplir sa promesse. Mais je crois qu'il vaudrait beaucoup mieux maintenant descendre un peu plus bas, afin que je puisse voir et entendre. [7] MERCURE. Ne bouge pas ; je vais te guérir les yeux, et te rendre sur-le- champ la vue on ne peut plus perçante, en récitant une formule d'Homère. Souviens-toi seulement, quand j'aurai récité les vers, de ne plus t'aviser de mal voir. Songe à voir parfaitement tous les objets. CHARON. Parle. MERCURE. J'ai dissipé la nuit qui te couvrait les yeux, Et tu vas distinguer les hommes et les dieux. CHARON. Qu'est ceci ? MERCURE. N’y vois-tu pas parfaitement ? CHARON. A merveille ! Lyncée lui-même était aveugle auprès de moi. Maintenant, sers-moi de maître et réponds à mes questions. Mais veux-tu que, pour te parler, j'use aussi des vers d'Homère. Tu verras que je ne suis pas étranger à la poésie homérique. MERCURE. Et où donc aurais-tu pu la connaître, un nocher, un rameur comme toi ? CHARON. Ne calomnie pas mon talent. Lorsque je passai Homère, après sa mort, je l'entendis réciter bon nombre de ses rhapsodies, et j'en retins quelques-unes. En ce moment même une violente tempête nous assaillit. Il s'était mis apparemment à débiter un morceau peu favorable à la navigation, car, tandis qu'il nous chante que Neptune a rassemblé les nuages, troublé les ondes en y plongeant son trident comme une cuiller à pot, soulevé tous les orages, et autres vers du même genre capables de bouleverser la mer, un véritable ouragan, une obscurité soudaine fond sur nous et fait presque chavirer notre barque. Notre poète lui-même, pris d'un grand mal de cœur, se met à vomir toutes les rhapsodies qu'il a composées sur Scylla, Charybde et le Cyclope. MERCURE. Il n'est pas étonnant que tu aies retenu quelque chose d'un si grand vomissement. [8] CHARON. Or, dis-moi : Quel est donc ce mortel, grand, gros, fort et robuste, Qui domine les gens de la tête et du buste? MERCURE. C'est Milon de Crotone, l'athlète. Les Grecs l'applaudissent, parce qu'il a soulevé un taureau et l'a porté à travers le stade. CHARON. Comme ils auront bien plus raison de m’applaudir, Mercure, lorsque, dans peu, j’enterrerai ce Milon lui-même, et que je mettrai dans ma barque ce lutteur vaincu par le plus invincible des athlètes, la Mort ! Elle lui donnera un croc-en-jambe auquel il ne s'attend guère. Alors, quels gémissements il nous fera entendre au souvenir de ces couronnes et de ces applaudissements ! En ce moment, il est tout fier de l'admiration qu'il excite avec son taureau. Mais quoi ? pensons-nous qu'il songe à la nécessité de mourir un jour ? MERCURE. Comment s’imaginer qu’il y songe, jeune et vigoureux comme il est ? CHARON. Laissons-le, en attendant que bientôt je rie à ses dépens, lorsqu’il passera dans ma barque, incapable désormais de porter, non plus un taureau, mais un moucheron. [9] Maintenant, dis-moi : Qui est, de ce côté, ce personnage auguste ? Il n’est pas Grec, autant que j’en juge par ses vêtements. MERCURE. Charon, c’est Cyrus, fils de Cambyse. Il a transporté aux Perses l’empire des Mèdes. Il vient de triompher des Assyriens et de s’emparer de Babylone. Il prépare en ce moment une expédition contre la Lydie, pour défaire Crésus et devenir ainsi maître du monde. CHARON. Qui est ce Crésus ? MERCURE. Regarde par ici cette grande forteresse entourée d’un triple mur. C’est Sardes, et tu vois Crésus lui-même assis sur un lit d’or et conversant avec Solon d’Athènes. Veux-tu écouter de qu’ils disent ? CHARON. Très volontiers. [10] CRÉSUS. Athénien, mon hôte, tu as vu mes richesses, mes trésors, tout ce que j’ai d’or en lingots, tous mes biens magnifiques. Dis-moi alors qui est celui des hommes que tu crois le plus heureux ? CHARON. Qu’est ce que Solon va répondre ? MERCURE. Sois tranquille, ce sera bien dit, Charon. SOLON. Crésus, il y a peu d’hommes heureux. Pour moi, de tous ceux que je connais, je ne sais de très heureux que Cléobis et Biton, les enfants de la prêtresse d’Argos. CHARON. Il veut parler de ces deux jeunes gens qui sont morts ensemble dernièrement, pour avoir traîné jusqu’au temple le char de leur mère, auquel ils s’étaient attelés. CRÉSUS. D’accord. Qu’il aient le premier rang de la félicité. Et le second, à qui est-il ? SOLON. À l’Athénien Tellus, qui a également vécu, et qui est mort pour sa patrie. CRÉSUS. Et moi donc, insolent, je ne te parais pas heureux ? SOLON. Je n’en sais rien, Crésus, tant que tu n’es point arrivé au terme de ta vie. C’est la mort qui juge en dernier ressort, si l’on a été heureux jusqu’à la fin. CHARON. Très bien, Solon, tu as raison de ne pas nous oublier, et de dire que ma barque est le juge suprême qui tranche cette question. [11] Mais quels sont ces gens envoyés par Crésus, et que portent-ils sur leurs épaules ? MERCURE. Ce sont des briques d'or consacrées à Apollon Pythien, en récompense des oracles qui bientôt causeront sa perte. Ce Crésus raffole des oracles. CHARON. Quoi ! ce quelque chose qui brille, c'est de l'or ? Ce mélange de jaune et de rouge ? Voilà la première fois que j'en vois, après en avoir toujours entendu parier. MERCURE. Oui, Charon, c'est là ce métal si vanté, cet objet de luttes incessantes. CHARON. Je ne vois pas à quoi il peut être bon, si ce n'est à écraser ceux qui le portent. MERCURE. Tu ne sais donc pas tout ce qu'il cause de guerres, de perfidies, de vols, de parjures, de meurtres, d'emprisonnements, de longues navigations, de marchés, d'esclavages ? CHARON. Pourquoi donc cela ? Est-ce parce qu'il ressemble beaucoup à du cuivre ? Le cuivre, je le connais bien. Chaque mort que je passe m'en paye une obole. MERCURE. Justement. Mais le cuivre est commun. On ne s'en soucie pas beaucoup. Au contraire, il faut aller chercher l'or au fond des mines, en fouillant dans les entrailles de la terre, tandis que le cuivre, le plomb et les autres métaux se trouvent à la surface. CHARON. Voilà un singulier effet de la folie humaine, d'aimer si passionnément cette chose jaune et pesante ! MERCURE. Tu vois au moins, Charon, que ce Solon n'en fait aucun cas. Il se moque de Crésus et de toute sa jactance de Barbare. Mais il me semble qu'il va dire quelque chose. Écoutons. [12] SOLON. Dis-moi, Crésus, crois-tu qu'Apollon Pythien ait besoin de tes briques ? CRÉSUS. Oui, par Jupiter. Il n'a pas dans son temple une offrande pareille. SOLON. Tu t'imagines alors que le dieu sera plus heureux, quand, avec le reste, il possédera tes briques d'or ? CRÉSUS. Certainement. SOLON. En ce cas, Crésus, les dieux du ciel sont bien pauvres, s'ils ont besoin qu'on leur envoie de l'or de la Lydie ! CRÉSUS. Mais où trouverait-on autant d'or que chez nous? SOLON. Dis-moi, trouve-t-on aussi du fer en Lydie ? CRÉSUS. Fort peu. SOLON. Vous manquez donc du meilleur métal ? CRÉSUS. Comment le fer est-il meilleur que l'or ? SOLON. Si tu veux me répondre sans te fâcher, tu le sauras. CRÉSUS. Interroge-moi, Solon. SOLON. Lequel vaut mieux, de celui qui conserve ou de celui qui est conservé ? CRÉSUS. C'est évidemment celui qui conserve. SOLON. Eh bien ! s'il est vrai, comme on le dit, que Cyrus s'avance contre les Lydiens, armeras-tu tes soldats avec des épées d'or, ou le fer te sera-t-il nécessaire ? CRÉSUS. Le fer, bien certainement. SOLON. Et si tu ne te procures de ce métal, ton or passera bientôt aux mains des Perses. CRÉSUS. Pas de sinistres paroles, mon hôte ! SOLON. Puisse cela ne point arriver ! mais tu sembles convenir que le fer vaut mieux. CRÉSUS. Tu me conseilles donc d'envoyer au dieu des briques de fer, et de reprendre l'or que je lui envoie ? SOLON. Il n'a besoin ni d'or, ni de fer, car, quoi que tu lui dédies, or ou fer, ton offrande deviendra bientôt la proie des Phocéens, des Béotiens, des Delphiens eux-mêmes, ou de quelque tyran voleur. Pour Apollon, il ne s'inquiète guère de tes orfèvres. CRÉSUS. Tu fais toujours la guerre à mes richesses. Tu en es jaloux. [13] MERCURE. Le Lydien, Charon, ne peut souffrir la parole franche et vraie du philosophe. Il trouve étrange qu'un homme pauvre, d'un esprit indépendant, lui parle avec sincérité. Dans peu, il se souviendra de Solon, quand arrivera l'instant où, devenu prisonnier de Cyrus, il sera forcé de monter sur le bûcher. Dernièrement, en effet, j'entendais Clotho lire le livre de la destinée des hommes. Il y était écrit que Crésus serait pris par Cyrus, et que Cyrus, à son tour, périrait par la main de la reine des Massagètes. Vois-tu cette femme scythe, montée sur un cheval blanc ? CHARON. Oui, par Jupiter ! MERCURE. C'est Tomyris. Elle doit couper la tête de Cyrus et la plonger dans une outre pleine de sang. Vois-tu le jeune fils de Cyrus ? C'est Cambyse. Il doit régner après son père. Après mille revers, après avoir échoué en Libye et en Éthiopie, il doit finir par mourir fou et meurtrier du bœuf Apis. CHARON. Comme il y a là de quoi rire ! Et cependant on ose à peine les regarder, ces potentats superbes et méprisants. Qui croirait que tout à l'heure celui-ci sera fait prisonnier, et que celui-là aura la tête dans une outre pleine de sang ? [14] Mais quel est donc cet autre, Mercure, affublé d'un grand manteau de pourpre, ceint d'un diadème, à qui son cuisinier présente un anneau trouvé dans un poisson ? Une île est son séjour, il a des airs de roi. MERCURE. Ta parodie est excellente, Charon. Tu vois Polycrate, tyran de Samos, qui se croit le plus fortuné des hommes, mais bientôt livré au satrape Cratès par Méandre, un de ses serviteurs, il sera mis en croix, le malheureux, déchu de son bonheur en un clin d'œil. J'ai entendu dire cela à Clotho. CHARON. Allons, Clotho, du courage ! mets en croix les uns, ma chère, coupe la tête aux autres, afin qu'ils voient qu'ils sont hommes. Élève-les bien haut, pour que leur chute soit plus douloureuse. Moi, je rirai quand je reconnaîtrai chacun d'eux dans ma barque, nu, sans habit de pourpre, sans tiare, sans trônes dorés. [15] MERCURE. Et ce sera là leur sort. Mais, vois-tu, Charon, cette multitude de gens qui naviguent, font la guerre, sont en procès, labourent, prêtent à usure ou mendient ? CHARON. Oui, je vois une foule considérable, une vie aux mouvements tumultueux, des villes semblables à des ruches, où chacun a son aiguillon et pique le voisin. Quelques-uns, véritables guêpes, pillent et rançonnent les plus faibles. Mais quel est cet essaim qui tourne en secret autour d'eux ? MERCURE. C'est L'Espérance, la Crainte, la Déraison , la Volupté, l’Avarice, la Colère, la Haine, et le reste. Au-dessous est la Folie, qui séjourne chez les hommes, ou elle a droit de bourgeoisie, ma foi, et qu'accompagnent la Haine, la Colère, la Jalousie, l'Ignorance, le Doute et la Cupidité. Au-dessus voltigent la Crainte et l'Espoir. L'une frappe d'effroi les hommes et les fait trembler, l'autre, planant sur leurs têtes, s'envole quand ils croient saisir le bien promis, et les laisse la bouche ouverte, comme Tantale, que tu vois dans les Enfers, trompé par les eaux. [16] Si tu portes les yeux plus loin, tu apercevras les Parques filant à chacun sa destinée. Vois-tu comme ils sont tous suspendus à ce fil délié, ainsi qu'une araignée à sa toile ? CHARON. Oui, je vois un fil très mince attaché à chaque homme, et plusieurs de ces fils se nouant les uns avec les autres. MERCURE. C'est tout naturel, nocher, car il est arrêté par les Destins que celui-ci doit être tué par celui-là, que cet autre doit hériter d'un homme dont le fil est plus court que le sien, et réciproquement. Voilà ce que signifient les nœuds des fils. Vois-tu comme tous sont suspendus à un fil mince ? Le fil de l'un, tiré en haut, élève celui auquel il tient, puis il se rompt, brisé par le poids, et l'homme tombe avec un grand bruit. Au contraire, cet autre, à peine soulevé de terre, retombe sans fracas, et c'est à peine si ses voisins s'aperçoivent de sa chute. CHARON. Cela est tout à fait plaisant, Mercure. [17] MERCURE. Non, tu ne saurais t'imaginer, Charon, combien la destinée des hommes est risible, surtout lorsqu'au milieu de leurs poursuites et de leurs espérances, ils disparaissent, enlevés par cette excellente Mort. Elle a pourtant bien des messagers, bien des ministres, comme tu vois, le Frisson, la Fièvre, la Phtisie, la Pulmonie, les Épées, les Voleurs, les Poisons, les Juges, les Tyrans. Ils n'y songent pas, tant qu'ils sont heureux, mais survient-il quelque trouble, alors que d'hélas ! que de "Grands dieux !" que de "Malheur à moi !" Si, dès le principe, les hommes faisaient réflexion qu'ils sont mortels, qu'après avoir voyagé quelque temps dans la vie, ils doivent en sortir, comme d'un rêve, et laisser tout sur cette terre, ils vivraient plus sagement et mourraient avec moins de regrets. Maintenant, comme ils espèrent jouir éternellement de ce qu'ils possèdent, lorsque le ministre de la Mort les appelle ou les entraîne par une fièvre ou par une maladie de langueur, ils sont furieux de se voir arrachés à la vie contre leur attente. Que ferait un homme si, lorsqu'il s'applique à faire bâtir une maison et qu'il presse ses ouvriers, il apprenait que, le toit à peine posé, il en laissera la jouissance à ses héritiers, et n'aura pas même la satisfaction d'y faire un repas ? Un autre se réjouit de ce que sa femme lui a donné un garçon, il invite ses amis à un festin, il donne au nouveau-né le nom de son frère. S'il savait que ce fils doit mourir à sept ans, crois-tu qu'il se réjouirait beaucoup de sa naissance ? Sa joie éclate, parce qu'il voit au comble du bonheur le père de quelque athlète vainqueur aux jeux olympiques. Quant au voisin, qui suit les funérailles de son enfant, il ne le voit pas et il ne songe pas à quelle trame fragile le sien est suspendu. Vois combien de gens disputent pour étendre les limites de leurs terres, combien entassent des richesses, puis, avant qu'ils aient commencé à en jouir, ils sont appelés par ces messagers et, ces ministres dont j'ai parlé. [18] CHARON. Lorsque je vois tout cela, je ne puis concevoir quel charme ils trouvent dans la vie ni ce qui peut les faire gémir quand ils en sont privés. Si l'on considère les rois, qui passent pour les plus heureux des hommes, on voit qu'outre l'instabilité, dis-tu, et l'incertitude de leur fortune, ils sont exposés à plus de peines que de plaisirs, sans cesse en butte aux craintes, aux troubles, aux haines, aux embûches, aux ressentiments, aux flatteries. Tous en sont assiégés. Je ne parle pas des deuils, des maladies, des souffrances, sous le niveau desquels ils passent comme les autres. Juge seulement d'après leurs maux ce que doivent être ceux des simples particuliers. [19] Te dirai-je aussi, Mercure, à quoi je compare les hommes et leur vie tout entière ? Tu as vu quelquefois les gouttes d'eau que produit la chute d'un torrent, je veux dire les bulles couronnées d'écume. Quelques-unes, fort légères, s'évanouissent à peine formées, d'autres durent plus longtemps, et se grossissent du mélange de leurs voisines, qui les enflent outre mesure, mais bientôt elles crèvent elles-mêmes et ne peuvent échapper à leur sort. Telle est la vie des hommes. Tous sont enflés par je ne sais quel souffle, les uns plus, les autres moins. Ceux-ci périssent vite, leur enflure ne dure qu'un instant, ceux-là manquent, au moment même où ils prenaient de la force, mais tous finissent nécessairement par crever. MERCURE. Voilà, Charon, une comparaison aussi belle que celle d'Homère, lorsqu'il dit que la race humaine est semblable aux feuilles des arbres! [20] CHARON. Et cependant ainsi faits, Mercure, tu vois comme ils se conduisent, comme ils se disputent le pouvoir, comme ils luttent pour des honneurs, pour des biens qu'il leur faudra quitter, afin de venir chez nous, réduits à une seule obole. Veux-tu, puisque nous sommes sur une hauteur, que je leur crie de toute ma force, en manière de conseil, de s'abstenir de tous ces vains travaux, de vivre comme si la Mort était toujours présente à leurs yeux, prête à leur dire : "Insensés, pourquoi cette poursuite stérile ? Cessez de vous fatiguer. Vous ne vivrez pas toujours. Rien ne doit durer de ce qui paraît ici bas digne d'envie. Vous n'emporterez rien, en mourant, de ce qui était à vous. Il faut partir tout nu. Cette maison, ce champ, cet or, doivent passer à d'autres mains et changer de maîtres. "Si je leur criais cela et autres choses encore, de manière à me faire entendre, penses-tu qu'ils n'en retireraient pas un grand profit pour la vie, et qu'ils ne deviendraient pas beaucoup plus sages ? [21] MERCURE. Mon cher, tu ne sais pas à quel point ils en sont d'ignorance et d'erreur. Une tarière ne pourrait pas leur percer les oreilles, tant elles sont bouchées avec de la cire, comme Ulysse ferma celles de ses compagnons, afin qu'ils n'entendissent pas les Sirènes. Comment alors entendraient-ils ta voix, lors même que tu crierais à te rompre ? Ce que fait chez nous le Léthé, l'ignorance le produit chez eux. À peine y en a-t-il quelques-uns qui, n'ayant pas mis de cire dans leurs oreilles, se dirigent vers la vérité, voient clairement les objets et reconnaissent ce qui en est. CHARON. Eh bien ! crions pour ceux-là ! MERCURE. Peine inutile ! à quoi bon leur dire ce qu'ils savent ! Regarde : placés à l'écart, ils rient de tout ce qu'ils voient faire et n'en approuvent rien. Il est même évident qu'ils songent à quelque moyen de sortir de la vie et de venir chez nous. On les déteste, en effet, parce qu'ils reprochent aux autres leur ignorance. CHARON. Courage, cœurs généreux ! mais ils ne sont pas nombreux, Mercure. MERCURE. Ils sont en nombre suffisant. Maintenant descendons. [22] CHARON. Ah ! Mercure, je voudrais encore savoir une chose ; lorsque tu me l'auras apprise, ta description sera parfaite : montre-moi les lieux où ils déposent les morts, où ils les enfouissent. MERCURE. Ils appellent cela, Charon, des monuments, des tombeaux, des sépulcres. Vois-tu, à l'entrée des villes, ces amas de terre, ces colonnes, ces pyramides ? Ce sont les endroits destinés à recevoir les morts et à garder les cadavres. CHARON. Pourquoi donc couronnent-ils ces pierres et les frottent-ils de parfums, tandis que d'autres, élevant un bûcher près des tombes, creusent des fosses, y font cuire des mets splendides et y versent, si je ne me trompe, du vin et de l'hydromel. MERCURE. Je ne sais pas, nocher, à quoi cela peut servir, quand on est chez Pluton. Ils s'imaginent peut-être que les âmes volent d'en bas vers les dîners qu'on leur présente, qu'elles se régalent de la fumée des viandes et qu'elles boivent l'hydromel répandu sur les fosses. CHARON. Eux ! boire et manger, des crânes tout secs ! Tu te rirais de moi, si je te parlais de cette façon, à toi qui les conduis ici tous les jours. Tu sais, en effet, s'ils peuvent revenir, une fois descendus sous la terre. Certes, ce serait amusant pour toi, Mercure, qui as déjà tant à faire, d'être obligé non seulement de les amener, mais de les reconduire quand ils veulent boire. Fous que vous êtes ! mortels insensés, qui ne voyez pas quel immense abîme il y a entre les affaires des vivants et celles des morts, et comment se gouverne notre empire ! "Les morts sont tous égaux, ensevelis ou non, Qu'ils s'appellent Irus ou bien Agamemnon ; Quoique Achille soit fils d'une belle déesse, À côté de Thersite il se perd dans la presse; Cadavres décharnés, tous les morts confondus, Dans le pré d'Asphodèle errent pâles et nus". [23] MERCURE. Par Hercule ! comme tu nous débites ton Homère ! Mais puisque tu m'y fais songer, je veux te montrer le tombeau d'Achille. Regarde, c'est cette éminence près de la mer, au promontoire de Sigée, voisine de Troie. En face est le tombeau d'Ajax, sur le Rhétée. CHARON. Bien petits tombeaux, Mercure ! Maintenant montre-moi ces villes célèbres que nous avons entendu vanter aux Enfers, la Ninive de Sardanapale, Babylone, Mycènes, Cléones, et surtout Ilion. Je me souviens d'avoir passé beaucoup de morts qui venaient de ce pays-là, et pendant dix ans je n'ai eu le temps ni de relâcher ni de radouber ma barque. MERCURE. Ninive, cher nocher, est entièrement détruite. Il n’en reste pas la moindre trace, et l'on ne peut dire où elle était. Babylone est ce que tu vois, environnée de tours et s étendant sur un immense espace. Bientôt on la cherchera dans ses ruines comme Ninive. Quant à Mycènes et Cléones, j'aurais honte de te les faire voir, et surtout Ilion. De retour aux Enfers, tu étranglerais peut-être Homère, pour l'exagération poétique de ses vers. Villes autrefois florissantes, aujourd'hui elles sont mortes, car les villes meurent, nocher, aussi bien que les hommes. Que dis-je ? Les fleuves mêmes disparaissent, et l'on ne peut plus trouver à Argos le lit de l'Inachus. CHARON. Pourquoi donc, Homère, ces éloges, ces épithètes pompeuses : Ilion la divine, Ilion aux larges rues, Cléones aux beaux édifices? [24] Mais pendant que nous causons, quels sont ces gens qui se battent ? pourquoi veulent-ils s’entr'égorger ? MERCURE. Ce sont, Charon, les Argiens et les Lacédémoniens. Voici Othryade, général de Sparte, qui, à moitié mort, inscrit de son sang sa victoire sur un trophée. CHARON. Et pourquoi se battent-ils, Mercure ? MERCURE. Pour le champ même sur lequel ils combattent. CHARON. Les fous ! Ils ne savent pas que, quand chacun d'eux posséderait tout le Péloponnèse, à peine obtiendra-t-il d'Éaque un pied de terre. D'autres laboureront ce champ, et la charrue détruira complètement le trophée. MERCURE. Voilà, Charon, ce que c'est que le monde ! Redescendons maintenant. Remettons ces montagnes à leur place, et retirons-nous. Moi, je vais remplir ma commission. Toi, tu retournes à ta barque. Je ne tarderai pas à te faire visite, et je t'amènerai des morts. CHARON. Tu m'as rendu un grand service, Mercure. Je t'inscris au rang de mes bienfaiteurs. Grâce à toi, j'ai fait un voyage utile. Pauvres humains ! Ce ne sont chez eux que rois, briques d'or, hécatombes, combats ! Et de Charon, pas un mot !