[1,0] PHALARIS - PREMIER DISCOURS. [1,1] Nous sommes envoyés vers vous, habitants de Delphes, par notre souverain Phalaris, pour présenter au dieu ce taureau d'airain, et pour vous exposer ce qui nous paraît juste au sujet du donateur et de son offrande ; tel est l'objet qui nous amène auprès de vous : voici maintenant la lettre de notre prince : "Habitants de Delphes, je voudrais, au prix de mes trésors, que tous les Grecs me connussent tel que je suis en effet, et non point défiguré par les bruits que la haine et l'envie ont semés sur mon compte auprès de ceux qui ne me connaissent pas : je voudrais surtout être connu de vous, qui êtes les ministres et les assesseurs d'Apollon Pythien, qui habitez, en quelque sorte, dans le sanctuaire et sous le toit du dieu. Je pense, en effet, que, si je parviens à me justifier à vos yeux, si je vous persuade qu'on m'accuse injustement de cruauté, votre suffrage me servira d'apologie auprès de tous les autres Grecs. Je prends à témoin de la vérité de mes discours le dieu même qu'on adore ici, lui qu'on ne saurait surprendre par des raisonnements captieux, ni circonvenir par un mensonge. Il n'est pas malaisé, sans doute, de tromper les hommes, mais un dieu, et ce dieu-là surtout, l'induire en erreur est chose impossible. [1,2] "Je suis né à Agrigente, de parents distingués ; je ne le cède en noblesse à personne ; j'ai reçu une éducation libérale, je me suis appliqué à l'étude de la science ; j'ai toujours été populaire dans ma cité natale, équitable et modéré envers ceux qui administraient avec moi les affaires de la république. Violence, dureté, insolence, égoïsme, on n'a rien de pareil à me reprocher dans cette première période de ma vie. Bientôt, je m'aperçus que ceux du parti opposé au mien me dressaient des embûches, et cherchaient par tous les moyens à me faire périr. Agrigente était alors en proie aux factions : je ne trouvai d'autre refuge, d'autre sûreté, d'autre salut pour la ville et pour moi, que de m'emparer du pouvoir, afin de réprimer les séditieux et de faire rentrer les citoyens dans la voie de la raison. Ce projet fut goûté par un grand nombre d'hommes, gens modérés, bons patriotes, qui furent initiés à mes desseins et qui approuvèrent la nécessité de mon coup d'État. Ils me servirent dans mon entreprise, et je n'eus pas de peine à réussir. [1,3] "De ce moment les troubles cessèrent, et mon autorité fut reconnue : je gouvernai paisiblement, et la ville cessa d'être déchirée par les séditions. Je n'ordonnai ni meurtre, ni exil, ni confiscation, même contre ceux qui m'avaient tendu des pièges, quoique souvent il soit nécessaire d'oser ces violences, surtout pour affermir une autorité nouvelle. J'espérais par ma bonté, ma douceur, mon affabilité, mon respect pour les droits de tous, amener chacun à l'obéissance. Je fis donc trêve à mes inimitiés, je rentrai en grâce avec mes adversaires, je les admis presque tous dans mes conseils et à ma table. La négligence des premiers magistrats avait ruiné la ville : ce n'étaient partout que vols et brigandages. Je fis construire des aqueducs, de superbes édifices, une enceinte de fortifications solides ; en confiant les finances à de sages administrateurs, j'augmentai facilement les revenus de la cité ; je veillai à l'éducation de la jeunesse, j'étendis ma prévoyance aux vieillards ; enfin, je charmai le peuple par des spectacles, des distributions, des fêtes, des repas publics. Loin d'outrager les jeunes filles, de corrompre les jeunes gens, d'enlever les femmes, de lancer mes satellites, de menacer en despote, le nom seul de ces excès m'était odieux. [1,4] "Déjà même je songeais à quitter le pouvoir, à descendre du rang suprême ; je réfléchissais au moyen d'abdiquer avec le plus de sûreté. L'autorité souveraine, la permission de tout faire commençait à me peser, à me paraître un fardeau aggravé par l'envie ; je cherchais comment ma patrie pourrait se passer du service que je lui rendais. Homme de simplicité antique, tandis que je médite ces projets, voilà qu'on se soulève contre moi, on délibère sur les moyens de faire réussir la conjuration et la révolte, on ourdit des complots ; on rassemble des armes, on recueille de l'argent, on fait appel aux voisins, on envoie des députés en Grèce, aux Athéniens et aux Spartiates. Le sort qui m'attendait, si je tombais en leur pouvoir, était déjà réglé : ils me menaçaient de me déchirer de leurs propres mains, et ils ont avoué publiquement, dans les tourments de la question, tous les supplices auxquels ils me réservaient. Si j'ai échappé à ces maux, je le dois aux dieux qui ont découvert la conspiration, et surtout à Apollon Pythien, qui me l'a révélée dans des songes, et qui m'a envoyé des avis fidèles de tout ce qu'on tramait contre moi. [1,5] "Ici je vous prie, habitants de Delphes, de vouloir bien, par la pensée, vous identifier avec mes craintes ; et me donner conseil sur ce que j'avais à faire, lorsque, sur le point d'être pris au dépourvu, je dus chercher à me tirer d'embarras au milieu de ces conjonctures. Transportez-vous un moment en esprit à Agrigente, dans mon palais ; voyez les préparatifs des conjurés ; entendez leurs menaces, et dites-moi quel parti je dois prendre. User encore d'humanité avec eux, les épargner, les tolérer, après avoir été près d'éprouver leurs dernières rigueurs, on plutôt tendre la gorge nue à leurs coups, voir mourir sous mes yeux les êtres qui me sont le plus chers, n'eût-ce pas été me conduire en insensé ! Un homme de coeur, dont les pensées sont viriles et raisonnables, dont la bile s'échauffe au froissement d'une injustice, devait leur tenir tête. Pourvoir à ma sûreté, en garantissant l'avenir, c'est là, n'est-ce pas, ce que vous m'auriez conseillé ? [1,6] "Qu'ai-je donc fait ? J'ordonne que l'on m'amène les coupables, je leur permets de se justifier, je leur produis les preuves de leur crime, je les convaincs des moindres circonstances ; ils n'osent rien nier ; je les punis, moins irrité des complots tramés contre moi que de me voir forcé de renoncer au plan de conduite que j'avais adopté en prenant le pouvoir. Depuis ce temps, je continue de veiller à ma sûreté, et je ne manque pas de punir ceux qui en veulent à ma vie. Les hommes, pour cela, m'accusent de cruauté, sans réfléchir qui d'eux ou de moi en a donné le premier exemple. Oubliant les circonstances et les causes qui provoquaient les châtiments, ils blâment les châtiments en eux-mêmes et les cruautés qu'ils y croient voir. C'est comme si quelqu'un, voyant chez vous précipiter un sacrilège du haut de la roche, n'examinait point quel crime il a osé commettre, s'il s'est glissé la nuit dans le sanctuaire, s'il a dérobé les offrandes sacrées ou mis la main sur la statue du dieu, mais se mettait à vous accuser de barbarie, de ce qu'étant Grecs et revêtus d'un caractère sacré, vous avez souffert qu'un Grec, tout près du temple, car la roche, dit-on, est voisine de la ville, fût frappé d'un tel supplice. Vous ririez, j'en suis sûr, en entendant ces imputations, et tout le monde applaudirait à votre rigueur contre les impies. [1,7] "En général, les peuples, sans examiner les qualités de celui qui leur commande, sans se demander s'il est juste ou injuste, haïssent le nom même de la tyrannie et le tyran. Fussiez-vous un Éaque, un Minos, un Rhadamanthe, ils cherchent aussi bien à vous perdre, en ne se mettant sous les yeux que les tyrans injustes, et en confondant les bons dans une haine commune, à cause de la même dénomination. J'ai cependant entendu dire qu'un grand nombre de tyrans sages ont régné en Grèce, sous ce nom odieux, et qu'ils ont fait preuve d'un caractère vertueux et humain. Quelques-uns même ont gravé dans votre temple de courtes maximes, qui sont comme des ornements et des offrandes en l'honneur d'Apollon Pythien. [1,8] "Vous voyez que les législateurs décernent plus de peines qu'ils ne proposent de récompenses : toute disposition leur paraît inutile, sans l'attente et la crainte du châtiment. Mais nous autres tyrans, qui ne régnons que par la contrainte, nous qui commandons à des hommes dont la haine et les embûches nous poursuivent, combien ce mode de gouvernement ne nous est-il pas plus nécessaire encore, quand nous voyons échouer nos vains épouvantails, et que la fable de l'hydre se renouvelle pour nous ? Plus nous coupons, plus les occasions de punir se multiplient. Il nous faut, par Jupiter ! sans cesse détruire, abattre ce qui repousse, et le brûler comme faisait Iolas, si nous voulons conserver notre pouvoir. Et, du moment qu'on en est réduit à cette nécessité, il faut ou rester fidèle à son système, ou mourir si l'on devient indulgent. Pensez-vous, en effet, qu'il existe un homme assez cruel, assez féroce, pour se faire un plaisir de flageller, d'entendre gémir, de voir égorger ses semblables, à moins qu'il n'ait un motif puissant de rigueur ? Combien de fois j'ai répandu des larmes, à la vue de ceux que déchiraient les lanières ! Combien de fois je suis forcé de plaindre et de déplorer mon sort, moi qui endure une peine plus cruelle et plus longue ! Pour un homme d'un caractère sensible, mais sévère par nécessité, il est bien plus difficile de sévir que de subir un châtiment. [1,9] "A parler franchement, si j'avais à choisir, ou de punir quelqu'un injustement ou de mourir, sachez que, sans hésiter, je préférerais la mort à une punition injuste. Mais, si l'on me disait : "Phalaris, voulez-vous mourir, ou punir justement ceux qui trament contre vous ?" je choisirais ce dernier parti. Je vous le demande encore à vous-mêmes, habitants de Delphes, lequel des deux paraît préférable, ou de mourir sans l'avoir mérité, ou de sauver injustement celui qui attente à nos jours ? Personne, je pense, n'est assez insensé pour ne pas préférer sa propre vie au salut de ses ennemis. Cependant, combien n'en ai-je pas épargné, qui avaient conspiré contre moi : par exemple, Acanthe, Timocrate, et Léagoras, son frère, en souvenir de notre ancienne amitié ? [1,10] "Si d'ailleurs vous voulez connaître mieux encore qui je suis, interrogez les étrangers qui viennent à Agrigente, demandez-leur comment je me comporte à leur égard, si je traite avec humanité tous ceux qui abordent chez moi. J'entretiens dans mes ports des affidés qui m'instruisent du nom et de la patrie de ceux qui débarquent, et, de cette manière, je les reçois et je les congédie avec honneur. Quelques-uns même viennent exprès pour me voir, parmi les plus sages de la Grèce, et ne reculent point devant ma société. Ainsi, tout récemment ; le sage Pythagore est venu me visiter, avec de tout autres idées sur mon compte : quand il m'eut pratiqué, il s'en alla faisant l'éloge de ma justice, et plaignant la nécessité où j'étais d'être cruel. Pensez-vous, en effet, qu'un homme si bon envers les étrangers voulût être injuste avec des concitoyens, s'il n'avait éprouvé leur injustice ? [1,11] "Voilà ce que j'avais à vous dire pour ma justification : tout en est vrai, juste, et, selon moi, plus digne d'éloge que de haine. Quant à mon offrande, écoutez comment je suis devenu possesseur de ce taureau, sans l'avoir commandé au statuaire. Je ne suis point assez fou pour désirer la possession de semblables objets. Il y avait à Agrigente un nommé Perilaüs, excellent sculpteur, mais le pire des hommes. Ce Périlaüs, bien éloigné de connaître mes véritables sentiments, s'imagine qu'il me ferait plaisir en inventant quelque nouveau supplice, comme si je ne me plaisais qu'à punir. Il fabriqua donc ce taureau et vint me le présenter. C'est une oeuvre parfaite, et d'une exécution merveilleuse ; il ne manque à l'animal que le mouvement, et, si on l'entendait mugir, on le croirait en vie. A la première vue, je m'écriai : "Voilà une offrande digne d'Apollon Pythien. II faut envoyer ce taureau au dieu !" Alors Périlaüs : "Que serait-ce, dit-il, si vous connaissiez l'art avec lequel il est fait à l'intérieur, et l'usage auquel il peut être employé ? " Ouvrant alors le taureau par le dos : " Lorsque vous voudrez, ajouta-t-il, châtier quelqu'un, faites-le monter dans cette machine, enfermez-le ; ajustez ensuite ces flûtes aux naseaux du taureau, et ordonnez qu'on lui allume du feu sous le ventre. Bientôt celui qui sera dedans poussera des gémissements et des cris, pénétré de douleurs insupportables ; mais le son de sa voix, en passant par les flûtes, formera des sons mélodieux, et soupirera un air plaintif, un mugissement lugubre, qui vous charmera pendant que l'autre subira sa peine." 12. "A peine eus-je entendu cet homme, que je détestai son abominable invention, et, tout indigné contre cette affreuse machine, je voulus lui faire subir le supplice qu'il avait imaginé : "Eh bien ! lui dis-je, Périlaüs, si vous ne me faites pas de vaines promesses, montrez-nous l'effet véritable de votre art ; entrez dans le taureau, imitez la voix d'un homme qui crie, et nous jugerons si, comme vous le dites, les flûtes produisent d'harmonieux accords." Périlaüs obéit. Dès, qu'il est entré, je l'enferme, et j'ordonne qu'on allume du feu par-dessous : "Reçois, lui dis-je alors, une digne récompense de ton admirable invention, et chante-nous le premier la musique que tu as composée." Ainsi fut-il justement puni, en essayant lui-même sa machine. Je le fis toutefois retirer, pendant qu'il vivait et respirait encore, afin qu'il ne souillât point la statue par sa mort ; je le fis précipiter du haut d'une roche : et laisser sans sépulture. Je purifiai ensuite le taureau, et je vous l'envoie pour le consacrer, au dieu, après avoir ordonné qu'on y gravât cette histoire, mon nom, comme donateur, celui de Périlaüs, son invention, la juste vengeance que j'en ai tirée, la musique de l'ingénieux statuaire, et l'essai qu'il en a fait le premier. [1,13] "Pour vous, habitants de Delphes, vous ne ferez rien que de juste en offrant un sacrifice en mon nom avec mes envoyés, et en plaçant ce taureau dans un endroit apparent du temple, afin que tous voient comment je me conduis envers les méchants, et quelle punition j'inflige à l'excès de leur scélératesse, je donne comme preuves suffisantes de mon caractère la punition de Périlaüs et la dédicace de ce taureau, que je n'ai point réservé pour entendre les soupirs d'autres victimes, ni les sons mélodieux des flûtes, et qui n'a jamais fait entendre que les mugissements de l'inventeur. Lui seul a fait l'épreuve de son art, et j'ai mis fin à sa chanson inhumaine et barbare. Voilà ce qu'à présent je puis offrir au dieu : plus tard je lui ferai souvent d'autres offrandes, si j'obtiens de lui de n'être plus forcé de recourir à des supplices. [1,14] Telle est, habitants de Delphes, la lettre de Phalaris ; il dit la vérité, il vous raconte exactement les faits, et il est juste que vous croyiez à notre déposition, attendu que nous avons été les témoins oculaires de sa conduite et que nous n'avons, en ce moment, aucun motif de vous en imposer. S'il faut, toutefois, vous implorer en faveur d'un homme qui passe faussement pour cruel, et qui se voit forcé de punir, nous vous supplions, comme citoyens d'Agrigente, comme Grecs et Doriens d'origine, d'accorder à ce prince votre amitié qu'il désire ; il est tout prêt à bien mériter de votre ville en général et de chacun de vous en particulier. Recevez donc ce taureau, consacrez-le au dieu, faites des voeux pour la ville d'Agrigente et pour Phalaris. Ne nous renvoyez point sans nous accorder notre demande, ne faites pas cette injure à notre souverain, ne privez point le dieu d'une offrande qui est à la fois un chef-d'oeuvre de l'art et un monument de justice. [2,1] PHALARIS - SECOND DISCOURS. Je ne suis pas un hôte des Agrigentins, habitants de Delphes , je n'ai jamais été reçu chez Phalaris : je n'ai aucun motif de bienveillance envers lui, ni aucun espoir d'amitié future ; mais, après avoir entendu ses envoyés et leur discours plein de justesse et de modération, après avoir considéré l'intérêt de la religion, l'utilité publique, et surtout la dignité de Delphes, je me lève pour vous exhorter à ne pas faire injure à un souverain rempli de piété, à ne point refuser une offrande qui porte déjà le nom d'Apollon, et qui doit servir à perpétuer le souvenir de trois grands faits, l'habileté de l'artiste, son invention exécrable et la juste punition qu'il a subie. [2,2] Il me semble qu'élever le moindre doute sur l'objet qui nous occupe, qu'agiter la question que nous ont soumise les magistrats, si nous devons accepter ou rejeter cette offrande, c'est manquer aux devoirs de la religion, ou plutôt c'est commettre une impiété excessive ; en effet, cette action est réellement un sacrilège d'autant plus criminel, qu'il y a moins d'irréligion à dérober une offrande déjà consacrée, qu'à détourner ceux qui veulent en placer une dans le temple. [2,3] Or, je vous prie, comme habitant de Delphes, et comme ayant ma part de sa bonne renommée, si nous la conservons, ou du bruit contraire, s'il en résulte quelqu'un des faits actuels, de ne pas fermer le temple aux hommes pieux, de ne pas déshonorer notre ville aux yeux de tous, en laissant croire qu'elle calomnie les offrandes faites au dieu et qu'elle soumet les donateurs aux suffrages d'un tribunal. Autrement, personne n'osera plus rien offrir, sachant que le dieu n'acceptera aucun présent, s'il n'a reçu l'approbation des Delphiens. [2,4] Cependant Apollon Pythien a déjà prononcé en faveur de la justice de cette offrande. S'il détestait Phalaris, si ce présent lui eût été odieux, il pouvait aisément le submerger dans la mer ionienne avec le vaisseau qui le portait : au contraire, il a fait régner, nous dit-on, le calme le plus favorable, durant toute la traversée, et a fait aborder l'équipage sain et sauf à Cirrha. [2,5] Rien ne prouve mieux qu'il applaudit à la piété du monarque. Il faut donc que vous portiez un suffrage conforme à celui du dieu et ajoutiez ce taureau aux autres ornements du temple ; car il serait absurde que celui qui envoie un si magnifique présent au dieu emportât du temple une sentence qui le condamne, et qu'il n'obtînt pour prix de sa piété qu'un jugement qui le déclare indigne de consacrer aucune offrande. [2,6] Mon adversaire, comme s'il arrivait directement d'Agrigente, parle en style tragique des meurtres, des violences, des brigandages du tyran ; il semble qu'il ait eu sous les yeux les excès qu'il décrit ; et pourtant, vous savez tous qu'il n'a jamais voyagé, ni mis le pied sur un vaisseau. Il faut, sur de pareils faits, ne croire que difficilement ceux même qui s'en disent victimes : on ne sait jamais bien s'ils disent la vérité ; à plus forte raison ne devons-nous pas condamner ce que nous ne connaissons point par nous-mêmes. [2,7] Si du reste de telles choses se sont passées en Sicile, nous n'avons point à Delphes à nous en préoccuper, à moins qu'au lieu de prêtres nous ne prétendions être juges ; alors, quand il faudra offrir des sacrifices, servir le dieu, lui présenter les offrandes qu'on lui envoie, formons-nous en tribunal et discutons pour savoir si les tyrans qui règnent par delà la mer ionienne sont injustes ou non. [2,8] Laissons les autres agir comme il leur plaît : la seule chose, selon moi, qui nous soit nécessaire, c'est de connaître nos propres usages, pourquoi ils sont établis, s'ils sont encore en vigueur, quel avantage nous trouvons à les suivre. Nous habitons une contrée hérissée de précipices, nous labourons des cailloux ; il n'est pas besoin, pour le prouver, d'invoquer le témoignage d'Homère, vos propres yeux peuvent vous en convaincre : ainsi la terre ne nous permet d'espérer qu'une longue disette. Mais le temple, mais Apollon Pythien, et l'oracle, et les sacrifices, et les pieuses offrandes, valent pour nous les plaines de Delphes; ce sont nos revenus, nos richesses; c'est notre nourriture, à parler franchement entre nous ; et , pour le dire avec les poètes : "C'est un bien qui nous vient, sans soin et sans culture" ; c'est un champ que le dieu laboure pour nous, et qui nous fournit non seulement les productions des autres territoires de la Grèce, mais qui donne à Delphes tout ce que font naître la Phrygie, la Lydie, la Perse, l'Assyrie, la Phénicie, l'Italie et les contrées hyperboréennes. Après Apollon, nous sommes l'objet du culte de tous les peuples ; nous vivons au sein de l'abondance et de la prospérité ; tel a été le passé, tel est le présent ; puissions-nous ne pas voir finir cette heureuse vie ! [2,9] Personne ne se souvient qu'on ait jamais été aux voix pour admettre une offrande ou qu'on ait empêché quelqu'un de faire un sacrifice; et c'est, je pense, grâce à cet usage, que notre temple est arrivé au faite de la renommée et au comble de la richesse. Il ne faut donc pas invoquer aujourd'hui, ni modifier en rien les lois anciennes ; il ne faut pas nous mettre à juger scrupuleusement les dons, nous enquérir de la provenance de ce qu'on nous envoie, nous demander d'où viennent les offrandes, qui les adresse, quelle en est la nature. Notre ministère est de les recevoir sans difficulté et de les consacrer, en servant tout à la fois et le dieu et la piété des donateurs. [2,10] Il me semble, habitants de Delphes, que le plus sage parti à prendre dans cette circonstance, c'est de considérer, avant tout, le nombre et l'importance des objets sur lesquels vous avez à délibérer. Il s'agit d'abord du dieu, du temple, des sacrifices, des offrandes, des usages antiques, des vieilles coutumes, de la gloire de notre sanctuaire ; viennent ensuite les intérêts de cette ville, ceux de notre communauté, ceux de chacun des habitants de Delphes ; enfin, et par-dessus tout, la gloire ou l'opprobre dont vous allez vous couvrir aux yeux des hommes. Je ne crois pas que vous puissiez trouver rien de plus important, si vous écoutez la raison, rien de plus essentiel. [2,11] Voici donc sur quoi nous avons à délibérer. Ce n'est point d'un tyran nommé Phalaris, ni de ce taureau, ni de cette masse d'airain qu'il s'agit, mais de tous les rois, de tous les souverains qui vénèrent notre temple, de l'or, de l'argent, et des autres offrandes précieuses qu'on y dépose chaque jour en l'honneur du dieu ; nous devons, en effet, faire passer le dieu avant toute autre considération. [2,12] Pour quelle raison cesserions-nous donc de nous conduire à l'égard des offrandes comme on l'a toujours fait depuis les temps les plus reculés ? Qu'avons-nous à reprocher à nos vieux usages, pour en introduire de nouveaux ? Et ce qui ne s'est jamais pratiqué depuis que nous habitons cette ville , qu'Apollon Pythien rend des oracles, que le trépied parle aux mortels, que la prêtresse est inspirée, pourquoi voulons-nous l'établir aujourd'hui ? Pourquoi citer à un tribunal, soumettre à une enquête ceux qui apportent leurs dons ? Vous voyez pourtant comment cette ancienne coutume, cette liberté, cette licence accordée à tous a rempli votre temple de biens immenses, tous s'empressant d'y offrir leurs présents, quelques-uns même excédant leurs facultés pour enrichir le dieu. [2,13] Si vous vous érigez en juges, en inquisiteurs des offrandes, je crains que bientôt nous ne manquions de matière à nos enquêtes : personne ne consentira jamais à comparaître comme un coupable, à se laisser juger après les frais et les dépenses qu'il aura faites, et à s'exposer à perdre la vie. Car comment vivre, après avoir été déclaré indigne de consacrer une offrande ?