[1,0] LIVRE PREMIER. [1,1] Je chante les guerres plus que civiles dont la Thessalie fut le théâtre ; le crime prenant force de loi, un peuple puissant tournant ses mains victorieuses contre ses entrailles, deux camps unis par les liens du sans, l'Empire déchiré, toutes les forces du monde ébranlé servant d un crime commun, aigle contre aigle, romain contre Romain. O citoyens, quelle fureur ! quel amour insensé des combats ! est-ce à vous d'assouvir la haine des nations dans le sang de votre patrie ? [1,10] La superbe Babylone s’enorgueillit de nos trophées ; l'ombre errante de Crassus demande vengeance ; et vous cherchez des combats qui n'auront jamais de triomphes ! Hélas ! quelles conquêtes n'aurait pu payer le sang versé par des mains romaines ? Des régions où naît le jour jusqu'aux bords où la nuit s'ensevelit avec les étoiles, des lieux brûlants que le midi embrase, aux contrées brumeuses où ne règne jamais le doux printemps, où la mer de Scythie est emprisonnée sous les glaces, le Sère, l'Arménien barbare, [1,20] les peuples, s'il en est, qui voient naître le Nil, tout serait dompté. Alors si telle est ton ardeur pour une guerre détestable, maîtresse du monde entier, ô Rome, tourne tes mains contre toi-même. Mais as-tu manqué d'ennemis ? Les villes d'Italie s'écroulent sous leurs toits brisés ; leurs murailles ruinées ne sont plus que des débris épars ; les maisons n'ont plus de gardien qui les protéger l'habitant solitaire est errant dans leur vaste enceinte ; l'Hespérie dès longtemps inculte est couverte de ronces ; les mains du laboureur manquent aux champs qui les demandent. [1,30] Ce n'est pas toi, farouche Pyrrhus, ce n'est pas toi, fier Annibal, qui nous as causé tant de maux : le fer étranger ne nous fit jamais de si profondes blessures ; ces coups partent d'une main domestique. Il faut se consoler pourtant de ces malheurs, et s'en réjouir si les destins n'ont pas trouvé d'autre voie pour amener le règne de Néron Si les destins n'ont pu frayer à l'arrivée de Néron d'autres chemins, s'il faut payer cher les royautés éternelles des dieux, si l’Olympe n'obéit à Jupiter qu'après la guerre des géants terribles, cessons de nous plaindre, ô dieux ; j'aime le crime et le sacrilège payés d'un tel prix. Que Pharsale emplisse de carnage ses plaines odieuses, que les mânes des Carthaginois s'abreuvent de notre sang, [1,40] que les dernières batailles se heurtent sous les murs funestes de Munda ; à cas destins ajouta, César, Pérouse affamée, Mutine aux abois, nos flottes détruites à Leucade, et la guerre des esclaves aux pieds brûlants de l'Etna. Rome doit cependant beaucoup aux guerres civiles, puisque tout fut fait pour toi. Quand s'achèvera ton séjour ici-bas, tu monteras plein de jours vers les astres, le palais de l'Olympe, ta demeure préférée, te recevra avec allégresse. Soit que tu veuilles tenir le sceptre, soit que, monté sur le char étincelant de Phébus, [1,50] tu préfères éclairer la terre de tes feux errants, qui charment le monde, toute divinité te cédera sa place, et la nature te laissera choisir ta royauté. Mais tu ne prendras pour demeure ni les régions du nord, ni les régions brûlées des feux de Sirius et d'où ton astre jetterait sur Rome d'obliques rayons. Si tu pèses sur un point extrême du vaste Éther, l'axe du ciel gémira sous le faix. Garde au centre l'équilibre du monde. Que ce point du ciel soit serein, qu'aucune nuée ne cache César. [1,60] Qu'alors le genre humain pose les armes, que toutes les nations s'aiment d'un commun amour, et que la paix, descendue sur la terre, ferme les portes de fer du belliqueux Janus. Mais tu es déjà un dieu pour moi. Puisse le poète te recevoir dans son sein, il n'invoquera pas le dieu de Cyrrha, il n'appellera pas Bacchus loin de Nysa. C'est assez de toi pour inspirer les chants d'un Romain. Je veux remonter à la source de nos malheurs ; c'est m'ouvrir une carrière immense. Quelle est la cause qui entraîna ce peuple aux fureurs des combats, et qui chassa la paix de la terre ? [1,70] L'envieuse fatalité ; l'arrêt porté par le destin, que rien d'élevé ne soit stable ; la chute qu'entraîne un trop pesant fardeau ; Rome que sa grandeur accable. Ainsi, lorsque les siècles accumulés amèneront l'instant de la dissolution du monde, tout rentrera dans l'ancien chaos, les astres confondus se heurteront contre les astres, la mer engloutira les étoiles, la terre refusera d'embrasser la mer et la chassera de son lit, Phoebé s'avancera contre son frère, dédaignant l'oblique chemin où marchent ses coursiers, et demandera pour elle l'empire du jour ; [1,80] l'ébranlement universel de la machine en détruira l'ordre et l'accord. L'excessive grandeur s'écroule sur elle-même : c'est le terme que les dieux ont mis à la prospérité. La fortune n'a voulu confier à aucune nation du monde le soin de sa haine contre les Romains : c'est toi, Rome, c'est toi qu'elle a rendue, sous trois tyrans, l'instrument de ta ruine ; c'est leur concorde impie qui t'a perdue. Fatale alliance des chefs ! aveugle ambition ! pourquoi unir vos forces et vous disputer l'univers en butte à vos coups ? Non, tant que la terre contiendra la mer ; [1,90] que l'air balancera la terre, que Phoebus se lassera à rouler son char et que la nuit suivra le jour à travers les mêmes signes, jamais il n'y aura de sincère accord dans le partage du rang suprême. L'autorité ne veut point de compagne. N'en cherchons pas les exemples loin de nous ; le fondateur des murs les souilla du sang d'un frère. Et ce n'était pas l'empire du monde qu'on se disputait avec tant de fureur ; un étroit asile divisa ses maîtres. On vit quelque temps subsister entre Pompée et César une paix simulée et contrainte. [1,100] Crassus, au milieu de ces deux rivaux, tenait la guerre comme en suspens. Tel l'isthme étroit soutient seul le choc des deux mers qu'il sépare ; que la terre se retire, la mer Égée va se briser contre la mer d'Ionie. Ainsi la mort déplorable de Crassus en souillant de sang romain les murs assyriens de Carres, nous a livrés à nos propres fureurs. La victoire des Parthes a déchaîné nos haines. Heureux Arsacides ! dans cette journée vos succès ont passé votre attente : vous avez donné la guerre civile aux vaincus. L'empire est partagé par le fer, et la fortune d'un peuple puissant, [1,110] qui embrasse la terre, les mers, le monde entier, ne peut contenir l'ambition de deux hommes. O Julie ! seul gage de leur alliance, tu n'es plus. Les flambeaux de ton hymen, allumés sous le plus noir auspice, se sont éteints dans le tombeau. O toi ! que les cruelles Parques ont enlevée au monde ! si le destin t'eût laissé vivre, tu aurais pu, à l'exemple des Sabines, te précipiter entre ton père et ton époux, les retenir, les désarmer, joindre leurs mains dans tes mains pacifiques. Ta mort affranchit Pompée et César des liens de la foi jurée : [1,120] rien ne s'oppose plus à cette jalousie impatiente, à cette émulation de gloire, qui les presse de ses aiguillons. Toi, Pompée, tu crains que l'éclat de tes anciens travaux ne soit obscurci par de nouveaux exploits, et que la conquête des Gaules n'efface tes triomphes sur les pirates : cette longue suite de prospérités et d'honneurs te remplit l'âme d'orgueil, et ta fortune ne peut se résoudre à partager le premier rang. César ne veut rien qui le domine ; Pompée ne veut rien qui l'égale. Lequel des deux partis fut le plus juste ? on ne peut le dire sans crime. Chacun a pour lui un puissant suffrage. Les dieux se déclarent pour le vainqueur, mais Caton s'attache au vaincu. Les forces ne sont pas égales. Pompée, sur le déclin des ans, [1,130] amolli par le long usage des dignités pacifiques, avait oublié la guerre au sein du repos, tout occupé de sa renommée, soigneux de plaire à la multitude, poussé par le vent de la faveur populaire, et flatté de recueillir les applaudissements de son théâtre, il se reposait sur son ancienne fortune, sans se préparer des forces nouvelles : il lui restait l'ombre d'un grand nom. Tel, au milieu d'une fertile campagne, un chêne superbe, chargé des dépouilles des peuples et des trophées des guerriers. Il ne tient à la terre que par de faibles ratines ; son poids seul l'y attache encore. Il n'étend plus dans les airs que des branches dépouillées, [1,140] c'est de son bois, non de son feuillage, qu'il couvre les lieux d'alentour. Mais quoiqu'il chancelle, prêt à tomber sous le premier effort des vents, quoiqu'il s'élève autour de lui des forêts d'arbres robustes, c'est lui seul qu'on révère. Au nom, à la gloire d'un grand capitaine, César joignait une valeur quine souffrait ni repos, ni relâche, et qui ne voyait de honte qu'à ne pas vaincre dans les combats. Ardent, infatigable, où l'ambition, où le ressentiment l'appelle, c'est là qu'il vole le fer à la main. Jamais le sang ne lui coûte à répandre. Mater ses succès, les poursuivre, saisir et presser la fortune, abattre tout ce qui s'oppose à son élévation, [1,150] et s'applaudir de s'être ouvert un chemin à travers des ruines : telle était l'âme de César. Ainsi la foudre que le choc des vents fait jaillir des nuages, brille et remplit l'air d'un bruit qui fait trembler le monde. Elle sillonne le jour, répand la terreur au sein des peuples pâlissants que sa flamme éblouit, frappe et détruit ses propres temples, perce les corps les plus durs, marque sa chute et son retour par un vaste ravage, et rassemble ses feux dispersés. Aux intérêts cachés de ces deux rivaux, se joignaient les semences publiques de discorde qui ont toujours perdu les États florissants. [1,160] Dès que Rome triomphante se fut enrichie des dépouilles du monde vaincu, que la prospérité eut corrompu les moeurs, et que le brigandage eut amené le luxe, plus de bornes dans nos richesses, dans nos palais : notre goût dédaigna la frugalité de nos pères ; les hommes disputèrent aux femmes des parures à peine décentes pour elles. La pauvreté, mère féconde des héros, se vit bannie : et l'univers entier fournit ce qui fait la perte des nations ! Ce fut à qui étendrait le plus loin les limites de ses domaines : on vit les champs autrefois sillonnés par la pesante charrue des Camilles, les champs que la bêche antique des Curius avait défrichés, [1,170] former de vastes campagnes, sous des possesseurs inconnus. Ce n'était plus ce peuple fait pour goûter une paix innocente et se reposer sur ses armes victorieuses dans le sein de la liberté. Alors on vit naître les haines promptes à s'allumer. Le crime ne coûta plus rien, conseillé par l'indigence. On mit l'honneur suprême à se rendre plus puissant que sa patrie, même le fer à la main. De là le droit mesuré sur la force, les lois du sénat et du peuple violées, les tribuns avec les consuls se disputant la tyrannie, les faisceaux enlevés à prix d'argent, le peuple achetant la faveur du peuple ; [1,180] la brigue, cette peste publique, renouvelant tous les ans dans le champ de Mars l'enchère des dignités vénales, l'usure dévorante, les pactes ruineux, la bonne foi chancelante et la guerre devenue pour beaucoup un besoin. César arrive sur les bords du Rubicon, qui marque la limite de son gouvernement. L'image de la patrie désolée se dresse devant lui et le conjure de ne pas avancer plus loin avec son armée. César, après un moment d'hésitation, passe le fleuve. Déjà César avait franchi le sommet glacé des Alpes, l'esprit violemment agité, le coeur plein de la guerre future. A peine fut-il arrivé aux bords étroits du Rubicon, une grande ombre lui apparut : c'était l'image de la patrie ! elle brillait dans l'ombre de la nuit. Elle était tremblante et consternée. De son front couronné de tours, ses cheveux blancs tombaient épars. Debout devant lui, les bras nus, [1,190] elle prononce ces paroles entrecoupées de gémissements : "Où allez-vous, soldats, où portez-vous mes enseignes ? Si vous respectez les lois, si vous êtes citoyens, arrêtez ! un pas de plus serait un crime." A ces mots, le coeur de César est saisi d'horreur ; ses cheveux se dressent sur sa tête, et la langueur dont il est abattu enchaîne ses pas au rivale. Mais bientôt : "O Jupiter ! s'écria-t-il, ô toi que mes aïeux ont adoré dans Albe naissante, et qui, du haut du Capitole, veilles aujourd'hui sur la reine du monde ; et vous, dieux tutélaires des Troyens, qu'Énée apporta dans l'Ausonie ; et toi, Romulus, qui, enlevé au ciel, devins l'objet de notre culte ; et toi, Vesta, qui vois sur tes autels brûler sans cesse le feu sacré ; [1,200] et toi, Rome, qui fus toujours une divinité pour moi, favorisez mon entreprise. Non, Rome, ne crois pas voir César te poursuivre, armé du flambeau des Furies. Vainqueur sur la terre et sur les mers, il est encore à toi, si tu le veux ; il est ton soldat, il le sera partout. Celui-là seul sera criminel qui fera de César l'ennemi de Rome." A ces mots, sans plus différer, il fit passer le fleuve à ses troupes. Tel dans les déserts ardents de la poudreuse Lybie, un lion, dès qu'il aperçoit le chasseur, s'arrête, paraît hésiter, et rassemble toute sa fureur. Sitôt qu'il s'est battu les flancs de sa queue, qu'il a dressé sa crinière, et que le bruit sourd du rugissement a retenti dans sa gueule profonde ; [1,210] soit que le Maure léger lui darde sa lance ou lui présente la pointe de l'épieu, il se précipite lui-même, sans crainte, au-devant du fer. Le Rubicon aux flots rouges, faible dans sa source, roule à peine ses eaux défaillantes sous les signes brûlants de l’été ; il serpente au fond des vallées, et sépare les champs de la Gaule, des campagnes de l'Italie. Mais l'hiver lui donnait alors des forces : trois mois de pluies avaient grossi ses ondes, et les neiges des Alpes, fondues par l'humide haleine du vent du midi, l'enflaient encore de leurs torrents. [1,220] Pour soutenir le poids des eaux, la cavalerie s'élance la première, et dans son oblique passage, elle oppose une digue à leur cours. L'impétuosité du fleuve, alors suspendue, permet aux bataillons de s'ouvrir un chemin facile à travers les ondes obéissantes. Déjà César a franchi le fleuve, il touche à la rive opposée ; et dès qu'il a mis un pied rebelle dans cette Italie interdite à ses veux : "C'est ici, dit-il, c'est ici que je laisse la paix et les lois déjà violées. Fortune ! je m'abandonne à toi ! Plus de lien qui me retienne. J'ai pris pour arbitre le sort, et la guerre sera mon juge." A l'instant son ardeur infatigable presse les pas de ses guerriers à travers les ombres de la nuit ; [1,230] il va, plus rapide que la pierre lancée par la fronde du Baléare ou que la flèche du Parthe fuyard. Et le soleil à peine avait effacé les étoiles, lorsque César entra menaçant dans les murailles d'Ariminum. Prise d'Ariminum pendant la nuit. Les habitants, réveillés par le bruit des trompettes, voient leur ville envahie par une armée, et déplorent en silence leur malheureux sort. Le jour se lève, ce triste jour qui doit éclairer les premiers troubles de la guerre ; mais soit que les dieux ou l'Auster orageux eussent assemblé les nuages, leur voile funèbre obscurcit les airs. Cependant les soldats de César s'étant emparés de la place publique, il ordonne que ses étendards y soient arborés ; et à l'instant même le bruyant clairon, la trompette éclatante donnent le signal d'une guerre impie. Le peuple s'éveille ; [1,240] les citoyens arrachés au sommeil, se saisissent des armes suspendues autour de leurs dieux domestiques, des boucliers rompus, des lances émoussées, des glaives dévorés par la rouille, tels que les offre une longue paix. Mais lorsqu'ils reconnaissent les aigles romaines, qu'ils aperçoivent la haute taille de César au milieu de ses soldats, la frayeur enchaîne les membres glacés, et ce n'est qu'au fond de leurs coeurs qu'une douleur muette ose former ces plaintes "O murs trop voisins des Gaulois, à combien de maux votre situation nous condamne ! [1,250] Tous les peuples jouissent d'une profonde paix, et nous, si des furieux courent aux armes, nous sommes leur première proie, cette enceinte est leur premier camp. Pourquoi le sort ne nous a-t-il pas fait habiter des cabanes errantes sous le char brûlant du soleil, sous les astres glacés de l'Ourse, plutôt que de nous donner à garder les barrières de l'Italie ? Les premiers, nous avons vu les Gaulois y pénétrer, les Cimbres s'y répandre, les Carthaginois fondre du haut des Alpes ; les courses et les fureurs des Teutons désoler ces bords ; toutes les fois que la Fortune insulte Rome, c'est ici le chemin de la guerre." Tels sont les gémissements étouffés de ce peuple, la crainte même n'ose paraître, et la douleur n'a point de voix. [1,260] Le silence de ces murs est égal au silence des forêts, quand les frimas font taire les oiseaux, et à celui de la mer, quand le calme enchaîne les ondes immobiles. La lumière du jour avait dissipé les froides ombres de la nuit, et César balançait encore ; mais bientôt la Discorde armée de nouveaux feux, vient irriter ses ressentiments et le délivrer du frein de la honte. La Fortune elle-même travaille à légitimer ses projets et à justifier sa révolte. Au point du jour, les tribuns, forcés de s'enfuir de Rome, arrivent au camp de César ; l'un deux, Curion, excite César à presser la guerre. Rome incertaine entre l'obéissance et la révolte a vu le sénat, toujours menaçant au seul nom des Gracques, chasser les tribuns au mépris des lois. Les tribuns se réfugient sous les drapeaux déjà déployés de César, et Curion, audacieux et vendu, les accompagne ; [1,270] Curion qui fut jadis la voix du peuple, Curion qui osa soulever le peuple contre l'autorité menaçante des grands ; il trouve César agité de pensées diverses et lui parle en ces mots : "Tant qu'on a permis à ma voix de s'élever en ta faveur, César, nous avons prolongé, en dépit du sénat, le commandement qu'il t'envie. Alors j'avais le droit de paraître à la tribune et d'entraîner vers toi la multitude flottante des Romains. Mais depuis que la force a fait taire les lois, on nous chasse du sein de nos dieux, et tu nous vois exilés volontaires. C'est à toi, c'est à ta victoire de rendre à Rome ses citoyens. [1,280] Hâte-toi, César, tout chancelle ; les partis n'ont ni fermeté, ni vigueur. Quand tout est prêt, pourquoi différer ? Les dangers ne sont-ils pas les mêmes que tu as bravés tant de fois ? Et combien plus grand en est le prix ! La Gaule, un coin de la terre, t'a coûté dix ans de guerre ; ose livrer quelques combats, dont le succès est facile et sûr, Rome est à toi et le monde avec elle. Ne crois pas que ton retour soit décoré des honneurs du triomphe, le Capitole n'attend pas tes lauriers ; la dévorante envie te refuse tout, à peine te pardonnera-t-elle d'avoir dompté les nations : [1,290] le gendre a résolu d'éloigner le beau-père, tu ne peux partager le monde, tu peux le posséder seul." César, enflammé par ce discours, harangue ses soldats et leur parle de marcher sur Rome. Il accable Pompée et le sénat d'invectives, et se promet la faveur des dieux, qui doivent protéger la justice de sa cause. Tel on voit le coursier d'Elide, impatient de quitter la barrière, où, tête baissée il agite son frein, devenir plus fougueux encore aux cris de la foule ; tel, à la voix de Curion, César qui déjà respirait la guerre, s'enflamme d'une nouvelle ardeur. Il commande, et ses soldats armés accourent en foule aux drapeaux. Il apaise d'un regard leurs mouvements tumultueux, et de la main leur imposant silence : "Compagnons de mes travaux, leur dit-il, [1,300] vous qui depuis dix ans n'avez cessé de vaincre avec moi, exposés à des périls sans nombre, voilà donc le prix de notre sang versé dans les plaines glacées du nord, de nos blessures, de nos trépas et des hivers passés sous les Alpes. Si le Carthaginois les traversait, causerait-il plus de trouble dans Rome ? On grossit les cohortes de nouveaux soldats ; partout les forêts tombent et se changent en vaisseaux ; l'ordre est donné de poursuivre César sur la terre et sur les mers. Que serait-ce, si vaincu moi-même, j'avais laissé le champ de bataille couvert de mes drapeaux ; si je fuyais devant les féroces Gaulois ? [1,310] Lors même que la fortune me seconde, que les dieux m'appellent au comble de la gloire, on ose me défier ! Qu'il vienne ce chef amolli par les délices de la paix, qu'il vienne avec ses soldats faits à la hâte, ses milices revêtues de la toge, ce Marcellus qui harangue sans cesse, et ces Catons, noms imposants et vains. De quel droit des clients à gage le rassasient-ils depuis tant d'années d'une autorité sans bornes ? De quel droit a-t-il triomphé avant l'âge fixé par les lois ? De quel droit prétend-il ne déposer jamais les dignités une fois usurpées ? Parlerai-je des lois supprimées dans tout l'univers, de la famine appelée à Rome pour servir son ambition ? [1,320] N'avons-nous pas vu ses cohortes répandre l'effroi dans le Forum ? Une enceinte de glaives menaçants, appareil inconnu jusqu'alors, investir le tribunal épouvanté ? Les soldats s'ouvrir un passage à travers l'assemblée des juges, et les satellites de Pompée environner Milon avant qu'il fût jugé ? A présent, pour ne pas languir dans une obscure vieillesse, il nous suscite une guerre coupable, accoutumé qu'il est à porter les armes contre son pays. Sylla, son maître, l'instruisit au crime ; il ira plus loin que Sylla. Comme les tigres, lorsque sur les pas de leurs mères ils ont bu dans les forêts d'Hyrcanie le sang des troupeaux égorgés, ne dépouillent jamais leur férocité, ainsi, [1,330] Pompée, accoutumé à lécher le sang dont dégouttait le glaive de Sylla, la même soif te tourmente encore, et depuis que tes lèvres ont goûté ce breuvage affreux, ton coeur est insatiable. Cependant quel sera le terme de ta puissance et de tes forfaits ? Que du moins l’exemple de Sylla t'apprenne à descendre du trône. Après avoir défait les pirates vagabonds de Cilicie, après avoir réduit Mithridate à joindre le fer au poison, pour se délivrer du fardeau d'une guerre qui l'accablait, veux-tu couronner tes exploits par la ruine de César ? Pour quel crime ? pour n'avoir pas obéi quand tu lui ordonnais de déposer ses aigles victorieuses. : [1,340] mais si l'on m'arrache le prix de mes travaux, qu'on récompense du moins ces guerriers. Ils ont longtemps combattu sans moi ; qu'ils triomphent sans moi, j'y consens, et qu'un autre paraisse à leur tête le jour du triomphe. Où traîneront-ils après la guerre leur vieillesse languissante ? Quelle retraite auront-ils en quittant les drapeaux ? Quels champs donnerez-vous aux vétérans, quel asile aux vieillards ? O Pompée, leur préfères-tu tes colonies de pirates ? C'en est trop, levez ces étendards dès longtemps victorieux, marchons, et servons-nous des forces que nous ne devons qu'à nous-mêmes. A qui se présente les armes à la main, refuser ce qui lui est dû, c'est accorder tout ; et ne craignez pas que les dieux nous manquent ; [1,350] ce n'est point au pillage, ce n'est pas à l'empire que je cours ; nous allons chasser de Rome les maîtres superbes qu'elle est prête à servir." Il dit. Un long murmure, un frémissement sourd répandu dans la foule exprima les mouvements divers dont les esprits étaient combattus. La piété, l'amour du pays ne laissaient pas que d'attendrir ces âmes endurcies au carnage et aveuglées par le succès ; mais leur ardeur pour les combats, leur respect pour César les entraîne. L'armée se rend à ce discours, et un chef de cohorte, Lélius, proteste qu'il suivra partout César ; que s'il faut égorger pour lui frère, père, épouse, s'il faut détruire Rome, il est tout prêt : toute l'armée fait le même serment. Alors Lélius, premier centurion, couronné du chêne qui atteste qu'on a sauvé un citoyen dans les combats, s'écrie : "Arbitre suprême des destins de Rome, [1,360] s'il est permis à la vérité de te parler par ma voix, nous nous plaignons que ta patience ait si longtemps enchaîné nos mains. As-tu cessé de compter sur nous ? Quoi ! tandis que le sang qui coule dans nos veines échauffe encore notre courage, tu souffriras l'avilissement de la toge et la tyrannie du sénat ! Est-ce donc un malheur si grand que de vaincre dans la guerre civile ? Mène-nous chez les Scythes barbares ; sur les bords inhospitaliers des Syrtes ; dans les sables brûlants de la Lybie dévorée de feux, je te suivrai. Cette main, pour laisser après toi l'univers subjugué, [1,370] n'a-t-elle pas enchaîné sous la rame les vagues irritées de l'Océan ? N'a-t-elle pas dompté le Rhin fougueux et fendu ses eaux écumantes ? Dès que tu commandes, rien ne m'arrête, je dois pouvoir tout ce que tu veux. Celui que tes trompettes m'annoncent pour ennemi n'est plus un citoyen pour moi. Je le jure par ces drapeaux qu'ont signalés dix ans de victoires ; je le jure par tous les triomphes que tu as remportés sur les nations : si tu m'ordonnes de plonger mon épée dans le sein de mon frère, dans la gorge de mon père, dans les flancs de ma femme au terme de l'enfantement, quoique frémissant, j'obéirai. Faut-il dépouiller les autels ? embraser les temples ? [1,380] de notre camp la flamme ira dévorer l'autel de Junon Monéta. Veux-tu camper sur les bords du Tibre toscan ? j'irai moi-même, sans trembler, tracer ton camp dans les campagnes de Rome. Nomme les murs que tu veux raser, cette ville fût-elle Rome, mes bras vont pousser le bélier qui en dispersera les débris." A ce discours, toutes les cohortes applaudirent, et leurs mains élevées s'offrirent à César, quoi qu'il fallût exécuter. Le bruit de l'acclamation fut égal au bruit des forêts de la Thrace, lorsque l'impétueux Borée se précipite [1,390] et mugit contre les rocs du mont Ossa, et que les chênes courbés jusqu'à leurs racines relèvent leurs branches fracassées avec un long gémissement. Dès que César voit ses soldats embrasser avec joie le parti de la guerre et les destins l'entraîner, pour ne pas laisser ralentir sa fortune, il se hâte de rassembler les légions répandues dans les campagnes de la Gaule et d'investir Rome de toutes parts. On quitte les tentes plantées aux bords du Léman profond, et les camps assis sur les roches escarpées des Vosges pour contenir le belliqueux Lingon aux armes peintes. Ceux-ci quittent les bords de l'Isère [1,400] qui longtemps conduit dans son lit, tombe dans un fleuve d'une renommée plus grande et ne porte pas son nom aux rives de l'Océan. Les blonds Ruthènes sont affranchis d'une longue occupation. Le paisible Atax se réjouit de ne plus porter tes barques romaines, et le Var d'être devenu la limite de l'Italie. On quitte le port qui, sous le nom sacré d'Hercule, resserre la mer entre ses rochers creux. Le Corus et le Zéphyr ne peuvent rien sur lui. Circius trouble seul ses rivages et défend la station de Monoecum. La même joie se répandit sur ce rivage [1,410] que la terre et la mer semblent se disputer quand le vaste Océan l'inonde et l'abandonne tour à tour. Est-ce l'Océan lui-même qui de l'extrémité de l'ave roule ses vagues et les ramène ? Est-ce le retour périodique de l'astre de la nuit qui les foule sur son passage ? Est-ce le soleil qui les attire pour alimenter ses flammes ? Est-ce lui qui pompe la mer et qui l'élève jusqu'aux cieux ? Sondez ce mystère, vous qu'agite le soin d'observer le travail du monde. Pour moi, à qui les dieux t'ont cachée, cause puissante de ce grand mouvement, je veux t'ignorer toujours. On voit flotter les enseignes et dans les campagnes de Reims, [1,420] et sur les rives de l'Atur, où l'habitant de Tarbes voit la mer doucement expirer dans un golfe arrondi. Le Santon salue avec allégresse le départ de l'ennemi ; le Biturge, le Suesson qui manie lestement ses longues armes ; le Leuque et le Rhémois habiles à darder le javelot ; le Séquane qui excelle à faire tournoyer les coursiers ; le Belge, habile conducteur du char armé d'éperons ; l'Arverne, issu du sang troyen et qui se prétend notre frère ; le Nervien rebelle, que souille encore le sang de Cotta ; [1,430] le Vangion vêtu des larges braies du Sarmate ; le farouche Batave qu'excite le bruit des clairons d'airain ; l’habitant des rives de l’errante Cinga, celui du Rhône, qui entraîne l'Arare dans ses flots rapides ; ceux qui habitent la cime des Cévennes, suspendue sur des roches chenues. {Les Pictons sans tributs fouillent leurs campagnes; des camps n'encerclent plus les nomades Turons; l'Ande, las de se flétrir dans les brouillards, Mayenne, se réconforte maintenant dans l'onde calme de la Loire. [1,440] L'illustre Genabum est affranchie des ailes césariennes.} Et toi aussi, Trévire, tu te réjouis de voir la guerre changer de théâtre. Vous respirez en liberté, Liguriens tondus, jadis préférés aux Comates chevelus ; et vous peuples, qui répandez le sang humain sur les autels de Teutatès, de Taranis, et d'Hésus, divinités plus cruelles que la Diane de Tauride ; vous recommencez vos chants, bardes, qui consacrez par des louanges immortelles la mémoire des hommes vaillants frappés dans les combats. [1,450] Et vous, Druides, vous reprenez vos rites barbares, vos sanglants sacrifices que la guerre avait abolis. Vous seuls avez le privilège de choisir entre tous les dieux ceux qu'on doit adorer, ceux qu'on doit méconnaître. Vous célébrez vos mystères dans des forêts ténébreuses ; vous prétendez que les ombres ne vont point peupler les demeures tranquilles de l'Érèbe, les sombres royaumes de Pluton ; mais nos esprits dans un monde nouveau vont animer de nouveaux corps. La mort, à vous en croire, n'est que le milieu d'une longue vie. Cette opinion fût-elle un mensonge heureux les peuples qu'il console, [1,460] ils ne sont point tourmentés par la crainte du trépas ; de là cette ardeur qui brave le fer, ce courage qui embrasse la mort, cette honte attachée aux soins d'une vie qui doit renaître. Ainsi la Gaule a vu les aigles romaines se retirer vers l'Italie ; les légions mêmes destinées à fermer aux Germains la barrière de l'empire abandonnent les bords du Rhin et laissent le monde en proie aux nations. César, à la tête de toutes ses légions rassemblées, envahit l'Italie, et répand de tous côtés une si grande terreur, que le sénat et Pompée lui-même s'enfuient de Rome. Les forces immenses de César rassemblées autour de lui l'ayant mis en état de tout entreprendre, il se répand dans l'Italie et s'empare des villes voisines de Rome. Au juste effroi que son approche inspire, la Renommée ajoute ses rumeurs. [1,470] Elle annonce au peuple leur ruine infaillible, et devançant la guerre qui s'approche à grands pas, ses voix innombrables sont occupées à semer l'épouvante. On dit que des corps détachés ravagent les fertiles campagnes de l'Ombrie ; qu'une aile de l'armée s'étend jusqu'aux bords où le Nar coule dans le Tibre ; que César lui-même à la tête de ses bataillons s'avance sur plusieurs colonnes environné de tous ses aigles. On croit le voir, non tel qu'autrefois, mais pareil à un géant terrible ; [1,480] plus sauvage et plus féroce que les barbares qu'il a domptés; on croit le voir traînant après lui tous ces peuples répandus entre les Alpes et le Rhin, qui, arrachés du sein de leur patrie, viennent, aux yeux des Romains immobiles, saccager Rome et venger César. Ainsi chacun par sa frayeur grossit le bruit de l'alarme publique, et sans chercher de preuves à leurs maux, ils craignent tous ceux qu'ils imaginent. Ce n'est pas seulement le vulgaire qui se sent frappé d'une aveugle terreur, le sénat, les pères conscrits cherchent leur salut dans la fuite ; et par un décret ils chargent les consuls des funestes apprêts de la guerre. [1,490] Alors ne sachant de quel côté la retraite est plus sûre ou le danger plus pressant, ils vont où la frayeur les emporte : ils se jettent au milieu d'une multitude éperdue et rompent ces longues colonnes de fugitifs dont le tumulte retarde les pas. Il semble que la flamme ait gagné leurs toits ou que leurs maisons chancelantes menacent de s'écrouler sur eux. C'est ainsi qu'une foule égarée traverse Rome à pas précipités, comme si l'unique espoir qui reste à ces malheureux était de quitter leur patrie. Tel quand l'impétueux Auster repousse la mer écumante loin des écueils de la Lybie, [1,500] et qu'on entend les mâts gémissants se briser sous l'effort des voiles, le pilote et le nocher s élancent dans les flots du haut. de la poupe qu'ils abandonnent, et sans attendre que le vaisseau soit entr'ouvert, chacun se fait à lui-même un naufrage. Tels les Romains abandonnant leurs murs fuyaient au-devant de la guerre. Aucun n'est retenu, ni par la voix d'un père accablé de vieillesse ; ni par les larmes d'une épouse ; ni par ses lares qu'il n'a pas même le temps d'implorer; aucun ne s'arrête sur le seuil de sa demeure, aucun n'ose attacher ses regards sur cette ville chérie qu'il voit peut-être pour la dernière fois. La foule s'enfuit sans que rien puisse l'arrêter. [1,510] Oh ! qu'aisément les dieux nous élèvent au comble du bonheur ! que malaisément ils nous y soutiennent ! Cette ville habitée par un peuple innombrable, où se rendaient en foule les nations vaincues, et qui semblait pouvoir contenir le genre humain assemblé, des mains lâches et tremblantes la laissent en proie à César, l'abandonnent à son approche. Que sur des bords étrangers le soldat romain soit investi par un ennemi qui le presse, un simple retranchement le met à couvert des surprises de la nuit ; un rempart de gazon fait à la hâte lui assure sous la tente un sommeil paisible. Et toi, Rome, au premier bruit de la guerre te voilà déserte ; [1,520] on n'ose se confier pour une seule nuit à tes murs. Pardonnons-leur ces frayeurs mortelles ; Pompée fuyait, qui n'eût pas tremblé ? Pour ne laisser même aux esprits consternés aucun espoir dans l'avenir, le sort manifesta sa colère par les plus terribles présages. Les dieux firent éclater au ciel, sur la terre et sur les mers mille prodiges effrayants. On vit dans la nuit obscure des astres inconnus, le ciel embrasé d'obliques lueurs traversant le vide et l'immensité des airs ; l'astre qui change les empires, la comète déployer sa redoutable chevelure. [1,530] Au milieu d'une sérénité trompeuse, on vit sous mille formes diverses se succéder les éclairs étincelants, tantôt semblables à un javelot, tantôt à la lumière éparse d'une torche. La foudre, sans nuage et sans bruit, partit des régions du nord et tomba sur le Capitole. Les moindres étoiles accoutumées à briller durant les heures muettes de la nuit, apparurent au grand jour. La lune, dont le disque réfléchissait alors la pleine image du soleil, pâlit, comme frappée de l'ombre de la terre. [1,540] Le soleil lui-même, au plus haut de sa course, enveloppant son char d'une noire vapeur, plongea le monde dans les ténèbres et fit désespérer du jour. Moins sombre fut la nuit qui enveloppa Mycène la ville de Thyeste, quand le soleil recula d'horreur vers son berceau. Vulcain courroucé ouvrit les gueules de l'Etna ; mais au lieu de lancer sa flamme vers le ciel, il inclina sa cime béante, et répandit sa lave du côté de l'Italie. Charybde roula une mer de sang ; les chiens de Sylla poussèrent des hurlements lamentables. [1,550] Le feu de Vesta ravi aux autels se partage en s'élevant, comme la flamme du bûcher des enfants d'Oedipe. La terre s'ébranle sur sa base, et du sommet chancelant des Alpes s'écroulent des monceaux de neiges. Thétys couvre de ses eaux grandissantes les sommets de l'Atlas et ceux de Calpé. Les dieux indigètes pleurent, et les lares expriment par leur sueur l'état où Rome est réduite. Les offrandes des dieux tombent dans le temple. Les oiseaux sinistres souillent le jour, les bêtes sauvages quittent les forêts [1,560] et font hardiment de Rome leur repaire. La langue des bêtes fait entendre des paroles humaines ; les femmes enfantent des monstres, et la mère est épouvantée de l'enfant qu'elle a mis au jour. Les sinistres prédictions de la prêtresse de Cumes se répandent dans le peuple. Les ministres sacrés de Bellone et de Cybèle errants et furieux, les membres déchirés, les cheveux épars, glacent les peuples par leurs cris lugubres. Les urnes funéraires gémissent ; [1,570] un bruit horrible d'armes et de voix se fait entendre dans les forêts inaccessibles ; les fantômes hantent les villes ; les peuples voisins de Rome abandonnent les campagnes ; l'effroyable Érinnis courait autour des murs, secouant sa torche allumée et sa chevelure de serpents. Telle l'Euménide excitait la Thébaine Agave ou conduisit te glaive du cruel Lycurgue; telle par la volonté de Junon, Mégère épouvantait Hercule que Pluton n'a pu faire pâlir. On entendit le son des trompettes, et un bruit égal aux clameurs des combattants dans la fureur de la mêlée. [1,580] L'ombre de Sylla sortit de la terre et rendit d'effrayants oracles ; les laboureurs épouvantés virent, au bord de l'Anio, Marius briser sa tombe, et lever sa tête du sein des morts. On crut devoir, selon l'antique usage, recourir aux devins d'Étrurie. Arons, le plus âgé d'entre eux, retiré dans les murs solitaires de Luca, lisait l'avenir dans les directions de la foudre, dans le vol des oiseaux, dans les entrailles des victimes. D'abord, il demande qu'on jette dans les flammes [1,590] le fruit monstueux que la nature égarée forme dans un sein qu'elle condamne à la stérilité. Il ordonne aux citoyens tremblants d'environner les murs de Rome, et de les purifier par des lustrations. Tandis que les sacrificateurs en parcourent les dehors, accompagnés de la troupe inférieure des prêtres vêtus de la robe gabienne. Après eux, marche à la tête des vestales, le front ceint des bandelettes sacrées, la prêtresse qui seule a droit de voir Minerve Troyenne. Sur leurs pas s'avancent les dépositaires des oracles et des livres des Sibylles qui, tous les ans, [1,600] vont laver la statue de Cybèle dans les faibles eaux de l'Alcmon. Ensuite venaient les augures, gardiens des oiseaux sacré, et les chefs qui président dans les fêtes aux sacrifices des festins ; et les prêtres d'Apollon et ceux de Mars qui portaient à leur cou les boucliers mystérieux, et le grand prêtre de Jupiter qu'on distinguait au voile attaché sur sa tête majestueuse. Tandis qu'ils suivent à pas lents les vastes détours de l'enceinte de Rome, Arons ramassa les feux de la foudre, et la terre les reçoit dans son sein avec un triste et profond murmure. Il consacre le lieu où il les a cachés ; il fait amener au pied des autels un taureau superbe [1,610] et commence les libations. La victime, impatiente, se débat longtemps pour se dérober au sacrifice ; mais les prêtres se jetant sur ses cornes menaçantes, lui font plier le genou et présentent sa gorge au couteau, Cependant, au lieu d'un sang vermeil, un noir poison coule de sa plaie ; Arons lui-même en pâlit d'horreur ; il observe la colère des dieux ; dans les entrailles de la victime, et la couleur l'en épouvante ; [1,620] il les voit couvertes de taches livides et souillée d'un sang corrompu. Le foie nage dans cette liqueur impure, le poumon est flétri, le coeur abattu, l'enveloppe des intestins déchirée et sanglante, et, ce qu'on ne vit jamais en vain dans les flancs des animaux, du côté funeste, les fibres enflées palpitent, du côté propice elles sont lâches et sans vigueur. [1,630] Dès qu'Arons a reconnu à ces marques les présages de nos calamités, il s'écrie : "O dieux ! dois-je révéler au monde tout ce que vous me laissez voir ? Non, Jupiter, ce n'est pas à toi que je viens de sacrifier, j'ai trouvé l'enfer dans les flancs de ce taureau. Nous craignons d'horribles malheurs, mais nos malheurs passeront nos craintes. Fasse le ciel que ces signes nous soient favorables, que l'art de lire au sein des victimes soit trompeur, et que Tagès qui l'inventa nous en ait imposé lui-même." C'est ainsi que le vieillard étrusque enveloppa ses prédictions d'un nuage mystérieux. Mais Figulus, qu'une longue étude avait admis aux secrets des dieux, [1,640] à qui les sages de Memphis l'auraient cédé dans la connaissance des étoiles et dans celle des nombres qui règlent les mouvements célestes, Figulus éleva sa voix : "Ou la voûte céleste, dit-il, se meut au hasard, et les astres vagabonds errent au ciel sans règle et sans guide : ou, si le destin préside à leur cours, l'univers est menacé d'un fléau terrible. La terre va-t-elle ouvrir ses abîmes ? Les cités seront-elles englouties ? Verrons-nous les campagnes stériles ? les airs infectés ? les eaux empoisonnées ? Quelle plaie, grands dieux ! [1,650] quelle désolation prépare votre colère ? De combien de victimes un seul jour verra la perte ! Si l'étoile funeste de Saturne dominait au ciel, le Verseau inonderait la terre d'un déluge semblable à celui de Deucalion, et l'univers entier disparaîtrait sous les eaux débordées. Si le soleil frappait le Lion de sa lumière, c'est d'un incendie universel que la terre serait menacée ; l'air lui-même s'enflammerait sous le char du dieu du jour. Ni l'un ni l'autre n'est à craindre. Mais toi qui embrases le Scorpion à la queue menaçante, [1,660] terrible Mars, que nous réserves-tu ? L'étoile clémente de Jupiter est à son couchant, l'astre favorable de Vénus naît à peine, le rapide fils de Maïa languit ; Mars, c'est toi seul qui occupes le ciel. Pourquoi les astres ont-ils abandonné leur carrière, pour errer sans lumière dans le ciel ? Pourquoi Orion qui porte un glaive, brille-t-il d'un si vif éclat ? La rage des combats va s'allumer ; le glaive confond tous les droits ; des crimes qui devraient être inconnus à la terre obtiennent le nom de vertus. Cette fureur sera de longue durée. Pourquoi demander aux dieux qu'elle cesse ? [1,670] La paix nous amène un tyran ! Prolonge tes malheurs, ô Rome ! traîne-toi d'âge en âge à travers des ruines. Il n'y a plus de liberté pour toi qu'au sein de la guerre civile." Fureur prophétique d'une dame romaine qui, inspirée par Apollon prédit les principaux événements de la guerre civile. Ces présages avaient jeté l'épouvante dans le peuple. De plus terribles l'accablent encore. Telle des sommets du Pinde descend la bacchante pleine des fureurs du dieu d'Ogygie, telle à travers la ville consternée s'élance une matrone révélant par ces mots le Dieu qui l'oppresse. "Où vais-je, ô Péan ! sur quelle terreau delà des cieux suis-je entraînée ? Je vois le Pangée et ses cimes blanches de neiges, [1,680] et les vastes plaines de Philippes au pied de l'Hémus. Phébus, dis- moi, quelle est cette vision insensée ? Quels sont ces traits, quelles cohortes romaines en viennent aux mains ? Quoi ! une guerre et nul ennemi ? Où suis-je ailleurs emportée ? Me voici aux portes de l'Orient où la mer change de couleur dans le Nil des Lagides. Ce cadavre mutilé qui gît sur la rive du fleuve, je le reconnais. Je suis transportée aux Syrtes trompeuses, dans la brûlante Lybie, où la cruelle Érynnis a jeté les débris de Pharsale. Maintenant je suis emportée par-dessus les cimes nuageuses des Alpes, plus haut que les Pyrénées dont le sommet se perd dans les airs. [1,690] Maintenant je reviens dans ma patrie. La guerre impie s'achève au sein du sénat. Les partis se relèvent ; je parcours de nouveau l'univers. Montre-moi de nouvelles terres, de nouvelles mers, Phébus, j'ai déjà vu Philippes." Elle dit, et tombe épuisée sous le dernier effort de sa fureur.