[1,0] LOUP DE FERRIERES - LETTRE 1 : A Éginhard. [1,1] Au très cher homme Éginhard, Loup, salut. J'ai longtemps hésité, ô le plus aimé des hommes, si j'oserais ou non écrire à Votre Excellence. Et, bien que j'eusse d'autres raisons valables, celle-ci surtout me détournait de ce devoir : ne pouvait-il arriver qu’en recherchant votre amitié j'eusse le malheur de vous déplaire ? N'allais-je pas d'une façon hâtive et tout à fait insolite engager des relations par un présent de familiarité au nom même de cette amitié sans être le moindrement connu de vous. Le caractère de bienveillante indulgence de votre esprit, sans lequel il n'y a pas de vraie philosophie, donna l'espoir d'obtenir un si grand bien à celui qui brûlait ainsi du violent désir de le posséder. Mais puisque j'apporte, semble-t-il, une ombre de raison, je tais les maximes des écrivains profanes sur l'amitié ; car vous les possédez merveilleusement, et je craindrais qu'on ne me décochât fort justement ce trait d'Horace, émoussé à force de servir : "Ne porte pas de bois à la forêt". (Horace, Satires, I,10,36). [1,2] En vérité, notre Dieu, bien loin de nous laisser une occasion de mépriser les amis, a prescrit d'aimer de toutes nos forces nos ennemis. C'est pourquoi je vous prie de prêter patiemment et aimablement votre attention à mes pensées que j'exprime avec quelque détail, afin que vous puissiez savoir qu’il n’y a chez moi ni mauvaises intentions, ni tentative liée à l'inconstance de la jeunesse. L'amour des lettres est né en moi presque depuis ma plus tendre jeunesse ; et je n'ai point méprisé ce que la plupart de nos contemporains appellent leurs loisirs superstitieux et superflus. Si la disette de maîtres ne s'y fût pas opposée, si l'étude des anciens tombée dans une longue prostration n'eût point été près de périr, j'aurais peut-être pu, Dieu aidant, satisfaire à mon avidité, puisque, ayant commencé à se ranimer de votre temps, grâce au très fameux empereur Charles, à qui les lettres doivent rendre un tel hommage qu'elles lui procurent une éternelle mémoire, le culte des choses de l'esprit a déjà quelque peu relevé la tête et que le mot de Cicéron est redevenu assez conforme à la vérité : « La considération nourrit les arts et la gloire enflamme tous les cœurs pour les études ». (Cicéron, Les Tusculanes, I, 2, 4). [1,3] De nos jours, ceux qui ont l'ambition de s'instruire sont à charge aux gens ; et les ignorants n'imputent pas à la faiblesse humaine, mais à la qualité des disciplines, ce qu'ils découvrent peut-être de coupable dans ces savants qu'ils s'étonnent de voir se tenir à l'écart comme sur un mont élevé. Aussi les uns repoussant la palme que leur eût valu la science, les autres redoutant une fâcheuse renommée, tous se sont écartés d'une si noble tâche. A mon avis du moins, la science vaut d'être convoitée pour elle-même. Le saint évêque métropolitain Aldric m'envoya l'acquérir. Je pris au hasard un professeur de grammaire qui m'enseigna les règles de l'art. [1,4] De nos jours, passer de la grammaire à la rhétorique puis, dans l'ordre, aux enseignements libéraux, ce n'est qu'une plaisanterie ; en conséquence, je commençai ensuite un peu à lire les livres des auteurs au petit bonheur. Mais les ouvrages composés à notre époque me déplurent parce qu'ils s'écartaient de cette gravité qu'on trouve chez Cicéron et chez tous les autres auteurs classiques et que les Pères de l'Église ont aussi imitée. C'est alors que me tomba entre les mains votre ouvrage où (qu'il me soit permis de le dire sans soupçon de flatterie), d'un style remarquable, vous avez confié aux lettres les faits, entre tous remarquables eux aussi, dudit empereur. J'y découvris et goûtai les fines pensées, les transitions rares que j'avais notées chez les bons auteurs, enfin ces clairs jugements qui ne s'entortillent pas dans les trop longues périodes, mais se condensent en de brèves formules. [1,5] C'est pourquoi votre réputation tout d'abord qui était à mes yeux celle d'un sage puis et surtout l'éloquence que je découvrais en votre livre, me firent désirer de voir naître dans la suite l'occasion de vous être présenté et de m'entretenir avec vous pour que l'estime que j'ai pour vous et mon zèle pour l'étude me recommandassent à vous, comme votre prud’homie et votre science vous avaient fait connaître à ma petitesse. En vérité, je ne cesserai jamais de le désirer tant que je serai bien portant et que je vous saurai de ce monde. Que mon désir se puisse réaliser, j'en ai l'espoir d'autant plus vif qu'en venant de Gaule ici, dans la région transrhénane, je suis devenu votre très proche voisin. [1,6] Je fus en effet envoyé par le susdit évêque auprès du vénérable Raban pour être initié par lui aux divines Ecritures. Donc, lorsque je sus qu'un envoyé de Raban devait se rendre d'ici auprès de vous, j'eus dessein d'abord de vous soumettre quelques termes obscurs â élucider ; ensuite il me parut préférable de vous devoir adresser la présente lettre. Si elle reçoit de vous bon accueil, je me féliciterai d'une faveur que j'ai désirée et à laquelle je ne resterai pas insensible. Mais, ayant une fois franchi les bornes de toute retenue, je vous demande encore de me prêter quelques-uns de vos livres pendant mon séjour ici : solliciter un prêt de livres, c'est infiniment moins audacieux que de réclamer le don de l'amitié. Ce sont le traité de Cicéron Sur la rhétorique (je le possède, il est vrai, mais plein de fautes en de nombreux endroits ; c'est pourquoi j'ai collationné mon exemplaire sur manuscrit que j'ai découvert ici : je croyais celui-ci meilleur que le mien : il était plus fautif) ; plus trois livres du même auteur sur la rhétorique en forme de discussion dialoguée sur l'orateur [1,7] Je pense que vous les avez, parce que, dans le catalogue de vos livres, après la mention du traité à Herennius et l'intercalation de quelques autres, je trouve écrit : Traité sur la rhétorique de Cicéron, plus le Commentaire sur les livres de Cicéron ; en outre, le livre des « Nuits attiques » d'Aulu-Gelle. Il y a aussi dans ce catalogue plusieurs autres ouvrages que, si Dieu m'accorde de jouir de votre faveur, je désire ardemment me voir confier, pour les copier pendant mon séjour ici, quand je vous aurai rendu les autres. Délivrez-moi, je vous en prie, de mon embarras en faisant ce que je vous demande. J'extrais les racines amères de la littérature ; faites m'en goûter les fruits les plus doux. Encouragez-moi par votre rare éloquence. Si vous me trouvez digne de ces bienfaits, soyez sûr que ma reconnaissance ne s'éteindra qu'avec ma vie ; non, je n'ai pas besoin de vous dire quelle sera pour vous ma gratitude. J’aurais bien d'autres choses à vous écrire, mais je n'ai pas le droit d'arrêter à toutes ces futilités un esprit sans cesse occupé d'améliorations extérieures ou appliqué aux plus secrètes beautés de la philosophie.