[12,0] SATIRE XII : RETOUR de CATULLE. 1-82. Plus doux que l'anniversaire de ma naissance m'est ce jour, Corvinus, où l'autel de gazon attend, comme si c'était fête, les bêtes que j'ai promis d'immoler aux dieux. Voilà une brebis blanche pour la reine du ciel ; une pareille sera offerte à la déesse guerrière qui combat sous la Gorgone de Mauritanie ; mais non loin de là, une fière victime destinée à Jupiter tarpéien tire sur sa corde et nous menace de son front, jeune taureau farouche, mûr pour le temple et pour l'autel, prêt à être arrosé de vin, honteux déjà de se pendre aux mamelles de sa mère, occupé à écorcher les arbres de sa naissante corne. Si je possédais un bien abondant et tel qu'il le faudrait pour mon goût, c'est un taureau plus gras qu'Hispulla qu'on me verrait traîner au sacrifice, un animal lent de son poids même, qui n'aurait pas été nourri dans le pâturage d'à côté, mais qui ferait honneur aux prairies de Clitumne et par son sang et par son cou fait pour braver un victimaire géant : car je fête le retour d'un ami encore tout tremblant des terribles dangers auxquels il s'étonne d'avoir échappé. Il ne sort pas seulement des hasards de la mer, il a subi les menaces de la foudre. D'épaisses ténèbres avaient pris le ciel comme dans un seul nuage ; une flamme soudaine frappa les antennes, chacun se crut atteint, puis connut la stupeur, et l'on se disait qu'il n'y a pas de naufrage comparable à une voilure qui brûle. Rien n'arrive de plus effroyable dans les fictions des poètes, lorsqu'y surgit la tempête. Autre péril encore, écoute et tu seras pris de pitié, quoiqu'il s'agisse cette fois d'une horreur fort connue et que rappellent tant de tablettes votives dans les temples (qui ne sait en effet qu'Isis est le pain des peintres ?) : c'est l'accident qu'à son tour a subi la fortune de Catulle. Le navire avait déjà de l'eau jusqu'à moitié de sa cale ; les vagues le couchaient alternativement sur l'un et l'autre bord, le mât ne tenait plus, la science du vieux pilote n'était plus d'aucun secours. Alors Catulle se décide à transiger avec les vents et jette sa cargaison par-dessus bord, tel le castor qui se fait eunuque, heureux de s'en tirer au prix de son testicule, tellement cette bête connaît les vertus de son bas-ventre . " Qu'on jette à la mer ce qui est à moi, criait-il, qu'on jette tout ! " Et il avait bien la volonté de sacrifier des merveilles : des étoffes de pourpre qui auraient séduit nos voluptueux Mécènes, des tissus colorés naturellement sur le dos des moutons par les pâturages, par les eaux et par les énergies secrètes de l'air, dans l'heureuse Bétique. Il n'hésitait pas à se débarrasser de son argenterie : des plats faits pour Parthénius, un cratère ayant l'ampleur d'une urne, et digne de désaltérer Pholus ou la femme de Fuscus, et des bassins, quantité d'assiettes, des coupes ciselées où avait bu l'habile prince qui acheta Olynthe. Y a-t-il aujourd'hui, où donc peut-il y avoir, un homme assez courageux pour préférer sa tête à l'argent et son salut aux richesses ? [12,50] Ce n'est pas pour vivre que les gens s'enrichissent ; mais le vice les aveugle au point qu'ils vivent pour s'enrichir. Bref, Catulle fait lest de presque toute sa vaisselle, mais sans effet : alors, cédant au malheur, il se voit réduit à abattre son mât, et il sort enfin du péril. Suprême péril, quand on ne peut sauver un navire qu'en le mutilant ! Va maintenant, va confier ta vie aux vents, va te mettre à la merci du bois équarri, séparé de la mort par une planche qui a quatre doigts, ou sept si elle est épaisse. Sacs, pain, cruche ne suffisent plus désormais, songe à la tempête et n'oublie pas de te munir aussi de haches. Enfin les vagues retombent et la mer s'aplanit, la bonne étoile et les destins heureux sourient dans l'air et sur les flots, les Parques enroulent avec bienveillance de la blanche laine sur leur quenouille, puis le vent se fait aussi doux qu'une brise ; alors le navire délabré poursuit sa route avec quelques hardes tendues comme moyen de fortune et la seule voile restante de la proue. L'auster ne souffle plus et l'espoir de vivre renaît avec le soleil. A ce moment surgit à l'horizon le sommet qu'aimait Iule, dont il préférait le séjour à celui de Lavinium, et qui a reçu son nom de la truie blanche qui mit les Troyens en joie, car ils la virent en ce lieu accomplissant le prodige d'allaiter trente marcassins. Enfin le navire, doublant le phare tyrrhénien, entre au port, dans les eaux emprisonnées loin, jusqu'au large, par des ouvrages qui semblent fuir les rivages d'Italie ; la nature n'a vraiment créé aucun autre port qu'il faille autant admirer. Avec sa pauvre coque, le patron gagne le bassin intérieur où naviguerait en sûreté même une barque de Baies. C'est là que bavardent les marins à la tête rasée ; c'est là, en lieu sûr, qu'ils aiment à raconter leurs aventures. 83-130. Allez donc, mes garçons ; recueillez-vous et faites silence ; enguirlandez les sanctuaires, plongez les couteaux dans la farine, décorez autel et gazon sacré. Je vous suis, puis quand j'aurai fait le sacrifice selon le rite, je rentrerai chez moi où les petits simulacres de mes pénates, luisants de cire fragile, reçoivent de modestes couronnes. Là j'apaiserai le Jupiter protecteur des foyers, j'offrirai l'encens à mes Lares paternels, et je répandrai toutes les nuances de la violette. Tout est resplendissant, de longs rameaux surmontent l'entrée où des lampes matinales annoncent la fête. N'aie point de mauvais soupçons, Corvinus ; car ce Catulle dont je célèbre le retour en dressant tant d'autels, a trois petits héritiers. En sais-tu un autre que moi, capable de faire le sacrifice même d'une poule malade et mourante pour un ami si négatif ? Mais que parlé-je de telles dépenses ! Un père de famille ne se verra jamais immoler la moindre caille. Qu'en revanche le riche Gallita et le riche Pacius, qui sont sans enfants, se voient pris d'un furtif accès de fièvre : [12,100] il faudra tout un portique pour contenir l'invasion des traditionnelles tablettes votives ; des gens promettront cent boeufs : et c'est parce qu'il n'y a pas ici d'éléphant à acheter et que le Latium ni aucune de nos contrées n'ont jamais vu naître animal de cette taille ; on va les chercher parmi les nations couleur de jais, pour les nourrir ensuite sous les arbres des Rutules et sur le territoire de Turnus ; ces éléphants de l'empereur ne sont faits pour servir aucun particulier : Hannibal le Tyrien, le roi des Molosses et nos généraux, voilà les maîtres auxquels leurs aïeux obéissaient en prenant part active au combat, car ils portaient sur leur dos des cohortes et une tour qui marchait ainsi à la bataille. Donc Novius et Pacuvius Hister, s'il ne dépendait que d'eux, n'hésiteraient pas à conduire cet ivoire aux autels et à faire tomber devant les Lares de Gallita pareilles victimes, seules dignes de si grandes divinités et de leurs adorateurs. Pacuvius serait bien capable, si cela était permis, d'immoler les plus grands et les plus beaux de sa troupe d'esclaves ; il mettrait volontiers les bandelettes du sacrifice au front de ses jeunes serviteurs et servantes ; et s'il avait chez lui une jeune fille, il livrerait cette Iphigénie au couteau sacré, sans pourtant espérer qu'un coup de théâtre lui substitue furtivement la biche. Je loue mon concitoyen, et je ne compare pas les mille vaisseaux d'Agamemnon à un héritage ; car si le riche malade échappe à Libitine, il sera pris dans la reconnaissance comme un poisson dans la nasse, il voudra récompenser pareil attachement ; il détruira peut-être son premier testament pour tout laisser d'un mot à Pacuvius. C'est alors que notre homme marcherait orgueilleux et sans pitié pour ses rivaux vaincus ! Tu vois ce qu'on peut gagner à immoler une seconde fois la Mycénienne. Que Pacuvius vive, j'en prie les dieux, et même aussi longtemps que Nestor ; qu'il possède autant que Néron a volé, qu'il élève des montagnes d'or, mais aussi qu'il n'aime personne et que de personne il ne soit aimé.