[8,0] SATIRE VIII - Les NOBLES. 1-38. Que me font les arbres généalogiques ? A quoi te sert, Ponticus, de pouvoir te vanter d'une antique lignée, d'avoir à montrer des portraits d'ancêtres et les Emiliens debout sur leurs chars, et les Curius déjà mutilés et Corvinus sans épaule, et Galba privé d'oreilles et de nez ? Que gagnes-tu à désigner ce Corvinus sur un grand tableau de famille, puis, en mettant plusieurs rallonges à ta baguette, des maîtres de cavalerie et un dictateur enfumés, si tu vis sans honneur à la face des Lépides ? Qu'importent les effigies de tant de guerriers, si tu passes tes nuits à jouer sous le nez des vainqueurs de Numance, si tu t'endors à l'heure où se lève l'étoile du matin, celle même où ces chefs de guerre faisaient avancer les enseignes et levaient le camp ? Pourquoi un Fabius, né d'un foyer d'Hercule, s'enorgueillirait-il d'une ascendance où figurent les vainqueurs des Allobroges avec l'illustre autel, s'il est cupide, s'il est menteur et plus mou qu'une brebis d'Euganée ? s'il fait épiler et polir son derrière et insulte par là à l'austérité hérissée de ses pères, si cet empoisonneur déshonore de sa statue qui sera brisée la galerie de la race ? En vain d'antiques figures de cire ornent partout tes portiques, car il n'y a qu'une noblesse et c'est la vertu. Un Paulus, un Cossus, un Drusus, voilà ce qu'il faut être par ta vie, voilà ce qui doit passer avant tes portraits d'ancêtres, avant tes propres faisceaux, si tu es consul. Tu me dois compte tout d'abord de tes qualités d'âme. As-tu acquis une réputation d'honnêteté et de justice par tes actes et ton langage ? Je te reconnais pour noble chef. Salut, Gétulicus ; salut, Silanus, ou toi, de quelque sang que tu sois, citoyen hors pair, gloire de ta patrie ; je veux faire retentir devant toi les mêmes acclamations que le peuple devant Osiris retrouvé. Mais qui avouerait noble un homme indigne de sa naissance et ne brillant que par son nom ? Au nain d'un tel nous donnons le nom d'Atlas ; celui de Cygne à un Éthiopien, d'Europe à une fille contrefaite ; des chiens errants, pelés et galeux, qui lèchent les bords d'une vieille lampe, recevront le nom du léopard, du tigre, du lion ou de quelque autre animal encore, s'il y en avait à lancer un plus formidable rugissement. Prends donc garde, crains d'être appelé au même titre Créticus ou Camérinus. 39-70. A qui en ai-je ? A toi, Rubellius Blandus. Tu te gonfles de la haute origine des Drusus, comme si tu avais toi-même de quoi mériter la noblesse, ou revendiquer pour mère une femme du sang brillant d'Iule plutôt qu'une mercenaire qui fait de la toile au pied du rempart éventé. " Vous êtes de pauvres gens, dis-tu, la lie de la population, pas un de vous ne saurait nommer la patrie de son père ; tandis que moi, je descends de Cécrops ". Compliments ! savoure longtemps la joie de cette descendance ! Cependant, c'est au fond de la plèbe que tu trouveras le citoyen éloquent, celui qui défend en justice le noble inculte ; il sortira de la plèbe méprisée, [8,50] le juriste capable de deviner les énigmes des lois ; et aussi le jeune et vif soldat marchant aux rives de l'Euphrate et ralliant les aigles qui surveillent le Batave dompté. Mais toi, tu n'es rien d'autre que Cécropide, quelque chose comme une statue d'Hermès, avec cette différence à ton avantage que sa tête est de marbre, alors que tu es une statue vivante. Dis-moi, rejeton de Troyens, les animaux, eux qui sont muets, qui les jugerait de race noble s'ils n'étaient vigoureux ? Ainsi jugeons-nous le cheval qui a la rapidité de l'oiseau et qui conquiert en se jouant les palmes de la victoire dans le cirque enthousiasmé qui s'enroue à acclamer. Celui-là est noble, de quelque prairie qu'il vienne, qui bat ses rivaux à la course et fait voler en avant de tous la poussière de l'arène. Mais on ne verra qu'un bétail bon à vendre dans la postérité de Coryphée et d'Hirpinus, si le timon de leur char n'a porté que de rares victoires. Nul égard aux ancêtres dans ce domaine, nul crédit à des ombres ; à peu de frais, on fait changer ces bêtes de maîtres : alors, de leur encolure pelée, ils tireront les charrettes, en descendants dégénérés, devenus bons à tourner la meule. Si donc tu veux notre admiration, pour toi-même et non pour tes biens, produis quelque chose que je puisse inscrire à ton compte sous les titres que nous donnons et avons donnés à ceux à qui tu dois tout. 71-86. J'en ai assez dit à l'adresse d'un jeune homme qui a une réputation d'arrogance et qui est orgueilleux de sa parenté avec Néron : rarement ces favoris de la fortune ont le sens commun. Mais toi, Ponticus, je ne voudrais pas te voir classé par la seule gloire ancestrale, je voudrais te voir agir pour assurer la tienne. Il est pitoyable de prendre pour appui la renommée d'autrui, car l'édifice s'écroule si l'on retire les colonnes. Le sarment de vigne couché à terre réclame l'ormeau dont on l'a privé. Sois bon soldat, honnête tuteur, arbitre intègre ; appelé en témoignage pour un fait incertain ou douteux, même si Phalaris réclamait de toi un parjure sous le mufle de son taureau, regarde comme la pire infamie de préférer la vie à l'honneur et pour sauver ta vie, de perdre les raisons de vivre. Avoir mérité de mourir, c'est être déjà mort : même si l'on dîne avec cent huîtres du Gaurus et qu'on se plonge dans tous les parfums de Cosmus. 87-124. Voici enfin un jour longtemps attendu où tu es nommé gouverneur d'une province ; freine et modère tes colères, mets des bornes à ta cupidité, aie pitié de nos malheureux alliés : tu vois qu'ils n'ont plus rien que des os vides de moelle ; considère ce que les lois prescrivent, ce que le Sénat décrète et sur quelles récompenses ont à compter les gens de bien, quelles foudres sont tombées sur Capiton et Numitor, ces pirates des Ciliciens que le Sénat a condamnés. Mais à quoi bon cette sanction ? Cherche, Chérippe, un crieur, vends tes guenilles, puisque Pansa t'enlève tout ce que te laissa Natta, et puis tais-toi ; la folie, quand on a tout perdu, est de perdre encore le viatique. On se lamentait moins autrefois, la blessure était moins profonde, quand nos alliés conquis de la veille étaient en pleine prospérité. [8,100] Chaque maison était un trésor : énormes tas d'or, chlamydes de Sparte, pourpre de Cos, l'ivoire qu'a fait vivre Phidias, les tableaux de Parrhasius et les statues de Myron, maintes créations de Polyclète, peu de tables sans une parure de Mentor. C'est là qu'ont passé Dolabella, puis Antoine et Verrès le sacrilège, rapportant dans la cale des navires leur butin, plus abondant en pleine paix que pour les triomphes de la guerre. Mais de nos jours, qu'arracher au domaine du vaincu ? Quelques paires de boeufs, quelques juments, le chef du troupeau et puis les Lares eux-mêmes, si l'on y trouve une statue curieuse, un dieu resté seul dans la chapelle richesse suprême, trésor unique. Que si tu méprises les lâches Rhodiens et Corinthe parfumée, c'est à bon droit de quoi sont capables pour se venger une jeunesse épilée, une nation entière sans poils ? Méfie-toi au contraire de l'Espagne hirsute, du climat gaulois, des bords illyriens ; épargne aussi les laboureurs dont a besoin pour manger notre ville soucieuse uniquement de cirque et de théâtre. Le crime serait funeste, et pour quel bénéfice, puisque Marius a complètement ruiné les Africains ? Aie surtout bien soin de n'être violent ni injuste à l'égard d'hommes aussi vaillants que malheureux. Quand même tu les dépouillerais de tout, or et argent, tu leur laisserais bouclier, épée, javelot et casque : les victimes du pillage ont toujours leurs armes. 125-145. Je n'exprime pas un sentiment, je dis la vérité ; croyez-moi, je vous récite un oracle de la Sibylle. Si tu t'entoures d'hommes vertueux, si aucun éphèbe favori ne vend tes arrêts, si ta femme est sans reproches et ne songe pas à courir les chefs-lieux et les villes, comme une Celano aux ongles crochus, pour accrocher de l'argent, alors tu peux faire remonter ta famille à Picus et, si tu aimes les noms antiques, compter dans ta lignée la troupe des Titans et Prométhée lui-même ; choisis dans n'importe quel livre l'auteur de ta famille. Mais si tu te laisses entraîner aux caprices autoritaires, si tu brises tes verges dans le sang des alliés, si tu te plais à voir s'émousser la hache de ton licteur fatigué, alors se dressera contre toi la noblesse même de tes ancêtres qui éclairera tes hontes à son flambeau. Tout vice de l'âme est d'autant plus scandaleux que le coupable est plus grand personnage. Toi qui signes de faux testaments, pourquoi parader dans des temples que ton aïeul a élevés et devant la statue triomphale de ton père ? Oui pourquoi, si tu caches là tes amours dans la nuit, dissimulant ton visage sous une cape de Saintonge. 146-182. Le long des tombeaux où ses aïeux ont leurs cendres et leurs os, le gras Latéranus vole sur son char et lui-même, ce muletier consul, conduit et serre les freins, dans la nuit certes ; mais la lune le voit, [8,150] mais les astres le regardent et sont témoins. Quand il aura fait le temps de sa charge, c'est en plein jour que Lateranus prendra le fouet, rencontrera sans rougir un vieil ami et même, de ce fouet, sera le premier à le saluer ; lui-même défera les bottes de foin et versera l'orge aux bêtes lasses. En attendant, immolant brebis et jeune taureau roux selon le rite de Numa, devant l'autel de Jupiter, il ne jure que par Epone et par les peintures de son écurie. Cependant, quand il va prendre son plaisir dans les cabarets, un Syrien du quartier iduméen, gras de parfum, accourt, le salue en habitué, l'appelle maître et prince ; et Cyané court-vêtue arrive à son tour avec une bouteille à lui vendre. On me dira pour l'excuser : "Nous avons fait comme lui quand nous étions jeunes. " Soit, mais tu as cessé, tu n'as pas croupi dans l'erreur. Le temps des audaces déréglées doit être bref, il y a des fautes qu'il faut faire tomber avec la première barbe. Seuls les enfants ont droit à l'indulgence ; Lateranus, non ! Cet habitué des thermes et des lieux de débauche est mûr pour aller défendre à l'armée les fleuves d'Arménie et de Syrie, le Rhin et l'Ister ; il a l'âge et la vigueur de veiller sur Néron. Envoie-le à Ostie, César, envoie-le ; mais fais chercher ce légat au cabaret ; on l'y trouvera couché auprès d'un assassin, mêlé aux matelots, aux voleurs, et aux esclaves en fuite, parmi des bourreaux, des fabricants de cercueils, des prêtres de Cybèle qui gisent à côté de leur tambourin muet. Là, liberté pour tous, coupes communes, même lit, table égale. Que ferais-tu d'un tel esclave, si le hasard te l'avait donné, Ponticus ? Sans doute l'expédierais-tu en Lucanie ou aux ergastules de Toscane. Mais vous, descendants des Troyens, vous vous pardonnez tout ; et ce qui ferait honte à un savetier, sera pour les Volesus et les Brutus un honneur. 183-210. Hélas ! malgré l'infamie de pareils exemples, il y en a de pires encore. Ton bien mangé, Damasippe, tu as loué ta voix à un théâtre pour y créer un rôle dans le Fantôme de Catulle. L'agile Lentulus a tenu et bien tenu le sien dans Lauréolus, et c'est dommage qu'on ne l'ait pas réellement crucifié. Au reste, le public non plus n'a pas d'excuse, lui qui a le front d'assister aux triples farces de ces patriciens, d'écouter les Fabius déchaussés, de rire aux gifles que reçoivent les Mamercus. Je ne veux pas savoir à quel prix ces gens vendent leur vie ? Ils la vendent sans qu'il y ait un Néron à les y forcer ; ils la vendent au président des jeux, au préteur. Suppose cependant qu'il faille choisir entre le péril de l'épée et le jeu des tréteaux : que décider ? Quelqu'un a-t-il jamais craint de mourir au point de se faire le rival de Thymélé ou le collègue du stupide Corinthus ? Mais faut-il s'étonner, en un temps où le prince se fait joueur de cithare, qu'un noble se fasse mime ? Il n'y a plus, au delà, que l'école des gladiateurs. [8,200] Ah, voici le déshonneur de Rome. Gracchus ne combat point à la manière du mirmillon avec le bouclier rond et le poignard, il condamne les déguisements, il les condamne et les déteste ; il ne se cache pas le visage sous un casque : non, il manie le trident, il lance le filet, et s'il lui arrive de manquer son coup, il semble défier les spectateurs à visage découvert, avant de parcourir l'arène en fuyant : tout le monde le reconnaît ; croyons-en sa tunique, ses réseaux d'or et le cordon de son bonnet salien. Le mirmillon, forcé de le combattre, préférerait la plus cruelle blessure à cette honte. 211-230. Si le peuple avait liberté de suffrage, quel pervers hésiterait à préférer Sénèque à Néron ? Ce Néron aurait mérité le supplice des parricides, et qu'on lui préparât plus d'un singe, plus d'un serpent et plus d'un sac de cuir. Le fils d'Agamemnon avait commis même crime, mais d'un tout autre coeur ; il suivait, lui, une inspiration des dieux, il vengeait un père égorgé parmi les coupes d'un festin, mais il ne se souilla ni du meurtre d'Électre ni du sang de son épouse spartiate, il ne prépara l'aconit pour aucun de ses parents, jamais ne chanta sur les planches, n'écrivit rien sur Troie. Les armes de Verginius, celles de Vindex et de Galba, quel crime eurent-elles à punir davantage entre tous ceux qu'a perpétrés Néron, tyran cruel et brutal ? Admirez les talents, les hauts faits d'un prince de haute naissance : il était heureux de se prostituer, chanteur scandaleux, sur les théâtres étrangers ; la Grèce l'a vu remporter la couronne. Que les effigies de tes ancêtres s'ornent des trophées de ta voix ; dépose aux pieds de Domitius la longue robe de Thyeste, le masque d'Antigone ou de Mélanippe ; à l'impérial colosse de marbre suspends ta cithare. 231-268. Cétégus, et toi Catilina, qui donc est né plus noblement que vous ? Cependant vous préparez armes et torches pour attaquer de nuit nos temples et nos maisons comme les fils des Gaulois, comme ces descendants des Sénones, avec une audace qui mériterait la tunique soufrée. Mais le consul veille, il arrête vos étendards ; c'est un homme nouveau, citoyen d'Arpinum naguère encore simple chevalier municipal : il dispose des postes partout dans la ville inquiète, il se prodigue pour maintenir l'ordre sur les sept collines. C'est pourquoi dans les murs, sous la toge, il s'est acquis un nom et une gloire qu'eut peine à égaler sous Leucade et dans les plaines thessaliennes Octave avec son épée ensanglantée de massacres : Rome sauvée a reconnu en Cicéron son second fondateur et le père de la patrie. Un autre enfant d'Arpinum, dans les montagnes des Volsques, gagnait son salaire quotidien à pousser la charrue d'un autre ; plus tard à l'armée, le cep du centurion se rompait sur sa tête, si sa hache de sapeur travaillait trop lentement à fortifier le camp. Et c'est cet homme-là qui tint tête aux Cimbres dans le plus extrême péril [8,250] et qui seul protégea la ville tremblante. Quand sur les Cimbres massacrés s'abattirent les corbeaux qui ne s'étaient jamais repus de cadavres si gigantesques, le collègue noble de Marius ne reçut le laurier qu'après lui. Plébéiennes furent les âmes des Décius, plébéiens furent leurs noms ; ils ont pu cependant se substituer à tous les soldats de nos légions à tous nos alliés, à toute la jeunesse latine, pour apaiser les dieux infernaux et la terre mère ; car les Décius valaient à eux seuls plus que ce qu'ils sauvaient. Né d'un esclave, le dernier de nos bons rois mérita la trabée, le diadème et les faisceaux de Romulus. Au contraire, ils ouvraient aux tyrans bannis les portes de Rome, les fils du consul, eux sur qui la liberté encore douteuse comptait, attendant un haut fait capable d'étonner Mucius Coclès et cette jeune fille qui franchit à la nage le Tibre, notre frontière. Et qui dénonça aux sénateurs des intrigues si criminelles ? Un esclave, digne d'être pleuré par les dames romaines. Mais eux, par un juste châtiment, ils sont battus de verges et tombent les premiers sous la hache des lois. 269-275. Que tu aies Thersite pour père, pourvu que pareil au petit-fils d'Éaque tu sois capable de porter les armes de Vulcain, voilà ce que j'aimerais mieux pour toi que de te voir ressembler à Thersite tout en descendant d'Achille. Et puis, quand bien même tu remonterais très loin pour chercher l'origine de ton nom, ta race n'en sort pas moins d'un asile infâme ; car le premier de tes aïeux, quel qu'il fût, a été un berger ou quelque autre chose que je ne dirai pas.