[4,0] SATURA IV : LE TURBOT. Encore Crispinus! et son nom dans mes vers Reparaîtra souvent : c’est un monstre pervers, Dont aucune vertu ne rachète les vices; Mou, sans force, il n’est bon qu’aux immondes services: La veuve seule échappe à ses amours grossiers! Qu’en un portique immense il lasse ses coursiers, Qu’en de vastes forêts on le promène à l’ombre, Qu’importe? Et ses jardins magnifiques, sans nombre? Et tout près du forum ses palais fastueux? Nul bonheur au méchant, au lâche incestueux Qui traîna dans son lit la prêtresse adultère, 10 Qu’on devait enfermer, vivante, sous la terre! Mais nous allons parler d’un moins grave forfait, Punissable pourtant si quelque autre l’eût fait; Car ce qui pour les bons est une flétrissure Honore Crispinus, qui brave la censure. Que faire quand le crime et l’homme sont hideux, Mais lorsque l’homme encore est le pire des deux?... Il paye un surmulet six fois mille sesterces! Si nous croyons la foule et ses rumeurs diverses, Qui grossissent toujours le récit des témoins, Ce colosse pesait six livres pour le moins. D’un vieillard sans enfants que l’énorme héritage, Par ce don merveilleux, lui tombât en partage; Qu’il parvînt à séduire, avec de tels cadeaux, La matrone qui dort sous de larges rideaux Dans sa litière close, à l’ombre d’un portique 20 Fort bien! j’approuverais sa fine politique. Mais non, rien de pareil : il achète pour lui! Jamais Apicius n’eût fait comme aujourd’hui, Ce pauvre Apicius, vraiment trop économe! Tant pour un surmulet! O toi qui vins à Rome Vêtu de papyrus, d’un grossier caleçon, Le pécheur t’eût coûté moins cher que le poisson. On acquiert à ce prix un champ dans nos provinces: La Pouille en donnerait pour des sommes plus minces. Pouvons-nous maintenant calculer sans terreur 30 Ce que dans ses festins engloutit l’empereur, Lorsque ce vil bouffon que la pourpre décore, Prince des chevaliers, qui tout à l’heure encore Allait par nos faubourgs criant le poisson frais, Pour sa bouche vorace achète à si grands frais Le moindre de ces plats qui surchargent sa table Viens, Calliope, viens! l’histoire est véritable; Parlez, secondez-moi, vierges du Pinde ! ... Oh! non, je ne vous aurai pas en vain donné ce nom. Le dernier Flavien, comme une bête fauve, Déchirait l’univers, et sous ce Néron chauve Rome esclave mourait, les bras tendus aux cieux; Quand, de l’Adriatique hôte prodigieux, Un turbot échoua, masse démesurée, 40 Près du temple où Vénus d’Ancône est adorée, Et d’un pauvre pêcheur encombra le filet. Ce turbot gigantesque en grosseur égalait Ceux que la Méotide enchaîne dans sa glace, Et, lorsque le dégel en brise la surface, Verse dormants et lourds, engraissés par les froids, Dans l’immobile Euxin clapotant sous leur poids. Aussitôt le patron de la chétive barque A destiné ce monstre au pontife-monarque. Osez donc l’acheter, le vendre... Je vous plains! De sombres délateurs les rivages sont pleins, Et les gardiens épars qui veillent sur la côte Dénonceraient bientôt le pêcheur, à voix haute. [4,50] Ce poisson, diraient-ils, s’est enfui par hasard Des viviers où longtemps l’avait nourri César; Or, il doit retourner à son antique maître. Consulte Armillatus; ils te feront connaître, Palfurius et lui, que tout ce que la mer Voit de rare et de beau nager au gouffre amer  Est la chose du fisc. Ainsi donc, abandonne Un si riche butin, et, pour moins perdre, donne! Déjà l’automne humide a fait place aux frimas, Déjà la fièvre quarte envahit nos climats, Et l’aquilon sifflant, dont l’aile se déploie, De la corruption préserve cette proie. Le malheureux pourtant se hâte au vent d’hiver, Comme s’il redoutait le souffle de l’Auster. 60 Il a bientôt franchi le lac où se contemple Albe presque détruite, et qui garde en son temple L’ancien feu des Troyens sur l’autel de Vesta. La foule émerveillée un moment l’arrêta: Enfin elle s’écoule, et sur leurs gonds dociles Les portes du palais s’ouvrent pour lui, faciles. Les sénateurs muets attendent au dehors. On s’approche d’Atride; et le pêcheur alors: Agréez un morceau qu’à tout autre on dénie. Consacrez ce beau jour à votre bon Génie; Et que votre estomac, soigneusement lavé, Accueille ce turbot, à vous seul réservé! Pour vous dans mes filets il a voulu se prendre. 70 Absurde flatterie, et facile à comprendre! Mais l’encens le plus vil, le plus fastidieux, Est toujours sûr de plaire à ces rivaux des dieux! Comment trouver un plat assez large? On s’assemble; Tous les grands de l’Etat sont convoqués ensemble: Formidable amitié, commerce de malheur, Que de ces mornes fronts dénonce la pâleur! Le héraut dit: Courez!... L’empereur très auguste Vous attend. Aussitôt Pégase, qui rajuste Sa toge mise en hâte, arrive le premier. Naguère de la ville on le créa fermier: Quel autre nom choisir pour les préfets de Rome? Austère magistrat, juge intègre, honnête homme, Dans ces jours désastreux pourtant il croit permis 80 D’enlever sa balance et son glaive à Thémis. Vient ensuite Crispus, ce vieillard estimable; Son caractère est doux, sou éloquence aimable: Pour le dominateur du tremblant univers Quel meilleur conseiller, si, dans ces temps pervers, Inflexible aux méchants, on avait pu soumettre Un généreux avis à l’oreille du maître? Mais quoi de plus cruel, quoi de plus ombrageux Que ce lâche tyran, qui parfois dans ses jeux, Qu’on parlât du soleil ou bien de la tempête, Pour un mot, d’un ami faisait tomber la tête!... Crispus n’osa donc point s’opposer au torrent: 90 Parmi les citoyens, nul qui fût assez grand Pour jeter un cri libre, et, dans Rome asservie, Seul, à la vérité sacrifier sa vie. C’est ainsi que Crispus, épargnant ses conseils, Vit quatre-vingts hivers et quatre-vingts soleils. Acilius accourt, son égal en vieillesse Il échappe au danger par la même souplesse. Un jeune homme le suit, front pur et martial, Victime réservée au glaive impérial. Être noble, et vieillir, dès longtemps c’est prodige! Mieux vaut n’être qu’un fils de la Terre, vous dis-je! [4,100] Nu, sur l’arène d’Albe en vain il attaqua Les lions rugissants, les lions de Barca. De nos patriciens la finesse est extrême; Mais qui ne la pénètre? Et ton vieux stratagème, Brutus, ne vaut plus rien; nous en fîmes abus... Il pouvait aisément tromper nos rois barbus. Né d’une race ignoble, et qui fait sa défense, Rubrius vient, tremblant : coupable d’une offense Que toujours il doit taire, il a plus de noirceur Qu’un cinède effronté qui s’érige en censeur. Enfin de Montanus paraît l’énorme ventre, Puis Crispinus; suant d’aromates, il entre: Avec moins de parfums on embaume deux morts. 110 Après lui, Pompéius, cruel et sans remords, Sourd délateur, habile à faire ouvrir les veines; Et Fuscus, qui, rêvant tant de batailles vaines Dans ses riches villas, doit bientôt sans retour Chez les Daces porter son cadavre au vautour. Le rusé Véienton suit Catulle, un infâme, Dont l’œil mort ne peut voir la vierge qui l’enflamme. Notre siècle n’a rien de plus vil, j’en réponds! Aveugle, ce flatteur, mendiant sur les ponts, De baisers suppliants fatiguait l’avarice Des promeneurs en char, qui descendent d’Arice. Personne plus que lui ne paraît étonné: Cet immense turbot vers la droite est tourné, 120 Catulle admire à gauche. Et c’est ainsi qu’il vante Du beau gladiateur la manœuvre savante, Le jeu de la machine, et ces légers enfants Jusqu’au vélarium enlevés triomphants. Comme un fou plein de rage et que Bellone attise, Véienton, non moins lâche, en ces mots prophétise Magnanime César, quelle gloire t’attend! Voici le gage heureux d’un triomphe éclatant. C’est quelque roi captif! Dans sa terreur panique, Arviragus va choir du trône britannique. Ce géant de la mer est étranger. Vois-tu De quels dards monstrueux son dos est revêtu? Certes, il aurait pu dire encor sur quelle plage Était né ce turbot; il en aurait dit l’âge. 130 — Faut-il le dépecer? que votre avis soit prompt. — César, dit Montanus, sauvez-lui cet affront! Qu’on fabrique un bassin large et creux, dont la forme Embrasse les contours de ce colosse énorme. Tout l’art d’un Prométhée à ce grand œuvre est dû: Que l’argile s’apprête, et qu’on veille assidu! A compter de ce jour, que dans chaque campagne, César, un bataillon de potiers t’accompagne. Digne de Montanus, cet avis triompha. Il avait, dans ces nuits que l’ivresse échauffa, Vu Néron, transformant son palais en taverne, Laver son estomac embrasé de Falerne. Nul gourmet n’eut le tact plus délicat, plus fin: 140 Du premier coup de dent il distinguait enfin Les huîtres de Circe, de Lucrin, de Rutupe; Et du premier coup d’œil, sans être jamais dupe, Il nommait le pays d’un hérisson de mer. On se lève, et soudain le fils de Jupiter Fait sortir tous ces grands, qu’à leur riche demeure Il a, pleins d’épouvante, arrachés tout à l’heure, Et dans son palais d’Albe assemblés sur-le-champ; Comme si, du levant, du nord et du couchant, Quelque sombre nouvelle, en traversant la nue, Sur l’aile de l’oiseau tout à coup fût venue; [4,150] Comme si l’on craignait les féroces Germains. Que n’a-t-il consumé, ce fléau des Romains, En de si tristes jeux un règne de trois lustres, Où l’on vit sans vengeur tomber les fronts illustres! Il périt, lorsqu’enfin la plèbe s’effraya, Ce monstre tout couvert du sang des Lamia!