[43,0] Livre XLIII. [43,1] I. Après ce tableau de l'histoire des Parthes, de l'orient et de l'univers presque entier, Trogue Pompée rentre dans sa patrie, comme après un lointain voyage, pour tracer l'origine de Rome. Il se croirait citoyen ingrat, si, ayant mis au grand jour la vie de tous les peuples, il se taisait sur son pays. Il parle donc en peu de mots du berceau de Rome, de manière à ne pas franchir les bornes qu'il s'est tracées, et à ne pas taire non plus l'origine d'une ville qui est la capitale du monde. L'Italie eut pour premiers habitants les Aborigènes ; Saturne régna sur eux avec tant de justice, que sous son empire aucun homme ne fut esclave, aucun bien ne fut propre à personne ; toutes choses restèrent communes, et appartenaient par indivis à tous, comme un patrimoine commun. C'est pour perpétuer le souvenir de ces temps, qu'on a voulu que dans les Saturnales régnât une entière égalité, et que les esclaves prissent place à la table de leurs maîtres. L'Italie, du nom de son roi, fut d'abord appelée Saturnie ; et le mont qu'il habitait Saturnien. Là s'élève aujourd'hui le Capitole, comme si Jupiter eût chassé Saturne de sa demeure. Faunus fut, après Saturne, le troisième roi des Aborigènes. Ce fut alors qu’Évandre, parti de Pallantée en Arcadie, passa en Italie avec une pente troupe de ses concitoyens. Faunus l'accueillit avec bonté, lui donna un territoire, et le mont qu'Évandre nomma plus tard Palatin. Au pied de cette colline, il éleva un temple à Lycée, appelé Pan par les Grecs, et par les Romains Lupercus. La statue du dieu, presque nue, n'est couverte que d'une peau de chèvre, vêtement sous lequel, aujourd'hui même, on court encore dans la ville aux fêtes lupercales. Fatua, femme de Faunus, livrée sans cesse aux fureurs d'un enthousiasme divin, prédisait l'avenir ; et l'on désigne encore l'inspiration prophétique par un mot qui rappelle son nom. Du commerce de la fille de Faunus avec Hercule, qui, dans le même temps, ayant tué Géryon, conduisait à travers l'Italie les troupeaux, prix de sa victoire, naquit Latinus. Sous le règne de ce prince, les Grecs s'étant emparés de Troie, Énée vint en Italie. Reçu d'abord en ennemi, il conduisit les siens au combat ; mais, invité à une entrevue, il inspira au roi Latinus une si vive admiration, que ce prince lui fit partager son trône, et le prit pour gendre en lui donnant sa fille Lavinie. Ils s'unirent ensuite contre Turnus, roi des Rutules, privé par Énée de la main de Lavinie. Latinus et Turnus y périrent. Énée, resté vainqueur, et maître des deux états, fonda la ville de Lavinium, ainsi appelée du nom de sa femme. II fit ensuite la guerre à Mézence, roi des Étrusques, et cette expédition lui coûta la vie. Son fils Ascagne lui succéda. Il abandonna Lavinium, et fonda Albe-la-Longue, qui fut pendant trois cents ans la capitale de ce royaume. [43,2] II. Après une longue suite de rois, le trône fut occupé par Numitor et Amulius. Numitor était l'aîné ; mais Amulius s'empara du trône, et condamna Rhéa, fille de ce prince, à une éternelle virginité, de peur que dans une postérité mâle Numitor ne trouvât des vengeurs. Il déguisa cette violence sous un prétexte honorable, et donnant à Rhéa le titre de prêtresse, il sembla moins la punir que l'honorer. Enfermée dans un bois consacré à Mars, elle y donna le jour à deux fils, fruits d'un commerce avec un mortel ou avec ce dieu. La naissance de ces jumeaux redouble la terreur d'Amulius ; il ordonne de les exposer, et fait charger la mère de chaînes sous lesquelles elle expira. Mais la fortune, qui préparait l'origine de Rome, fit nourrir les deux enfants par une louve, qui, privée de ses petits, et cherchant à se décharger de son lait, devint leur nourrice : elle revenait sans cesse à eux, comme s'ils eussent été ses petits. Faustulus, un berger, s'en aperçut, les lui déroba, et les éleva dans la simplicité de la vie agreste, au milieu de ses troupeaux. Leur naissance dans les bois de Mars, les soins qu'ils avaient reçus d'une louve, animal consacré à Mars, firent juger qu'ils étaient nés de ce dieu. Ils furent appelés, l'un Rémus, l'autre Romulus. Ils grandirent au milieu des bergers, et chaque jour des combats où ils rivalisaient de valeur augmentèrent leur vigueur et leur adresse. Comme ils se montraient courageux et actifs à écarter les voleurs des troupeaux, Rémus, pris par ces brigands, est livré au roi, et accusé lui-même du larcin qu'il voulait empêcher ; il ravissait, dit-on, les troupeaux de Numitor. Le roi le livre à la vengeance de son frère. Celui-ci, touché de sa jeunesse, et, soupçonnant en lui l'un de ses petits-fils exposés, était ému et de sa ressemblance avec Rhéa, et de son âge qui répondait à l'époque de l'exposition. Tout à coup Faustulus survient avec Romulus, et révèle à Numitor l'origine de ces deux frères. Ils conspirent aussitôt pour venger sur Amulius, ceux-ci le meurtre de leur mère, et Numitor la perte de sa couronne. [43,3] III. Amulius périt ; Numitor remonte sur le trône, et les deux jeunes princes jettent les fondements de Rome. Alors fut établi un sénat de cent vieillards, qui reçurent le nom de Pères ; alors aussi les peuples d'alentour refusant de s'allier avec cette nation de pasteurs, les filles des Sabins sont enlevées ; puis, les contrées voisines une fois soumises, Rome subjugue l'Italie, et bientôt l'univers. En ce temps les rois, au lieu de diadème, portaient des lances, que les Grecs ont appelées sceptres. Ces armes, chez les premiers hommes, étaient vénérées comme des divinités, et c'est en mémoire de ce culte que les statues des dieux sont encore armées de lances. Sous le règne de Tarquin, de jeunes Phocéens venus de l'Asie abordèrent à l'embouchure du Tibre, et firent alliance avec les Romains ; puis, dirigeant legs vaisseaux vers l'extrémité de la mer des Gaules, ils allèrent fonder Marseille, entre la Ligurie et la terre sauvage des Gaulois : ils se distinguèrent, soit en se défendant contre ces peuples barbares, soit en les attaquant à leur tour. Bornés à un sol étroit et aride, les Phocéens étaient plus marins qu'agriculteurs ; ils se livraient à la pêche, au commerce, souvent même à la piraterie, qui alors était en honneur. Aussi, ayant pénétré jusques aux dernières bornes de ces mers, ils arrivèrent à ce golfe où se trouve l'embouchure du Rhône : séduits par la beauté de ces lieux, le tableau qu'ils en firent à leur retour y appela une troupe plus nombreuse. L'expédition eut pour chefs Simos et Protis, qui, voulant fonder une ville sur les frontières de Nannus, roi des Ségobrigiens, vinrent lui demander son amitié. Ce prince préparait alors les noces de sa fille Gyptis, que devait épouser, selon l'usage de ces peuples, celui qu'elle-même choisirait au milieu du festin. Tous les prétendants assistaient au banquet, où furent aussi appelés les Grecs. Nannus appelant alors sa fille, lui ordonne de présenter l'eau à l'époux qu'elle choisissait : la princesse, sans regarder les autres convives, se tourne vers les Grecs, et va présenter l'eau à Protis, qui, d'étranger devenu gendre du roi, reçut de son beau-père le terrain où il voulait fonder une ville. Marseille fut ainsi élevée près de l'embouchure du Rhône, au fond d'un golfe, et comme dans un coin de la mer. Jaloux des progrès de sa puissance, les Liguriens lui firent une guerre sans relâche ; mais les Grecs repoussèrent ces attaques avec tant de succès, que, vainqueurs de leurs ennemis, ils fondèrent de nombreuses colonies sur le territoire qu'ils leur enlevèrent. [43,4] IV. Ces Phocéens adoucirent la barbarie des Gaulois, et leur enseignèrent une vie plus douce : ils leur apprirent à cultiver la terre, et à entourer les cités de remparts ; à vivre sous l'empire des lois plutôt que sous celui des armes, à tailler la vigne et à planter l'olivier : et tels furent alors les progrès des hommes et des choses, qu'il semblait, non que la Grèce eût passé, dans la Gaule, mais que la Gaule elle-même se fût transportée dans la Grèce. Après la mort du roi Nannus, qui avait donné aux Phocéens le sol de leur ville, un Ligurien annonce à Comanus, son fils et son successeur, que Marseille doit un jour renverser ses voisins, et qu'il faut l'écraser à sa naissance, de peur que, bientôt plus forte, elle ne le détruise lui-même. Il ajoute encore cette fable, qu'une chienne pleine supplia un berger de lui prêter une place où elle pût mettre bas ; que, l'ayant obtenue, elle lui demanda plus tard de l'y laisser nourrir ses petits ; qu'enfin ceux-ci ayant pris des forces, elle s'arrogea, avec leur appui, la propriété de ce lieu ; que de même ces Marseillais se rendraient maîtres un jour de cette terre, qu'ils n'occupaient encore qu'à titre de colons. Excité par ces conseils, le roi tend un piège aux Marseillais. Le jour de la fête des Florales, il envoie dans la ville un grand nombre d'hommes braves et résolus, qui viennent y réclamer l'hospitalité ; d'autres y sont transportés dans des chariots couverts de joncs et de feuillage. Le roi lui-même se poste avec son armée dans des montagnes voisines, afin de se trouver devant la ville à l’heure même où ses émissaires lui ouvriraient les portes, et de fondre à main armée sur les citoyens plongés dans le vin et le sommeil. Mais une femme, parente du roi, trahit le secret de cette conspiration. Touchée de la beauté d'un jeune Grec, son amant, elle lui révéla le péril, en le pressant de s'y soustraire. Celui-ci court aussitôt avertir les magistrats : le piège ainsi découvert, on arrête les Liguriens épars dans la ville ; on va saisir les autres sous les joncs qui les cachent. Tous sont égorgés, et au piège du roi on oppose d'autres embûches. Il périt avec sept mille des siens. Les Marseillais ont depuis gardé l'usage, même aux jours de fêtes, de fermer leurs portes, de veiller, de couvrir leurs remparts de sentinelles, de reconnaître les étrangers, et de se garder au sein de la paix avec le même soin qu'en temps de guerre. C'est ainsi que les sages institutions se perpétuent chez eux, moins par la nécessité que par l'habitude de bien faire. [43,5] V. Ils eurent ensuite de grandes guerres avec les Liguriens et les Gaulois, leurs nombreux succès rehaussèrent leur gloire, et rendirent le nom des Grecs fameux parmi leurs voisins. La prise de quelques barques de pêcheurs fit éclater une guerre entre eux et Carthage, dont ils battirent souvent les flottes, et à qui ils donnèrent la paix après leur victoire. Ils lièrent amitié avec les Espagnols, observèrent fidèlement le traité conclu par eux avec Rome naissante, et, dans toutes les guerres de leurs alliés, s'empressèrent de leur fournir des secours. Ainsi s'augmenta pour eux la confiance de leurs forces ; ainsi leurs ennemis n'osèrent troubler leur repos. Marseille florissait par la renommée de ses exploits, par la grandeur de ses richesses, par la gloire toujours croissante de ses forces, lorsque les peuples voisins se liguèrent tout à coup pour la détruire, comme pour étendre un incendie qui les menaçait tous. D'un accord unanime, ils prennent pour chef Catumandus, un des petits rois de ce pays, qui assiégeait la ville avec une nombreuse armée de soldats d'élite, lorsque, dans son sommeil, une femme d'une figure menaçante, qui disait être une déesse, l'épouvanta, et lui fit faire la paix avec les Marseillais : il demanda à entrer dans leurs mers pour y adorer leurs dieux ; arrivé au temple de Minerve, il aperçut sous le portique la statue de cette divinité qu'il avait vue en songe, et s'écria que c'était là cette déesse qui l'avait épouvanté dans la nuit, celle qui lui avait ordonné de lever le siège. Il félicita les Marseillais de la faveur que leur accordaient les dieux, offrit un collier d'or à Minerve, et jura aux habitants une éternelle amitié. Cette paix étant conclue et la sécurité rétablie, les députés de Marseille, à leur retour de Delphes où ils étaient allés faire une offrande à Apollon, apprirent que Rome était prise et brûlée par les Gaulois. Quand les Marseillais reçurent cette nouvelle, un deuil public régna parmi eux : ils rassemblèrent l'or et l'argent, tant du trésor que des particuliers, pour compléter la somme exigée par les Gaulois et destinée à acheter la paix. En reconnaissance de ce service, Rome les exempta de tout tribut, leur assigna, dans les spectacles, une place parmi les sénateurs, et conclut avec eux une alliance où elle les traitait comme des égaux. Trogue Pompée, à la fin de ce livre, raconte que ses ancêtres sont issus des Voconces ; que son aïeul Trogue Pompée, dans la guerre contre Sertorius, reçut de Pompée le droit de bourgeoisie ; que, dans la guerre de Mithridate, son oncle paternel commanda sous Pompée un corps de cavalerie ; que son père servit aussi sous César, qu'il remplit des ambassades, et fut le secrétaire et le garde du sceau de César.