[38,0] LIVRE XXXVIII. [38,1] I. MITHRIDATE, ayant préludé à ses parricides par le meurtre d'une épouse, résolut de faire périr les fils de son autre soeur, nommée aussi Laodice, veuve d'Ariarathe, roi de Cappadoce, qu'il avait fait assassiner par Gordius. Ce n'était rien pour lui d'avoir égorgé le père, s'il laissait les enfants lui succéder sur ce trône dont il brûlait de s'emparer. Au milieu de ces projets, il apprend que Nicómède, roi de Bithynie, envahit la Cappadoce, laissée sans défense par la mort de son roi ; et aussitôt, sous prétexte de tendresse, il envoie des secours à sa soeur, pour repousser Nicomède. Mais déjà Laodice avait traité avec ce prince, et lui avait donné sa main. Mithridate irrité chasse de la Cappadoce les troupes de Nicomède, et rend le sceptre au fils de sa soeur, action glorieuse sans doute, si elle n'eût été suivie d'un crime. En effet, peu de mois après, il feint de vouloir rappeler de l'exil Gordius, dont il s'était servi pour tuer Ariarathe ; espérant que le jeune prince, en s'opposant à ce retour, lui fournirait un prétexte de guerre, ou, s'il y consentait, qu'il pourrait faire périr le fils sous les coups du meurtrier du père. Instruit de ce projet, et indigné de voir l'assassin de son père rappelé de l'exil par son oncle même, le jeune Ariarathe lève une puissante armée. Mithridate conduisit au combat quatre-vingt mille fantassins, dix mille cavaliers, six cents chars armés de faux ; mais voyant que son neveu, secouru par les rois ses voisins, ne lui opposait pas moins de forces, et craignant les chances de la guerre, il a recours à la trahison, propose au jeune prince une entrevue, et s'y rend avec un poignard caché dans sa ceinture. L'officier qu'Ariarathe avait, selon l'usage des rois, envoyé pour le fouiller, le visitant avec soin vers le bas-ventre, il lui dit de prendre garde de trouver une autre arme que celle qu'il cherchait. Ayant, par cette plaisanterie, déguisé sa trahison, il sépare le jeune prince de sa suite, sous le prétexte d'un secret entretien, le poignarde à la vue des deux armées, et livre le royaume de Cappadoce à son fils âgé de huit ans, en lui donnant le nom d'Ariarathe, et Gordius pour conseil. [38,2] II. Mais les Cappadociens, las des cruautés et des injures de leurs gouverneurs, se soulèvent contre Mithridate, et rappellent de l'Asie, où il était élevé, le frère de leur roi, nommé aussi Ariarathe. Mithridate recommence la guerre contre lui, le bat et le chasse de son royaume. Ce jeune prince succomba bientôt après à une maladie causée par ses chagrins. A sa mort, Nicomède craignant que Mithridate, maître de la Cappadoce, n'y voulût réunir la Bithynie, engage un jeune homme d'une grande beauté à se dire issu d'Ariarathe, comme si ce prince avait eu trois enfants au lieu de deux, et à demander au sénat romain le royaume de son père. Il envoie aussi à Rome sa femme Laodice, pour y attester qu'elle avait eu trois fils d'Ariarathe. Instruit de ces intrigues, et poussant aussi loin l'audace, Mithridate députe à Rome Gordius, pour déclarer au sénat que l'enfant qu'il avait placé sur le trône de Cappadoce était fils de cet Ariarathe, mort en combattant pour les Romains dans la guerre d'Aristonicus. Mais le sénat, voyant que les deux monarques avaient pour but d'usurper un empire à l'aide de noms empruntés, enlève la Cappadoce à Mithridate ; et, pour l'en consoler, dépouille Nicomède de la Paphlagonie. Puis, pour éviter d'outrager ces rois, en accordant à d'autres ce qu'il leur ravissait, il donne à ces deux peuples la liberté. Mais les Cappadociens, refusant ce présent, déclarent qu'ils ne peuvent vivre sans maître. Le sénat leur nomma donc pour roi Ariobarzane. [38,3] III. Tigrane régnait alors en Arménie. Donné autrefois en otage aux Parthes, ce prince avait depuis été renvoyé par eux dans le royaume de ses pères. Mithridate voulait s'en faire un allié dans la guerre contre Rome, qu'il méditait depuis longtemps. Mais Tigrane n'ayant contre les Romains nul sujet de plainte, Mithridate, à l'aide de Gordius, lui conseille d'attaquer Ariobarzane, prince indolent et faible ; et, pour déguiser son artifice, il lui donne en mariage sa fille Cléopâtre. Dès l'arrivée de Tigrane, Ariobarzane fuit à Rome emportant ses trésors ; et Mithridate se voit ainsi redevenu, par Tigrane, maître de la Cappadoce. Dans le même temps, Nicomède étant mort, son fils, nommé aussi Nicomède, détrôné par Mithridate, vient à Rome en suppliant, et le sénat se décide à rétablir ces deux rois sur leur trône. On envoie pour cette expédition Aquilius et Manlius Maltinus. A cette nouvelle, Mithridate s'allie avec Tigrane pour combattre les Romains, et ils conviennent entre eux que les villes et les terres conquises resteront à Mithridate, les prisonniers et le butin à Tigrane. Mithridate, sentant bien les dangers de la guerre qu'il suscitait, envoie des députés aux Cimbres, aux Gallo-Grecs, aux Sarmates et aux Bastarnes, pour demander leur appui. Car, dans ses projets de guerre contre Rome, il avait dès longtemps gagné par des bienfaits l'affection de ces peuples. Il lève encore une armée dans la Scythie, et arme l'Orient contre Rome. Il triomphe aisément d'Aquilius, de Maltinus, qui n'avaient que des soldats d'Asie, les chasse avec Nicomède, et se voit accueilli avec transport dans chaque cité. Il y trouve beaucoup d'or et d'argent, et de grands préparatifs de guerre disposés par les anciens rois. Maître de ces ressources, il remet à toutes les villes leurs dettes privées ou publiques, et les exempte d'impôts pour cinq années. Puis, ayant réuni ses soldats, il les harangue, et n'oublie rien pour les exciter à chasser les Romains de l'Asie. Cette harangue m'a paru digne de trouver place dans mon abrégé ; Trogue Pompée l'écrivit en style indirect ; il blâmait Tite-Live et Salluste d'avoir, pour faire briller leur talent, inséré dans leurs oeuvres des discours directs, et violé par là les règles de l'histoire. [38,4] IV. "Il eût été à désirer pour lui, disait Mithridate à ses soldats, de pouvoir délibérer et choisir ou la paix ou la guerre avec Rome ; mais qu'il faille résister à qui nous attaque, c'est ce qu'on ne met jamais en doute, alors même qu'on n'espère pas la victoire. Tout homme tire l'épée contre un brigand, sinon pour sauver sa vie, au moins pour venger sa mort. Il ne s'agit donc plus d'examiner si la paix est possible, quand aux haines déclarées ont déjà succédé les combats : il ne reste plus qu'à chercher quelles sont les espérances et les ressources pour soutenir la guerre commencée. Pour lui, il était sûr du succès, si le courage ne leur manquait pas. Ils savaient comme lui que les Romains n'étaient pas invincibles, eux qui avaient défait Aquilius en Bithynie, et Malthinus en Cappadoce . Que si quelqu'un d'entre eux était moins touché de sa propre expérience que des exemples étrangers, ne disait-on pas que Pyrrhus, roi d'Épire, sans autres forces que cinq mille Macédoniens, avait battu les Romains dans trois rencontres ? Ne disait-on pas qu'Annibal était, pendant seize ans, resté vainqueur en Italie ; et que s'il n'avait pas pris Rome, c'était moins la puissance des Romains que des rivalités, des jalousies domestiques qui l'avaient arrêté ? Les peuples de la Gaule Transalpine étaient entrés en Italie et y possédaient de nombreuses et puissantes cités ; ils y avaient même envahi plus de terres que n'en occupaient ces mêmes Gaulois dans l'Asie, qu'on disait sans défense ; Rome, non seulement vaincue, mais prise par les Gaulois, n'avait conservé que le sommet d'une colline ; et elle avait écarté cet ennemi redoutable par l'or et non par le fer. Ce nom des Gaulois, toujours la terreur des Romains, il l'avait pour lui dans cette guerre ; car les Gaulois habitants de l'Asie ne différaient des conquérants de l'Italie que par leur nouveau séjour, leur origine, leur bravoure, leur manière de combattre était la même ; mais cette marche longue et pénible à travers l'Illyrie et la Thrace, le passage de ces contrées, plus difficile peut-être que les conquêtes qui l'avaient suivi, attestait dans les Gaulois d'Asie encore plus d'audace et d'adresse. Il savait d'ailleurs que l'Italie elle-même, depuis la fondation de Rome, n'avait jamais été bien soumise ; et qu'on l'avait vue chaque année combattre sans repos et sans relâche, ou pour défendre sa liberté, ou même pour disputer l'empire ; que les nations de l'Italie avaient souvent massacré des armées romaines ; que plusieurs même, par un nouveau genre d'outrage, les avaient fait passer sous le joug. Sans s'arrêter à d'antiques exemples, on avait vu tout récemment dans la guerre des Marses, l'Italie se soulever tout entière, et réclamer des Romains, non plus son indépendance, mais les droits de cité et le partage de l'empire. Pressée par les armes de ses voisins, Rome était encore déchirée par les factions de ses chefs et par une guerre civile plus périlleuse que la guerre du dehors ; en même temps, du fond de la Germanie, les hordes innombrables et farouches des Cimbres s'étaient débordées comme un torrent sur l'Italie ; et si Rome était assez forte pour lutter contre chacun de ses ennemis, écrasée du moins par leur réunion, elle ne pourrait songer même à la guerre qu'il allait commencer. [38,5] V. Ils devaient donc profiter du moment et saisir cette occasion de s'agrandir, de peur qu'en épargnant un ennemi partout menacé, ils n'eussent plus de peine à le vaincre libre et tranquille. Il ne s'agissait pas d'examiner s'il fallait combattre, mais s'ils devaient engager la lutte au temps favorable pour les Romains ou pour eux-mêmes. Car, pour la guerre, les Romains l'avaient déjà commencée contre lui, en le dépouillant, pupille encore, de la haute Phrygie, donnée par eux à son père pour prix de ses secours contre Aristonicus ; livrée même à titre de dot par Seleucus Callinicus à son bisaïeul Mithridate. Ne lui avaient-ils pas fait un autre genre de guerre en lui ordonnant de sortir de la Paphlagonie ; en le dépouillant d'une province que son père n'avait due ni à la violence, ni à la guerre, mais qu'il avait possédée à titre d'héritage, en vertu d'une adoption et d'un testament, par l'extinction de la famille de ses rois ? Sa soumission à ces ordres cruels n'avait pu désarmer leur colère : chaque jour ils étaient devenus plus rigoureux pour lui. Quel gage d'obéissance leur avait-il refusé ? N'avait-il pas renoncé à la Paphlagonie, à la Phrygie, rappelé son fils de la Cappadoce, qu'il possédait comme vainqueur et par un droit reconnu de toutes les nations ? Ceux-là l'avaient dépouillé du fruit de sa victoire, qui eux-mêmes devaient tout à la guerre. N'était-ce pas pour plaire aux Romains qu'il avait tué Chrestos, roi de Bithynie, à qui le sénat avait déclaré la guerre ? Et cependant c'était à lui qu'on imputait les fautes de Gordius ou de Tigrane ; c'était pour l'outrager que le sénat donnait à la Cappadoce cette liberté qu'il ravissait au reste du monde. Et quand, au lieu de cette liberté offerte, les peuples de la Cappadoce demandaient pour roi Gordius, on avait repoussé, leur prière, parce qu'il était son ami. C'était d'après l'ordre de Rome que Nïcomède lui avait fait la guerre : il avait voulu se venger, et elle se déclarait contre lui. Enfin, si maintenant elle voulait le combattre encore, c'est qu'il n'avait pas souffert que Nicomède, le fils d'une danseuse, déchirât impunément son empire. [38,6] VI. "Ce n'était pas en effet les fautes des rois que Rome poursuivait de son courroux, mais leur puissance et leur dignité : telle avait toujours été sa politique à l'égard de tous les autres rois aussi bien que de lui-même. Ainsi elle avait persécuté Pharnace, son aïeul, qu'un tribunal de famille avait choisi pour successeur d'Eumène à Pergame ; ainsi Eumène lui-même, dont les flottes conduisirent pour la première fois les Romains en Asie, dont l'armée, plus que celle de Rome, leur avait servi à vaincre Antiochus-le-Grand, et les Gaulois en Asie, et Persée en Macédoine, traité par eux en ennemi, s'était vu interdire l’Italie ; et, s'ils avaient rougi de le combattre lui-même, ils avaient fait la guerre à son fils Aristonicus. Quel prince avait mieux mérité d'eux que Masinissa, roi des Numides ? Ils lui devaient et la défaite d'Annibal, et la prise de Syphax, et la ruine de Carthage ; ils le comptaient, avec les deux Scipions, pour le troisième sauveur de Rome ; et cependant ils venaient de faire en Afrique une guerre si implacable à son petit-fils, que la mémoire de son aïeul n'avait pu lui épargner, dans sa défaite, d'être chargé de fers, et de servir d'ornement à leur triomphe. S'ils avaient juré cette haine à tous les rois, c'est qu'eux-mêmes avaient eu jadis des rois dont le nom seul leur était une ignominie ; pâtres aborigènes, aruspices sabins, exilés de Corinthe, esclaves étrusques, ou enfin des Superbes, le plus illustre des noms portés par les maîtres de Rome : leurs fondateurs, eux-mêmes le disent, avaient sucé le lait d'une louve ; c'était aussi un peuple de loups, insatiable de sang et de pouvoir, avide et altéré de richesses. [38,7] VII. "Quant à sa propre origine, pouvait-il se comparer à ce ramas d'étrangers, lui dont les aïeux remontaient, par son père, à Darius, à Cyrus, fondateurs de la monarchie des Perses ; et, par sa mère, au grand Alexandre, à Nicator Seleucus, auteurs de la puissance macédonienne ? Et s'il comparait son peuple aux Romains, il était d'une nation qui non seulement marchait l'égale de Rome, mais qui avait résisté à la Macédoine elle-même : des peuples qui lui obéissaient, pas un n'avait subi une domination étrangère, pas un n'avait obéi à des rois qui ne fussent nés dans son sein ; qu'on prît la Paphlagonie, la Cappadoce ou le Pont, la Bithynie ou la haute et basse Arménie, ni Alexandre, le conquérant de l'Asie, ni aucun de ses successeurs n'avaient porté atteinte à une seule de ces provinces. Pour la Scythie, deux rois avant lui, Darius et Philippe, avaient seuls tenté, non de l'asservir, mais d'y pénétrer, et n'avaient pu qu'à grand'peine s'échapper de cette terre, qui allait lui fournir aujourd'hui les plus puissants secours contre Rome. Il n'avait entrepris ses guerres pontiques, jeune encore et étranger aux armes, qu'avec crainte et défiance ; car les Scythes, outre leur courage et leurs armes, étaient encore protégés par l'étendue de leurs déserts, par la rigueur de leurs climats, qui annonçait à leurs ennemis une guerre pénible et périlleuse ; et, au milieu de tant d'obstacles, nul butin à espérer d'un peuple nomade, sans argent et sans demeure. Mais une guerre bien différente s'offrait maintenant à lui. Toute contrée cédait à l'Asie pour la douceur du climat, la fertilité du sol, et le nombre des villes. Presque tous les jours se passeraient non en combats, mais en fêtes, dans une expédition plus féconde encore que facile. N'ont-ils point entendu vanter les richesses nouvelles d'Attale, l'antique opulence de l'Ionie et de la Lydie, dont ils allaient se saisir sans combat ? L'Asie impatiente l'appelait à grands cris, tant la rigueur des publicains, la rapacité des proconsuls, l'iniquité des magistrats y avaient inspiré la haine du nom de Rome ! Il leur suffirait donc de le suivre avec courage, en songeant à ce que pourrait faire une si puissante armée, guidée par un capitaine qu'ils avaient vu naguère, seul et sans l'aide d'aucun soldat, soumettre la Cappadoce après le meurtre de son roi ; qui le premier avait conquis tout le Pont et la Scythie, où personne avant lui n'avait pu pénétrer sans péril. Pour sa générosité, pour sa justice, il invoquait le témoignage de ses soldats qui en avaient fait l'épreuve ; il en trouvait des monuments dans ces empires étrangers, qu'outre les états de ses pères, il avait, seul de tous les rois, recueillis en héritage comme le prix de ses bienfaits, la Colchide, la Paphlagonie et le Bosphore." [38,8] VIII. Ayant ainsi excité ses soldats, vingt-trois années après son avènement, Mithridate commença la guerre contre Rome. Cependant Ptolémée, roi d'Égypte, étant mort, des députés vont offrir à un autre Ptolémée, qui régnait à Cyrène, la couronne d'Égypte et la main de la reine Cléopâtre, sa soeur. Toute la joie qu'il en ressentit fut de se voir porté sans obstacle sur un trône où le fils de son frère était appelé par Cléopâtre sa mère, et par la faveur des grands ; mais, ne respirant que vengeance, à peine entré dans Alexandrie, il fit massacrer les partisans du jeune prince. Le jour même des noces, dans l'appareil des festins et des solennités religieuses, il égorgea cet enfant entre les bras d'une mère qu'il épousait, et entra dans le lit de sa soeur, encore dégoûtant du meurtre de son fils. Non moins cruel envers le peuple qui l'avait choisi pour maître, il l'abandonne au glaive de ses soldats étrangers, et fait couler des flots de sang. Enfin il répudie sa soeur, dont il viole et épouse la fille. Épouvanté de ces crimes, le peuple se disperse et s'exile pour éviter la mort. Resté seul avec ses satellites au sein de cette vaste cité, réduit à régner non sur des hommes, mais sur des édifices déserts, Ptolémée, par un édit, appelle à lui les étrangers, qui s'y rendent en foule. Ce fut alors qu'il se présenta aux lieutenants de Rome, Scipion l'Africain, Sp . Mummius et L. Metellus, chargés de visiter les provinces alliées. Mais ce tyran, la terreur de son peuple, n'excita que la risée des Romains : ses traits étaient hideux ; sa taille courte et son énorme embonpoint le rendaient plus semblable à un monstre qu'à un homme. Ses vêtements, du tissu le plus fin, et d'une étoffe transparente, ajoutaient à sa laideur, comme s'il eût pris à tâche d'exposer à tous les yeux ce qu'un homme décent aurait eu soin de cacher. Après le départ des envoyés, parmi lesquels l'Africain, en visitant Alexandrie, attira lui-même tous les regards, Ptolémée, odieux même à ses sujets étrangers, s'éloigne en secret de peur d'être assassiné avec le fils qu'il avait eu de sa soeur, et sa nouvelle épouse qui souillait le lit d'une mère. Puis, ayant levé une armée mercenaire, il vient combattre à la fois ses sujets et sa soeur. Craignant qu'Aléxandrie, pour le punir, ne donnât le trône à son fils aîné, il le fait venir de Cyrène et le tue. Le peuple brise alors ses statues et renverse ses images. Attribuant cet outrage à sa soeur, il égorge l'enfant qu'il avait eu d'elle, déchire ses membres, les place dans des corbeilles et les fait présenter à sa mère, qui célébrait dans un festin l'anniversaire de sa naissance. Ce crime remplit de douleur et la reine et tous les habitants ; à la gaîté d'une fête succède le désespoir, et le palais tout entier retentit soudain de pleurs et de cris. Les grands, quittant la table pour suivre des funérailles, exposent aux yeux du peuple ces membres déchirés, et lui montrent ce qu'il doit attendre d'un roi meurtrier de son fils. [38,9] IX. Après avoir pleuré cette perte, Cléopâtre, pressée par les armes de son frère, fit demander du secours à Démetrius, roi de Syrie, dont les bizarres destins méritent aussi d'être racontés. Ce prince ayant, comme je l'ai dit plus haut, porté la guerre chez les Parthes, vainqueur dans plusieurs rencontres, tomba dans une embuscade, y perdit son armée, et fut pris. Arsacide, roi des Parthes, le traita avec une générosité vraiment royale, il l'envoya en Hyrcanie, lui accorda les honneurs dus à son rang, lui donna même la main de sa fille, et promit de lui rendre le royaume de Syrie, usurpé par Tryphon en son absence. Après la mort d'Arsacide, perdant tout espoir de retour, las de sa captivité et de cette vie privée, quoique somptueuse, Demetrius projeta secrètement de s'enfuir dans ses états. Il eut, pour l'encourager et l'accompagner dans sa fuite, Callimandre, son ami, qui, pendant la captivité du roi, avait quitté la Syrie, traversé les déserts de l'Arabie avec des guides soudoyés, et, sous l'habit de Parthe, était parvenu à Babylone. Mais Phrahate, successeur d'Arsacide, les atteignit par des chemins plus courts, grâce à la rapidité de ses cavaliers. Conduit devant le roi, Callimandre, non seulement reçut son pardon, mais fut récompensé de sa fidélité. Demetrius, accueilli avec sévérité, fut renvoyé en Hyrcanie près de sa femme, et soumis à une garde plus rigoureuse. Quelque temps après, comme il avait eu des enfants de son mariage, les défiances s'étant affaiblies, il s'enfuit encore avec le même ami : mais, toujours malheureux, il est arrêté près des confins de son royaume, et conduit de nouveau devant le roi, qui refuse, dans sa colère, de l'admettre en sa présence. Rendu encore à ses enfants et à sa femme, il est renvoyé dans l'Hyrcanie, lieu réservé à son châtiment, et pour lui reprocher sa puérile légèreté, on lui fait présent d'osselets d'or. Du reste, cette clémence des Parthes envers Demetrius ne venait ni de la pitié de ce peuple, ni de son alliance avec eux ; mais, aspirant à conquérir la Syrie, ils voulaient se servir de Demetrius contre Antiochus son frère, selon que l'exigeraient les circonstances, ou la fortune des armes. [38,10] X. Instruit de ces desseins, et voulant les prévenir, Antiochus conduit contre les Parthes son armée aguerrie par plusieurs expéditions contre ses voisins. Mais il déploya un luxe égal à la grandeur de ses apprêts militaires : ses quatre-vingt mille soldats étaient suivis de trois cent mille valets d'armée, qui étaient pour la plupart des cuisiniers. L'or et l'argent y étaient si communs, que les bottines des simples soldats étaient garnies de clous d'or, et qu'ils foulaient aux pieds ce métal qui allume la guerre entre les peuples : les batteries de cuisine étaient d'argent, et l'on semblait marcher moins à des combats qu'à des festins. Plusieurs rois de l'Orient, que soulevait la tyrannie des Parthes, vinrent se joindre à Antiochus, se livrant à lui avec leurs états. Aussitôt la guerre commença. Vainqueur dans trois batailles, et maître de Babylone, Antiochus reçut le surnom de Grand. Bientôt, tous les peuples se soumettant à lui, il ne resta aux Parthes que leur pays. Phrahate envoya alors Demetrius en Syrie, à la tête d'un corps de Parthes, pour ressaisir sa couronne, voulant forcer ainsi Antiochus à quitter les Parthes pour aller défendre son trône. En même temps, ne pouvant le renverser par la force, il lui dressait partout des embûches. Embarrassé du nombre de ses soldats, Antiochus les avait distribués dans les villes, en différents quartiers d'hiver ; cette mesure causa sa perte : forcés de nourrir ces troupes, livrés d'ailleurs aux violences des soldats, les habitants se déclarent pour les Parthes ; et, à un jour convenu, tous accablent par surprise ces garnisons dispersées, pour qu'elles ne pussent pas se porter secours, A cette nouvelle, Antiochus part avec le corps d'armée qui hivernait près de lui, pour secourir les troupes les plus voisines. Mais il rencontre le roi des Parthes, et le combat avec un courage que ses soldats n'imitent pas. La valeur des ennemis l'emporte, et il périt abandonné des siens. Phrahate célébra ses obsèques avec une pompe royale ; et, épris d'amour pour la fille de Demetrius, qu'Antiochus conduisait avec lui, il l'épousa. Il se repentit bientôt d'avoir relâché Demetrius, et envoya pour l'arrêter un corps de cavalerie mais ce prince avait prévu ces poursuites ; il était rentré dans son empire, et, après de vains efforts, les cavaliers envoyés contre lui revinrent près de leur maître.