[34,0] LIVRE XXXIV. [34,1] I. CARTHAGE et la Macédoine étaient soumises ; l'Étolie avait perdu sa force par la captivité de ses chefs, et seuls dans la Grèce entière, les Achéens semblaient alors trop puissants aux yeux de Rome ; non qu'elle craignît la puissance de chaque cité, mais l'alliance étroite qui les unissait entre elles ; car les Achéens, divisés en plusieurs peuples, comme en autant de membres, ne forment cependant qu'un seul corps, une même puissance, et les dangers de chaque ville sont repoussés par les forces communes. Rome cherchait un prétexte de guerre, quand la fortune lui offrit à propos les plaintes des Spartiates, dont le pays était ravagé par les Achéens : une haine mutuelle animait les deux peuples. Le sénat promit aux Spartiates d'envoyer des députés en Grèce pour reconnaître l'état de ses alliés et assurer les droits de chacun ; mais ces envoyés reçurent, pour instruction secrète, l'ordre de dissoudre la ligue achéenne, et de rendre chaque ville indépendante pour en faciliter la soumission. Les députés, convoquant à Corinthe les chefs de toutes les cités, publient le décret du sénat, et proclament hautement leurs projets : "Il est, disent-ils, de l'intérêt général d'assurer à chaque ville ses lois et sa liberté. Cette nouvelle s'étant répandue, les Achéens, dans leur fureur, égorgent tous les étrangers ; ils auraient outragé jusqu'aux envoyés romains, si, instruits de la révolte, ceux-ci ne s'étaient hâtés de fuir. [34,2] II. Dès que ce bruit parvint à Rome, le sénat chargea de suite le consul Mummius de la guerre d'Achaïe ; il s'embarque, prend toutes ses mesures, et vient offrir la bataille à l'ennemi. Mais les Achéens, comme si les armes de Rome n'avaient rien d'effrayant pour eux, livrèrent tout à la négligence et à l'abandon : croyant avoir plus à piller qu'à combattre, ils conduisent des chariots pour rapporter les dépouilles ennemies, et placent sur les hauteurs, pour être témoins de la bataille, leurs enfants et leurs épouses. Mais, le combat engagé, ils sont massacrés sous les yeux de leurs familles : affreux spectacle que perpétuèrent de tristes et douloureux souvenirs. De spectateurs devenus captifs, leurs femmes et leurs enfants furent la proie de l'ennemi ; Corinthe même est renversée, son temple vendu à l'encan, pour inspirer à toutes les villes, par cet exemple, la crainte des révolutions. Sur ces entrefaites, Antiochus, roi de Syrie, déclara la guerre à Ptolémée, roi d'Égypte, fils de sa soeur aînée, monarque insolent, épuisé par de longues débauches, et qui, loin de remplir les devoirs d'un roi, avait encore perdu, par son excessif embonpoint, jusqu' à l'intelligence d'un homme. Chassé du trône, il se réfugie à Alexandrie, près de Ptolémée son jeune frère ; ils partagent ensemble le pouvoir, et envoient au sénat romain des ambassadeurs pour réclamer la foi du traité, et demander du secours. Le sénat fut touché de leurs prières. [34,3] III. On députa donc Popilius à la cour d’Antiochus, pour ordonner au roi de respecter l'Égypte, ou d'en partir, s'il s'y trouvait déjà. Popilius le trouva en Égypte, et le prince, qui, étant en otage à Rome, avait formé avec lui d'étroites liaisons, s'approchant pour l'embrasser, l'envoyé romain fait taire ses affectons privées devant les ordres de sa patrie, et lui présente le décret du sénat. Le voyant hésiter et renvoyer à son conseil la décision de cette affaire, d'une baguette qu'il tenait à la main, il trace autour du roi un cercle assez vaste pour contenir aussi ses courtisans, lui défendant d'en sortir sans avoir répondu au sénat et déclaré s'il veut être en paix ou en guerre avec, Rome. Effrayé de cette fermeté, Antiochus promit d'obéir. De retour dans ses états, il mourut bientôt, lassant un fils en bas âge. Le peuple ayant nommé des tuteurs à ce jeune prince, Demetrius, son oncle paternel, qui était en otage à Rome, instruit de la mort de son frère Antiochus, se présente au sénat, et déclare que son frère, pour lequel il s'était livré en otage, étant mort, il ne voit plus à quel titre on le retiendrait à Rome ; que si, d'après le droit des gens, il avait cédé la couronne à un frère aîné, il a droit maintenant de la réclamer contre un pupille plus jeune que lui ; puis, voyant le sénat s'opposer à son départ, et penser en secret que mieux valait laisser la couronne au pupille que la lui donner à lui-même, il sort de la ville sous prétexte de chasser, et s'embarque secrètement à Ostie avec quelques compagnons. Arrivé en Syrie, tous s'empressent de l'accueillir : il fait périr le jeune prince, et les tuteurs lui livrent le sceptre. [34,4] IV. Vers le même temps, Prusias, roi de Bithynie, voulut faire périr son fils Nicomède, pour favoriser des enfants qu'il avait eus d'un second lit, et confiés aux Romains. Le jeune prince fut instruit de ce projet par ceux qui devaient l'exécuter. On le presse de prévenir son père, dont la perfidie l'a provoqué, et de faire retomber ce crime sur celui qui l'a conçu. Il se laisse aisément persuader, et, s'étant rendu dans les états de son père, où il était appelé, il y est aussitôt proclamé roi. Prusias, détrôné par son fils, et réduit à une condition privée, se voit délaissé même de ses esclaves. Il vivait dans l'obscurité, lorsqu'il fut massacré par l'ordre de Nicomède : victime d'un forfait égal à celui qu'il avait médité lui-même.