[31,0] LIVRE XXXI. [31,1] I. PTOLÉMÉE Philopator n'ayant laissé à sa mort, pour lui succéder un jour, qu'un fils en bas âge, qui servait de jouet aux officiers de sa maison, Antiochus, roi de Syrie, méprisant l'enfance du prince, résolut de s'emparer de ses états. Il avait envahi la Phénicie et quelques villes de Syrie, possédées par les rois d'Égypte, lorsque le sénat romain lui fit défendre, par ses députés, d'attaquer le royaume d'un pupille pour qui les derniers voeux d'un père avaient imploré l'appui de Rome. Antiochus méprisa ces ordres, et bientôt une autre ambassade, ne parlant plus des droits du pupille, vient le sommer de rendre des places qui, par droit de conquête, appartenaient aux Romains. Il refuse ; la guerre se déclare : elle fut aussi malheureuse pour lui, que légèrement entreprise. Vers le même temps, le tyran Nabis s'était emparé de plusieurs cités grecques. Le sénat, pour que ses armées n’eussent point à la fois deux ennemis à combattre, avait mandé à Flamininus d'affranchir, s'il le voulait, la Grèce du joug de Nabis, comme il avait délivré la Macédoine de Philippe. Ce fut dans ce but qu'on lui continua le commandement. La guerre d'Antiochus paraissait redoutable à cause du nom d'Annibal. Ses ennemis l'accusaient, près des Romains, d’une alliance secrète avec le roi de Syrie : ils disaient que, trop fier pour obéir aux lois, habitué au commandement et à la toute puissance militaire, las de vivre en paix dans une ville, il cherchait partout l'occasion d'une guerre nouvelle. Ces bruits étaient mensongers : mais la crainte y faisait ajouter foi. [31,2] II. Enfin, le sénat effrayé envoie en Afrique Cnéus Servilius ; pour épier les démarches d'Annibal ; il charge son député, dans des instructions secrètes, de le faire périr, s'il est possible, sous les coups de ses ennemis, et d'affranchir ainsi le peuple romain de la crainte d'un nom odieux. Habile à deviner et à éviter le péril, et sachant aussi bien prévoir les dangers dans le bonheur, que les succès au milieu des revers, Annibal découvrit ces complots. Il passe un jour entier sur la place publique, sous les yeux de l'envoyé romain et des premiers citoyens de Carthage ; et, vers le soir, il monte à cheval, laisse ses esclaves aux portes de la ville, avec ordre de l'y attendre, et se dirige, à leur insu, vers une maison de campagne qu'il avait près du rivage. Il y tenait des vaisseaux cachés avec leurs rameurs, dans un enfoncement de la côte, et des trésors enfouis, afin que, dans le besoin, il ne lui manquât pour fuir ni secours ni argent. Choisissant donc les plus jeunes de ses esclaves, dont il avait grossi le nombre par les prisonniers faits en Italie, il se dirige vers les états d’Antiochus. Le lendemain, les citoyens attendaient sur la place leur chef, alors consul. A la nouvelle de son départ, la consternation fut générale, comme si la ville eût été prise : cette fuite paraissait présager des désastres à la patrie, Servilius, comme si déjà Annibal eût marché contra l'Italie, retourna secrètement à Rome, où il apporta cette triste nouvelle. [31,3] III. Cependant Flamininus, ayant fait alliance avec quelques cités grecques, vainquit deux fois de suite le tyran Nabis, et le laissa ainsi abattu, épuisé, dans son royaume. Mais lorsque Nabis vit la liberté rendue à la Grèce, les garnisons retirées des villes, et l'armée romaine ramenée en Italie, il s'élança sur cette terre sans défense, et s'empara de beaucoup de villes. Alarmés de ces attaques, et craignant qu'un fléau si voisin ne s'étendît jusqu'à eux, les Achéens résolurent de le combattre, et choisirent pour général leur préteur Philopémen, dont les talents déjà connus se déployèrent avec tant d'éclat dans cette guerre, que tout le monde l'égalait au général romain Flamininus. Dans le même temps, Annibal, arrivé à la cour d'Antiochus, y fut reçu comme envoyé des dieux ; le roi, enflammé par sa présence, paraissait moins songer à la guerre qu'aux fruits de la victoire. Mais Annibal, connaissant la valeur des Romains, répétait que jamais on ne les pourrait vaincre qu'en Italie. Il demandait cent vaisseaux, dix mille fantassins, mille cavaliers, assurant qu'avec ces forces il rallumerait dans l'Italie la même guerre qu'il y avait faite, et rapporterait au roi, sans qu'il sortît de l'Asie, ou la victoire ou une paix honorable ; que l'Espagne, en proie au feu de la guerre, n'avait besoin que d'un chef ; que l'Italie lui était aujourd'hui mieux connue ; qu'enfin Carthage, sortant de son repos, se hâterait de s'unir à lui. [31,4] IV. Le roi adopta ce projet ; et un des compagnons d'Annibal fut envoyé à Carthage pour y encourager ceux qui désiraient la guerre, promettre le secours d'Annibal et de son armée, annoncer que rien ne manquait plus à la ligue, que l'appui des Carthaginois, et enfin, que l'Asie fournirait pour cette guerre et les soldats et l'argent. Ces bruits s'étant répandus dans Carthage, l'envoyé est arrêté par les ennemis d'Annibal, et traduit devant le sénat. On lui demande à qui il est adressé ; il répond, en vrai Carthaginois, qu'il s'adresse au sénat tout entier ; que c'est ici l'affaire, non des particuliers, mais de la république elle-même. On délibéra longtemps s'il fallait l'envoyer à Rome pour la justification publique ; mais il s'embarqua en secret et revint près d'Annibal. Instruits de son départ, les Carthaginois firent tout révéler aux Romains par un député. Ceux-ci, de leur côté, envoyèrent à Antiochus des ambassadeurs qui devaient profiter de ce titre pour observer les préparatifs, adoucir la haine qu'Annibal portait à Rome, ou exciter coutre lui, par de fréquents entretiens, les soupçons et la haine du roi. Ces députés, ayant trouvé Antiochus à Éphèse, lui remirent les lettres du sénat ; et, en attendant sa réponse, ils virent tous les jours Annibal ; ils lui disaient qu'une crainte mal fondée lui avait fait quitter sa patrie, puisque les Romains observaient, avec une fidélité religieuse, le traité qu'ils avaient fait, moins avec son pays qu'avec lui ; qu'en combattant les Romains, il n'avait pas plus écouté sa haine pour eux que son amour pour la patrie, à laquelle un bon citoyen doit sacrifier jusqu'à sa vie ; que toute guerre avait sa source dans les querelles publiques des peuples, non dans les haines privées des généraux. Puis, ils faisaient l'éloge de ses exploits. Séduit par ces louanges, Annibal se plaisait à s'entretenir souvent avec eux, sans songer que ces liaisons lui aliénaient l'esprit d'Antiochus. Ce prince, persuadé par ces fréquentes entrevues qu'il avait fait sa paix avec Rome, cessa de prendre ses avis, l'éloigna de ses conseils, et ne vit plus en lui qu'un traître et un ennemi qui méritait sa haine. Aussi ses vastes préparatifs, que ne dirigeait plus l'art d'un habile capitaine, restèrent sans effet. Le sénat ordonnait au roi de se contenter de l'Asie, s'il ne voulait forcer les Romains à y porter leurs armes. Antiochus dédaigna ces menaces, et, loin d'attendre les Romains, résolut de les attaquer. [31,5] V. On dit qu'exclu des nombreux conseils où l'on délibéra sur la guerre, Annibal y fut enfin appelé, non que le roi voulût adopter en rien son avis, mais pour ne point paraître l'avoir entièrement dédaigné : toutes les voix étant recueillies, on l'interrogea le dernier. Annibal comprit l'intention du roi. Il déclara qu'il savait qu'en l'interrogeant, on ne voulait pas connaître son avis, mais compléter le nombre des voix ; que néanmoins, sa haine contre les Romains et son dévouement pour le roi qui lui avait seul ouvert un asile assuré, le décidaient à parler sur le plan de la guerre. Puis, s'excusant de la franchise de son langage, il désapprouva tous les desseins, tous les projets adoptés jusqu'à ce jour ; qu'à ses yeux, le meilleur théâtre de la guerre n'était point en Grèce, mais au sein de l'Italie ; qu'on ne pouvait triompher des Romains que par leurs armes, ni dompter l'Italie autrement qu'avec ses propres forces ; qu'il s'agissait ici et d'un genre d'ennemis, et d'un genre de guerre tout nouveaux ; que, dans les guerres ordinaires, c'était beaucoup d'avoir saisi l'avantage du poste ou du temps, ravagé des campagnes, ou emporté quelques villes ; mais qu'à l'égard des Romains, soit qu'on eût pu les prévenir ou les vaincre, battus et renversés, il fallait encore lutter contre eux ; qu'ainsi, les attaquer en Italie, c'était se mettre en état de les vaincre par leur puissance, par leurs forces, par leurs armes, ainsi qu'il l'avait fait lui-même ; que leur abandonner l'Italie, la source de leur puissance, c'était vouloir détourner ou dessécher à la fois les eaux réunies d'un grand fleuve, au lieu de les couper et de les disperser dés leur source ; que déjà, en particulier, il avait donné ce conseil à Antiochus, en lui offrant son bras pour l'exécuter ; qu'il le répétait maintenant, en présence de sa cour entière, pour enseigner à tous quelle guerre on devait faire aux Romains, pour montrer que, faibles chez eux, invincibles au dehors, il fallait leur ravir leur ville avant leur empire, l'Italie avant les provinces ; que les Gaulois avaient pris Rome, que lui-même les avait presqu'abattus, et qu'il n'avait été vaincu qu'après avoir quitté leur pays : c'était en retournant à Carthage qu'il avait vu la fortune changer avec le théâtre, de la guerre. [31,6] VI. Les courtisans combattirent ce conseil, non pour assurer le succès de la guerre, mais de peur qu'Annibal, en le faisant adopter, n'obtînt le premier rang dans la faveur du roi. Antiochus sentait moins d'aversion pour l'avis que pour l'auteur : il craignait de livrer à Annibal l'honneur de la victoire qu'il voulait pour lui-même. Ainsi les flatteries des courtisans perdaient tout : la raison, la sagesse, n'étaient point écoutées. Le roi lui-même passa l'hiver dans les débauches ; chaque jour voyait célébrer de nouvelles noces. Au contraire, le consul Acilius, chargé de cette guerre, se hâtait de rassembler des troupes, des armes et tout l'appareil des combats ; il affermissait la foi des villes alliées, gagnait celles qui hésitaient encore. De part et d'autre, le succès répondit à ces préparatifs. Dès la première rencontre, le roi, voyant fléchir ses soldats, au lieu de les soutenir, se mit à la tête des fuyards, et abandonna aux vainqueurs toutes les richesses de son camp. Le pillage arrêtant les Romains, il se sauva jusqu'en Asie. Il se repentit alors d'avoir rejeté les avis d'Annibal, et, lui rendant sa confiance, il ne suivit plus que ses conseils. Il apprend qu'Æmilius, général romain envoyé par le sénat, vient le combattre sur mer avec quatre-vingt vaisseaux armés d'éperons. Il conçut alors l'espoir de rétablir sa fortune ; et, sans laisser aux villes alliées le temps de passer à l'ennemi, il résolut de lui livrer bataille dans l'espoir d'effacer, par une victoire, la honte de la défaite qu'il venait d'essuyer dans la Grèce. Il confie sa flotte à Annibal, et la bataille s'engage ; mais ni ses troupes d'Asie, ni ses vaisseaux ne purent résister à la force des soldats et des vaisseaux romains. L'habileté du général rendit cependant la perte moins forte. La nouvelle de cette victoire n'étant pas encore parvenue jusqu'à Rome, la ville était en suspens sur le choix des nouveaux consuls. [31,7] VII. Mais quel autre méritait mieux, que le frère de l'Africain, d'être nommé pour combattre Annibal ? Vaincre les Carthaginois, n'était-ce pas le destin des Scipions ? Lucius Scipion fut donc proclamé consul (en 190 av. J.-Chr.) : on lui donna pour lieutenant l'Africain, son frère, afin de montrer à Antiochus que les talents d'Annibal vaincu ne devaient pas lui inspirer plus d'espoir, que n'en donnaient aux Romains ceux de Scipion, son vainqueur. Les Scipions faisaient passer leur armée en Asie, quand ils apprirent que la guerre était terminée sur tous les points, et en effet, ils trouvèrent Antiochus battue sur terre, et Annibal sur mer. Ils reçurent, dès leur arrivée, des députés d'Antiochus qui venaient demander la paix, en offrant à l'Africain, en don particulier, la liberté de son fils, qui, traversant la mer sur un petit navire, état tombé entre les mains du roi. Mais Scipion répondit que les services privés étaient bien distincts des intérêts publics ; que les devoirs de père cédaient aux droits de la patrie, à laquelle tout citoyen doit immoler ses enfants et sa vie ; que, plein de reconnaissance pour le présent qu'il recevait du roi, il saurait, comme particulier, répondre à cette générosité ; mais que, pour la paix et la guerre, il ne pouvait rien donner à la faveur, rien sacrifier des droits de sa patrie. Jamais il n'avait traité de la rançon de son fils, jamais il n'avait voulu que le sénat en délibérât ; il s'était borné à dire, avec une fierté digne de son nom, que les armes lui rendraient son fils. Il voulut qu'Antiochus, pour condition de la paix, cédât l'Asie aux Romains, se contentât de la Syrie, livrât tous ses vaisseaux, tous les prisonniers, tous les transfuges, et payât aux Romains tous les frais de la guerre. Instruit de ces demandes, Antiochus répondit qu'il n'était pas encore assez vaincu pour se laisser dépouiller de ses états, et que de telles conditions devaient allumer la guerre, au lieu d'amener la paix. [31,8] VIII. Les deux partis se disposent donc à la guerre, et les Romains pénètrent en Asie. Arrivés à Ilion, ils adressèrent aux habitants et en reçurent à leur tour de mutuelles félicitations : les Troyens rappelaient que de leur ville étaient partis Énée et les chefs qui le suivirent : les Romains se glorifiaient d'être issus de cet illustre sang. Leur joie était aussi vive que celle des enfants et des pères qui se retrouvent après une longue absence. Les Troyens s'applaudissaient de voir leurs descendants, maîtres de l'Occident et de l'Afrique, venir revendiquer l'Asie, comme l'empire de leurs aïeux ; ils disaient que Troie eût dû souhaiter sa ruine, puisqu'elle devait renaître avec tant de gloire. Les regards des Romains contemplaient avec une avidité insatiable les pénates de leurs aïeux, le berceau de leurs pères, les temples et les statues des deux. Lorsqu’'ils furent partis d'Ilion, le roi Eumène leur amena des secours, et, bientôt après, on livra bataille à Antiochus . A l'aile droite, une légion romaine, pliant devant l'ennemi, s'enfuyait vers le camp avec moins de péril que de honte ; quand M. Æmilius, tribun des soldats, laissé pour la garde du camp, ordonne à ses soldats de s'armer, de sortir des retranchements, de présenter leurs épées aux fuyards, menaçant de les massacrer, s'ils ne retournaient au combat, et leur montrant plus de péril dans leur camp que du côté de l'ennemi. Pressée par un double danger, la légion revient à la charge, accompagnée des soldats qui avaient arrêté sa fuite ; elle fait un affreux carnage, et commence ainsi la victoire. Cinquante mille ennemis périrent, onze mille furent faits prisonniers. Antiochus ayant demandé la paix, Scipion n'ajouta rien à ses premières conditions, disant que le coeur des Romains ne se laissait ni abattre par les revers, ni enorgueillir par la victoire. Rome partagea, entre ses alliés, les villes enlevées à Antiochus, et, préférait la gloire à des biens qui pouvaient l'amollir, elle ne se réserva que l'honneur d'avoir vaincu, et laissa les richesses à ceux qui l'avaient servie.