[29,0] LIVRE XXIX. [29,1] I. Vers le même temps, presque tous les états de l'univers changèrent à la fois de maîtres. En Macédoine, Philippe, âgé de quatorze ans, se vit appelé au trône par la mort d'Antigone, son tuteur et son beau-père. En Asie, Seleucus venait de périr, et le sceptre passait à Antiochus, encore enfant. En Cappadoce, un autre enfant, Ariarathe, recevait la couronne des mains de son père. En Égypte, Ptolémée, meurtrier de son père et de sa mère, s'était emparé du trône, et l'horreur d'un tel forfait l'avait fait surnommer Philopator. Les Spartiates substituaient Lycurgue à Cléomène. Enfin, pour qu'on vît partout les mêmes changements s'accomplir, Annibal, jeune encore, était nommé général à Carthage : on ne manquait pas de capitaines plus âgés ; mais la haine des Romains, dans laquelle on le savait nourri, avait déterminé ce choix, moins funeste à l'Italie qu'à l'Afrique. Ces jeunes souverains, sans prendre pour guides des ministres plus âgés, suivirent pourtant les traces de leurs aïeux, et s'illustrèrent par de grands talents. Ptolémée seul montra de la faiblesse sur un trône acquis par le crime. Les Dardaniens et d'autres peuples voisins, éternels ennemis des rois de Macédoine, ne cessèrent d'attaquer Philippe, dont ils méprisaient la jeunesse. Mais il les repoussa, et non content de protéger ses frontières, il brûlait de porter la guerre en Etolie. [29,2] II. Tels étaient ses projets, lorsque Demetrius, roi d'Illyrie, récemment vaincu par le consul Paulus, se présente en suppliant devant lui. Il se plaint de l'ambition de Rome, qui, non contente d'avoir soumis l'Italie, ose aspirer à l'empire du monde, et menace tous les rois de ses armes. C'est ainsi que pour subjuguer la Sicile, la Sardaigne, l'Espagne, et l'Afrique entière, ils ont entrepris la guerre contre Annibal et Carthage. S'il est lui-même en butte à leurs attaques, c'est parce que ses états sont voisins de Italie, comme si nul roi ne pouvait sans crime toucher aux frontières de leur empire. Philippe aussi devait craindre un tel exemple, lui dont l'empire, plus proche et surtout plus riche, avait plus à redouter de l'inimitié des Romains. Il promet enfin de lui céder ce qu'ils ont envahi de son empire, aimant mieux voir ses états aux mains d'un allié que dans celles des ennemis. Philippe, renonçant à attaquer l'Étolie, se laissa donc entraîner à faire la guerre aux Romains, qui, vaincus par Annibal près du lac Trasimène, semblaient lui promettre une victoire facile. Pour n'avoir pas à la fois plusieurs ennemis, il fait la paix avec les Étoliens : sans publier le projet d'une guerre lointaine, il annonce qu'il veut défendre la Grèce : "elle n'a jamais, dit-il, connu de plus grand péril, que depuis qu'à l'Occident s'élèvent les empires nouveaux de Carthage et de Rome ; que, se disputant la puissance, ils n'ont pu ; jusqu'à ce jouir, envahir l'Orient et la Grèce ; mais qu'on verra les vainqueurs pénétrer aussitôt dans l'Orient. [29,3] III. "Dans l'Italie, dit-il, grossit un nuage qui porte dans ses flancs une guerre opiniâtre et sanglante. A l'Occident gronde et éclate un orage qui, poussé sur l'univers par le souffle de la victoire, couvrira le monde entier d'une pluie dé sang. Souvent en proie à de cruelles attaques de la part des Perses, des Gaulois ou des Macédoniens, la Grèce trouvera ses souffrances passées bien légères, si ces puissances, qui luttent dans l'Italie, viennent à se répandre hors de ses limites. II voit dans cette guerre acharnée et cruelle, chaque peuple déployer toutes ses forces, chaque général toutes ses ressources : cette fureur ne peut s'éteindre par la ruine entière d'un parti, sans entraîner ses voisins dans sa chute. Plus éloignée, plus forte pour se défendre, la Macédoine devait moins que la Grèce redouter l'ambition des vainqueurs, et cependant il sentait que des peuples qui combattaient avec tant de forces ne borneraient pas là leur victoire, et qu'il devrait craindre à son tour les coups de ceux qui seraient restés vainqueurs." Ayant ainsi terminé sa guerre contre les Étoliens, Philippe, les yeux fixés sur les guerres de Carthage et de Rome, pesait les forces des deux nations rivales. Les Romains, qui voyaient Annibal et les Carthaginois à leurs portes, n'en redoutaient pas moins la Macédoine ; ils craignaient l'antique valeur de ce peuple illustré par l'Orient conquis, et les talents de Philippe, et son ardeur pour la guerre, qui le rendait émule de la gloire d'Alexandre. [29,4] IV. Philippe, à la nouvelle d'une seconde défaite essuyée par les Romains, se déclara hautement leur ennemi, et fit équiper une flotte pour passer en Italie. Il écrit et députe à Annibal, pour lui proposer une alliance ; le député, saisi par les Romains, et conduit devant le sénat, fut renvoyé sain et sauf, non par respect pour son maître, mais pour ne pas décider à la guerre un prince dont les desseins pouvaient être douteux encore. Bientôt, instruits que l'armée de Philippe allait passer en Italie, les Romains envoient, pour lui fermer le passage, le préteur Lévinus avec une Flotte. Ce général passe en Grèce, décide, à force de promesses, les Étoliens à se déclarer contre Philippe, qui presse à son tour les Achéens de prendre les armes contre Rome. De leur côté, les Dardaniens font une irruption en Macédoine, enlèvent vingt mille captifs, et forcent Philippe à quitter les Romains pour venir défendre son royaume. Cependant Lévinus, ayant fait alliance avec Attale, ravage la Grèce. Les villes grecques, épouvantées, implorent à grands cris le secours de Philippe ; et le roi d'Illyrie, attaché à ses pas, ne cesse de lui rappeler sa promesse. Enfin la Macédoine ravagée demandait vengeance. Ainsi pressé de toutes parts, et ne sachant de quel côté porter d'abord ses armes, il promettait à tous de prompts secours, dans l'espoir, non de tenir sa parole, mais de soutenir leur courage, et de conserver leur alliance. Sa première expédition fut contre les Dardaniens, qui, épiant l'instant de son départ, menaçaient d'accabler la Macédoine. Il fit la paix avec les Romains, qui s'applaudirent de pouvoir différer la guerre contre lui. Enfin, sachant que Philopémen, général des Achéens, s'efforçait d'entraîner ses alliés dans le parti de Rome, il lui dressa des embûches : celui-ci en fut averti, les évita, et, par son autorité, détacha les Achéens de l'amitié de Philippe.