[22,0] LIVRE XXII - Histoire d'Agathocle. [22,1] I. AGATHOCLE , tyran de Sicile, héritier de la puissance de Denys l'ancien, s'éleva d'une condition obscure et pauvre à la majesté du trône. II était né en Sicile, d'un potier de terre, et son enfance fut aussi méprisable que son origine était basse : doué d'une rare beauté, il ne vécut longtemps qu'aux dépens de sa pudeur. Arrivé à la puberté, il passa, dans ses débauches, des hommes aux femmes ; ainsi fameux chez les deux sexes, il embrassa bientôt après la vie de brigand. Dans la suite s'étant fixé à Syracuse, où il avait obtenu le droit de cité, il y vécut longtemps dédaigné, comme un homme qui n'avait ni honneur, ni fortune à perdre ; enfin, il servit comme simple soldat, et on le vit toujours prêt à tout oser, aussi ami du trouble qu'il l'avait été de la débauche. II se montrait d'ailleurs tour-à-tour plein de courage et d'éloquence, aussi fut-il nommé bientôt centurion, et plus tard tribun des soldats. Dés sa première campagne, il donna aux Syracusains des preuves signalées de sa valeur dans une guerre entre les habitants d'Etna. Dans la seconde, contre les Campaniens, il fit concevoir de lui de si hautes espérances, qu'il fut nommé général à la place de Damascon, qui venait de mourir ; il épousa sa veuve, qu'il avait déjà séduite. Non content de passer ainsi de la pauvreté à l'opulence, il se fit pirate, et infesta sa patrie. Ses complices, faits prisonniers et mis à la torture, le sauvèrent en ne l'accusant pas. Deux fois il tenta d'asservir Syracuse, et deux fois il en fut banni. [22,2] II. Il s'était retiré chez les Murgantins ; en haine de Syracuse, ils le firent d'abord préteur, et bientôt général. Il entre en campagne, s'empare de Léontium, et vent assiéger Syracuse, sa patrie. Appelé pour défendre cette ville, Hamilcar, général des Carthaginois, oublie sa haine, et lui envoie des secours. Syracuse vit donc à la fois un de ses citoyens l'assiéger avec toute l'ardeur d'un ennemi, et un ennemi la défendre avec le dévouement d'un citoyen. Comme la défense était plus vigoureuse que l'attaque, Agathocle fait supplier Hamilcar de lui servir de médiateur auprès des Syracusains, promettant de reconnaître ce bienfait par ses services. Hamilcar, séduit par cette offre, et craignant d'ailleurs les forces d'Agathocle, fait alliance avec lui, dans l'espoir d'en obtenir, pour étendre sa puissance à Carthage, l'appui qu'il lui fournissait contre les Syracusains. Il obtient donc pour Agathocle, non seulement la paix, mais aussi la dignité de préteur de Syracuse. Agathocle, tenant à la main une torche allumée, fait alors serment d'être fidèle à Carthage, et reçoit d'Hamilcar cinq mille Africains, par lesquels il fait égorger les principaux Syracusains. Sous prétexte de donner une forme au gouvernement, il convoque le peuple au théâtre, et rassemble d'abord le sénat dans le gymnase, comme pour régler quelques préliminaires. Ces mesures ainsi disposées, il fait marcher ses soldats, enveloppe le peuple, égorge le sénat, et se délivre encore, après ce massacre, des plus riches et des plus audacieux d'entre le peuple. [22,3] III. Il lève alors des soldats, et rassemble urge armée avec laquelle il fond brusquement sur les villes voisines qui ne s'attendaient point à ses attaques. D'accord avec Hamilcar, il maltraite et persécute les alliés de Carthage, qui envoient des députés pour se plaindre aux Carthaginois, moins d'Agathocle que d'Hamilcar ; "le premier était un usurpateur et un tyran ; le second, un traître qui, par un pacte formel, abandonnait ses alliés à leur plus cruel ennemi. Pour sceller cette paix dont le premier gage avait été le don de Syracuse, l'éternelle ennemie des Carthaginois, la rivale qui lui disputait la domination de la Sicile, il cédait maintenant les villes de leurs alliés. Ils annonçaient donc que bientôt cette trahison retomberait sur Carthage, et deviendrait aussi funeste à l'Afrique qu'elle I'avait été à la Sicile." Ces plaintes irritèrent le sénat contre Hamilcar. Mais comme la force était dans ses mains, la délibération fut secrète, et les votes, avant d'être publiés, furent renfermés dans une urne qui devait rester scellée jusqu'au retour de l'autre Hamilcar, fils de Giscon, alors en Sicile. Mais la mort d'Hamilcar rendit inutile l'artifice des sénateurs et leur secrète délibération. La faveur du destin sauva le général, que ses concitoyens avaient eu l'injustice de condamner sans l'entendre. Le jugement fournit à Agathocle l'occasion de faire la guerre à Carthage. Sa première bataille fut contre Hamilcar fils de Giscon, qui le vainquit. II rentra à Syracuse pour se remettre en campagne avec une plus forte armée ; mais dans une seconde rencontre la fortune ne le servit pas mieux . [22,4] IV. Les Carthaginois vainqueurs assiègent Syracuse. Agathocle, trop faible pour leur tenir tête, mal préparé même à soutenir un siège, délaissé d'ailleurs par ses alliés révoltés de sa cruauté, résolut de transporter la guerre en Afrique : courage vraiment merveilleux, d'aller combattre dans leur pays ceux à qui il ne peut résister dans ses murs, d'envahir une terre ennemie, dans l'impuissance de défendre la sienne, et d'oser, vaincu, insulter à ses vainqueurs. II environna ce grand projet d'un secret mon moins surprenant ; il se borna à déclarer au peuple qu'il avait trouvé un chemin à la victoire, qu'il fallait seulement soutenir avec courage un siège qui durerait peu ; qu'enfin, ceux qu'effrayait l'état présent des choses étaient libres de se retirer. Seize, cents citoyens quittèrent la ville ; il fournit aux autres l'argent et les vivres nécessaires à sa défense, et n'emporta que cinquante talents pour subvenir aux besoins du moment, aimant mieux prendre le reste à ses ennemis qu'à ses alliés. Il affranchit tous les esclaves en âge de porter les armes, reçoit leur serment, et les embarque avec la plus grande partit de son année, persuadé qu'en confondant ainsi ces hommes de différentes conditions, il établirait entre tous une émulation de courage : le reste fut laissé pour la défense de la patrie. [22,5] V. La septième année de son règne, accompagné de ses deux fils, Archagathe et Héraclide, déjà dans l'adolescence, il fait voile vers l’Afrique, sans qu'aucun des soldats sût où il état conduit. Tous croyaient aller au pillage sur les côtes d'Italie ou de Sicile, lorsqu'il les débarque sur le rivage de l'Afrique et leur révèle ses desseins. Il leur rappelle l'état de Syracuse, "dont l'unique ressource est désormais de faire souffrir à l'ennemi ce qu'elle souffre elle-même aujourd’hui. La guerre ne se fait point au dedans comme au dehors : au dedans, c'est à la patrie elle-même qu'il faut emprunter toutes ses ressources, tandis que chez l'ennemi on tourne contre lui ses propres forces et ses alliés rebelles, qui, las d'une longue servitude, accueillent avec joie des libérateurs étrangers. D'ailleurs, les villes, les châteaux de l'Afrique ne sont ni entourés de remparts, ni construits sur les montagnes, mais situés dans la plaine et ouverts de tous côtés ; ces places, craignant d'être ruinées, seront aisément entraînées dans son parti. Carthage va trouver en Afrique plus d'ennemis qu'en Sicile ; tout s'unirait contre une ville qui n’a guère pour appui que son nom, et il tirerait ainsi de cette terre ennemie tes forces qui lui manquent. L'épouvante soudaine qu'inspirerait tant d'audace contribuerait encore à la victoire. L'incendie des villages, le pillage des villes et des places qui oseraient se défendre, enfin le siège de Carthage elle-même, montreraient aux ennemis qu'ils n'étaient point à l'abri de ces désastres qu'ils faisaient peser sur d'autres. En triomphant ainsi des Carthaginois, ils délivreraient encore la Sicile : les ennemis poursuivraient-ils le siège, quand ils verraient leur patrie menacée ? Si cette guerre n'était plus facile, nulle proie ne pouvait être plus riche, puisque la Sicile, l'Afrique entière, étaient le prix de la conquête de Carthage. La gloire d'une si belle entreprise, perpétuée d'âge en âge, triompherait du temps et de l'oubli ; on dirait d'eux, que seuls, entre tous les hommes, ils avaient porté chez l'ennemi une guerre qu'ils ne pouvaient soutenir chez eux ; que seuls, après une défaite, ils avaient poursuivi leurs vainqueurs, et assiégé ceux qui assiégeaient leur ville. Ils devaient donc entreprendre, pleins d'espérance et de joie, une guerre où la victoire promettait tant de richesses, et la défaite, même tant de gloire." [22,6] VI. Ces exhortations encourageaient Les soldats ; mais une éclipse de soleil, survenue pendant la traversée, avait frappé leurs esprits d'une crainte superstitieuse. Le roi leur expliquait donc le sens de ce prodige avec autant de soin que les avantages de son expédition. "Si l'éclipse eût précédé leur départ, il l'eût regardée, disait-il, comme un présage funeste pour eux ; mais elle n'était survenue que pendant la route, et elle ne menaçait donc que ceux qu'ils allaient combattre. Les variations dans le cours naturel des astres annonçaient toujours des résolutions, et celle-ci leur promettait un terme aux prospérités de Carthage comme à leurs revers." Ayant ainsi ranimé ses soldats, il les détermine à brûler leur flotte entière, afin d'apprendre à tous, que, privés des moyens de fuir, il leur fallait triompher ou mourir. Renversant tout dans leur marche, brûlant châteaux et villages, ils livrent bataille à Hannon, qui venait à leur rencontre avec trente mille soldats et deux mille Siciliens y périssent, trois mille Carthaginois tombent avec leur général. Cette victoire enflamme l'ardeur des premiers, et décourage leurs ennemis. Agathocle vainqueur s'empare des villes, des citadelles, fait un immense butin, égorge des milliers d'ennemis. Il vient placer son camp à cinq milles de Carthage, pour que les habitants voient du haut de leurs murailles la ruine de ce qu’ils ont de plus cher, le ravage de leurs campagnes, l'incendie de leurs maisons. Cependant la renommée publie dans l'Afrique entière qu’une l'armée des Carthaginois est détruite, que leurs villes ont succombé. On s'étonne qu'un si puissant empire ait été si brusquement attaqué, et par un ennemi déjà vaincu. A la surprise succède insensiblement le mépris pour les Carthaginois, et Agathocle voit bientôt passer dans son parti, non seulement les Africains, mais même de puissantes cités, entraînées par ce mouvement nouveau ; il en reçoit, pour prix de sa victoire, des vivres et de l'argent. [22,7] VII. Un dernier coup met le comble aux désastres des Carthaginois : leur armée de Sicile périt tout entière avec le général qui la commandait. On annonce que les troupes qui assiégeaient Syracuse, devenues moins vigilantes après le départ d'Agathocle, ont été massacrées par Antandre, frère du roi. Egalement malheureux au dehors et au dedans, les Carthaginois se virent abandonnés non seulement de leurs tributaires, mais aussi des rois leurs alliés, dont la fortune et non l'honneur réglait la fidélité. De ce nombre fut Opheltas, roi de Cyrène, qui, dans le fol espoir de soumettre l'Afrique entière à ses lois, avait, par ses députés, conclu un traité avec Agathocle ; ils s 'engageaient, après la défaite de Carthage, à céder, à l'un, l'empire de la Sicile, à l’autre, celui de l'Afrique. Opheltas vient avec une, puissante armée se joindre à Agathocle, qui le comble de caresses ; lui prodigue les flatteries, l'invite souvent à sa table, lui fait adopter un de ses fils, et finit par l'assassiner ; il se saisit de son armée, marche de nouveau contre les Carthaginois qui avaient réuni toutes leurs forces, et gagne sur eux une grande bataille, où furent, de part et d’autre, répandus des flots de sang. Cette défaite abattit à tel point les Carthaginois, que, sans une sédition qui s'éleva dans l'armée d’Agathocle, Bomilcar, leur chef, serait allé le joindre avec ses troupes. Pour punir sa trahison, les Carthaginois le firent mettre en croix au milieu de leur place publique, voulant ainsi que ce lieu, qui l'avait vu comblé d'honneurs, servit de théâtre à son supplice. Bomilcar supporta avec courage la cruauté de ses concitoyens, et, du haut de sa croix, comme d'un tribunal, il leur reprocha leurs crimes ; il leur rappelait, et le meurtre d'Hannon, faussement accuse de prétendre à la tyrannie, et l'exil de Giscon innocent, et leurs votes secrets contre son oncle Hamilcar, qui avait voulu faire d'Agathocle plutôt l'allié que l'ennemi de Carthage. Après avoir à haute voix exhalé sa colère devant un peuple immense, il expira. [22,8] VIII. Cependant Agathocle, partout victorieux, laisse son armée à son fils Archagathe, et passe en Sicile, ne comptant pour rien ses sucrés en Afrique, tant que Syracuse resterait assiégée : car, à la mort d'Hamilcar, fils de Giscon, les Carthaginois y avaient envoyé une autre armée. Au seul bruit de son arrivée, toutes les villes de la Sicile, instruites de ses exploits en Afrique, s'empressent de lui ouvrir leurs portes ; et ayant ainsi chassé les Carthaginois, il se vit maître de la Sicile entière. A son retour en Afrique, il trouve ses soldats soulevés, parce que son fils avait différé jusqu'à son arrivée le payement de leur solde. Il les rassemble, et son adresse parvient à les calmer : il leur dit "que ce n'est pas de lui, mais de l'ennemi qu'ils doivent attendre leur paie ; qu'ils partageront le butin comme la victoire ; qu'ils fassent seulement quelques efforts pour terminer la guerre ; ils savent que Carthage prise va satisfaire aux désirs de tous. " La révolte s'apaise, et, peu de jours après, Agathocle s'approche du camp ennemi ; mais une bataille témérairement engagée lui coûte la plus grande partie de son armée. II se réfugia dans son camp, et, voyant que son imprudence soulevait la haine contre lui, craignant d'ailleurs que la solde, qui n'avait point été payée, n'excitât de nouvelles plaintes, il s'enfuit pendant la nuit avec son fils Archagathe. A la nouvelle de son départ, ses soldats épouvantés, se regardant déjà comme prisonniers, s'écriaient que "pour la seconde fais, leur roi les abandonnait au milieu des ennemis ; que celui qui leur devait jusqu'à la sépulture, renonçait même à défendre leur vie." Ils veulent poursuivre le roi ; mais, arrêtés par les Numides, ils sont forcés de rentrer dans leur camp, Cependant ils prirent et ramenèrent Archagathe, qui, trompé par les ténèbres, s'était séparé de sou père. Pour Agathocle, il retourne à Syracuse sur les vaisseaux et avec les mêmes pilotes qui l’avaient ramené de Sicile. Rare exemple de lâcheté, de voir un roi délaisser son armée, et un père trahir ses enfants. Après le départ du roi, les soldats traitent avec l'ennemi, égorgent les fils d'Agathocle, et se livrent aux Carthaginois. Archagathe, au moment de périr de la main d'Arcésilas, autrefois l'ami de son père, lui demanda "ce que ferait Agathocle aux enfants de l'homme qui l'aurait privé des siens. - il me suffit, répondit Arcésilas, de savoir que mes fils survivent à ceux d'Agathocle." Les Carthaginois envoyèrent ensuite, en Sicile de nouveaux généraux pour achever la guerre ; mais Agathocle fit la paix avec eux à des conditions raisonnables.