[12,0] LIVRE XII. Événements arrivés en Grèce perdant l'absence d'Alexandre ; expéditions de ce prince en Hyrcanie et dans l'Inde ; sa mort. [12,1] I. ALEXANDRE fit célébrer avec pompe les funérailles des soldats morts en poursuivant Darius, et distribua treize mille talents au reste des troupes qui l'avaient suivi dans cette expédition. La chaleur avait fait périr la plupart de ses chevaux, et ceux même qui y résistèrent devinrent inutiles. Il déposa à Ecbatane son trésor, qui montait à cent quatre-vingt-dix mille talents, et en confia la garde à Parménion. Vers cette époque, il apprend, par une lettre d'Antipater, resté en Macédoine, la guerre d'Agis, roi de Sparte, dans la Grèce, d'Alexandre, roi d'Épire, en Italie, et l'expédition de son lieutenant Zopyrion en Scythie. Ces nouvelles l'affectèrent diversement : cependant la mort de deux rois, ses rivaux, lui fit plus de plaisir, que la perte de Zopyrion et de son armée ne lui causa de douleur. A son départ, la Grèce presqu'entière, saisissant l'occasion de recouvrer sa liberté, avait pris les armes : elle était entraînée par l'exemple de Lacédémone, qui, seule rebelle aux lois de Philippe et de son fils, avait dédaigné la paix et méprisé leurs menaces. A gis , roi de Sparte, fut l'auteur et le chef de cette guerre qu'Antipater étouffa, dés sa naissance, avec une armée rassemblée à la hâte . Cependant des flots de sang coulèrent de part et d’autre : le roi Agis, voyant plier son armée, voulut montrer que, moins heureux qu'Alexandre, il l'égalait pourtant en courage : il renvoya ses gardes, se jeta sur les ennemis, dont il fit un grand carnage, et même mit en fuite des bataillons entiers . Il céda enfin, vaincu par le nombre, mais vainqueur en gloire et en courage. [12,2] II. Alexandre, roi d'Épire, appelé en Italie par les Tarentins, qui imploraient son secours contre les peuples du Brutium, était parti plein d'espoir, comme si, dans le partage du monde, le sort, qui donnait l'Orient à Alexandre, fils de sa soeur Olympias, lui eût réservé l'Occident : il comptait que l'Italie, la Sicile et l'Afrique ne lui fourniraient pas moins d'occasions de se signaler, que l'Asie et la Perse n'en avaient offert à son neveu. D'ailleurs, si l'oracle de Delphes avait annoncé au grand Alexandre que des pièges l'attendaient en Macédoine, l'oracle de Dodone avait prédit au roi d'Épire que la ville de Pandosie et le fleuve de l'Achéron lui seraient funestes. Ce fleuve, cette ville, étaient en Épire ; et, ne croyant pas trouver les mêmes noms en Italie, il chercha dans une guerre lointaine un asile contre les menaces du sort. A son arrivée en Italie, il fit d'abord la guerre aux Apuliens ; mais, instruit des destins de leur ville, il conclut bientôt avec leur roi un traité de paix et d'alliance. Les Apuliens habitaient alors la ville de Brindes, fondée par les Étoliens sous les ordres de Diomède, l'un des héros les plus célèbres qui eussent paru au siège de Troie ; mais, chassés par les Apuliens des murs qu'ils venaient d'élever, ils consultèrent l'oracle, qui leur promit un séjour éternel dans le lieu qu'ils auraient réclamé. Ils firent donc sommer les Apuliens de leur rendre la ville, en les menaçant de la guerre. Ceux-ci, instruits de la réponse de l'oracle, égorgèrent les députés, et les ensevelirent dans leur ville, qui devint ainsi pour eux un domicile éternel. Ainsi fut accompli l'oracle ; et la ville resta longtemps au pouvoir de ses nouveaux maîtres. Alexandre, instruit de ce fait, et plein de respect pour lés prédictions antiques, détourna ses armes des Apuliens. Il marcha contre les Brutiens et les Lucaniens, leur enleva plusieurs places, et conclut des traités avec les Métapontins, les Pédicules et les Romains. Mais les peuples du Brutium et de la Lucanie, aidés du secours de leurs voisins, reprirent les armes avec urge nouvelle ardeur. C'est alors que le roi fut tué près de la ville de Pandosie et du fleuve Achéron : il n'apprit qu'à ses derniers moments le nom de ce lieu fatal, et reconnut qu'il avait quitté sa patrie pour fuir des dangers qui l'attendaient loin d'elle. La ville de Thurium racheta son corps, pour lui rendre les derniers devoirs. A la même époque, Zopyrion, à qui Alexandre-le-Grand avait confié le gouvernement du Pont, impatient de sortir du repas et de s'illustrer aussi par quelque conquête, réunit trente mille soldats, et marcha contre les Scythes. Le massacre de toute son armée, qui périt avec lui, fut la peine de son injuste agression. [12,3] III. Alexandre était sur les terres des Parthes, lorsque ces nouvelles lui furent apportées. Uni de près, par les liens du sang, au roi d'Épire, il feignit de regretter sa perte, et ordonna à son armée trois jours de deuil. Déjà tous les soldats, croyant la conquête achevée, s'attendaient à revoir leur patrie ; tous jouissaient d'avance des embrassements de leurs femmes, de leurs enfants : il les assemble, et leur dit "que c'est en vain qu'ils ont remporté tant de victoires, si les Barbares de l'orient restent indomptés ; qu'il s'était proposé, non pas la mort de Darius, mais la conquête de son royaume, et qu'il fallait poursuivre ceux qui s'étaient soustraits à ses lois." Ces paroles ranimèrent leur courage ; ils soumirent, l'Hyrcanie et le pays des Mardes. Ce fut là que Thalestris, ou Minithye, reine des Amazones, vint le trouver à la tête de trois cents femmes : dans le dessein d'avoir des enfants d'un si grand roi, elle avait fait une marche de vingt-cinq jours, au milieu de pays ennemis. A son arrivée, à son aspect, la surprise fut générale : on s'étonnait et du but de son voyage, et de son costume si nouveau dans une femme. Après treize jours que lui accorda le roi, et pendant lesquels il suspendit sa marche, elle crut avoir conçu, et se retira. Ce fut alors qu'Alexandre, adoptant les ornements des rois de Perse, commença de porter le diadème, dont les rois de Macédoine ne s'étaient pas encore parés : c'était, pour ainsi dire, se soumettre aux lois des nations qu'il avait vaincues. Il pensa que cette nouveauté révolterait davantage les esprits, s'il en offrait seul l'exemple ; il ordonna donc à ses courtisans de se vêtir, comme lui, de longs vêtements d'or et de pourpre. :Mais, avec la parure des Perses, il adopta bientôt leurs moeurs : il choisit parmi les maîtresses de Darius celles qu'illustraient le plus leur naissance et leur beauté, et les appela tour-à-tour à partager son lit. Il joignit à ces excès le luxe de la table, comme l'aliment et le soutien de la volupté, et releva la pompe de ses festins par la magnificence de ses jeux, oubliant que de telles moeurs entraînent la chute des empires, au lieu d'en assurer la grandeur. [12,4] IV. Cependant l'armée entière s'indignait de voir ce fils dégénéré de Philippe abjurer même le nom de sa patrie, et embrasser les moeurs des Perses, ces moeurs auxquelles il devait de les avoir vaincus. Pour ne point paraître seul s'asservir aux vices des peuples qu'il avait domptés, il permit à ses soldats d'épouser les captives qu'ils aimaient : il espérait affaiblir en eux le souvenir de leur patrie et le désir de la revoir, s'il pouvait leur rendre, au sein de son camp, l'image de leurs foyers domestiques, et adoucir, par les charmes d'une nouvelle union, le sentiment de leurs fatigues. Il songeait d'ailleurs que ses recrues cesseraient d'épuiser la Macédoine, s'il remplaçait ses vétérans par des fils élèves de leurs pères, qui, servant aux lieux de leur naissance, ne se lasseraient pas de combattre dans un camp, tout ensemble leur école et leur berceau. Cet usage subsista même sous les successeurs d'Alexandre. Il pourvoit donc à l'entretien de ces enfants, et leur fit fournir plus tard des armes et des chevaux : il assigna aux pères des récompenses proportionnées au nombre de leurs fils ; la solde des pères morts dans les batailles fut laissée aux fils orphelins, et des expéditions continuelles formèrent leur enfance à l'art de la guerre. Ainsi endurcis, dès l'âge le glus tendre, aux dangers et aux fatigues, ils devinrent des guerriers invincibles ; leur camp fut leur unique patrie, et chaque combat fut pour eux une victoire. Cette famille guerrière reçut le nom d’Epigones. Alexandre vainqueur des Parthes, donna à Andragore, l'un des grands de la Perse, le gouvernement de ce pays, dont ses descendants sont restés les rois. [12,5] V. Cependant Alexandre commençait à traiter les siens moins en roi qu'en ennemi. Il s'irritait qu'on osât lui reprocher d'avoir abjuré les vertus de son père et corrompu les moeurs de sa patrie : tel fut le crime que Parménion, vieil officier qui tenait le premier rang après Alexandre, et Philotas son fils, expièrent par la torture et la mort. Toute l'armée frémissait de colère : on déplorait le malheur de ce vieillard innocent et de son fils ; on ajoutait même, par intervalles, que chacun devait attendre le même sort. Alexandre, instruit de ces plaintes, et craignant que le bruit de ses cruautés, s'il parvenait jusqu'en Macédoine, n'y flétrît la gloire de ses conquêtes, fait publier que quelques-uns de ses officiers vont porter dans sa patrie la nouvelle de ses victoires. Il exhorte ses soldats à écrire à leurs familles, à saisir une occasion qui, dans une guerre lointaine, deviendra chaque jour plus rare. Bientôt il se fait secrètement livrer leurs lettres, découvre ainsi ce que chacun pensait de lui, et réunit en une cohorte ceux qui l'avaient le plus maltraité : son projet état de s'en défaire peu à peu, ou d'en former des colonies aux extrémités du monde. Il soumet ensuite les Drances, les Evergètes, les Parymes, les Parapammènes, les Adaspes, et les autres peuples qui habitaient au pied du Caucase. Cependant Bessus, l'un des courtisans de Darius, qui avait trahi et égorgé son maître, lui fut amené, chargé de chaînes. Alexandre livra le meurtrier au frère de ce malheureux prince, oubliant que Darius avait été son ennemi, pour punir un lâche, assassin de son bienfaiteur. Voulant éterniser son nom dans ces contrées lointaines, il y bâtit Alexandrie sur le Tanaïs : en dix-sept jours il en acheva l'enceinte, qui était de six mille pas, et réunit dans ses murs les habitants de trois villes fondées par Cyrus. Il éleva aussi dans la Bactriane et la Sogdiane douze villes, qu'il peupla de tous les séditieux de son armée. [12,6] VI. Pour célébrer ses dernières conquêtes, il invite ses courtisans à un festin magnifique. Les esprits étaient troublés par le vin, lorsque la conversation tomba sur les grandes actions de Philippe : Alexandre, se mettant au dessus de son père, et élevant jusqu'au ciel la gloire de ses propres exploits, vit la plupart des convives applaudir à sors orgueil. Clitus, l'un de ses vieux officiers, enhardi par la faveur du roi, dont il était l’ami le plus cher, défendit la mémoire de Philippe, et fit un éloge pompeux de ses victoires. Alexandre, irrité, arrache un javelot de la main d'un de ses gardes, perce Clitus au milieu du festin et, plein d'une joie féroce, il insulte à son cadavre : il lui reproche son zèle pour la gloire de Philippe, et les louanges prodiguées aux talents de ce prince. Mais, sa fureur une fois assouvie, son coeur se calme ; la réflexion succède à l'emportement : il songe au nom de la victime, au motif du meurtre, et il déteste son crime. L'éloge de sen père l'avait donc poussé à un excès de fureur, qu'un outrage à sa mémoire eût à peine excusé ! II avait souillé sa table du sang d'un ami, d'un vieillard innocent ! Furieux dans son repentir autant que dans sa colère, il voulait mourir. Baigné de pleurs, il embrasse ce cadavre, il touche ses plaies, il fait l'aveu de sa démence, comme si Clitus eût pu l'entendre encore : il tourne contre son sein le fer dont il l'a frappé, prêt à se percer lui-même, si on ne l 'eût arrêté. Pendant plusieurs jours, il ire cessa d'appeler la mort. Le souvenir de sa nourrice, soeur de Clitus, rendait ses remords plus déchirants : quoiqu'absente, c'est elle qui le faisait le plus rougir de lui-même. Il songeait à l'affreuse récompense dont il venait de payer ses soins : elle avait élevé son enfance ; et lui, jeune et vainqueur, reconnaissait ce bienfait en assassinant son frère. II pensait ensuite qu'il était devenu la fable et l 'horreur de son armée, ainsi que des nations vaincues ; qu'il avait inspiré à ses amis la terreur et la haine, et empoisonné les douceurs de sa table en s'y montrant aussi terrible que dans un combat. Alors le meurtre de Philotas, de Parménion, de son parent Amyntas, de sa belle-mère et de ses frères, le supplice d'Attale, d'Euryloque, de Pausanias, de tant d'autres chefs égorgés par ses ordres, se retraçaient à sa mémoire. Pendant quatre jours il refusa toute nourriture ; et, pour changer sa résolution, il fallut que tous ses soldats vinssent le conjurer "de ne point porter le regret d'un seul homme jusqu 'à perdre une armée entière ; de ne pas les abandonner dans ces lointains climats, au milieu de ces nations barbares, dont ses attaques avaient irrité la haine." Ce qui contribua beaucoup à le fléchir, ce furent les instances du philosophe Callisthène, comme lui disciple d'Aristote, et qu'il avait récemment fait venir prés de lui pour écrire l'histoire de ses exploits. Ainsi, rappelant ses projets de conquêtes, il soumit à son empire les Chorasmes et les Dahes. [12,7] VII. II établit ensuite un usage qu'il n'avait pas encore osé emprunter à l'orgueil des rois perses, dans la crainte d'adopter à la fois trop de nouveautés odieuses : au lieu de le saluer, il voulut qu'on se prosternât devant lui. Nul ne s'y opposa plus vivement que Callisthène : son audace lui coûta la vie ; il périt avec plusieurs généraux d'Alexandre, sous un vain prétexte de trahison. Cependant l'armée entière refusa de se prosterner devant le roi, et conserva l'ancien usage. Il marcha ensuite vers l'Inde, dans le dessein de fixer aux rivages de l'Océan et aux extrémités de l'Orient les bornes de son empire. Pour que la magnificence de son année répondît à la grandeur de cette expédition, il voulut que l'argent brillât sur l'armure de ses soldats, sur les harnais de leurs chevaux, et il donna à ses troupes le nom d'Argyraspides, à cause de leurs bouchers d'argent. Les habitants de Nyse, ne lui opposèrent aucune résistance, dans espoir qu'il respecterait une ville fondée par Bacchus : il les épargna en effet, fier d'avoir suivi les traces et égalé les exploits d'un dieu. II conduisit son armée sur le mont Sacré, pour contempler cette terre qui se couvre d'elle-même de lierre et de vigne, aussi féconde, aussi riante que si elle était cultivée, embellie par la main de l'homme. Mais, au pied de la montagne, ses soldats, saisis d'un soudain enthousiasme, attestent par des hurlements l'influence du dieu qui les agite, se dispersent clans la plaine, égarés par une fureur sans danger ; et le roi, immobile de surprise, apprend ainsi qu'en épargnant la ville, il a sauvé son armée. Il gagna ensuite le mont Dédale et des états de la reine Cléophis : cette princesse se rendit à lui, racheta son trône au prix de ses faveurs, et dut à ses charmes une couronne qu'elle n'avait pu conserver par la force. De ce commerce naquit un fils, qui régna depuis dans les Indes, et porta le nom d'Alexandre. Mais les Indiens, pour punir une reine impudique, flétrirent Cléophis du nom de courtisane couronnée. Parvenu aux extrémités de l'Inde, le roi s'arrêta devait un rocher escarpé, d'une prodigieuse élévation, sur lequel plusieurs peuplades étaient venues chercher un asile. II apprit qu'Hercule avait sans succès attaqué ce lieu, d'où un tremblement de terre l'avait repoussé. Brûlant'du désir d'effacer les exploits de ce héros, il s'empara du rocher, après des dangers et des fatigues extrêmes, et rangea sous son obéissance les populations réfugiées en ce lieu. [12,8] VIII. Parmi les rois de l'Inde était Porus, prince fameux par son courage et la force de son corps : instruit des projets d'Alexandre, il se préparait depuis longtemps à lui résister. A l'instant de combattre, il ordonne aux siens de fondre sur les soldats ennemis, et réclame pour lui seul l'honneur d'attaquer le roi. Alexandre n'évita point cette rencontre ; mais son cheval fut blessé au premier choc, et lui-même, renversé, ne dut la vie qu'au secours de ses gardes. Porus, couvert de blessures, fut fait prisonnier. Désespéré de sa défaite, malgré la générosité du vainqueur, il refusa d'abord de prendre aucune nourriture, de laisser panser ses plaies, et on eut peine à obtenir de lui qu'il consentît à vivre. Alexandre honora la valeur de son captif, en lui rendant ses états. Il fonde dans cette contrée deux viles ; il appela l'une Nicée, l'autre Bucéphale, du nom de son cheval. Les Adrestes, les Gestéens, les Présides, les Gangarides, se soumirent après de sanglantes défaites. Arrivé chez les Euphites, où l'attendaient deux cent mille cavaliers ennemis, son armée entière, aussi fatiguée de victoires que de marches et de combats, le conjura en pleurant de mettre un terme à tant de guerres ; de songer enfin au retour ; de penser à sa patrie, à l'âge de ses soldats, qui auraient à peine assez de jours pour regagner leurs foyers. L'un lui montre ses blessures ; l'autre, ses cheveux blancs ; celui-ci, un corps épuisé par l'âge ; celui-là, ses nombreuses cicatrices. Ils ont donné, disent-ils, un exemple inouï jusqu'à eux, en supportant sans relâche le poids de la guerre pendant deux règnes, celui de Philippe et le sien. Ils demandent enfin à rapporter ce qui reste d'eux aux tombeaux de leurs pères ; ce n'est pas le courage, c'est la vigueur qui leur manque. S'il est sans pitié pour eux, qu'il songe du moins à lui-même, et prenne garde de lasser par trop d'ambition la fortune si longtemps docile. Touché de ces justes prières, il sembla vouloir borner là ses triomphes, et fit construire un camp plus vaste et plus fort, soit pour intimider l'ennemi par la hauteur des retranchements, soit pour laisser à l'avenir un merveilleux monument de ses travaux. Aucun travail n'avait moins coûté à l'armée ; et, après la défaite de l'ennemi, ce fut avec joie qu'elle rentra dans ce camp. [12,9] IX. Alexandre se dirigea ensuite vers le fleuve Acésine, qui le conduisit à l'Océan. Les habitants d'Hiacense et de Silée, villes fondées par Hercule, se rendirent à lui. De là, il fait voile vers les Ambres et les Sygambres, qui lui opposent quatre-vingt mille fantassins et soixante mille cavaliers. Vainqueur de cette armée, il marche contre la ville : le premier il en escalade les murs ; et, les trouvant sans défenseurs, il s'élance dans la place, sans être suivi de ses gardes. Les habitants, le voyant seul, accourent de toutes parts avec de grands cris, pour assurer d'un seul coup le repos de l'univers et la vengeance de tant de peuples. Alexandre, sans se laisser effrayer, résista seul à des milliers de Barbares. On ne saurait trop s'étonner que, sans craindre ni cette foule d'ennemis, ni les traits qu'ils faisaient pleuvoir sur lui, ni leurs cris de fureur, il ait pu en faire tomber ou fuir une si grande multitude. Bientôt, accablé par le nombre, il s'adossa à un tronc d'arbre voisin du rempart, et y résista longtemps aux efforts réunis des Barbares. Instruits enfin du danger qu'il courait, ses officiers s'élancent vers lui plusieurs périrent à ses côtés, et le combat resta douteux jusqu'à ce que toute l'armée, s'ouvrant une route à travers la brèche, fût arrivée pour le défendre. Percé d'une flèche qui lui avait frappé le sein, et affaibli par la perte de son sang, il avait continué le combat un genou en terre, et tué celui qui l'avait blessé : le traitement de sa plaie fut plus dangereux encore que ne l'était sa blessure. [12,10] X. Sauvé, contre tout espoir, il envoie Polyperchon à Babylone avec une armée. Pour lui, il s'embarque avec l'élite de ses troupes, et visite les côtes de l'Océan : à son approche, les sujets du roi Ambigère, croyant son corps à l'épreuve du fer, s'armèrent de traits empoisonnés. Ces armes, doublement dangereuses, firent périr beaucoup de soldats, et repoussèrent les Macédoniens loin des murs. Ptolémée fut un des blessés, et la plaie paraissait mortelle, lorsque le roi vit en songe une plante propre à combattre les effets du poison. On en composa un breuvage qui mit sur-le-champ Ptolémée hors de péril : le même remède sauva la plupart des soldats. Alexandre livra un nouvel assaut, et, maître de la ville, il offrit sur sa flotte des libations à l'Océan, pour obtenir un heureux retour dans sa patrie. Il avait fourni la carrière, et comme doublé la borne sur le char de victoire : il venait de reculer les limites de son empire aussi loin que la terre pouvait le porter, et que la mer lui ouvrait une route ; il profita donc de la marée pour remonter le cours de l'Indus, Il fonda sur les rives de ce fleuve la ville de Barcé, comme monument de ses exploits, dressa des autels aux dieux, et laissa à l'un des officiers le gouvernement des côtes de l'Inde. Comme il allait maintenant faire route par terre, et qu'on lui annonçait des déserts arides à traverser, il fit creuser des puits dans les lieux les plus favorables, et, se procurant ainsi une grande quantité d'eau douce, il marcha vers Babylone. Là, plusieurs nations conquises vinrent accuser devant lui leurs gouverneurs ; et Alexandre, méconnaissant d'anciens amis dans des ministres coupables, les fit mettre à mort en présence des députés. II épousa ensuite Statira, fille de Darius, et donna aux principaux Macédoniens les filles les plus distinguées de tous les pays conquis, pour justifier son mariage par leur exemple. [12,11] XI. Après cela il assemble son armée, et promet de payer seul les dettes de tous ses soldats, afin qu'ils puissent remporter dans leur patrie leur butin et le prix de leur valeur. Le titre de bienfait donnait un nouveau prix à la grandeur de ces dons, et la reconnaissance des créanciers égala celle des débiteurs, puisque les uns n'eussent pu recouvrer ce que les autres ne pouvaient rendre. Cette dépense monta à vingt mille talents. Alexandre congédia ses vieux soldats, et les remplaça par de plus jeunes. Mais ceux qui étaient retenus, irrités du départ de leurs compagnons, demandaient à partir avec eux : ils voulaient qu'on eût égard moins à leur âge qu'à la durée de leur service ; qu'on les fit sortir ensemble des rangs où ils étaient entrés en même temps ; et, passant de la prière à l'insulte, ils disaient que le roi pouvait aller seul faire la guerre avec son père Ammon, puisqu'il savait si mal reconnaître les travaux de ses soldats. Alexandre, mêlant la douceur à la sévérité, les conjurait de ne pas souiller par des séditions la gloire de tant de conquêtes : enfin, voyant ses discours inutiles, seul et sans armes, il s'élance du haut de son tribunal au milieu de ses soldats armés, en saisit treize de sa propre main, et les conduit au supplice sans trouver de résistance ; tant la crainte qu'inspirait le roi l'emportait sur la crainte même de la mort ! tant la discipline sévère qui régnait parmi eux l'enhardissait à les punir ! [12,12] XII. Ayant ensuite assemblé séparément les Perses qui servaient sous ses ordres, il loue leur fidélité constante, soit envers lui-même, soit envers leurs anciens rois. Il leur rappelle que, prodigue de ses bienfaits, il les a toujours traités, non pas en vaincus, mais en compagnons de ses victoires ; qu'il a adopté leurs moeurs au lieu de leur imposer celles de la Grèce ; qu'il a uni, par des mariages, les vainqueurs et les vaincus. Il ajoute, que désormais il va leur confier ; comme aux Macédoniens, la défense de sa personne. Il choisit en effet parmi eux mille jeunes gens qu'il mit au nombre de ses gardes, et incorpora dans son armée une partie des auxiliaires qu'il avait formés à la discipline des Macédoniens. Ceux-ci, indignés de ces faveurs, se plaignent hautement qu'on ait donné leurs emplois à leurs ennemis. Ils se présentent en pleurant devant le roi ; ils le conjurent de verser leur sang, mais d'épargner leur honneur. Cette humble soumission valut le congé à onze mille vétérans ; il renvoya aussi Polyperchon, Clitus, Gorgias, Polydamas, Amadas et Antigène, les plus vieux de ses capitaines. Ils partirent sous la conduite de Cratère, qui devait gouverner la Macédoine à la place d'Antipater, appelé dans le camp avec de nouvelles levées. Ceux qui partaient reçurent leur solde, comme s'ils eussent encore porté les armes. A cette époque mourut Ephestion, l'un des amis d'Alexandre ; dans son enfance, sa rare beauté, et, plus tard, ses nombreux services l'avaient fait aimer du roi. Alexandre lui donna plus de larmes que ne le permettait la dignité de son rang ; il lui éleva un tombeau qui coûta douze mille talents, et fit rendre à sa mémoire les honneurs divins. [12,13] XIII. En retournant des rivages lointains de l'Océan à Babylone, il apprend que les ambassadeurs de Carthage et des autres villes d'Afrique, les députés de l'Espagne, de la Sicile, de la Gaule, de la Sardaigne, et de quelques nations de l'Italie, y attendent soit arrivée. L'univers tremblait au bruit de son nom, et tous les peuples venaient flatter le maître que semblait leur destiner le sort. Déjà il avait hâté sa marche vers Babylone, pour y tenir en quelque sorte une assemblée de l'univers, quand un mage le détourna d'y entrer, assurant que cette ville lui serait fatale : Il quitta donc sa route, et, passant l'Euphrate, entra à Borsippa, ville autrefois déserte. Là, le philosophe Anaxarque combattit les prédictions des mages, l'excita à mépriser une science incertaine et trompeuse, puisque l'esprit de l'homme ne peut ni percer les secrets du destin, ni changer les lois de la nature. De retour à Babylone, le roi s'y reposa plusieurs jours, rétablit l'usage, longtemps oublié, de ses festins solennels, et se livra sans mesure à la joie et aux plaisirs. Il allait quitter la table, où un jour et une nuit s'étaient passés dans la débauche, quand le Thessalien Medius invita les convives à venir chez lui recommencer la fête. On présente une coupe à Alexandre ; mais à peine ses lèvres l'ont touchée, qu'il pousse un cri plaintif, comme si un dard l'eût frappé. On l'emporte mourant ; dans sa douleur, il demandait un poignard pour remède. La main des médecins ne pouvait toucher son corps, sans paraître le déchirer. Ses amis publièrent que l'excès de ses débauches état la cause de cette maladie ; mais il fut en effet victime d'une trahison, dont la puissance de ses successeurs déguisa l'infamie. [12,14] XIV. L'auteur de cet attentat fut Antipater, qui voyait ses plus chers amis massacrés, son gendre Alexandre Lynceste mis à mort, et ses grandes actions dans la Grèce payées de la seule jalousie du roi. A ces motifs se joignaient et les accusations dont le chargeait Olympias, mère d'Alexandre, et la mort récente de plusieurs gouverneurs des nations vaincues, cruellement immolés. Il pensa qu'Alexandre, en l'appelant hors de la Macédoine, songeait plutôt à le perdre qu'à l'associer à ses victoires. Pour le prévenir, il séduit son fils Cassandre, qui, avec ses frères Philippe et Iollas, remplissait près du monarque l'emploi d'échanson. Il lui remet un poison d'une telle violence, qu'aucun vase d'airain, de fer ou de terre ne pouvait y résister, et qu'il fallut le porter dans une corne de cheval : il l'avertit en même temps de ne mettre dans le secret que ses frères et le Thessalien. Ce fut donc chez ce dernier que fut préparé un second festin ; Philippe et lollas, chargés de goûter et de tremper le vin, y versèrent, après l'avoir goûté, l'eau froide qui contenait le poison. [12,15] XV. Le quatrième jour, Alexandre, sentant approcher sa fin, dit "qu'il reconnaissait le sort réservé à sa maison ; que la plupart des Éacides n'avaient pas atteint leur trentième année." Il calma ensuite la fureur de ses soldats, qui attribuaient sa mort à une trahison ; et, s'étant fait porter au lieu le plus élevé de la ville, il les fit tous passer devant lui, et leur présenta sa main, qu'ils baisèrent en l'arrosant de larmes. Tous fondaient en pleurs, et, loin d'en verser lui-même, il ne montra nulle tristesse, consola même ceux dont la douleur paraissait trop vive, donna à d'autres des ordres pour leurs familles, et fut invincible à son lit de mort, comme sur le champ de bataille. Quand les soldats se furent retirés, il demanda aux courtisans rangés à ses côtés, "s'ils espéraient trouver un roi qui lui ressemblât ?" Tous gardaient le silence : il ajouta que, "pour lui, il l'ignorait ; mais qu'il sentait, qu'il annonçait, comme s'il l'eût vu de ses yeux, que les discordes qui allaient suivre sa mort coûteraient des flots de sang à la Macédoine, et que d'affreux massacres étaient les honneurs réservés à ses mânes." Il finit par ordonner qu'on l'ensevelît dans le temple d'Ammon. Ses amis, le voyant défaillir, lui demandèrent "à qui il laissait l'empire ?" Il répondit : "Au plus digne." Telle fut la grandeur de son âme, qu'oubliant son fils Hercule, son frère Aridée, et la grossesse de Roxane, son épouse, il choisit pour son héritier celui qui mériterait de l'être ; comme si un grand homme était seul digne de succéder à un grand homme, ou qu'une tête déjà illustre dût seule porter une si belle couronne. Mais cette réponse fut pour ses généraux la pomme de la Discorde, ou le signal des batailles : tous, devenus rivaux l'un de l'autre, briguèrent en secret a faveur des soldats. Le sixième jour, Alexandre, sentant sa voix s'éteindre, tira du doigt son anneau, et, le donnant à Perdiccas, calma pour quelques instants les dissensions qui allaient éclater ; car, sans l'avoir hautement proclamé son héritier, il semblait pourtant avoir fixé son choix sur lui. [12,16] XVI. Alexandre mourut âgé de trente-trois ans et un mois. La grandeur de son génie l'éleva au dessus du reste des hommes. La nuit où il fut conçu, sa mère Olyrnpias crut en songe sentir près d'elle un énorme serpent ; et son rêve ne l'avait pas trompée : l'enfant que portait son sein n'était pas le fils d 'un mortel. Née du sang des Éacides, illustres depuis tant de siècles, fille, soeur, épouse de rois, et n'ayant que des rois pour ancêtres, le non de son fils est cependant son premier titre de gloire. A la naissance d'Alexandre, plus d'un prodige annonça sa grandeur. Pendant toute cette journée, deux aigles, posés sur le faîte du palais de son père, semblèrent présager que l'empire de l'Europe et celui de l'Asie s'uniraient dans ses mains. Le même jour, Philippe reçut la nouvelle de deux victoires, l'une en iiiyrie, et l'autre aux jeux Olympiques, où il avait envoyé des chars : c'étaient les présages de la conquête du monde. Dès son enfance, on lui enseigna avec soin les belles -lettres, et, dans sa jeunesse, il fut cinq ans disciple d'Aristote, le plus illustre des philosophes. A peine monté sur le trône, il se fit appeler roi de l'univers, et inspira une telle confiance à ses soldats, que, sous ses ordres, ils eussent bravé, sans armes, leurs ennemis armés. Aussi Alexandre ne combattit jamais sans vaincre, n'assiégea aucune ville sans la prendre, n'attaqua aucune nation sans la terrasser. Il succomba enfin, non sous le courage de ses ennemis, mais vaincu par la perfidie de ses courtisans et la trahison de ses peuples.