[2,6] CHAPITRE VI. Troisième argument pour la Constance. L'Utilité. Que les fléaux sont bons, à les considérer dans leur origine ou dans leur but. Qu'ils ont leur origine en Dieu, éternellement et immuablement bon, et qui ne peut conséquemment être la cause d'aucun mal. Langius, après s'être un moment recueilli, débuta ainsi : En continuant le discours qu'hier j'ai commencé sur la Constance, je ne faillirai pas à la Constance. Je suivrai le même ordre, je me renfermerai dans les mêmes limites que j'avais d'abord établies. Tu le sais, je t'ai annoncé quatre arguments qui, comme quatre corps d'armée, devaient combattre pour elle contre la douleur et l'abattement. Les deux premiers, ceux de la Providence et de la Nécessité, je les ai déjà produits. Je t'ai suffisamment appris que les maux publics nous sont envoyés d'eu haut par Dieu même, conséquemment qu'ils sont nécessaires et ne peuvent être évités par aucune fuite. Je disposerai maintenant mon troisième corps d'armée, que l'Utilité commande, et dans lequel est une légion que je puis appeler Supplémentaire. Si tu passes en revue le front de bataille, tu le trouveras plein de vigueur et d'habileté à la fois, car il se glisse je ne sais comment, il pénètre dans les âmes avec une sorte de force caressante qui rend les vaincus dociles à leur défaite ; il s'insinue plutôt qu'il n'entre de force; il persuade et ne contraint pas : car nous nous laissons aussi facilement conduire par l'Utilité que traîner par la Nécessité. C'est elle, Lipse, que maintenant j'oppose à tes troupes amollies. Ces maux publics que nous subissons, ils tournent à notre profit intérieur et à notre avantage. Pourquoi les appeler des maux? Il serait plus exact de les appeler des biens, et tu le reconnaîtras si, écartant le voile des opinions, tu examines leur origine et leur but. Ils viennent du bien, ils tendent au bien. Il est certain, je te l'ai assez dit et démontré hier, que l'origine de tous ces fléaux est dans Dieu, c'est à dire dans Celui qui, non seulement est lui-même le souverain Bien, mais qui est aussi l'auteur, le chef et la source de tous les biens. Il n'est pas plus possible que quelque chose de mal émane de lui, qu'il n'est possible qu'il soit mauvais lui-même. Cette force n'est que bienfaisante et salutaire : elle ne veut ni blesser ni être blessée ; sa puissance suprême et unique, c'est d'être utile. C'est pourquoi ces anciens eux-mêmes, malgré les ténèbres épaisses qui les enveloppaient encore, dès qu'ils ont conçu dans leur esprit l'idée de cet Être suprême, lui ont donné à bon droit le nom de Jupiter, Jouis, qui vient de "iuuare", aider. Penses-tu que Dieu puisse s'exaspérer, se mettre en colère, et, par colère, lancer sur le genre humain tous ces maux, uniquement pour faire du mal ? Tu te trompes alors. La colère, l'envie de châtier, la vengeance, tous ces termes désignent des passions humaines, qui, nées de la faiblesse, n'appartiennent qu'aux faibles. Mais la divine Intelligence persévère éternellement dans sa bonté. Tous ces fléaux auxquels elle nous expose, ou qu'elle nous impose, sont comme des remèdes, amers au goût, salutaires en fait et par l'événement. Platon, l'Homère des Philosophes, a dit justement : "Dieu ne fait rien de mal; donc il ne peut être la cause d'aucun mal". Et notre sage Sénèque a dit mieux encore et avec plus d'énergie : "Par quelle cause les Dieux font-ils le bien? par leur nature. C'est une erreur de supposer qu'ils veulent ou qu'ils peuvent nuire, recevoir des injures ou en faire. Le premier hommage à rendre aux Dieux, c'est de croire aux Dieux; le second c'est de reconnaître leur Majesté, de reconnaître leur Bonté sans laquelle il n'est point de Majesté; c'est de savoir qu'eux seuls président au monde, gouvernent l'universalité des choses comme leur domaine, gèrent la tutelle du genre humain et prennent soin de chacun des hommes en particulier. Rien de mal ne peut venir des Dieux, le mal n'est pas en eux". {Sénèque, Lettres a Lucilius, XIV, 95} [2,7] CHAPITRE VII. Que le but des calamités publiques tend toujours vers le bien, quoique souvent elles soient l'oeuvre d'hommes malfaisants et animés du désir de mal faire. Que Dieu brise et tempère leur violence. Que tous les fléaux tournent à notre utilité. En passant, pourquoi Dieu se sert des méchants dans les calamités. Donc les calamités publiques sont bonnes dans leur origine. Je dis qu'elles sont également bonnes dans leur fin, toujours dirigée vers le bien et vers le salut. Tu te révoltes intérieurement, je le sais. Eh quoi ! diras-tu, toutes ces guerres, tous ces massacres n'ont- ils pas évidemment pour but de nuire et de faire du mal ? oui, j'en conviens, cela est vrai quant aux hommes; mais cela est faux quant à Dieu. Pour que tu me comprennes nettement et complètement, j'ai besoin d'éclairer ma pensée par quelques distinctions. Il y a deux ordres de fléaux divins, les uns simples, les autres mixtes. J'appelle simples CEUX QUI VIENNENT PUREMENT DE DIEU, SANS AUCUNE INTERVENTION DE L'INTELLIGENCE OU DE LA MAIN DE L'HOMME, et mixtes CEUX QUI A LA VÉRITÉ VIENNENT DE DIEU, MAIS PAR LE MINISTÈRE DES HOMMES. Au premier ordre appartiennent la famine, la stérilité, les tremblements et les éboulements de terre, les inondations, les maladies, la mort et au second les tyrannies, les guerres, les oppressions, les massacres. Dans les premiers, tout est pur et limpide, parce qu'ils découlent de la source la plus pure ; pour les autres, je ne refuse pas de reconnaître qu'ils sont mêlés de lie, parce qu'ils coulent et nous arrivent par le canal impur des passions. L'homme y intervient : dès lors pourquoi serais-tu surpris d'y voir la malfaisance et le péché? Étonne-toi plutôt de la Bonté de Dieu, si prévoyante qu'elle fait contribuer cette malfaisance même à notre salut, ce péché à notre bien. Vois-tu ce tyran qui ne respire que la menace et le carnage? dont la seule volupté est de nuire? qui consent à se perdre lui-même pourvu qu'il perde aussi les autres? Attends : il s'égarera de sa propre intelligence : Dieu par des liens cachés le traînera inconscient, et malgré lui, jusqu'à ses fins. Ces impies sont comme la flèche que l'archer a lancée, et qui frappe le but sans en avoir le sentiment. La force suprême bride et contient toute force humaine : elle dirige tous les pas de ces dévoyés vers un résultat salutaire. Comme dans une armée, chaque soldat est animé de passions différentes, que l'un cède au désir du butin, l'autre à l'amour de la gloire, un troisième à la haine, et ainsi des autres, et que cependant tous ils combattent pour la victoire et pour leur Prince : de même aussi toutes les volontés bonnes ou mauvaises militent pour Dieu; et, à travers tous les buts divers qu'elles se proposent, elles arrivent cependant à la fin que Dieu a fixée, à celle que j'appellerai la fin des fins. Mais, demanderas-tu, pourquoi Dieu emploie-t-il l'oeuvre des méchants? Pourquoi toutes ces calamités que tu dis bonnes en elles-mêmes, ne nous les inflige-t-il pas au moins par l'intermédiaire des bons? Ah! mon ami, tu en demandes trop : je ne sais pas si je pourrai démêler ces mystères; mais ce que je sais, c'est que la raison de ce que Dieu fait existe réellement, alors même que nous ne la voyons pas. Et cependant, au fond, qu'y a-t-il là de si étonnant et de si nouveau? Le gouverneur d'une province veut faire appliquer la loi à un coupable : il confie cette mission à un garde ou à un licteur. Dans une grande famille, quelquefois le père châtie lui-même son fils, mais d'autres fois il charge de cet office un serviteur ou le pédagogue. Pourquoi Dieu n'aurait-il pas le même droit? pourquoi ne nous frapperait-il pas de sa main quand il le trouve bon, et par la main d'autrui, quand il en juge autrement? Il n'y a là rien d'injuste ou de méchant. Mais ce serviteur est irrité contre toi! il apporte dans son office le désir de nuire? Tout cela n'importe en rien. Laisse cet homme de côté; ne considère que la volonté de celui qui le commande. Le père sera certainement présent à l'exécution; il ne laissera pas ajouter une chiquenaude au châtiment qu'il a prescrit. Mais pourquoi ici l'intervention du péché? pourquoi ce venin des passions attaché à ces flèches divines? Tu m'appelles par cette question aux cimes d'une montagne raide et escarpée. J'essaierai cependant de la gravir. Pour montrer sa sagesse et sa puissance, "Dieu a jugé préférable", ce sont les termes de saint Augustin, "de faire sortir le bien du mal, plutôt que de ne permettre aucun mal". {Augustin, Enchiridion de fide, spe et caritate, VIII, 27} Qui est en effet plus sage ou meilleur que celui qui du mal peut faire sortir le bien, et qui tourne au salut ce qui a été combiné pour la ruine ? Tu loues et tu approuves le médecin qui mêle la vipère aux ingrédients de la thériaque et qui obtient ainsi des effets très salutaires : pourquoi blâmerais-tu Dieu de ce qu'il mélange de même à cette panacée des calamités publiques quelques méfaits humains qui ne te font aucun mal ? Il est certain que tout ce virus additionnel est dissous et neutralisé par quelque feu secret de la Providence. Enfin, Dieu agit ainsi pour sa puissance et pour sa gloire, auxquelles nécessairement il rapporte lui-même toutes choses. Comment sa force pourrait-elle s'affirmer avec plus d'éclat qu'en remportant la victoire sur ses ennemis, et en la remportant si bien qu'il les attire eux-mêmes à lui et dans son camp ; qu'il les amène à porter les armes pour lui, à combattre pour son triomphe? Et c'est ce qui arrive tous les jours, lorsque la volonté de Dieu s'accomplit dans les méchants, quoique non par les méchants; lorsque les choses que les impies font contre sa volonté, il les plie de telle sorte que, cependant, elles ne transgressent pas sa volonté. Et quel miracle plus insigne que de faire servir les méchants ù rendre bons les méchants? Allons, parais ici un instant, toi, Caïus César : va, et foule à la fois aux pieds les deux noms sacrés de patrie et de gendre. Cette ambition criminelle, sans que tu le saches, elle servira Dieu : bien plus, elle servira même ta patrie contre laquelle tu l'as courue. Toi, Attila, vole des extrémités du monde; accours altéré de sang et de rapines; pille, massacre, incendie, ravage tout. Ta cruauté militera pour Dieu. Elle rappellera au devoir les Chrétiens trop plongés et comme ensevelis dans les vices et dans les voluptés. Que dirai-je de vous deux, Vespasien et Titus ? Détruisez la Judée et les Juifs; prenez et renversez la ville sainte. A quelle fin ? pour vous couvrir de gloire et pour étendre les limites de l'Empire ? mais vous vous trompez ; en réalité, vous n'êtes que les licteurs et les satellites de la vengeance divine contre une nation impie. Allez, et vous qui, dans Rome, peut-être avez frappé de mort des Chrétiens, vengez en Judée la mort du Christ. Et c'est dans tous les temps que l'on rencontre de ces exemples, où Dieu s'est servi des passions mauvaises de quelques-uns pour accomplir sa volonté bienfaisante, et de l'injustice de quelques autres pour faire éclater la justice de ses jugements. C'est pourquoi, Lipse, admirons cette force cachée de la Sagesse et ne la fouillons pas : sachons que toutes les calamités sont bonnes par leur fin dernière, quoique notre intelligence aveugle ne le voie pas ou qu'elle soit trop appesantie pour s'élever jusque là. Car souvent le véritable but des catastrophes nous est caché. Elles l'atteignent cependant, sans que nous le sachions, comme certains fleuves, qui se dérobent aux yeux, s'engloutissent dans les entrailles de la terre, mais n'en arrivent pas moins à l'Océan où ils versent leurs eaux. [2,8] CHAPITRE VIII. Plus distinctement des fins elles mêmes. Qu'il y en a trois. Et ces trois, ai qui elles s'adressent. Que l'exercice sert aux gens de bien en les fortifiant, en les éprouvant, en les portant en avant. Que s'il m'est permis de déployer les voiles et de lancer mon navire plus au large sur cet Océan des choses divines, je pourrai peut-être, de ces fins elles-mêmes, tirer quelque chose de plus complet et de plus précis. Cependant je citerai d'abord, et avec raison, ce cers d'Homère : "si je puis le faire ou si la chose elle-même est susceptible d'être faite"; {Homère, L'Iliade, XIV, 196} car, parmi ces fins, il en est quelques-unes que je puis saisir et signaler avec assez de certitude; mais il en est d'autres qui ne m'apparaissent que d'une manière vague et confuse. Parmi celles qui sont certaines, j'en note trois : l'exercice, la correction, la punition. Si tu y fais attention, tu trouveras que la plupart de ces calamités, qui nous sont envoyées, exercent les bons, ou corrigent ceux qui tombent, ou punissent les méchants : toutes choses qui sont pour notre bien. Il faut porter quelque lumière et insister un peu sur cette première fin. Ne voyous-nous pas tous les jours les plus gens de bien être particulièrement frappés par des catastrophes ou enveloppés par elles avec les méchants? Nous le voyons, et nous nous en étonnons parce que nous n'en comprenons pas suffisamment la cause, et que nous ne faisons pas assez attention à la fin. La cause, c'est l'amour de Dieu pour nous, non sa haine. La fin, c'est notre profit, non notre préjudice. Cet exercice aide en plus d'une manière : il fortifie, il éprouve, il porte en avant. Il fortifie, car c'est comme un gymnase dans lequel Dieu forme et dresse les siens à la force d'âme et à la vertu. Nous voyons les Athlètes s'exercer par des pratiques multipliées et laborieuses pour se rendre capables de vaincre : pense qu'il en est ainsi de nous dans cette palestre des malheurs publics. Notre gymnaste et maître d'exercices est sévère; il exige travail et patience jusqu'à la sueur, jusqu'au sang. Supposes-tu qu'il traite les siens avec mollesse ? qu'il les berce dans les délices et dans le luxe ? II ne le fait pas. Ce sont les mères qui, pour la plupart, gâtent et énervent leurs enfants en leur présentant des douceurs, tandis que les pères les préservent par la sévérité. Dieu est un père pour nous; par conséquent, il nous aime véritablement et sévèrement. Si tu veux être marin, tu te formeras dans les tempêtes ; soldat, dans les dangers. Si tu veux devenir véritablement un homme, pourquoi refuserais-tu les afflictions ? c'est la seule voie pour arriver à la force d'âme. Vois-tu ces corps languissants venus à l'ombre, que le soleil a rarement vus, que le vent n'a pas secoués, que l'orage n'a jamais effleurés ? Telles sont les âmes de ces efféminés qui ont toujours été heureux : le moindre souffle de la fortune contraire suffit à les abattre et à les briser. Donc les calamités fortifient : Comme les arbres que le vent agite poussent plus profondément leurs racines, ainsi les gens de bien avancent davantage dans la vertu, quand ils reçoivent quelquefois l'impulsion du vent des adversités. De plus, ces mêmes adversités éprouvent : car, sans elles, comment chacun pourrait-il constater sa fermeté ou ses progrès? Que le vent souffle toujours en poupe dans les voiles d'un navire, le capitaine n'aura pas occasion de montrer son habileté. Que tout réussisse à un homme, qu'il soit heureux en tout, jamais il ne fera preuve de vertu. L'affliction est la pierre de touche de l'homme, la seule qui ne trompe jamais. Démétrius a dit avec autant de grandeur que de vérité : "je trouve qu'il n'est rien de plus malheureux pour un homme que de n'éprouver rien de contraire". {Sénèque, De la providence, III, 3} Notre maître ne ménage pas les gens de cette sorte, il s'en défie; il n'a pas pour eux de l'indulgence, il les rejette et les méprise; il les chasse des rangs de ses légions, comme lâches et incapables de combattre. Je dis enfin que les malheurs publics poussent en avant, parce que dans ces calamités, la force et la patience des gens de bien sont comme une lumière pour ce monde ténébreux. Par leur exemple ils appellent les autres à les imiter, ils marquent la route dans laquelle il faut les suivre. Bias a perdu ses biens et sa patrie: mais encore aujourd'hui il crie aux mortels de porter tout arec eux. Régulus, pour garder sa foi, est mort dans les tourments : mais cet éclatant exemple de fidélité à sa parole vit toujours. Papinien est massacré par le tyran : mais la hache qui le frappe nous apprend à tous et nous encourage à mourir pour la justice avec tranquillité d'âme. Enfin, tant de personnages d'élite ont été injustement et avec violence opprimés ou mis à mort : mais aux ruisseaux de ce sang nous puisons chaque jour la Constance et la Vertu. Les aromates, lorsqu'on les broie, exhalent de tous côtés leurs parfums : de même, quand la vertu est sous la presse des tribulations, sa renommée se répand partout. [2,9] CHAPITRE IX. De la correction, qui est la seconde fin. Il est montré qu'elle nous est utile en deux manières. La seconde fin des calamités publiques est de corriger, et je nie que l'on puisse imaginer rien de meilleur et de plus efficace pour le salut. La correction aide et préserve de deux manières, soit comme fouet quand nous avons péché, soit comme frein pour nous retenir de pécher. Je dis fouet, ou dans la main du père qui frappe souvent et à chaque faux pas, ou dans celle de l'exécuteur qui punit tard et en une fois. Comme le feu et l'eau purifient certaines souillures, ainsi les malheurs publics purifient nos péchés. Et, dis-le moi, Lipse, n'est-ce pas justement que nous sommes aujourd'hui frappés? Depuis longtemps déjà, nous, Belges, nous sommes tombés, nous sommes corrompus par les jouissances et par les richesses, nous glissons sur la pente des vices. Mais ce Dieu nous prévient et nous rappelle avec clémence ; il nous inflige quelques plaies, afin qu'avertis par là nous revenions à nous, bien plus, à lui-même. Il nous arrache nos biens, parce que nous en avons abusé pour le luxe; notre liberté, parce que nous l'avons fait dégénérer en licence ; et, par cette verge indulgente des calamités, il expie en quelque sorte et efface nos fautes. Je dis indulgente; car, au fond, combien cette correction n'est-elle pas légère ? On raconte que les Perses, lorsqu'ils voulaient punir de quelque supplice un personnage illustre, le dépouillaient de sa robe et de sa tiare, qu'ils suspendaient et sur lesquelles ils frappaient comme sur le personnage lui-même. C'est précisément ce que fait ici notre père : dans aucune correction, il ne nous touche réellement ; ce qu'il frappe en nous, c:est le corps, ce sont les champs, les richesses et les autres choses extérieures. De plus , la correction est aussi un frein que Dieu nous jette au moment opportun, lorsqu'il nous voit près de pécher. Comme le médecin fait de temps à autre des saignées de précaution, non parce qu'on est malade, mais pour empêcher de le devenir, ainsi Dieu, par les calamités, nous retire certaines choses qui sont comme la matière et le foyer de nos vices. Il connaît notre nature particulière à tous, lui qui nous a créés tous. Il ne diagnostique pas sur notre maladie d'après l'aspect de notre sang ou la couleur de notre teint, mais il en juge par la vue de notre coeur et de nos fibres. Voit-il en Etrurie les esprits trop vifs et emportés outre mesure? il les contient par un Prince. En Helvétie, les esprits sont-ils calmes et paisibles? il leur accorde la liberté. A Venise, les esprits sont-ils dans un juste milieu ? il leur donne un régime intermédiaire : et tous ces états de choses, il les changera sans doute dans le cours du temps, lorsque les esprits viendront eux-mêmes à changer. Cependant nous nous plaignons. Pourquoi, dit-on, la guerre nous afflige-t-elle plus longtemps que les autres? ou pourquoi sommes-nous plongés dans une servitude plus dure? Homme insensé et vraiment malade ! Es-tu donc plus prudent que Dieu? Et dis-moi, pourquoi le médecin donne-t-il à celui-ci plus d'absinthe ou d'ellébore qu'à celui-là? N'est-ce pas assurément qu'il se conforme aux exigences de la maladie ou du tempérament? Sois certain qu'il en est de même ici pour toi. Dieu voit que ce peuple est peut-être trop turbulent, et qu'il faut le réprimer par des coups; que cet autre est d'un naturel plus doux et qu'il suffit de lui montrer la verge pour le ramener au bien. Mais toi, tu n'en juges pas ainsi ? Cela importe beaucoup en vérité ! Les parents ne laissent pas un couteau ou une arme dans la main d'un enfant, quelque chagrin qu'il en soit, parce qu'ils prévoient qu'il peut se blesser. Pourquoi Dieu nous serait-il indulgent à notre préjudice, à nous qui sommes de vrais enfants ne sachant ni demander ce qui nous serait salutaire, ni rejeter ce qui doit nous nuire? Et cependant pleure, si tu le veux ; pleure autant que tu le voudras : tu n'en boiras pas moins, et jusqu'au fond, ce calice d'amertume que, dans sa prudence, le médecin céleste te présente rempli jusqu'aux bords. [2,10] CHAPITRE X. Enfin que la Punition elle-même est bonne et salutaire, à considérer Dieu, et l'homme. et celui qui est puni. Mais la Punition s'adresse aux méchants, j'en conviens : cependant elle n'est pas mauvaise en elle-même. Au contraire elle est bonne, d'abord en ce qui concerne Dieu, dont la loi éternelle et immuable de justice commande que les péchés des hommes soient corrigés ou supprimés. La correction amende ceux qui sont susceptibles de réforme : ceux qui n'en sont pas susceptibles. la Punition les supprime. Elle est bonne, à un autre point de vue, si tu considères les hommes, dont la société ne pourrait se maintenir ni se perpétuer, si les violents et les scélérats pouvaient tout se permettre impunément. De même que le supplice du voleur et de l'assassin est nécessaire à la sécurité privée, de même la sécurité publique a besoin quelquefois de supplices éclatants et portant sur un grand nombre. Il est nécessaire que ces châtiments tombent en de certains cas sur les tyrans et les brigands qui ravagent l'univers, afin que ces exemples avertissent "qu'il est un oeil de la Justice à qui rien n'échappe", et afin qu'ils crient aux autres Rois et aux Peuples : "apprenez à respecter la Justice et à ne pas mépriser les Dieux". {Virgile, L'Énéide, VI, 620} La Punition est bonne encore, même à l'égard de ceux qu'elle frappe, parce que cette punition n'est pas proprement une vengeance ou un châtiment. Jamais ce Dieu bon "n'est conduit par la colère à infliger des chatiments cruels", {Lucrèce, De la nature des choses, VI, 72} comme l'a dit pieusement un poète impie; il n'a jamais en vue que d'empêcher et de réprimer le crime, et, suivant le mot remarquable des Grecs, l'empêchement du crime, non la vengeance". De même que la mort est souvent envoyée aux gens de bien par clémence, avant qu'ils se laissent aller au mal, ainsi elle est envoyée à ces méchants, dont il n'y a plus rien à espérer, endurcis dans le crime, et qui l'aiment si fort qu'on ne peut les en arracher que par l'amputation. Dieu arréte donc leur course effrénée, et il enlève avec une égale bénignité ceux qui péchent et ceux qui vont pécher. Enfin, toute punition est bonne au regard de la Justice, comme l'impunité est mauvaise en ce qu'elle permet aux hommes de prolonger trop longtemps une vie scélérate et conséquemment malheureuse. Boëte a dit avec sagacité : "Il est plus heureux pour les méchants d'expier leurs forfaits dans les supplices, que de n'être contenus par aucun juste châtiment"; {Boèce, Consolation de la Philosophie, livre IV, 4p} et il en donne cette raison que le châtiment leur imprime quelque chose de bon, qu'ils n'avaient pas dans le comble de leurs crimes.