[2,0] LIVRE SECOND. [2,1] CHAPITRE PREMIER. Occasion de la reprise du discours. Visite à l'agréable jardin de Langius, et son éloge. Le jour suivant, Langius voulut me conduire à ses jardins. Il en avait deux qu'il cultivait avec un grand soin, l'un sur la montagne du côté des maisons, l'autre un peu plus loin, dans la vallée, sur le bord de la Meuse, "ce fleuve qui serpente doucement à travers l'agréable cité". {Ennius, V} Étant donc venu me prendre dès le matin dans ma chambre, il me dit : allons-nous nous promener, I,ipse? ou bien préfères-tu rester ici tranquillement assis dans le repos? — Je préfère la promenade, Langius, si c'est avec vous. Mais où irons-nous? — Si tu le veux, à mes jardins près du fleuve. Il n'y a pas loin. Cette promenade te donnera de l'exercice, tu verras la ville, et enfin tu trouveras une brise rafraîchissante qui te sera agréable par ces chaleurs. — La chose me plaît, répondis-je, et avec vous j'irais partout volontiers, même au bout des Indes. Alors nous demandons et nous mettons nos manteaux, nous partons, nous arrivons. En entrant, et dès le premier coup-d'oeil d'ensemble que je jetai avec curiosité autour de moi, je fus positivement ébloui de l'élegance et du parfait entretien de ce jardin. O mon Père, dis-je, que de charmes! que de splendeurs! Vous avez là un vrai paradis, Langius, pluttît qu'un jardin. Les feux des étoiles ne brillent pas avec autant d'éclat dans une nuit sereine que ne font ici toutes ces fleurs si riches en couleurs varies et éblouissantes. On vante les jardins d'Adonis et d'Alcinoüs ? pures bagatelles et jeux d'enfants si on les compare aux vôtres. Et, m'approchant en même temps pour voir de plus près quelques fleurs et pour respirer leur parfum je m'écriai : que souhaiterai-je le plus? Est-ce de devenir tout yeux avec Argus, ou tout odorat avec Catulle ? Je ne sais en vérité, car ces deux sens sont également flattés et caressés en moi par cette douce volupté. Qu'on ne me parle plus des parfums de l'Arabie! ils me dégoûtent auprès de ces émanations suaves et vraiment célestes. Langius alors, me pressant affectueusement la main, me dit, non sans rire : Soit dit sans te choquer, Lipse, ni moi, ni ma flore rustique, nous ne sommes habitués à une louange si savante et si pleine d'urbanité. Mais moi reprenant : Et cependant, Langius, elle est sincère. Pensez-vous que je veuille vous flatter? Je parle très sérieusement, et c'est mon sentiment bien intime que les Champs-Élysées eux-mêmes n'étaient pas aussi Élyséens que votre campagne. En effet, quel éclat de tous côtés! quel ordre ! comme toutes ces plantes sont artistement disposées en parterres et en corbeilles avec autant d'élégance que les pièces brillantes d'une mosaïque ! Et de plus, quelle abondance de fleurs et de plantes! quelle nouveauté! quelle rareté! On dirait que la Nature a voulu rassembler dans cet enclos tout ce qu'elle produit de plus excellent dans l'un et l'autre hémisphère. [2,2] CHAPITRE II. Éloge des jardins en général. Que leur culture est très ancienne et inspirée par la Nature. Que des Rois et des grands personnages s'en sont occupés. Enfin que leur vue charme le regard et que mon souhait n'est pas répréhensible. Certainement, Langius, je trouve excellent et louable votre goût pour les jardins, goût qui, si je ne me trompe, est inspiré par la Nature elle-même aux hommes les meilleurs et les plus modestes. Ce qui le prouve, c'est que vous ne trouverez pas facilement un autre genre de plaisir, à l'égard duquel les gens d'élite se soient de tout temps accordés avec plus d'empressement. Parcourez-vous les saintes Écritures? vous voyez que les jardins sont nés avec le monde. Dieu en a fait le domicile du premier homme, et comme le siège de la vie heureuse. Lisez-vous les écrits profanes? Vous y trouverez les jardins d'Adonis, d'Alcinoüs, de Tantale et des Hespérides, jardins passés en proverbe et célébrés par la fable. Dans les histoires véritables et certaines, vous rencontrez le roi Cyrus traçant de sa main les règles des plantations; les jardins aériens et suspendus de Sémiramis, et les cultures. nouvelles de Massinissa, merveilles de l'Afrique. Chez les anciens Grecs et Romains, combien ne vous citerais-je pas de personnages illustres qui ont quitté tout autre soin pour se consacrer entièrement à celui-là seul? Parmi les premiers, il faudrait ranger ensemble presque tous les philosophes et les sages qui fuyaient le tumulte insensé de l'Agora et de la ville, et se renfermaient dans l'enceinte close de leurs vastes jardins. Quant aux autres, je vois, dès les temps de l'ancienne Rome, le roi Tarquin se promenant nonchalamment dans son jardin et abattant les têtes des pavots; je reconnais Caton l'ancien livré tout entier à la culture des jardins, et écrivant avec le plus grand soin un savant traité sur la matière ; Lucullus qui se repose, apres ses victoires d'Asie, dans les bosquets de ses jardins ; Sylla qui y vieillit doucement après avoir abdiqué la dictature, et l'empereur Dioclétien qui préféra ses choux et ses laitues de Salone au sceptre et à toute la pompe de l'Empire. Le vulgaire même n'a pas été à cet égard d'un autre sentiment que l'élite : là encore, je le sais pertinemment, les âmes simples et sans ambition mauvaise ont, toujours eu le culte des fleurs. Il n'est pas douteux que nous ayons en nous une force cachée, née avec nous, dont, je n'expliquerais pas facilement les causes intimes, et qui entraîne vers cette jouissance innocente et honorable, non seulement nous, qui y sommes enclins, mais aussi les hommes sérieux et sévères qui s'en défendent et s'en moquent. Il n'est donné à personne de regarder sans une secrète horreur et je ne sais quelle crainte religieuse le ciel et les astres éternels qui y scintillent : il en est ainsi de ces saintes richesses de la terre et de ce monde du Monde intérieur; nul ne peut les considérer sans éprouver dans son âme comme une sensation de joie et une caresse. Interrogez votre esprit et votre intelligence, ils vous diront qu'ils sont saisis à ce spectacle et qu'ils s'en repaissent ; vos yeux et vos sens : ils avoueront qu'ils ne se reposent nulle part plus volontiers que sur ces parterres et ces corbeilles des jardins. Arrêtez-vous un peu, je vous prie, auprès de ce parterre de fleurs ; voyez sortir celle-ci d'un calice, celle-là d'une gaine, cette autre d'un bourgeon ; voyez l'une subitement mourir, tandis que l'autre est en train de naître; enfin, fixez votre attention sur un genre quelconque de fleurs et remarquez le port, la forme, la figure en mille façons semblables et divers. Quelle âme serait assez rigide pour ne pas s'attendrir et se fondre dans quelque pensée douce à la vue d'un pareil spectacle? Approchez ici un oeil curieux : examinez cet éclat, ces nuances, considérez cette pourpre native, ce sang, cet ivoire, cette neige, cette flamme, cet or et tant de couleurs brillantes que le pinceau de l'artiste pourra bien imiter, mais jamais égaler. Enfin, quel parfum s'en échappe ! quel arôme pénétrant! Je ne sais quelle parcelle de l'air éthéré est descendue là d'en haut. Ce n'est pas vainement que nos poètes ont imaginé de faire naître la plupart des fleurs du suc et du sang des lieux immortels. O source abondante de joie et de volupté pure! sejour de Vénus et des Grâces! Puisse ma vie entière s'écouler en paix sous vos ombrages ! Qu'il mue soit donné de rester à l'écart, loin du tumulte des villes, au milieu de ces fleurs des pays connus et inconnus, promenant de tous côtés mes yeux satisfaits et avides, tournant ma main et mon visage, là, vers cette fleur qui tombe, ici, vers cette autre qui s'ouvre : échappant ainsi, dans une sorte de rêveuse hallucination, à tous les soucis et à toutes les fatigues. [2,3] CHAPITRE III. Contre certains curieux qui abusent des jardins par vanité ou par paresse. Du véritable usage des jardinas : qu'ils conviennent aux Sages et aux Doctes : que la Sagesse elle même s'y formre et s'y élève. Comme j'avais dit ces choses avec vivacité, le visage et la voix également animés, I,angius me dit d'un ton doux : Assurément, Lipse, tu aimes les fleurs, tu aimes cette Nymphe diaprée et purpurine ; mais, je le crains, tu l'aimesd'une manière déréglée. Tu loues les jardins : oui ; mais ce que tu admires en eux, ce sont surtout des choses vaines et extérieures, et tu ne parais pas tenir compte des plaisirs véritables et légitimes qu'ils procurent. Tu regardes avidement les couleurs, tu te reposes devant les plates-bandes, tu cherches les fleurs de tout l'univers connu et inconnu. Je te le demande, pourquoi ? Voudrais-tu me donner à comprendre que tu appartiens toi aussi à cette secte née de nos jours, composée d'hommes mal à propos curieux et désoeuvrés, qui, de cette chose excellente et très simple, font l'instrument de deux vices, la Vanité et la Paresse ? Dans cet unique but ils ont des jardins, ils recherchent ambitieusement quelques plantes ou quelques fleurs exotiques, et quand ils les ont obtenues, ils les soignent et les choient avec plus d'anxiété qu'aucune mère pour son fils. Ce sont ceux-là dont les lettres parcourent la Thrace, la. Grèce et. l'inde pour en faire venir un petit peu de graines ou quelque bulbe ; ceux-là qui éprouvent plus de chagrin à la perte d'une plante nouvelle qu'à la mort d'un vieil ami. On rit de ce Romain, Hortensius, prenant le deuil à la mort d'une murène qu'il aimait : eux en font autant, pour une plante. Aussi, que l'un de ces amants de Flore vienne à trouver quelque plante, ou plus nouvelle, ou plus rare, comme il se hâte d'en faire parade ! combien d'émulation et de jalousie dans ses rivaux, dont plusieurs rentrent chez eux plus tristes et plus désappointés qu'autrefois un Sylla ou un Marcellus vaincu dans la compétition de la Préture ! qu'en dirai-je ? rien, sinon que c'est là une sorte de folie gaie assez semblable à celle des enfants qui pâlissent et qui se querellent au sujet de leurs poupées et de leurs pantins. Sais-tu à quoi ils s'occupent dans leurs jardins ? Ils s'assoient, ils se promènent de long en large, ils baillent en regardant voler les mouches, ils dorment, rien de plus; en sorte qu'ils n'ont pas là une retraite pour le loisir, mais un vrai sépulcre d'oisiveté. Race profane! Je l'éloigne à bon droit des fêtes mystérieuses d'un jardin véritable et réservé, créé pour une volupté modeste, non pour la vanité; pour le repos, non pour la paresse. Serais-je donc assez léger pour que quelque petite plante rare, ou acquise ou perdue, me transporte ou m'abatte? J'estime les choses à leur valeur, e1 laissant tout ce maquignonnage de la rareté ou de la nouveauté, je sais que ce sont des herbes, je sais que ce sont des fleurs, c'est à dire des choses éphémères et fugitives dont le prince des poètes a si bien dit : "le Zéphir, d'un souffle, les fait naître, d'un souffle les fait mourir". {Homère, Odyssée, Chant VII, 119} Je ne méprise pas assurement ces délices et ces élégances : tu en vois la preuve; mais je diffère de ces Hortensius efféminés en ce que ces sortes de choses, sans souci je les acquiers, sans souci je les possède, sans souci je les perds. Je ne suis pas assez ramolli, assez mort pour me renfermer et comme m'ensevelir sous l'ombrage de ces bosquets. Jusque dans ce loisir je trouve à m'occuper. Ici mon esprit agit dans l'inaction, travaille dans le repos. Quelqu'un a dit : "je ne suis jamais moins seul que lorsque je suis seul, moins oisif que lorsque je n'ai rien à faire", {Cicéron, Des devoirs, III, 1} parole admirable de vérité et qui, j'oserais l'affirmer, a été inspirée par les jardins: car ils sont préparés pour l'âme aussi bien que pour le corps, pour récréer celle-là autant que pour reposer celui-ci, et pour nous fournir une retraite salutaire contre les soucis et les agitations. Les hommes te sont-ils fâcheux? ici tu seras chez toi. Le travail t'a-t-il épuisé? tu retrouveras des forces ici, où le repos de l'âme te sera comme une nourriture, et ou l'air plus pur te soufflera une vie nouvelle. Vois-tu les anciens Sages? Ils ont habité dans les jardins. Et aujourd'hui que font les âmes instruites et savantes? Elles se délectent dans les jardins. C'est au milieu des jardins qu'ont été médités la plupart de ces écrits divins que nous admirons, qu'aucun laps de temps, qu'aucune vieillesse ne feront pâlir. C'est au verdoyant Lycée que nous devons tant de dissertations sur la Nature, et aux ombrages de l'Académie tant d'autres sur les moeurs : c'est du sein des jardins que se sont écoules tous ces fertilisants ruisseaux de la Sagesse, auxquels nous nous sommes abreuvés et qui ont répandu sur le Monde entier une féconde inondation. Notre âme s'exalte davantage et se dresse plus ferme vers les choses élevées, quand elle voit librement et sans contrainte le ciel dont elle est émanée, que lorsqu'on la tient séquestrée dans cette prison des édifices et des villes. Là, vous poètes, composez-moi quelque chant immortel ; vous lettrés, méditez et écrivez; et vous philosophes, discutez sur la tranquillité, sur la constance, sur la vie et sur la mort. Voilà, Lipse, le véritable but, le véritable usage des jardins : le repos, la retraite, la méditation, la lecture, l'écriture : et tout cela cependant comme une récréation et un jeu. Les peintres, quand ils ont les yeux fatigués par une attention trop longtemps soutenue, les reposent sur de certains reflets et des surfaces vertes : de même nous reposons ici notre esprit fatigué ou agité. Et pourquoi te cacherais-je mes habitudes? Vois-tu ce berceau formé par l'art du jardinier ? C'est le séjour de mes Muses, le Gymnase et la Palestre de ma Sagesse. Là, tantôt je remplis mon coeur par une lecture sérieuse et solitaire, tantôt je plante les germes des bonnes pensées qu'elle m'a suggérées. Comme on renferme les armes dans un arsenal, ainsi je dépose dans mon âme les préceptes que j'ai recueillis dans ma lecture, puissant secours contre la violence et la variabilité de la Fortune. Chaque fois que je pénètre sous ce berceau, je commande à toutes les préoccupations basses et serviles d'avoir à en sortir, et, la tête haute, je jette un regard de mépris sur les passions de la plèbe profane et sur tout ce grand vide des choses humaines. Il me semble que moi-même je dépouille l'homme, que je suis ravi au Ciel sur le quadrige de feu de la Sagesse. Crois-tu que je m'inquiète alors de ce qu'entreprennent les Celtes ou les Celtibères ? que je me demande qui laisse tomber ou qui ramasse le sceptre de la Belgique? que je me tourmente dans la crainte que le tyran de l'Asie ne nous menace par mer ou par terre? ou que je me soucie des projets que "le Roi du Nord médite sur ses rivages glacés?" {Horace, Odes, I, 26, 4} Rien de tout cela. Bien clos, bien abrité contre les choses du dehors, je demeure en moi-même, préoccupé du soin unique de soumettre à la droite Raison et à Dieu mon esprit dompté, et à mon esprit toutes les choses humaines : afin que, lorsque pour moi viendra le jour fatal, je ne l'accueille pas avec un visage triste et composé, et que je sorte de cette vie comme un envoyé, non comme un banni. Voilà, I.ipse, comment je me délasse dans mon jardin ; voilà les fruits que j'y cueille, et, tant que j'aurai l'intelligence saine, je ne les échangerai pas contre tous les trésors de la Perse ou de l'Inde. [2,4] CHAPITRE IV. Exhortation à la Sagesse: que par elle on arrive à la Constance. Avertissement à la. jeunesse quelle doit unir l'étude sérieuse de la Philosophie à celle plus agréable des lettres et des arts libéraux. Langius avait fini de parler, et, par ce discours si ferme et si élevé, il m'avait, je le confesse, plongé dans une véritable stupeur. Je la secouai cependant et je lui dis : O mille fois heureux et par vos loisirs et par vos travaux! O vie à peine humaine dans un homme! Combien je voudrais vous imiter en quelque point, et m'avancer sur vos traces, même de loin! — M'imiter, reprit Langius? Bien plus, me surpasser ! Il ne s'agit pas seulement ici pour toi de me suivre, mais de me précéder. Pour moi, Lipse, je me suis peu, trop peu avancé sur la route de la Constance et de la Vertu. Je suis bien loin d'égaler les forts et les sages, mais je suis peut-être un peu plus ferme que ceux qui sont lâchementt faibles ou méchants. Mais toi, dont le caractere est énergique et élevé, ceins tes reins et, sous ma conduite, marche tout droit dans cette voie qui conduit à la fermeté et à la Constance. Cette voie dont je tc parle est la Sagesse. N'hésite pas plus longtemps à t'engager franchement dans cette route unie et tranquille, je te le conseille et je t'en prie. Que tu continues de cultiver les lettres et les neuf soeurs, je le veux bien. Je sais en cet que l'esprit doit être d'abord cultivé et préparé par cette science extérieure et plus aimable. Car auparavant, selon le mot de saint Augustin, "il n'est pas opte a recevoir la semence divine". Mais ce que je ne puis souffrir, c'est que tu t'y attaches de manière à en faire ton unique étude, ta proue et ta poupe, comme l'on dit. Ces études doivent être notre apprentissage, non notre oeuvre ; le chemin, non le but. Si tu étais assis à quelque festin, tu ne te contenterais pas, j'imagine, de goûter aux sucreries et aux gâteaux, mais tu donnerais à ton estomac le soutien de quelque aliment plus solide : pourquoi n'en fais-tu pas autant à ce banquet public de la science? Pourquoi, au miel des orateurs et des poètes, ne joins-tu pas la nourriture plus fortifiante de la Philosophie ? Cependant, ne me calomnie pas dans ta pensée. Je ne veux pas que tu désertes tes études ordinaires. Je veux seulement que tu y ajoutes celle de la Sagesse, et que ces Nymphes un peu libres et relâchées par elles-mêmes, tu les tempères en leur associant ce Bacchus plus sévère. On rit avec raison en voyant dans Homère les chefs délaisser Pénélope pour les servantes : prends garde d'agir connue eux, de mépriser cette maîtresse des choses et de t'enflammer d'amour pour celles seulement qui sont destinées à la servir. Dire d'un homme, quel savant ! c'est une belle louange ; mais plus belle est cette autre : quel sage ! et la meilleure de toutes est celle-ci : quel homme de bien ! Efforçons-nous de les mériter toutes les trois : que notre but dans tant de travaux ne soit pas uniquement le savoir, mais la Sagesse et l'Action. "Savoir n'est rien, si l'on n'y joint la Sagesse" dit avec vérité un vieux poète grec. Combien n'y en a-t-il pas aujourd'hui, dans notre orchestre des Muses, qui se déshonorent et qui déshonorent avec eux le nom même des lettres? Quelques-uns parce qu'ils sont plongés dans la débauche et couverts de souillures; le plus grand nombre parce qu'ils sont vains, légers comme des météores, incapables de tout soin sérieux. Apprennent-ils les langues ? Ils n'apprennent que les langues. Comprennent-ils les écrivains grecs et latins? Ils ne font que les comprendre; et, comme Anacharsis disait autrefois des Athéniens "qu'ils ne se servaient de la monnaie que pour la compter", eux ne se servent de la science que pour savoir. Quant à leur vie et à leurs actions, ils en prennent si peu de souci, qu'à mon jugement le vulgaire parait autorisé à voir les lettres de mauvais oeil, comme si elles étaient des maîtresses de perversité. Et cependant, au contraire, elles mènent à la vertu lorsqu'on en fait un légitime emploi. Joins-y seulement la Sagesse. C'est pour elle que les lettres doivent préparer nos esprits, mais non les retenir et se les attacher d'une manière absolue. Certains arbres ne portent de fruits que lorsqu'ils sont plantés dans le voisinage d'autres arbres mâles qui les fécondent : ces vierges que tu chéris sont de même, tant qu'elles ne sont pas unies à la force virile de la Sagesse. Pourquoi corriger Tacite, quand tu ne peux corriger tes propres défauts ? Quelle idée d'éclaircir Suétone par tes commentaires, quand tu ne sais dissiper les ténèbres de tes erreurs? Que vas-tu purger minutieusement Plaute de ses taches, quand tu laisses ton âme toute rugueuse de souillures et de malpropreté ! Passe quelquefois à des soins meilleurs : prépare-toi une doctrine, non d'apparence et d'ostentation, mais qui serve à ton usage. Tourne-toi vers la Sagesse. Qu'elle corrige tes moeurs; qu'elle apaise le trouble, qu'elle éclaire les obscurités de ton esprit. Elle seule est capable d'imprimer en toi la Vertu, de te suggérer la Constanee ; elle seule peut t'ouvrir le temple de la droite Raison. [2,5] CHAPI'I'RE V. Qu'on acquiert la Sagesse par des efforts, non par des voeux. Retour au discours sur la Constance. Que le désir d'apprendre est un bon signe dans un jeune homme. Cette admonestation m'inspira une ardeur que je ne songeai pas à dissimuler, et je dis : mon vénérable ami, me voici. Je suis prêt à vous suivre avec courage. A quand les faits? Quand viendra le jour où, dégagé de tous ces soins, je serai solidement établi sur le terrain de la vraie Sagesse ? Quand arriverai-je ainsi à la Constance ? Langius reprit comme en me gourmandant : Comment ! Des souhaits et non des actions! c'est la manière du vulgaire et elle ne mène à rien. Penses-tu donc que, comme cette Coenis de la fable qui n'eut qu'a le souhaiter pour étre métamorphosée de fille en garçon, tu n'auras aussi qu'a le désirer pour devenir sage au lieu d'insensé, constant au lieu de léger ? Il faut que tu y ajoutes l'oeuvre, et, comme l'on dit, que tu y mettes la main avec Minerve. Cherche, lis, apprends. J'insistai : Je le sais, Langius; mais vous aussi, de grâce, mettez-y la main avec moi et renouez le fil de votre discours d'hier, brisé par cette malencontreuse invitation. Revenez a la Constance. Vous ne pourriez, sans sacrilège, différer d'accomplir le sacrifice interrompu. Langius fit de la tête un signe léger de négation, et répondit : Quee j'aille m'emprisonner encore dans cet exercice? Je n'en ferai rien, Lipse, à tout le moins dans le lieu consacré, tu dois le savoir, à mon loisir et non au travail. Plus tard et ailleurs nous reprendrons cette causerie. — Non, dis-je, non, point de retard. Et quel lieu fut jamais plus propice pour ce sage entretien que le séjour de la Sagesse ? j'entends par là ce berceau qui me semble comme un temple, et la petite table du milieu comme un autel. Asseyons-nous auprès, et faisons, suivant le rite, nos dévotions à la Déesse. Et déjà elle m'envoie un heureux augure. — Et lequel ? dit Langius. — Le voici : de même que ceux qui se sont assis un peu de temps au milieu des aromates, dans la boutique d'un parfumeur, emportent l'odeur dans leurs vêtements, ainsi j'ai l'espoir qu'il restera sur moi quelque chose de ta Sagesse pour m'étre assis dans cette officine de la Sagesse. Langius dit en riant : je doute fort que cet augure soit d'un grand poids. Cependant, Lipse, allons. Je ne dissimule pas que l'ardeur de ton naturel m'excite et me réchauffe moi-même. Comme les sourciers, quand ils voient le matin un léger brouillard sortir de la terre, y reconnaissent un indice d'eaux latentes, de même je conçois l'espoir d'une abondante source de vertus, quand, dans un jeune homme, éclate et domine une telle passion d'apprendre. En disant ces mots, il me conduisit au berceau, m'y fit entrer, et s'assit lui-même près de la table. Mais moi, me tournant d'abord vers les domestiques, je m'écriai : holà! vous autres; restez-là, veillez, tenez surtout la porte fermée. M'entendez-vous ? Il y va de votre vie, s'il pénètre ici un seul être vivant. Je vous défends de laisser entrer ni homme, ni chien, ni femme, fût-ce la bonne Fortune en personne. Et, après avoir donné cet ordre, je m'assis à mon tour. Langius riant aux éclats me dit : As-tu donc porté le sceptre quelque part, que tes commandements sont si absolus et si sévères ? Non, répondis-je ; mais j'ai bien le droit de prendre mes précautions contre mon infortune d'hier. Vous, Langius, poursuivez, et Dieu vous soit en aide!