[0,0] TRAITÉ DE LA CONSTANCE. [0,1] AUX NOBLES ET MAGNIFIQUES CONSULS, AU SÉNAT ET AU PEUPLE D'ANVERS MOI, JUSTE LIPSE JE DÉDIE ET JE CONSACRE. Ces livres sur la Constance que j'ai écrits et continués avec constance au milieu des troubles de ma patrie : j'ai trouvé bon de vous les dédier, illustres Sénateurs d'une ville illustre. Ce qui m'a poussé à le faire, c'est votre splendeur, votre prudence, votre vertu, et aussi cette munificence bienveillante que j'ai personnellement éprouvée, et qui vous est propre envers les gens de bien et les érudits. Je pense que le présent ne vous sera pas désagréable. Il n'est pas grand par lui-même, mais mon intention lui donnera de la valeur ; car je vous donne en lui ce que j'ai de plus considérable et de meilleur dans tout mon bagage littéraire. Enfin sa nouveauté peut-être le recommandera auprès de vous : car, si je ne me trompe, je suis le premier à entreprendre de rouvrir et de déblayer cette route longtemps fermée et obstruée, la route de la Sagesse, la seule qui, avec les lettres divines, puisse nous conduire à la Tranquillité et au Repos. Les forces ont pu me manquer, mais non certes la volonté de vous être agréable à vous, et d'être utile aux autres. Il est juste que vous soyez aussi justes envers moi que je le suis moi-même envers Dieu, qui, je le sais, n'a pas tout donné à un seul. Adieu. [0,2] PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION. AU LECTEUR SUR MON PROJET. MON BUT DANS CET ÉCRIT. Il ne m'a point échappé, Lecteur, que, par ce nouveau genre d'écrits, je me préparais de nouveaux jugements et des censures ; soit, de la part de ceux que frappera cette profession inopinée de Sagesse par un homme qu'ils croyaient adonné seulement aux belles-lettres ; soit, de la part d'autres qui tiendront pour de peu de poids et même pour méprisable tout ce que, dans cette étude et dans cette carrière, on s'efforcera d'établir après les anciens. Il est de mon intérêt et même du tien que je réponde brièvement aux uns et aux autres. Les premiers me semblent pécher de deux façons très diverses, par défaut et par excès de soin : par excès, en ce qu'ils se croient autorisés à soumettre à une inquisition indiscrète les études et les actions des autres ; par défaut, en ce que cette inquisition même ils la font avec trop peu d'attention et d'exactitude. Pour me faire moi-même connaître à eux, je leur dirai que les collines et les fontaines des Muses ne m'ont jamais absorbé tout entier jusqu'au point de m'empêcher de tourner de temps en temps mes yeux et ma pensée vers cette Déesse plus sévère, la Philosophie, dont l'étude a eu tant d'attraits pour moi, depuis mon enfance, que je semblais y être entraîné par une ardeur trop juvénile, et que l'on crut devoir y mettre un frein et me l'interdire. Mes maîtres de Cologne le savent, eux qui m'arrachaient des mains comme par force tous les livres de ce genre, et les commentaires que j'en avais laborieusement écrits et extraits de toute la classe des interprètes. Je n'ai point changé depuis, bien certainement. Dans tout le cours de mes études, je sais que, sinon en ligne droite et avec une rigueur absolue, du moins obliquement, j'ai toujours tendu vers la Sagesse comme vers mon but. Mais, en me livrant à cette étude de la philosophie, je n'ai pas suivi la même voie que le vulgaire des philosophes qui, malheureusement perdus dans les épines des arguties et les lacets des questions captieuses, n'arrivent qu'à faire et à défaire sans cesse un même tissu avec le fil subtil des disputes. Ils s'arrêtent aux mots et aux subtilités et consument toute leur vie dans l'avenue de la Philosophie sans jamais parvenir même à en voir le sanctuaire. Ils s'en font une récréation au lieu d'un remède : et cet instrument le plus sérieux de la vie, ils le convertissent comme en jeu de bagatelles. Lequel me citerez-vous parmi eux qui s'occupe des mœurs ? qui tempère les passions ? qui mette un terme ou une mesure à la crainte, à l'espérance ? Bien plus, ils ne jugent pas même que ces sujets appartiennent à la Sagesse, et ceux qui s'en occupent leur paraissent ou faire autre chose ou ne rien faire du tout. C'est pourquoi, si tu considères leur vie ou leurs jugements, tu ne trouveras, même pour le vulgaire, rien de plus méprisable que l'une, rien de plus insensé que les autres. Comme le vin, bien qu'il n'y ait rien de plus salubre, est un poison pour quelques-uns, de même est malsaine pour eux la Philosophie dont ils abusent. Mais j'ai eu une autre pensée, moi qui ai toujours détourné mon navire de ces récifs des arguties, et qui ai dirigé tous les efforts de ma navigation vers l'unique port de la paix de l'âme. J'ai voulu que les présents livres fussent un premier et sincère spécimen de ce zèle qui m'anime. Mais cependant, dira-t-on, les anciens ont traité de toutes ces choses mieux et avec plus d'abondance. De quelques-unes de ces choses, je l'avoue ; de toutes, non. Si par endroits j'écris, après Sénèque et ce divin Épictète, quelque chose sur les mœurs et les passions, je déclare moi-même que j'en tire peu de vanité et peu d'assurance. Mais si je parle de choses auxquelles n'ont touché ni ces grands hommes, ni aucun des anciens, et cela je l'affirme hautement, que peut-on avoir à me reprocher et à me harceler ? J'ai cherché des consolations contre les maux publics : qui l'a fait avant moi ? Que l'on considère la chose en elle-même ou la disposition que je lui ai donnée, il faudra confesser qu'on me les doit ; et quant aux mots eux-mêmes, on nous permettra de dire que nous n'en éprouvons pas une telle disette que nous ayons à cet égard rien à demander à personne. Enfin que l'on sache une chose : j'ai composé beaucoup d'autres ouvrages pour les autres ; ce livre, je l'ai écrit principalement pour moi ; ceux-là pour ma renommée, celui-ci pour mon salut. Je puis m'approprier avec vérité ce mot profond et incisif d'un ancien : il me suffit d'avoir peu de lecteurs, il me set de n'en avoir qu'un, il me set de n'en point avoir. Je demande seulement à tous ceux qui toucheront à ce livre d'y apporter le désir de savoir et un esprit d'indulgence. Peut-être ai-je fait quelque faux pas, ici ou là, notamment quand je me suis efforcé de gravir les cimes escarpées de la Providence, de la Justice, du Destin que l'on me pardonne, car on ne trouvera nulle part ni mauvaise volonté, ni obstination, mais seulement la faiblesse humaine et l'obscurité. Je demande que l'on m'instruise. Nul ne sera si prompt à m'avertir que moi à me corriger. Je ne veux pas dissimuler ou atténuer les autres vices de ma nature. Mais je renie sérieusement et je déteste l'opiniâtreté et l'amour de la dispute. Salut, mon Lecteur. Puisse ce livre t'être de quelque utilité ! [1,0] LIVRE PREMIER. [1,1] CHAPITRE PREMIER. Préface et introduction. Quelques plaintes sur les troubles de la Belgique. Il y a quelques années, je m'étais mis en route pour Vienne, en Autriche, fuyant les troubles de ma patrie. Je me détournai, et ce ne fut pas sans quelque impulsion divine, vers la ville des Eburons (Liège), qui n'était pas loin de mon chemin, et dans laquelle j'avais des amis que la coutume et l'affection m'engageaient à saluer. De ce nombre était Charles Langius, personnage, je puis le dire sans mensonge comme sans flatterie, le meilleur et le plus savant des Belges. Il me reçut dans sa maison, et, dans l'honorable hospitalité qu'il m'accorda, il sut mêler les procédés les plus bienveillants et des conversations substantielles qui devaient m'être utiles et salutaires pendant toute ma vie. Il fut l'homme qui m'ouvrit les yeux, en dissipant les nuages dont m'offusquaient encore quelques opinions vulgaires ; l'homme qui me montra la voie pour arriver directement, je vais employer les expressions de Lucrèce, "à ces temples sereins élevés par la doctrine des sages". {Lucrece, De la nature des choses, II, 1} Une après-midi, par un soleil ardent, car nous étions à la fin de juin, nous nous promenions ensemble dans le vestibule de sa demeure : il s'informa tout naturellement, et avec bienveillance, du but de mon voyage et de ses motifs. Après lui avoir parlé librement et avec vérité des troubles de la Belgique, de l'insolence des officiers et des soldats, je finis par lui confesser que c'était là, bien que j'en eusse prétexté une autre, la cause véritable qui m'avait déterminé à m'éloigner : Qui donc, ô Langius, lui dis-je, aurait un cœur assez ferme, assez bardé de fer, pour supporter plus longtemps de si grands maux ? Depuis tant d'années nous sommes, vous le voyez, en proie au bouillonnement des guerres civiles ; nous sommes ballotés à tous les vents, comme sur une mer orageuse, par les troubles et par les séditions. Si je cherche le repos et le calme du cœur, je suis assourdi par le son des trompettes et le fracas des armes. Si je me réfugie aux champs ou dans les jardins, soldats et sicaires me rejettent dans la ville. C'est pour cela, mon cher Langius, que je me suis décidé (le génie de la patrie me pardonne !) à quitter cette Belgique tourmentée et malheureuse, à changer de pays, et à fuir dans quelque coin de terre "où ne viennent plus fatiguer mes oreilles les forfaits et le nom des Pélopides". {Cicéron, Lettres à Atticus, XV, 11} Langius étonné et comme excité par l'émotion s'écria : Ainsi donc, ô Lipse, tu t'en vas loin de nous ? Loin de vous, répondis-je, ou certainement loin de cette vie. Où trouver, ailleurs que dans la fuite, un refuge contre ces maux ? car pour voir ces choses, et les supporter chaque jour, je ne le puis, Langius. Je n'ai pas une cuirasse d'airain autour du cœur. Mais lui, soupirant à ce langage : Faible jeune homme, dit-il, quelle est cette mollesse ? Quel est donc l'état de ton âme que tu cherches ainsi ton salut dans la fuite ? La patrie est en ébullition et en proie aux troubles ; j'en conviens : mais quelle partie de l'Europe est tranquille aujourd'hui ? On pourrait presque supposer, avec Aristophane, que "Jupiter Altitonnant se plaît à bouleverser tout et à mettre en haut ce qui est en bas". {Aristophane, Lysistrata, v. 750} Ce qu'il faut fuir, ô Lipse, ce n'est pas la patrie, ce sont les affections de l'âme. Affermir son esprit et le fortifier, voilà le vrai moyen de trouver en soi le calme au sein des troubles, la paix au milieu des armes. Non, répondis-je avec un emportement de jeune homme, non, Langius. Il faut fuir ce désolant spectacle. Les maux que l'on voit de ses yeux frappent plus fortement l'esprit que ceux qu'on entend raconter. Plaçons-nous hors de portée des traits, loin de la poussière du champ de bataille. N'entendez-vous pas le conseil prudent d'Homère ? "Loin des traits, de peur qu'une blessure nouvelle ne s'ajoute à une autre blessure". {Homere, Iliade, XIV, 130} [1,2] CHAPITRE II. Le voyage ne peut rien contre les maladies intérieures. C'est un palliatif, non un remède, si ce n'est peut-être dans les affections légères et superficielles de l'âme. Langius alors remuant légèrement la tête : J'entends, dit-il ; j'aimerais mieux que tu entendisses toi-même la voix de la Sagesse et de la Raison. Car ces choses qui t'offusquent, ô Lipse, sont des nuages et des brouillards produits par la fumée des opinions. C'est pourquoi je te dirai avec Diogène : tu as besoin ici de raison et non de subtilités ; tu as besoin d'un rayon qui éclaire les ténèbres accumulées autour de ta tête. Voilà que tu vas déserter ta patrie ; mais, dis-le moi sérieusement, en la fuyant, te fuiras-tu toi-même ? Prends garde que le contraire ne t'arrive et que tu n'emportes avec toi, et dans ton propre cœur, la source et le foyer de ton mal. Comme ceux que la fièvre tourmente s'agitent sans cesse, ne pouvant supporter le repos, se retournent et changent de lit dans le vain espoir d'un soulagement, de même nous, quand nous sommes malades d'esprit, nous avons beau changer de lieu : c'est découvrir notre mal, non l'enlever ; c'est confesser, non éteindre cette inflammation intérieure. Un sage Romain a dit avec élégance : "C'est le propre d'un malade de ne rien supporter longtemps et de chercher le changement comme un remède. Alors on entreprend des pérégrinations sans but, on erre au hasard le long des rivages ; et tantôt sur mer, tantôt sur terre, se manifeste clairement aux yeux de tous ceux qui nous voient la légèreté qui toujours nous tourmente". {Séneque, De la tranquillité de l'âme, II, 12} Vous fuyez les troubles, vous ne les évitez pas. Comme la biche, dont parle Virgile, "que le pasteur a frappée de loin avec son javelot pendant qu'elle errait sans défiance dans les forêts de la Crète, s'élance et fuit à travers les bois et les bocages de Dicté", {Virgile, L'Énéide, IV, 72} mais en vain, car, ajoute le poète, "elle emporte le roseau mortel attaché à son flanc" : {Virgile, L'Énéide, IV, 73} ainsi vous que le trait des affections a profondément blessé, vous ne le faites pas tomber en émigrant, vous l'emportez avec vous. Qui s'est cassé un bras ou une jambe, ne demande pas, il me semble, qu'on lui amène un char ou un cheval, mais un chirurgien : quelle est donc ta vanité à toi de prétendre guérir ta plaie intérieure par le mouvement, et en courant çà et là ? Car certainement c'est ton âme qui est malade. Cette faiblesse extérieure, cette langueur, ce désespoir, tout cela naît d'une même cause, la prostration et l'énervement de l'esprit. La partie dirigeante et divine a rejeté le sceptre ; elle est tombée à ce degré d'avilissement qu'elle se rend esclave volontaire de ses propres esclaves. Dis, que peut faire à cela ou le lieu ou le mouvement ? à moins qu'il n'y ait quelque région inconnue qui tempère les craintes, qui refrène les folles espérances, qui extirpe ce mauvais virus des vices dont nous sommes profondément imbus. Or une telle région n'existe pas, même dans les îles fortunées : s'il en est une, montre-la moi ; l'instant nous partons tous avec toi pour y aller. Mais, dis-tu, le mouvement même et le changement ont cette vertu ; le spectacle chaque jour nouveau des mœurs, des hommes et des lieux récrée l'âme abattue et la relève. C'est une erreur, Lipse. Certes, pour dire sérieusement la chose comme elle est, je ne vais pas jusqu'à refuser aux voyages toute influence sur l'homme et sur les affections de son âme. Je reconnais qu'ils en ont une, mais capable seulement de dissiper les faibles ennuis, qui sont comme les nausées de l'âme, et non les maladies qui ont pénétré trop profondément pour qu'aucune médication extérieure puisse les atteindre. On a vu plus d'une fois le chant, le vin ou le sommeil apaiser les premières émotions de la colère, de la douleur et de l'amour ; mais jamais une maladie de l'âme, qui a poussé des racines et s'est consolidée. C'est la même chose ici : les voyages guériront peut-être quelques langueurs légères ; ils ne guériront pas les peines véritables. En effet, les premiers mouvements nés du corps, en quelque sorte encore dans le corps, effleurent tout au plus, si j'ose parler ainsi, la partie superficielle de l'âme ; c'est pourquoi il n'est pas étonnant qu'il suffise d'un simple coup d'éponge pour les faire disparaître. Il en est autrement des affections invétérées qui ont fixé leur siège ou plutôt leur empire dans les profondeurs de l'âme. Vainement tu erreras longtemps et de tous côtés ; vainement tu parcourras la terre entière et toutes les mers : tu ne les laveras dans aucune mer, tu ne t'en débarrasseras sur aucune terre. Elles te suivront : "le noir souci s'attachera à tes pas", et, pour parler avec le poète, "il montera en croupe avec toi". {Horace, Odes, III, 1, 40] Quelqu'un demandait à Socrate pourquoi un voyage qu'il venait de faire avait été inefficace à le consoler ; le philosophe répondit très bien : parce que tu ne l'es pas quitté toi-même. Je puis ici t'en dire autant : où que tu fuies, tu auras avec toi ton esprit corrompu et corrupteur, mauvais compagnon ; et plût à Dieu qu'il ne fût que ton compagnon ! Mais il sera ton guide, je le crains ; car les affections ne suivent pas, elles entraînent. [1,3] CHAPITRE III. Que les véritables maladies de l'âme ne trouvent dans les voyages ni guérison, ni diminution, mais plutôt une recrudescence ; que le remède d'un esprit malade doit être demandé à la Sagesse et à la Constance. Eh quoi ! me dis-tu, les voyages ne sont pas une distraction même pour les maux véritables ? Est-ce que la vue de ces champs, de ces fleurs, de ces montagnes ne t'arrache pas au sentiment de ta douleur ? Quelquefois, peut-être, mais la distraction ne s'implante jamais solidement dans l'âme, ni pour longtemps. Comme la peinture, quelque bonne qu'elle soit, ne plaît pas longtemps aux yeux, de même toute cette variété d'hommes et de lieux nous saisit par sa nouveauté, mais cela ne dure pas. C'est comme une diversion à nos maux, non un moyen d'y échapper. Les voyages ne brisent pas cette chaîne de douleurs, ils la relâchent. Et que m'importe d'entrevoir un instant la lumière, si je dois être aussitôt replongé dans un cachot plus étroit ? Il en est certainement ainsi. Tous ces divertissements extérieurs sont un piège pour l'âme ; en paraissant la secourir, ils la blessent davantage. Comme les médicaments trop faibles mettent en mouvement l'humeur mauvaise, mais ne l'expulsent pas, ainsi cette vaine distraction aigrit et accroit en nous le flot des passions. L'esprit ne s'éloigne jamais longtemps de lui-même ; mais, malgré lui, il rentre bientôt dans son logis et dans l'ancienne cohabitation de ses maux. La vue même de ces villes et de ces montagnes ramènera ta pensée sur ta patrie, et, au milieu de tes joies, tu verras ou tu entendras quelque chose qui ravivra le sentiment de ta douleur. Ou, si tu as un moment de repos, ce sera comme un court sommeil ; bientôt réveillé, tu sentiras la même fièvre et plus violente encore. Certaines passions grandissent quand on les arrête, elles couvent sous la cendre et reparaissent ensuite avec des forces nouvelles. Rejette donc, ô Lipse, ces impuissants, ces nuisibles remèdes, poisons plutôt. Cherche des préservatifs plus sérieux et plus efficaces. Tu changes de soleil et de sol ? Change plutôt ton esprit que tu as malheureusement asservi aux passions et soustrait à la domination légitime de la Raison. C'est parce qu'il est corrompu que tu désespères, parce qu'il est vicié que tu languis. Il faut le changer, lui, et non le lieu : fais que tu sois un autre homme, et non le même sous d'autres cieux. Tu brûles maintenant de visiter cette fertile Pannonie, et la forte et fidèle ville de Vienne, et le Danube, le roi des fleuves, et tant d'autres choses merveilleuses et nouvelles, dont le récit charmera plus tard les auditeurs suspendus à tes lèvres. Ah ! que j'aimerais mieux te voir porter la même impétuosité et la même ardeur à la recherche de la Sagesse ; pénétrer dans ses campagnes fertiles ; explorer les sources des perturbations humaines ; construire des retranchements et des forteresses pour prévenir et repousser les assauts des passions ! Voilà qui vaudrait mieux pour toi, car voilà les vrais remèdes à ton mal. Tous les autres ne sont que des drogues suspectes, des médicaments nuisibles. Ce départ ne te sera d'aucun secours. A rien ne te servira "d'avoir échappé à tant de villes grecques et d'avoir réussi à fuir à travers les ennemis". {Sénèque, Lettres à Lucilius, XVII, 104, 10} Tu retrouveras l'ennemi chez toi et là (en parlant, il me frappait la poitrine). A quoi bon aller dans des endroits pacifiés, si tu portes la guerre avec toi ? Dans des lieux où règne le calme, si les troubles sont autour de toi et en toi-même ? Or l'esprit qui n'est pas d'accord avec lui-même, se combat et se combattra toujours, tantôt désirant une chose avec passion, tantôt ne la voulant plus, espérant et désespérant tour à tour. Ceux que la peur fait fuir sont plus exposés au danger, n'étant plus couverts par leur armure et présentant le dos à l'ennemi : il en est de même de ces vagabonds et de ces conscrits qui n'ont jamais lutté contre leurs passions, mais se sont dérobés par la fuite. Quant à toi, jeune homme, si tu m'écoutes, tu t'arrêteras et tu attendras de pied ferme ton ennemi, la douleur. La CONSTANCE, voilà ton premier besoin. Songe que ce n'est pas en fuyant, mais en combattant que tu peux remporter la victoire. [1,4] CHAPITRE IV. Définition de la Constance, de la Patience, de la droite Raison et de l'Opinion. En quoi l'Opiniâtreté diffère de la Constance, et l'Abattement de la Patience. Plus relevé jusqu'à un certain point par ces discours de Langius, je lui dis : Vos enseignements sont élevés et excellents ; déjà je tâche de m'affermir et de me redresser, mais, comme dans un rêve, mes efforts sont vains. Car, pour ne pas mentir, mon esprit se reporte de temps en temps vers mon pays, et les soucis publics et privés sont incessamment attachés à ma pensée. Vous, Langius, si vous le pouvez, chassez ces méchants oiseaux qui me déchirent ; brisez ces liens d'inquiétudes qui m'enchaînent impuissant à ce Caucase. Langius me répondit avec un visage riant : Eh bien ! je les briserai. Nouvel Hercule, je délivrerai ce Prométhée. Écoute seulement et donne-moi ton attention. Je t'ai appelé à la Constance, mon cher Lipse ; c'est en elle que j'ai placé l'espoir et la ressource de ton salut. C'est donc elle que nous devons connaître avant tout. J'appelle Constance LA FORCE INÉBRANLABLE D'UN ESPRIT DROIT QUI NE SE LAISSE EXALTER NI ABATTRE PAR LES CHOSES EXTÉRIEURES OU FORTUITES. J'ai dit la force : et j'entends par là une fermeté établie dans l'esprit, non par l'Opinion, mais par le jugement et la droite Raison. Car je veux exclure surtout l'Opiniâtreté que l'on appellerait mieux l'entêtement. L'Opiniâtreté est la force d'un esprit obstiné, mais produite au souffle de l'orgueil et de l'ambition. C'est une force, seulement à un point de vue. En effet, ces esprits superbes et opiniâtres ne se laissent pas facilement abattre, mais ils s'exaltent avec la plus grande facilité : absolument comme ces outres gonflées de vent qu'on ne peut immerger, qu'avec effort, et qui ressortent et reviennent d'elles-mêmes flotter à la surface. Telle est la fermeté vaine de ces esprits obstinés ; elle a, comme je l'ai déjà dit, son origine dans l'orgueil et l'estime exagérée de soi, par conséquent dans l'Opinion. Mais la véritable mère de la Constance est la Patience d'un esprit qui se plie aux événements. Je la définis LA RÉSIGNATION VOLONTAIRE ET SANS PLAINTE A TOUS LES ACCIDENTS ET A TOUS LES INCIDENTS QUI SURVIENNENT A L'HOMME PAR L'EFFET DES CHOSES EXTÉRIEURES. Celle-ci, étayée sur la droite Raison, est la puissante racine sur laquelle pousse à une grande hauteur ce chêne magnifique. Mais prends garde que même ici l'Opinion ne t'en impose. Souvent elle suggère, au lieu de la Patience, l'abattement et la torpeur d'une âme énervée, véritable vice qui naît du mépris de soi-même. La Vertu tient un juste milieu : elle veille avec soin à ce qu'il n'y ait dans les actions ni excès, ni défaillance. Elle pèse tout dans la balance de la seule Raison, qu'elle tient pour la seule règle de son examen, sa seule coupelle d'épreuve. Or la droite Raison n'est autre que LE JUGEMENT ET LE SENTIMENT EXACT DES CHOSES HUMAINES ET DIVINES, autant du moins que ces dernières nous concernent. L'Opinion au contraire est LE JUGEMENT FRIVOLE ET TROMPEUR SUR LES MÊMES CHOSES. [1,5] CHAPITRE V. De l'origine de la Raison et de l'Opinion ; de la force et des effets de chacune d'elles ; que l'une conduit à la Constance et l'autre à la légèreté. Comme de cette double source, la Raison et l'Opinion, découlent non seulement la force ou la faiblesse de l'esprit, mais aussi tout ce qu'il y a dans cette vie de louable ou de répréhensible dans nos actes, je crois faire chose bonne et utile de te parler plus longuement sur l'origine et la nature de l'une et de l'autre. De même que la laine, avant de recevoir sa dernière et plus belle couleur, doit d'abord être apprêtée et trempée dans de certains sucs ; ainsi, par ces avant-propos, je disposerai et je préparerai ton esprit, ô mon cher Lipse, avant de le teindre sérieusement, de la pourpre de la Constance. Et d'abord, tu sais qu'il y a dans l'homme deux parties, l'âme et le corps : l'une plus noble, représentant l'esprit et le feu ; l'autre plus vile et représentant la terre. Ces deux parties sont jointes, mais leur harmonie est souvent troublée : et il ne leur est pas facile de se mettre d'accord, car elles luttent entre elles pour l'empire ou pour la servitude. L'une et l'autre veulent commander, et principalement celle qui ne le doit pas. La terre s'efforce à s'élever au dessus de son feu, de placer cette boue au dessus du ciel. De là, dans l'homme, des discordes, des troubles, et, comme entre deux partis qui tiraillent l'un contre l'autre, il y a bataille incessante : les chefs, les commandants sont ici la Raison et l'Opinion. La première combat pour l'âme et dans l'âme ; la seconde pour le corps et dans le corps. La Raison vient du ciel et même de Dieu : et Sénèque la caractérise magnifiquement "une part de l'esprit divin immergée dans l'homme". Elle est, en effet, cette faculté supérieure de comprendre et de juger, qui est la perfection de l'âme, comme l'âme elle-même est la perfection de l'homme. Les Grecs l'appellent Nous, les Latins Mens, intelligence, et même, en réunissant les deux mots, Mens animi, intelligence de l'âme. Car la droite Raison, ne t'y trompe pas, n'est pas l'âme tout entière, mais ce qui en elle est uniforme, simple, sans mélange, dépouillé de toute lie et de tout sédiment, et, pour tout dire d'un mot, ce qu'il y a en elle de sidéré et de céleste. Quoique gravement altérée et corrompue par la souillure du corps et par la contagion des sens, l'âme retient profondément quelques vestiges de son origine, et l'on voit clairement scintiller en elle les restes du pur feu dont elle est formée. De là, même dans les hommes les plus méchants et les plus débordés, cet aiguillon de la conscience, ces tourments, ces morsures intérieures, et cette approbation d'une vie meilleure, qui leur échappe malgré eux. Cette partie plus saine et plus sainte peut être comprimée, mais non opprimée : on peut en couvrir la flamme, mais non l'éteindre. Toujours jaillissent de son sein et brillent des étincelles qui éclairent dans ces ténèbres, qui purifient dans ces souillures, qui dirigent dans ces détours et qui indiquent le chemin vers la Constance et la Vertu. De même que l'héliotrope et certaines fleurs se tournent toujours naturellement vers le soleil, ainsi la Raison se tourne vers Dieu qui est son origine : ferme et inébranlable dans le bien, ayant toujours un seul et même sentiment, désirant ou fuyant une seule et même chose, source intarissable de toute détermination saine, de tout jugement droit. Lui obéir, c'est commander ; lui être soumis, c'est présider â toutes les choses humaines. Car quiconque l'a entendue, a dompté les passions et les mouvements exubérants de l'âme ; quiconque la suit, comme le fil d'Ariane, se dirige sûrement, et sans s'égarer, â travers les labyrinthes de la vie. Dieu lui-même, par cette image de lui, vient à nous, bien plus, vient en nous ; et il a bien dit celui, quel qu'il soit, qui a dit : Il n'est aucune intelligence bonne sans Dieu. Mais la contrepartie de la Raison, celle qui n'est pas saine, je veux dire l'Opinion, doit son origine au corps, c'est à dire à la terre, et, par cela même, elle n'a de goût que pour la terre. Le corps, par lui-même immobile et insensible, reçoit de l'âme la vie et le mouvement ; et, à son tour, il transmet à l'âme les images des choses, par le moyen des sens. Il y a donc une communion, une association intime entre l'âme et le corps ; mais une communion qui n'est pas salutaire pour l'âme, si tu en considères le résultat. En effet, cette communion la fait descendre insensiblement de son faîte, l'attache et la mêle aux sens ; et de cette alliance impure naît en nous l'Opinion, laquelle n'est rien qu'une image vaine, une ombre de la Raison. L'Opinion a dans les sens son siège véritable, dans la terre son origine. Conséquemment elle est basse et vile, ne se redresse pas, ne s'élève pas, ne se porte sur rien de haut ni d'éthéré. Elle est vaine, incertaine, trompeuse, conseillant mal, jugeant faux ; et son premier effet est de dépouiller l'âme de la Constance et de la Vérité. Ce qu'elle désire aujourd'hui, demain elle le méprise ; elle approuve et condamne, mais sans jugement, rapportant tout au corps et aux sens, en faisant tout pour les servir. Comme l'oeil qui considère les objets à travers l'eau ou à travers un nuage, l'âme offusquée par le brouillard de l'Opinion, ne voit plus la juste mesure des choses. L'Opinion est pour l'homme, si tu y fais attention, la mère de tous les maux ; c'est elle qui porte la confusion et le trouble dans notre vie. Si les soucis nous rongent, c'est par elle ; si les passions nous emportent, c'est par elle ; si les vices nous commandent, c'est encore par elle. Donc, comme ceux qui veulent détruire la tyrannie dans une cité, commencent par supprimer et renverser la forteresse ; de même nous, si nous tendons sérieusement à diriger notre âme vers le bien, nous devons d'abord détruire ce château-fort des opinions. Tant que nous le conserverons, nous serons toujours en suspens, plaintifs, troublés et jamais assez justes, ni envers Dieu, ni envers les hommes. Comme un navire vide et désemparé est le jouet des vents sur les mers, ainsi notre âme est vacillante en nous, tant que nous ne l'avons pas rendue stable par le poids et le lest de la Raison. [1,6] CHAPITRE VI. Éloge de la Constance ; sérieuse exhortation d l'acquérir. Ainsi donc, comme tu le vois, Lipse, la compagne naturelle de l'Opinion est la légèreté. Elle a pour caractère distinctif de changer toujours et de se repentir. Mais la compagne de la Raison est la Constance, dont je t'invite sérieusement à revêtir ton âme. Que vas-tu chercher au loin des choses vaines et extérieures ? Voici la seule Hélène qui te présentera le véritable et légitime Népenthès, où tu trouveras l'oubli des soucis et des chagrins. Aussitôt que tu l'auras bu et que tu en seras pénétré, ton âme, haute et ferme en face de tout événement, établie dans un juste équilibre, au lieu de monter et de descendre sans cesse comme le plateau d'une balance, entrera en possession de cette grande qualité qui nous rapproche de Dieu : n'être ému de rien. As-tu vu, dans les blasons et sur l'écu de certains Rois de nos jours, cette devise sublime et enviable : "ni par l'espoir, ni par la crainte" ? Elle te conviendra. Vraiment Roi, vraiment libre celui qui, soumis à Dieu seul, est affranchi du joug des passions et de la fortune ! Semblable à ces fleuves qui conservent, dit-on, leur onde pure de tout mélange avec les eaux de la mer où ils se jettent, toi, au milieu des tumultes répandus partout autour de toi, tu ne retireras aucune amertume de cet océan de douleurs. Viendras-tu à tomber, la Constance te relèvera ; à chanceler, elle te soutiendra. Seras-tu pris de l'envie de te jeter à l'eau ou de te pendre ? la Constance te consolera et te ramènera du seuil de la mort. Dégage-toi seulement, redresse-toi, conduis ta barque vers ce port où la sécurité, où la paix habitent, où sont le refuge et l'asile contre les troubles et contre les soucis. Que si tu parviens de bonne foi à te maintenir dans ce port, ta patrie pourra être troublée, elle pourra même tomber en ruines, mais toi tu demeureras inébranlable. Quand éclateront autour de toi les orages, la foudre et les tempêtes, tu pourras en toute vérité t'écrier, et d'une voix ferme : "Je suis tranquille au milieu des flots". [1,7] CHAPITRE VII. Quelles choses et combien de choses troublent la Constance. Que les biens et les maux sont extérieurs. Qu'il y a deux espèces de maux, les maux Publics et les maux Privés, et que les premiers sont de beaucoup les plus graves et les plus dangereux. Lorsque Langius eut ainsi parlé, d'un air et d'un ton plus animés que d'habitude, saisi moi-même d'une étincelle de ce beau feu, je m'écriai : Mon père (et plût au ciel que je pusse vous donner ce nom en toute vérité et non par caresse), conduisez-moi où vous voudrez, instruisez, corrigez, dirigez à votre gré. Vous avez un malade prêt à accepter toute médication, que vous jugiez à propos d'employer le fer ou le feu. J'emploierai l'un et l'autre, dit Langius ; car, d'un côté, il faut brûler le chaume des fausses opinions, et, de l'autre, il faut arracher jusqu'à la racine les souches des passions. Mais continuons-nous à nous promener ? Ne serait-il pas mieux et plus commode de nous asseoir maintenant ? Asseyons-nous, dis-je, car je commence à avoir chaud, et pour plus d'une raison. Langius fit alors apporter des chaises dans le vestibule ; je m'assis près de lui ; et lui, se tournant légèrement de mon côté, reprit en ces termes : Jusqu'ici, Lipse, j'ai établi comme les fondations sur lesquelles je pourrai plus commodément et plus sûrement construire les discours que je veux t'adresser. Maintenant, si tu le permets, je m'approcherai davantage, je rechercherai les causes de ta douleur, et je mettrai, comme on dit, le doigt sur la plaie. Il y a deux sortes d'ennemis qui assiègent en nous cette citadelle de la Constance : ce sont les faux biens, et les faux maux. J'appelle ainsi les biens et les maux QUI, N'ÉTANT PAS PLACÉS EN NOUS, MAIS AUTOUR DE NOUS, NE SONT PROPREMENT NI FAVORABLES NI NUISIBLES A L'HOMME INTÉRIEUR, C'EST A DIRE A L'AME. Je dis donc que, par le fait, et selon la droite Raison, ce ne sont là ni des biens, ni des maux. Mais je confesse qu'ils sont tenus pour tels par l'opinion et le sentiment commun du vulgaire. Dans la première classe, on compte les richesses, les honneurs, la puissance, la santé, la longévité ; dans la seconde, la pauvreté, l'infamie, l'impuissance, les maladies, la mort ; et, pour tout comprendre en un mot, les choses quelconques fortuites ou extérieures. De ce double tronc, naissent en nous quatre affections capitales qui remplissent et brisent toute la vie humaine, la Cupidité et la Joie, la Crainte et la Douleur. De ces affections, les deux premières se rapportent à quelque bien présumé qui les produit, et les deux autres au mal. Toutes blessent et troublent l'âme, et, si tu n'y pourvois, la renversent de sa base, mais non de la même manière. Car, lorsque le repos et la Constance de l'âme sont comme en suspens dans une balance, ces affections dérangent l'équilibre, les unes en relevant, les autres en abaissant le plateau. Mais je passe ici les faux biens et l'exaltation qu'ils engendrent, puisque là n'est pas ta maladie, et j'arrive tout de suite aux faux maux, lesquels sont de deux sortes : maux publics, maux particuliers. J'appelle et je définis les maux publics CEUX DONT LE SENTIMENT S'IMPOSE AU MÊME MOMENT A UN GRAND NOMBRE DE PERSONNES, et maux particuliers ou privés CEUX QUI FRAPPENT LES INDIVIDUS. Parmi les premiers, je range la guerre, la peste, la famine, la tyrannie, le carnage et tous les autres fléaux qui frappent les hommes en dehors et en commun ; et parmi les seconds, la douleur, la pauvreté, l'infamie, la mort, considérées en quelque sorte à maison close, dans un seul homme en particulier. Je ne fais pas là une distinction inutile, car il est très vrai que nous pleurons la ruine de la patrie, l'exil ou la mort d'un grand nombre de citoyens, autrement et, si j'ose le dire, avec un autre sentiment que le malheur qui nous frappe personnellement. Ajoute que de ces deux sortes de maux naissent des maladies très diverses. Mais, si je ne me trompe, les maladies sorties de la première source sont les plus graves ; elles sont bien certainement les plus opiniâtres. Nous sommes, pour la plupart, sous le coup des maux publics, soit parce qu'ils fondent sur nous avec impétuosité et en tumulte, et qu'ils écrasent comme en bataillons pressés ceux qui leur résistent ; soit, et plus encore, parce qu'ils nous flattent par une espèce d'ambition, et que nous ne reconnaissons pas, que nous ne sentons pas la maladie qu'ils font naître dans nos âmes. Vois plutôt : lorsqu'un homme succombe à une douleur privée, il est forcé, car comment pourrait-il s'en défendre, de confesser son infirmité et sa faiblesse, même s'il ne s'amende pas. Au contraire, dans les maux publics, on est si peu disposé à reconnaître la chute de l'âme, que souvent même on s'en vante et qu'on la croit digne d'éloges : on la qualifie de piété et de compassion ; et peu s'en faut qu'on n'aille jusqu'à consacrer cette fièvre parmi les vertus et jusqu'à la déifier ! Les poètes et les orateurs célèbrent et prêchent à l'envi ce fervent amour de la patrie : et moi-même, assurément, je ne le condamne pas d'une manière absolue ; mais je pense et je maintiens qu'il faut le modérer et le contenir dans de justes bornes. Car c'est véritablement un vice, un état désordonné qui ébranle l'âme, la trouble et prépare sa chute. Mais, à un autre point de vue, il est encore une grave maladie, en ce que la douleur qu'il provoque en nous n'est pas simple et une, mais complexe et confondant notre propre mal et celui d'autrui. Le mal d'autrui lui-même est double, suivant que l'on considère les hommes ou la patrie. Toutes mes observations et mes divisions te paraissent sans doute bien subtiles ; mais tu me comprendras par un exemple. Voici ta Belgique opprimée par de nombreuses calamités, enveloppée de toutes parts de la flamme de cette guerre civile ; tu vois à chaque pas les campagnes pillées et ravagées, les villes incendiées et détruites, les hommes pris ou massacrés, les matrones et les vierges violées, et tous les autres malheurs qui sont l'ordinaire cortège de la guerre. N'est-ce pas pour toi une douleur ? C'en est une assurément, mais multiple et divisée, si tu y prends garde : car tu pleures en même temps sur toi, sur tes concitoyens et sur ta patrie. Sur toi, tu déplores tes propres dommages ; sur tes concitoyens, leurs désastres et leur ruine ; sur ta patrie, la révolution et la subversion de l'État. Ici tu as à t'écrier : que je suis malheureux ! Là : tant de mes concitoyens courant à la mort sous la main de l'ennemi ! {Cicéron, Les Tusculanes, II, 16} et ailleurs enfin : ô Père ! ô Patrie ! Pour qu'un homme ne soit pas troublé par ces choses, pour qu'il demeure inébranlable devant cet amas de calamités, qui se précipitent en avalanches, il faut qu'il soit bien ferme et sage, ou qu'il soit bien dur. [1,8] CHAPITRE VIII. Qu'il faut combattre les maux publics, mais avant tout réprimer trois affections qui produisent chez l'homme une certaine simulation ambitieuse dans la manière de pleurer les malheurs publics ou privés. Eh bien ! Lipse, ai-je assez trahi les intérêts de ma Constance et plaidé la cause de ta douleur ? Mais j'ai fait comme les généraux valeureux et confiants ; j'ai fait avancer et j'ai disposé en ligne toutes les troupes, contre lesquelles maintenant je vais combattre avec intrépidité, d'abord dans de simples escarmouches, ensuite en bataille rangée et enseignes déployées. Dans les escarmouches, je dois, dès le premier choc, culbuter trois affections qui sont fortement ennemies de notre Constance : la Simulation, la Piété et la Compassion. Attaquons d'abord la première. Tu m'assures que tu ne peux supporter le spectacle des malheurs publics ; qu'ils sont pour toi une cause de vive douleur et même de mort. M'affirmes-tu cela sérieusement ? N'y a-t-il là aucune feinte, aucune fausse apparence ? Emu d'une telle question, je répondis avec impétuosité : Est-ce sérieusement que vous me le demandez ? ou voulez-vous rire et me provoquer ? Rien de plus sérieux, me dit-il, car, dans votre infirmerie, beaucoup de malades en imposent à leur médecin, et feignent de souffrir d'une douleur publique, quand, par le fait, ils ne souffrent que d'un mal privé. Je te demande donc de nouveau si tu as suffisamment examiné ce souci "qui maintenant le ronge et bouillonne fixé dans ta poitrine ?" {Cicéron, De la vieillesse, I, 1} A-t-il pour objet la cause de la patrie ou la tienne propre ? Est-ce que vous pouvez en douter ? repris-je. Ma douleur n'a aucun autre objet, Langius ; que la cause de ma patrie, le deuil de ma patrie. Mais lui, faisant de la tête un signe négatif, répliqua : En es-tu bien sûr, jeune homme ? Regardes-y encore, et encore. Si-cette piété est sincère en toi, j'en serai surpris. Certainement, elle n'existe que dans un très petit nombre. Que nous autres hommes nous nous plaignions souvent des malheurs publics, j'en conviens. Il n'y a pas de plainte plus commune, ni qui s'affiche davantage sur le front. Mais si tu examines de plus près, tu trouveras le plus souvent qu'il y a désaccord entre la langue et le cœur. "Je suis tourmenté par les malheurs de ma patrie" : ce sont là des paroles ambitieuses, mais non des paroles vraies ; elles partent des lèvres, non du cœur. Rappelle-toi ce qu'on nous raconte du célèbre Comédien Polus. Comme il devait représenter en scène le rôle d'une personne désolée, il fit secrètement apporter et prit dans ses bras l'urne même contenant les restes d'un fils qu'il venait de perdre, et remplit le théâtre de pleurs et de gémissements véritables. {Cfr. Aulu-Gelle, Les nuits attiques, VI, 5} : Je dis que, pour la plupart, vous en faites autant. Ô bons acteurs, vous jouez la comédie et, sous le prétexte de la patrie, vous pleurez avec des larmes véritables sur vos infortunes particulières. "Le monde entier joue la comédie", s'écrie Pétrone. Assurément c'est ici le cas. Nous sommes déchirés, disent-ils, par le spectacle de cette guerre civile, de tant de sang innocent répandu, de la ruine de la liberté et des lois. Est-ce bien vrai ? Certes je vois votre douleur ; j'en cherche la cause, mais là j'hésite. Pourquoi souffrez-vous ? parce que les affaires de l'État vont mal ? Comédien, laisse là ton masque ; ce sont les tiennes qui t'occupent. Nous voyons souvent les paysans trembler, accourir en foule et faire des vœux parce qu'une calamité, une tempête s'est subitement déchaînée. Mais toi, quand l'orage est fini, appelle-les, interroge-les, et tu trouveras que chacun d'eux a craint pour sa moisson ou pour son champ. On crie au feu dans cette ville : tous, jusqu'aux boiteux et aux aveugles se précipitent pour l'éteindre. Qu'en penses-tu ? Est-ce par amour de la patrie ? Demande-leur à eux-mêmes : c'est parce que le fléau les menace tous, ou que du moins ils le craignent. C'est la même chose ici. Les calamités publiques émeuvent et, troublent les hommes, non pas parce qu'elles occasionnent des dommages à plusieurs, mais parce qu'elles leur nuisent à chacun en particulier tout en nuisant aux autres. [1,9] CHAPITRE IX. Cette simulation plus clairement démontrée par des exemples. Un mot en passant sur la Patrie véritable, et sur la méchanceté des hommes qui trouvent un plaisir dans les maux des autres ; quand eux-mêmes ils sont à l'abri. Sois toi-même juge : que cette cause soit plaidée devant ton tribunal, mais comme autrefois avec le voile levé. Tu crains cette guerre : bien. Mais pourquoi la crains-tu ? parce que la ruine et la destruction l'accompagnent. Cette ruine, qui frappe-t-elle ? les autres en ce moment, il est vrai ; mais plus tard elle peut arriver jusqu'à toi. Là, est la cause de ta douleur, si tu veux confesser la vérité, sans te faire mettre sur le chevalet ; là, en est la source. Quand la foudre est tombée sur quelqu'un, tous ceux qui étaient dans le voisinage ont tremblé : de même dans ces grandes et communes catastrophes, le dommage n'atteint que le petit nombre, la crainte atteint tout le monde. Supprime cette crainte, tu supprimes du même coup la douleur. Que la guerre éclate aux Indes ou en Ethiopie, cela ne t'émeut en rien, le danger est loin de toi ; mais aussitôt qu'on la voit en Belgique, tu pleures, tu cries, tu te frappes le front et la cuisse. Pourquoi, si c'est véritablement pour eux-mêmes que tu déplores les malheurs publics ? Mais, me dis-tu, l'Inde n'est pas ma patrie. Insensé ! Les hommes ne sont-ils pas tous de la même espèce et de la même souche que toi ? sous la voûte du même ciel ? sur le globe de la même terre ? Bornes-tu l'idée de patrie à ce petit coin du monde qu'enferment ces montagnes et que ces fleuves arrosent ? Tu te trompes. La vraie patrie est cet univers entier, partout où se trouvent des hommes nés ou à naître de la mêm semence divine. On demandait à Socrate de quel pays il était ? — du monde, répondit-il avec une admirable justesse. {Cicéron, Les Tusculanes, V, 37} Un esprit vaste et élevé ne se laisse pas enfermer par l'opinion dans ces limites étroites : dans sa pensée, dans son intelligence, il embrasse tout cet univers comme sien. Nous avons vu, et nous n'avons pu nous empêcher de rire, des fous que le gardien ou le maître avait liés avec un brin de paille ou un fil léger, et qui demeuraient là immobiles, comme s'ils étaient retenus par des chaînes de fer ou par des entraves aux pieds : semblable est notre déraison quand nous nous laissons attacher par le lien futile de l'opinion à une certaine partie de la terre. Je ne veux pas insister par des arguments plus solides, car je crains que cette nourriture ne soit encore trop forte pour toi. Je n'ajouterai qu'un mot. Si quelque Dieu te garantissait que, pendant cette guerre, tes champs demeureraient intacts, ta maison sauve, ton argent en sûreté, et s'il te portait toi-même, loin du péril, sur quelque montagne, entouré de cette nuée protectrice dont parle Homère, te plaindrais tu encore ? Je n'oserais le dire de toi ; mais certes il y en a plus d'un, en pareil cas, qui se réjouirait et qui, avide d'un tel spectacle, ne pourrait détacher ses regards de cet amas confus de mourants. Qu'y a-t-il là qui te répugne ou qui t'étonne ? N'est-ce pas l'effet naturel de cette je ne sais quelle malice propre au caractère de l'homme qui, suivant le mot du vieux poète, se réjouit du mal d'autrui ? {Cicéron, Les Tusculanes, IV, 7} Les peines des autres, quand nous sommes nous-mêmes en sûreté, sont pour nous comme ces fruits dont la douceur est acerbe et qui néanmoins plaisent au goût. Place sur le rivage de l'Océan un homme en présence d'un naufrage : il sera sans doute affecté, mais la peine qu'il éprouve n'est pas sans charme, car il sait le danger d'autrui sans rien craindre pour lui-même. Place-le au contraire sur le même navire balloté par les flots, sa douleur sera d'une tout autre nature. Il en est exactement de même dans tout ce que nous faisons et disons sur les calamités publiques. Nous pleurons véritablement et du fond du cœur sur nos maux particuliers, et, par habitude et pour la forme, nous disons que nous pleurons sur les maux de tous. Pindare dit à merveille : "nous ressentons tous de la même manière notre propre infortune ; mais de notre âme est absente la douleur pour le deuil d'autrui". {Pindare, Les Néméennes, I, 54} C'est pourquoi, Lipse, je t'engage à plier la toile du théâtre, et à tirer le rideau. Mets de côté toute simulation et montre-toi à nous avec le masque véritable de ta douleur. [1,10] CHAPITRE X. Ma plainte sur la grande liberté des reproches de Langius. Mais il ajoute que c'est le devoir d'un Philosophe. Essai de réfutation de ce qui précède. De nos obligations et de notre amour envers la patrie. Cette première escarmouche me parut vive, et je l'interrompis par ces paroles : quelle liberté ou plutôt quelle amertume de langage ! C'est ainsi que vous piquez dans vos escarmouches ! J'aurais le droit de dire avec Euripide : "n'ajouter pas à mes maux une maladie nouvelle : j'ai déjà bien assez, et même trop de mes chagrins". {Euripide, Alceste, v. 1047-1048} Alors Langius me répondit en riant : attends-tu donc de moi des bonbons et du vin sucré ? Tout à l'heure tu me demandais d'employer le fer et le feu, et tu avais raison. Tu écoutes un Philosophe, Lipse, et non un joueur : ma mission est de t'instruire, et non de te conduire en mesure ; de te servir, non de te plaire. Au reste j'aime mieux te voir honteux et rougissant que de te voir rire. Il vaut mieux te repentir que de te gonfler d'orgueil. Ô citoyens, s'écriait autrefois Musonius Rufus (Ier s. ap. J.-Chr.) ; "l'école d'un Philosophe est le cabinet d'un médecin" : on y vient chercher la guérison, non l'agrément. Ce médecin ne caresse pas, ne flatte pas ; mais il pénètre, il pique, il déchire, et, par l'âcre sel de ses discours, il nettoie les souillures de l'âme. Ainsi donc à l'avenir, ô Lipse, ne compte pas sur des roses, du sésame ou de l'opium ; mais sur des épines, des bistouris, de l'absinthe et du vinaigre. Je repris encore : mais enfin, Langius, si vous me permettez de vous le dire, vous en agissez mal avec moi ; vous y mettez de la malice. Vous ne faites pas comme un bon lutteur qui terrasse son adversaire dans une étreinte légitime, mais vous me faites perdre pied par des crocs-en-jambe. Suivant vous, quand nous pleurons sur la patrie, c'est par simulation, et non à cause d'elle. Dites-vous cela pour moi ? Eh bien ? c'est faux. Je vous accorde, car je veux être d'une entière franchise, que dans ma douleur je fais quelque retour sur ce qui m'est personnel ; oui, mais il y a autre chose encore. Avant tout, Langius, je pleure ma patrie ; je la pleure et je la pleurerai, même s'il n'existe pour moi aucun danger dans son danger à elle. Et c'est à bon droit, car c'est elle qui m'a recueilli, qui m'a bercé, qui m'a nourri. D'un assentiment commun, tous les peuples la tiennent pour la mère la plus sainte et la plus ancienne. Vous me donnez la terre entière pour patrie : qui prétend le contraire ? Mais, à votre tour, convenez qu'outre cette grande commune patrie du genre humain, j'en ai une autre plus circonscrite et particulière, à laquelle je suis plus étroitement uni par un lien secret de la nature : à moins que vous ne pensiez qu'il n'y a aucun charme ni aucun attrait dans ce sol, que le premier nous avons pressé de notre corps, que nous avons foulé de nos pieds, dont nous avons respiré l'air ; qui a entendu nos vagissements au berceau ; dans ce sol, dont le ciel, les fleurs et les campagnes sont familiers à, nos yeux ; qui renferme toute une longue série de nos parents, de nos amis, de nos camarades, et qui nous réjouit par tant d'émotions délicieuses, que je chercherais vainement dans toute autre partie de la terre. Ce n'est pas, comme vous le prétendez, le fil léger de l'opinion qui nous attache à la patrie, ce sont les solides liens de la nature. Regardez les animaux eux-mêmes : les bêtes sauvages reconnaissent, et aiment leurs tanières, les oiseaux leurs nids. Les poissons mêmes qui peuplent ce vaste et interminable océan se plaisent à se cantonner dans certaines plages. Enfin les hommes, qu'en dirai-je ? qu'ils soient civilisés ou barbares, ils sont tellement attachés à la glèbe de la terre natale, qu'arrivés à la virilité ils n'hésitent pas à mourir pour elle et dans elle. C'est pourquoi, Langius, cette sagesse nouvelle et rigide que vous me présentez, je ne puis la suivre encore et l'accepter. J'aime mieux croire Euripide, quand il affirme que "la nécessité nous commande à tous d'aimer notre patrie". [1,11] CHAPITRE XI. Réfutation de cette seconde affection de l'amour exagéré de la Patrie, que l'on décore du nom de Piété, à tort, comme il est démontré. D'où cette affection tire son origine. Ce que la Patrie est proprement et véritablement. Langius, souriant à ce discours, me dit : Jeune homme ta piété est merveilleuse, et déjà me paraît en péril le surnom du prédécesseur de Marc Aurèle. Cependant il y a cela de bon que cette affection vient s'offrir d'elle-.même, et qu'elle' sort des rangs et marche en avant au moment où j'avais résolu de l'attaquer et de la renverser d'un léger coup de lance. Je commence premièrement par la dépouiller d'un vêtement magnifique dont elle se pare mal à propos. Le vulgaire décore cet amour de la patrie du nom de Piété. J'avoue que je ne comprends pas pourquoi, et que je ne le supporte pas. D'où lui vient ce nom de Piété ? Je sais que la Piété est une vertu supérieure. Elle consiste proprement dans L'HONNEUR ET L'AMOUR QUE NOUS DEVONS LÉGITIMEMENT A DIEU ET A NOS PARENTS. De quel front la Patrie vient-elle se placer là ? Parce qu'elle est, me dit-on, la plus sainte et la plus ancienne des Mères. Quelle ineptie ! C'est faire injure non seulement à la Raison, mais à la Nature elle-même. Elle, une mère ? En quoi et comment ? Je ne le vois en rien. Toi, Lipse, qui es si pénétrant, éclaire mes ténèbres. Parce qu'elle nous a recueillis, car tu semblais le dire tout à l'heure ! Mais tu peux en dire autant d'un hôte et souvent d'un aubergiste. Elle nous a bercés ? pas aussi doucement que la nourrice ou la femme qui nous a portés enfants. Elle nous a nourris ? Mais ce sont les bestiaux, les arbres, les moissons qui nous nourrissent chaque jour, et à cela contribuent avec la terre, et autant qu'elle, le ciel, l'air et l'eau. Change de lieu, et tu trouveras que partout, et sur tous les points du globe, la terre fait de même. Ce sont paroles creuses et vides ; tu n'en exprimeras rien que le suc populaire et inutile d'une opinion sans valeur. Ceux-là seuls sont nos parents, qui nous ont engendrés, formés, portés ; dont la semence est notre semence, le sang notre sang, la chair notre chair. Si quelqu'une de ces circonstances convient à la patrie, même par comparaison, je me rétracte aussitôt et j'avoue que je porte contre cette prétendue Piété des coups impuissants. Mais des hommes doctes, de grands hommes ont parlé ainsi dans plusieurs circonstances ? J'en conviens, mais pour flatter l'opinion et non pour satisfaire à la vérité : car, si tu suis la vérité, tu réserveras ce nom sacré et auguste de Piété à tes sentiments pour Dieu, et, si tu le veux, pour tes parents. Quant à ton affection pour la patrie, même si elle est épurée, tu te contenteras de l'appeler charité, titre déjà suffisamment honorable. Mais c'est assez nous occuper du mot. Passons maintenant à la chose même que je combats ici, que je cherche non à détruire, mais à régler, et que je circonscris comme avec le scalpel de la droite Raison. Cette affection, comme la vigne qui n'est pas taillée, envahit tout de ses rameaux, et plus que toute autre parce qu'elle est favorisée par une certaine brise de popularité. Toutefois, ô Lipse, je t'avoue volontiers, car je n'ai entièrement dépouillé ni l'homme, ni le citoyen, que chacun de nous porte en soi une certaine inclination et même de l'amour pour cette patrie restreinte dont tu parles. Mais quelles en sont les causes et Voilà ce que tu ne me sembles pas discerner bien nettement. Tu les cherches dans une impulsion de la nature ; niais, en réalité, elles sont dans les mœurs et les institutions. Après que les hommes, abandonnant la vie rude et isolée des sauvages, eurent quitté les champs pour se renfermer dans la ville, qu'ils commencèrent à construire des maisons et des remparts, à tenir des assemblées, à se réunir en armes pour repousser la violence ou la porter au dehors, la nécessité fit naître parmi eux une certaine communauté, une association de diverses choses. Ils possédèrent conjointement un territoire et des limites déterminées ; ils eurent en commun des temples, des places publiques, des trésors, des tribunaux, et, ce qui est le lien principal, des cérémonies religieuses, des droits et des lois. C'est alors que l'avarice qui nous est naturelle les porta, et ce fut un bien, à aimer et à soigner tout cet ensemble comme leur appartenant. Il est certain que chacun des membres de la communauté a un droit véritable sur ces sortes de choses, lesquelles ne diffèrent des possessions privées qu'en ce qu'elles ne sont pas la propriété d'un seul. Cette communauté prit la forme et comme la figure d'un État nouveau que nous appelons la République, la chose publique, et qui est proprement la Patrie. Les citoyens comprirent combien la conservation de cette patrie importait au salut de chacun d'eux ; des lois furent édictées pour ordonner de la défendre et de combattre pour elle, et cette obligation fut imposée par la coutume qui a force de loi. De là vient que nous nous réjouissons des avantages de la patrie et que nous déplorons ses maux, parce qu'en résultat, quand elle est sauve, nos richesses privées sont conservées avec elle, tandis qu'elles sont anéanties par sa ruine. De là, pour elle, cette charité ou cet amour que, pour le bien public, et conduits par une Providence occulte de Dieu, nos ancêtres ont surexcité, autant qu'ils ont pu, en consacrant la majesté de la patrie par tous leurs actes et toutes leurs paroles. Je crois pouvoir conclure de tout cela que cette affection ressort des institutions. Si elle venait de la nature, comme tu le voulais, pourquoi n'est-elle pas répandue en nous tous pareillement et dans la même mesure ? Pourquoi les Nobles et les Riches ont-ils pour la patrie plus d'amour et de sollicitude que les plébéiens et les pauvres, lesquels tu vois, pour la plupart, absorbés dans le soin de leurs intérêts privés, sans souci de ceux du public ? Et cependant, il est bien certain qu'il en est autrement dans toute affection qui découle d'une injonction impérieuse de la nature. Enfin, comment pourrais-tu expliquer qu'il suffise quelquefois du motif le plus léger pour diminuer et même pour détruire cet amour de la patrie ? L'un a été attiré hors de sa patrie par la colère, l'autre par l'amour, quelques-uns par l'ambition : et, de nos jours, combien n'en voyons-nous pas qui la fuient conduits seulement par le dieu du Lucre ? Combien d'Italiens abandonnent l'Italie, cette Reine des contrées, pour transporter leur établissement et leur demeure en France, en Allemagne, même jusque dans la Russie, et cela uniquement pour faire fortune ? Combien de milliers d'Espagnols sont chaque année entraînés par l'avarice ou par l'ambition dans des terres lointaines et situées sous un autre soleil ? Par Hercule ! c'est là un grand et irréfutable argument que ce prétendu lien est tout extérieur et d'opinion, puisqu'il suffit de la moindre passion pour le dénouer et pour le rompre. Tu te trompes encore beaucoup, Lipse, dans la manière dont tu circonscris la patrie elle-même. Tu la restreins à ce sol natal sur lequel nous nous tenons, que nous pressons de nos pieds : futiles arguments, comme bien d'autres encore que tu fais tinter à mes oreilles dans un vain cliquetis de paroles, car c'est bien inutilement que tu y cherches les causes de cet amour. Si le lieu de la naissance constitue à lui seul la patrie, alors je n'ai moi pour patrie que Bruxelles, toi Isque, tel autre une cabane ou une hutte : bien plus, beaucoup n'auront même pas cette hutte, mais la forêt ou les champs. Mon amour et ma sollicitude se renfermeront-ils dans ces étroites limites ? N'aurai-je à embrasser et à défendre comme patrie que cette ville ou cette maison ? Tu vois l'ineptie, et combien seraient heureux, suivant ta définition, ces enfants de la forêt et des champs dont la terre natale toujours florissante ne court presque aucun risque de catastrophe ou de ruine. Mais ce n'est pas là bien certainement la patrie ; Non : La patrie, COMME UN NAVIRE ISOLÉ SUR LES MERS SOUS LA DIRECTION DU PILOTE, EST UN CERTAIN ÉTAT COMMUN SOUS UN ROI OU SOUS UNE LOI. Si tu veux que les citoyens aient le droit de l'aimer, j'en conviendrai ; de ' la défendre, je le reconnaîtrai ; de mourir pour elle, je l'accorderai : mais je n'accorderai jamais que personne puisse pour elle se désoler, se laisser abattre, ni se lamenter. Il est doux et honorable de mourir pour la patrie, a dit, aux grands applaudissements de la galerie, le poète de Venusium ; mais il a dit mourir et non pleurer. Car nous devons nous montrer bons citoyens, tout en demeurant en même temps bons comme hommes, ce que nous cessons d'être quand nous nous laissons aller aux pleurs et aux lamentations des enfants ou des femmes. Enfin, Lipse, il me reste à t'initier à un arcane d'un ordre plus élevé. Si tu considères l'homme de haut et sous ses divers aspects, tu reconnaitras que toutes ces patries correspondent à des idées vaines et fausses. Si l'on peut A. la rigueur attribuer une certaine patrie au corps, on ne peut en attribuer absolument aucune à l'âme, qui, tombée de son domicile d'en haut, a la terre entière pour prison et pour cachot. Le ciel, voilà sa pure, sa véritable patrie. C'est vers elle que nous devons tendre sans cesse, afin de pouvoir, avec Anaxagore, répondre du fond du cœur au vulgaire insensé qui demande : tu n'as donc aucun souci de la patrie ? — Ma patrie à moi est là ; et, en disant cela, diriger vers le ciel la main et la pensée. [1,12] CHAPITRE XII. La troisième affection qu'il faut tempérer est la Compassion. Elle est tenue pour un vice. La Compassion distinguée de la Miséricorde, pour plus de clarté. Comment et jusqu'à quel point il faut en user. Il me sembla que ce discours de Langius avait dissipé quelque nuage dans mon esprit, et je lui dis : Mon respectable ami, vos exhortations et vos enseignements me sont d'un grand secours. Je crois que déjà je puis tempérer cette affection, en ce qui concerne le sol natal et l'État ; mais non en ce qui concerne les hommes. Comment les malheurs de la patrie pourraient-ils ne pas me toucher et me déchirer l'âme à cause des citoyens, mes amis et mes compatriotes, tristement ballottés sur cet Océan de calamités, ou qui périssent de différentes manières dans le sort le plus misérable ? Halte là ! mon cher Lipse, s'écria Langius. Ce n'est plus là proprement de la douleur, mais de la Compassion ; et, elle aussi, l'homme sage et constant doit la dédaigner. Rien ne lui convient mieux en effet que la fermeté et la force de l'âme, qu'il ne peut conserver s'il se laisse entraîner et abattre, non seulement par sa propre affliction, mais aussi par celle des autres. Je l'interrompis à mon tour par ces mots : Voilà bien les subtilités des Stoïciens ! Vous me défendez la Compassion ! Mais elle est regardée comme une vertu par les honnêtes gens ; à plus forte raison devons-nous la tenir pour telle, nous qui avons été nourris dans la piété de la vraie religion. Langius me répondit du ton le plus ferme : Moi, je te la défends ; et si je puis arracher des âmes cette maladie, aucun homme de bien ne s'en plaindra. C'est une maladie : qui compatit n'est pas loin de pâtir lui-même. On assure que la marque d'un œil faible et infirme est de loucher à la vue d'un œil qui louche. C'est encore plus le propre d'une âme faible de souffrir à l'aspect d'une souffrance étrangère. On peut très bien définir la Compassion LE VICE D'UN ESPRIT FAIBLE ET PUSILLANIME QUI SE LAISSE ABATTRE A LA VUE DU MAL D'AUTRUI. Quoi donc ? Sommes-nous si durs et si insensibles que nous refusions de fléchir et de nous incliner devant la douleur des autres ? Non : il ne nous déplaît pas de fléchir, mais à la condition que ce soit pour secourir, et non pour nous affliger. Je te permets la Miséricorde, non la Compassion. Il convient de les distinguer l'une de l'autre, et pour cela revenons un peu sur nos pas, afin de bien t'instruire. J'appelle Miséricorde L'INCLINATION DE L'AME A SOULAGER LA DÉTRESSE OU LE CHAGRIN D'AUTRUI. C'est cette vertu, Lipse, que tu vois comme à travers un brouillard, que tu confonds avec la Compassion, et, à l'aide d'une telle confusion, celle-ci s'est glissée subrepticement dans ton esprit et s'y est implantée. Tu me diras qu'il est humain de s'affliger et de compatir. Soit. Mais ce n'est pas un bien. Penses-tu qu'il puisse y avoir aucune vertu dans la mollesse et l'abattement de Filme ? Seras-tu vertueux parce que tu gémiras, parce que tu soupireras et que tu échangeras avec une personne affligée des sanglots et des paroles entrecoupées ? Si tu le crois, tu te trompes beaucoup. Je pourrais faire passer devant toi une foule de vieilles avares et d'Euclions parcimonieux à qui tu tirerais mille larmes des yeux plutôt qu'un écu de la bourse. L'homme vraiment miséricordieux n'éprouvera pas de compassion, il est vrai ; mais il fera ce que fait le compatissant, et plus encore. Il considérera les maux des autres avec humanité, mais aussi avec rectitude ; il parlera affectueusement, et non d'un air lugubre et abattu ; il consolera efficacement, secourera d'une façon libérale ; il fera 'mieux qu'il ne dira ; et à l'homme indigent ou tombé il donnera la main plutôt que des paroles. Et toutes ces choses il les fera avec réserve et circonspection, pour ne pas gagner lui-même la maladie par l'effet d'une contagion maligne, et, comme on le disait des gladiateurs, pour ne pas être blessé par le flanc d'un autre. Que trouves-tu là de dur et de rigide ? Il en est ainsi de toute Sagesse. A qui la considère de loin, elle paraît sévère et farouche quand on s'approche de plus près, on la trouve douce et clémente, plus tendre et plus amicale que la Déesse même des Amours. Mais c'est assez nous occuper de ces trois affections. Si j'ai pu te les ôter en partie, ce me sera d'un grand secours pour le combat en règle que je vais maintenant te livrer. [1,13] CHAPITRE XIII. Les obstacles étant écartés, on en vient aux moyens de soulager et d'amoindrir les maux publics. Quatre principaux arguments pour s'en défendre et en triompher. Et d'abord, de la Providence. Preuve qu'elle assiste et préside à toutes les choses humaines. Après ces escarmouches préliminaires, j'en viens à la bataille véritable et sérieuse. Je laisse de côté la lance légère et de parade, et je prends les armes décisives. Je ferai avancer en ordre et sous leur drapeau toutes mes troupes et mes soldats. J'en forme quatre corps d'armée. Avec le premier, je combattrai pour établir que les maux publics sont envoyés et partout distribués par Dieu ; avec le second, qu'ils sont nécessaires et viennent du Destin ; avec le troisième, qu'ils nous sont utiles ; enfin, avec le quatrième, qu'ils ne sont ni trop graves, ni nouveaux. Si ces troupes donnent et combattent convenablement chacune en leur poste, l'armée que tu mets en avant, pour soutenir la cause de ta douleur, osera-t-elle tenir devant moi et me résister en face ? Elle ne l'osera pas. J'ai vaincu. Sous ces auspices, que l'on sonne la charge ! Comme toutes les affections, qui assaillent et troublent de diverses manières la vie humaine, partent d'une âme dont la raison est obscurcie, il en est principalement ainsi, à mon avis, de la douleur causée par les accidents relatifs à la République. Les autres passions ont une certaine fin et comme un but déterminé : l'amant veut jouir, la colère se venger, l'avare acquérir et ainsi des autres. Mais ici tu ne trouveras rien de fixe, sinon la passion elle-même. Pour que mon discours ne s'égare pas dans des digressions trop longues, et pour demeurer dans mon cercle en tenant bien la bride en main, je te demande : tu pleures maintenant la ruine de ta patrie, mais à quelle fin ? Voyons : qu'espères-tu ou qu'attends-tu de là ? Veux-tu soutenir la République qui chancelle ? ou la relever quand elle est tombée ? ou détourner par ta douleur la calamité et la ruine qui menacent ta patrie ? Rien de tout cela. C'est seulement pour pouvoir dire ce mot tant rebattu, je pleure. Tout ce deuil est donc vain et inutile ; d'autant plus qu'il s'agit ici d'une chose passée : tu ne peux y revenir, ni faire qu'elle ne soit pas accomplie. Les Dieux eux-mêmes n'y pourraient rien. Ce deuil est-il seulement superflu ? Il est bien plus encore, il est impie, et tu le reconnaîtras pour peu que tu veuilles le peser dans la juste balance du jugement. Tu n'ignores pas qu'il existe une intelligence éternelle que nous appelons Dieu, qui règle, tempère et gouverne-ces globes roulant perpétuellement dans l'espace, et la course inégale des astres, et les vicissitudes alternatives des éléments, et toutes les choses supérieures et inférieures. Penses-tu que la fortune ou le hasard puisse dominer dans cet ensemble magnifique du monde ? que les choses humaines soient emportées et confondues par une impulsion fortuite et aveugle ? Je sais que tu ne le penses pas : et quiconque est, je ne dis pas sage, mais dans son bon sens ne le pensera pas davantage. Car c'est la voix de la Nature. De quelque côté que tu portes tes yeux ou ta pensée, toutes les choses mortelles et immortelles, sublimes et terrestres, animées et inanimées, te crient, te proclament à haute voix qu'il y a au dessus de nous un Etre qui a créé, fait ces choses si admirables, si grandes, si nombreuses ; et qui, après les avoir créées et faites, les dirige encore maintenant et les conserve. Cet Être, c'est Dieu. Rien ne convient mieux à sa nature suprême et très parfaite que de vouloir et de pouvoir exercer la surveillance et la conservation de son œuvre. Et pourquoi ne le voudrait-il pas ? il est infiniment bon. Pourquoi ne le pourrait-il pas ? il est infiniment grand, et tellement, qu'aucune force n'est au dessus de lui, et qu'il n'est point de force qui ne vienne de lui. Et la grandeur et la variété de ces choses ne peuvent l'arrêter, ni le distraire, car sa lumière éternelle répand de tous les côtés ses rayons ; et d'un seul et même coup, d'un seul clignement d'yeux, si j'ose ainsi parler, il pénètre tous les replis, tous les abîmes du ciel, de la terre et des mers. Non seulement ce grand Dieu préside à toutes les choses, mais il est au milieu d'elles, il est en elles. Pourquoi s'étonner ? Le soleil lui-même, quelle immense partie du monde ne voit-il pas, n'éclaire-t-il pas à la fois ? Quelle longue série de choses notre intelligence ne peut-elle pas embrasser dans une seule pensée, dans un seul sentiment ? et, insensés que nous sommes, nous refusons de croire que plusieurs choses peuvent être vues et conçues en même temps par Celui qui a créé et fait et le soleil et cette même intelligence ! Aristote, qui n'a pas beaucoup parlé sur les choses divines, a pourtant dit excellemment, ou plutôt divinement : Ce qu'est le pilote sur un navire, le cocher sur un char, le coryphée dans 2m chœur, la loi dans une ville, le général dans une armée : voilà ce que Dieu est dans le Monde : arec cette différence toutefois que, dans le gouvernement, il y a pour les hommes labeur, anxiété, peine ; tandis que Dieu accomplit tout sans douleur, sans travail et sans effort. Ainsi donc, ô Lipse, il est, il fut, il sera toujours en Dieu CE SOIN VIGILANT ET PERPÉTUEL, SOIN TRANQUILLE, AVEC LEQUEL IL PÉNÈTRE, IL CONNAÎT TOUTES CHOSES, TOUCHE A TOUTES ET LES DIRIGE ET LES GOUVERNE ENCHAÎNÉES DANS UN ORDRE IMMUABLE QUE NOUS NE CONNAISSONS PAS. C'est ce soin que j'appelle ici la Providence. On peut s'en plaindre par faiblesse crame ; mais nul ne peut en douter, à moins d'être sourd et abruti devant la voix et le sentiment de la Nature entière. [1,14] CHAPITRE XIV. Que rien ne se fait ici-bas que par la volonté de la Providence : que c'est par elle que les plaies publiques sont envoyées sur les peuples et sur les villes ; que c'est donc manquer de piété de s'en plaindre et de les pleurer. Exhortation à obéir à Dieu ; contre lequel il est téméraire et inutile de lutter. Si tu m'as bien compris, si tu crois fermement et du fond du cœur que cette force qui nous gouverne intervient et pénètre dans tout, et, pour emprunter la parole du poète, qu'elle emplit toutes les terres et toute l'étendue des mers, je ne vois pas quelle place il peut rester pour ta douleur et pour ta plainte. Car cette intelligence prévoyante, qui, chaque jour, roule et déroule les cieux, amène et ramène le soleil, fait sortir et met en réserve tous les fruits de la terre, c'est elle aussi qui produit tous ces événements et toutes ces vicissitudes qui te surprennent et qui t'indignent. Penses-tu donc que les choses qui nous sont agréables et commodes viennent seules du ciel ? Les choses tristes et incommodes en viennent aussi. Rien absolument, j'en excepte le péché seul, ne s'agite, ne se trouble, ne se mêle dans cette machine immense, qui n'ait son origine et sa cause dans cette cause première. Toutes les choses, a fort bien dit Pindare, ont leurs dispensateurs et leurs administrateurs dans le Ciel ; et, comme Homère nous le fait comprendre par un apologue, il y a comme une chaîne d'or suspendue en haut, à laquelle sont attachées toutes les choses d'en bas. Qu'un éboulement de terre engloutisse ici des villes, c'est la Providence qui le veut ; que, dans un autre lieu, la Peste moissonne des milliers d'hommes, c'est elle ; que la guerre et le cornage s'abattent sur la Belgique, c'est encore elle. C'est Dieu, ô Lipse, Dieu lui-même qui nous envoie toutes ces catastrophes ; et Euripide a montré autant de rectitude que de sagesse quand il a dit : de Dieu viennent toutes les plaies. C'est de cette Lune et de ce Soleil que dépendent le flux et le reflux des choses humaines, la naissance ou la chute des Empires. Ainsi donc maintenant lorsque tu es tenté de lâcher la bride â ta douleur, et que tu es indigné à la vue de ta patrie révolutionnée ou ruinée, demande-toi : qui suis-je, et contre qui vais-je m'indigner ? Qui tu es ? un homme, c'est à dire une ombre, un grain de poussière. Contre qui ? je tremble de le dire, contre Dieu ! L'antiquité a dit dans ses fables qu'il a existé des géants assez audacieux pour attaquer les Dieux et s'efforcer de les précipiter de leur forteresse. Laissons les fables. Vous qui vous plaignez, vous êtes ces rebelles. En effet, si tous ces événements sont non seulement permis, mais suscités par Dieu, vous qui frémissez, vous qui résistez, que faites-vous autre chose que d'arracher à Dieu, autant qu'il est en vous, son sceptre et la faculté de régner à son gré ? Aveugles mortels ! Le soleil, la lune, les éléments et toutes ces générations d'êtres animés obéissent avec docilité et se soumettent à cette loi suprême : et l'homme, la plus noble des créatures, jette la pierre à son Créateur et lui résiste. Si tu mettais à la voile, tu arriverais où te pousserait non ta volonté, mais le vent : et sur cet Océan de la vie, tu refuses de suivre ce souffle modérateur de l'Univers ! et tu le refuses vainement, car il faut suivre ou être traîné. Les décrets célestes conserveront sur toi leur force, et à leur moment, que tu sois soumis ou révolté. Nous ririons si nous voyions un homme qui, après avoir attaché son esquif à un rocher, tirerait sur la corde, espérant amener la roche vers lui, quand c'est lui-même qui serait attiré vers elle : mais notre sottise n'est-elle pas plus grande encore, à nous qui, liés à ce rocher de l'éternelle Providence, voulons, à force de la tirer à nous et de lutter contre elle, qu'elle nous obéisse, et non pas lui obéir nous-mêmes ? Mettons enfin de côté tous ces vains efforts. Si nous sommes sages, suivons cette force qui nous entraîne d'en haut, et trouvons juste que plaise aux hommes tout ce qui plaît à Dieu. Le soldat dans les camps, au signal du départ, ramasse tous ses ustensiles ; au signal du combat, il les dépose ; de l'esprit, de l'œil, de l'oreille, il se tient attentif à tout commandement et prêt à obéir. Faisons de même, et, dans cette milice de la vie, suivons notre commandant avec empressement et d'un bon pas partout on il nous appelle. Nous sommes obligés par notre engagement, dit Sénèque, à supporter les choses mortelles, à ne pas nous troubler de ce que nous ne pouvons empêcher. Nous sommes nés en puissance de maître. OBÉIR, A DIEU, C'EST LA LIBERTÉ. [1,15] CHAPITRE XV. Transition au second argument pour la Constance : la Nécessité ; sa violence et sou impétuosité. Qu'il faut considérer la Nécessité sous un double point de vue, et d'abord dans les choses elles-mêmes. Voici, Lipse, le bouclier solide, aussi sûr que celui forgé par Vulcain, que nous pouvons opposer à toutes les choses extérieures ; voici les armes d'or dont Platon nous invite à nous munir contre les coups du hasard ou de la fortune : être soumis à Dieu, penser à Dieu, et, dans tout événement, tourner notre intelligence vers cette grande âme du monde, appelée la Providence. Maintenant que j'ai suffisamment déployé ses troupes pieuses, je produirai et ferai avancer un autre bataillon sous l'étendard de, la Nécessité ; bataillon terrible, dur comme le fer, et que je pourrais appeler justement la Légion Fulminante. C'est une force rigide, que rien ne brise, qui dompte et renverse tout : je serai bien étonné, Lipse, si tu lui résistes. On demandait un jour à Thalès : qu'y a-t-il de plus fort au monde ? Il répondit avec raison : la Nécessité, car elle domine tout, ajoutant, avec peu de prudence toutefois, ce vieux proverbe : les Dieux mêmes ne peuvent forcer la Nécessité. Je la réunis à la Providence, parce qu'elle lui touche de près, ou, pour dire plus vrai, parce qu'elle est née d'elle : car la Nécessité vient des décrets de la Providence, et elle n'est autre chose, suivant la définition du philosophe grec, que LA SANCTION INÉBRANLABLE ET L'IMMUABLE POUVOIR DE LA PROVIDENCE. Qu'elle intervienne dans les maux publics, je l'établis doublement et par les choses elles-mêmes et par le Destin : par les choses elles-mêmes, parce qu'il est de la nature de tout ce qui est créé -d'être emporté par une certaine force intérieure vers le changement et la ruine. De même que la Nature attache au fer la rouille qui le consume, au bois la carie ou le ver qui le ronge : ainsi les animaux, les cités et les empires portent en eux-mêmes les causes de leur destruction. Regarde en haut et en bas, les choses grandes et petites, les œuvres de la main ou de l'intelligence : toujours elles se sont écroulées et toujours elles s'écrouleront. Comme les fleuves sont portés à la mer par la pente continue de leur cours ; de même les choses humaines sont, si j'ose ainsi parler, entraînées jusqu'à leur terme dans ce torrent de calamités. Leur terme, c'est la mort et la destruction, dont la Peste, la Guerre et le Carnage sont les ministres et les instruments. Si donc la mort est nécessaire, nécessaires aussi sont les maux qui la produisent. Pour que tu le puisses voir plus clairement par des exemples, je ne me refuserai pas à parcourir un peu avec toi ce vaste univers, en esprit et par la pensée. [1,16] CHAPITRE XVI. Exemples de mutation et de mort dans le monde entier. Que le ciel et les éléments se transforment et doivent périr un jour ; qu'il en est de même des villes, des provinces et des royaumes : enfin que tout est en mouvement, et qu'il n'y a rien de stable ni de fixe. Une éternelle loi, édictée à l'origine des choses, veut que tout dans ce monde naisse et meure, commence et finisse. Le souverain arbitre de toutes choses a voulu qu'il n'y eût ici-bas rien de fixe et de stable que lui-même. Dieu seul, s'écrie le poète tragique, n'est menacé ni par la vieillesse, ni par la mort : mais les autres choses, l'âge vainqueur les dompte et les confond toutes. Toutes ces choses que tu regardes d'en bas et que tu admires, à leur tour elles périssent ou certainement se transforment. Ce Soleil que tu vois, il s'use ; la Lune, elle s'épuise et vieillit ; les Astres, ils glissent et tombent. Quoique fasse l'esprit humain pour dissimuler et excuser ces défaillances, il arrive et il arrivera dans le corps céleste des évènements faits pour déconcerter toutes les lois et toutes les idées des mathématiciens. Je ne veux rien dire des Comètes variables dans leur forme, variables dans leur orbite et dans leur mouvement, car le Lycée ne me fera pas croire aisément qu'elles sont dans l'air et formées de l'air. Mais voici que naguères les astrologues ont été troublés dans leurs calculs, et qu'ils ont constaté dans les cieux de nouveaux mouvements et des étoiles nouvelles. Cette année même (1572), il a surgi un astre dont on a pu clairement observer les accroissements et les décroissances ; et, ce qui est difficile à croire, nous avons pu voir de nos yeux que dans le Ciel même quelque chose peut naître et mourir. Varron, cité par saint Augustin, affirme et proclame que l'étoile de Vénus appelée par Plaute Vespurgo, et par Homère Étoile du soir, a changé de couleur, de grandeur, de figure et de cours. Regarde l'atmosphère près de nous : elle change chaque jour sous l'action des vents, des nuages et de la pluie. Passe aux eaux : vois ces fleuves dont le cours est permanent, et ces sources appelées intarissables ; ici tout a disparu, ailleurs le lit ou la direction a changé. L'Océan lui-même, cette grande et mystérieuse partie de la Nature, est tantôt soulevé, tantôt abaissé par les tempêtes ; et alors même qu'elles n'existeraient pas, il a le flux et le reflux de ses ondes, et, pour que tu comprennes que lui-même il peut périr tout entier, il s'accroît ou il diminue par endroits. Si maintenant tu diriges tes regards vers la Terre, qu'on avait voulu nous donner pour immobile et se soutenant par sa force intrinsèque, tu la verras ici ébranlée et secouée par un tremblement ou un souffle inconnu ; ailleurs bouleversée par l'eau ou par le feu. Là aussi éclatent des combats. Ne t'irrites pas de voir la guerre entre les hommes, car tu la retrouves aussi entre les éléments. Combien de terres diminuées ou englouties par le débordement et l'inondation subite de la mer ! Autrefois, cet te grande ile de l'Atlantide que je suis loin de tenir pour une fable, puis Hélice et Bura ; et pour ne pas recourir à des temps si anciens, ni à des lieux si éloignés, chez nous-mêmes Belges, nos pères n'ont-ils pas vu s'engloutir deux îles avec leurs villes et leurs habitants ? De nos jours encore, la mer s'ouvre de nouveaux golfes, battant et corrodant incessamment le rivage peu sûr des Frisons, des Caninéfates, des Cauchois. De son côté, la Terre ne se tient pas dans une inertie passive : elle se venge parfois, et pousse des îles au milieu de l'Océan, malgré la surprise et l'indignation de ce vieillard couvert d'écume. Si tous ces grands corps qui nous paraissent éternels sont ainsi voués au changement et à la destruction, que sera-ce, à ton avis, des Cités, des Républiques et des Royaumes nécessairement périssables comme ceux qui les ont fondés ? Les États, comme les hommes, ont leur adolescence, leur âge viril, et leur vieillesse. Ils naissent, ils croissent, ils durent et florissent, et tout cela pour tomber enfin. Un tremblement de terre, sous Tibère, renversa douze célèbres villes de l'Asie un autre en détruisit autant dans la Campanie, sous Constantin, et une seule guerre d'Attila en ruina pour jamais plus de cent. A peine la Renommée garde encore la mémoire de l'antique Thèbes Égyptienne ; à peine tu peux croire aux cent villes de la Crête ; et pour venir à des choses plus certaines, les anciens ont visité les cadavres de Carthage, de Numance et de Corinthe avec la même stupeur qui nous saisit, nous aussi, devant les ruines d'Athènes, de Sparte et de tant de villes illustres. Elle-même, cette fière dominatrice du Monde et des Nations, la Ville par excellence, la ville Éternelle qu'est-elle devenue ? Bouleversée, détruite, incendiée, inondée, elle est morte de mille morts, et aujourd'hui, sur son propre sol, on la cherche et on ne la trouve plus. Vois-tu cette superbe Byzance, glorieuse d'avoir été la capitale de deux Empires ? Et Venise qui s'enorgueillit de mille années de stabilité prospère ? Leur jour viendra. Et toi aussi, ô notre Anvers, joyau des villes, il sera un temps où tu n'existeras plus ! Le grand et suprême Architecte construit et renverse : on dirait qu'il se joue au travers des choses humaines : comme un modeleur, il pétrit cette argile et lui donne et lui retire à sou gré toutes les formes et toutes les figures. Jusqu'ici j'ai parlé des villes et des cités : les Royaumes et les provinces sont sujets aux mêmes écroulements. Autrefois l'Orient a été florissant ; l'Assyrie, l'Égypte et la Judée ont brillé par les armes et par le génie ; la prédominance a passé ensuite à l'Europe qui, cependant, aujourd'hui, comme les corps menacés de maladie, me semble frémir et frissonner convulsivement et pressentir quelque terrible catastrophe. Bien plus, et ce que nous ne saurions assez admirer, ce monde habité depuis cinq mille cinq cents ans vieillit à son tour. Comme pour nous faire applaudir une seconde fois la fable si applaudie jadis d'Anasarque, voici qu'ailleurs surgissent de nouveaux hommes et un monde nouveau. Ô loi merveilleuse et jamais assez comprise de la Nécessité ! Tout est entraîné dans ce fatal tourbillon de naissances et de morts : dans cette grande machine de l'Univers, il y a des rouages qui durent longtemps, rien qui soit éternel. Lève avec moi les yeux, car je ne suis pas fâché d'insister ici, porte tes regards autour de toi, et considère le bouillonnement des choses humaines agitées 'comme les flots de l'Océan. Que l'un surgisse, que l'autre tombe ; que celui-ci commande, que celui-là obéisse ; qu'ici l'on disparaisse, que là on émerge ; et que cette trombe des choses de l'Univers, revenant sans cesse sur elles-mêmes, roule aussi longtemps que durera l'Univers. Germains, vous étiez barbares autrefois ? Aujourd'hui, soyez civilisés avant la plupart des peuples de l'Europe. Anglais, vous étiez incultes et pauvres ? Que votre luxe et vos richesses vous placent au dessus des Égyptiens et des Sybarites. La Grèce autrefois a été florissante ? Que maintenant elle gise abattue. L'Italie a tenu le sceptre ? Qu'elle tombe dans la servitude. Vous, Goths, vous, Vandales, vous le rebut des Barbares, sortez de vos retraites : à votre tour coin-mandez aux Nations. Jusqu'à vous, Scythes, couverts de fourrures, paraissez, et, d'une puissante main, guidez pour un peu de temps dans la carrière et l'Europe et l'Asie. Mais vous-mêmes, bientôt, disparaissez, laissez le sceptre à cette race de l'Océan : car je me trompe, ou je vois le Soleil de je ne sais quel nouvel Empire se lever à l'Occident. [1,17] CHAPITRE XVII. On vient à la Nécessité à laquelle le Destin est attaché par le Destin lui-même. Sorte d'assentiment universel du Vulgaire et des Sages sur le Destin ; dissentiment sur différents points. Langius avait fini de parler, et son discours faisait presque tomber les larmes de mes yeux, tant je croyais voir en pleine lumière la vanité des choses humaines. Je m'écriai : hélas ! qui sommes-nous ? que sont toutes ces choses pour lesquelles nous prenons tant de peines ? Il avait trop raison le vieux poète lyrique quand il disait : Qui est quelqu'un ? Qui n'est personne ? L'homme est l'ombre d'un songe ! Langius alors : Jeune homme, dit-il, il ne suffit pas de voir ces choses ; il faut les considérer de haut. Que cette mobilité inconstante et volage de tout ce qui existe imprime la Constance dans ton âme. Mais quand je parle ici d'inconstance, prends bien garde que j'entends à notre jugement et à notre sens : car si tu regardes vers Dieu et la Providence, tu reconnaîtras que tout est réglé dans un ordre calculé et immuable. Maintenant, quittant le glaive, j'en viens aux machines de guerre ; car ce n'est plus seulement à coups de javelot, mais avec l'artillerie que je vais livrer bataille à ta douleur. Je lancerai contre elle le bélier solide et irrésistible du Destin qu'aucune force ne brise, qu'aucun angle n'élude. Quoique ce terrain soit glissant et périlleux, j'y entrerai, mais avec précaution, lentement, et, comme disent les Grecs, d'un pied modeste. Et d'abord, qu'il y ait un Destin dans les choses, je présume, Lipse, que tu n'en cloutes pas plus que n'en ont douté toutes les nations et tous les âges. Je l'interrompis à ces mots : Excusez-moi de vous arrêter par une objection. Vous m'opposez le Destin ? Si c'est là votre artillerie, Langius, vous pouvez la laisser à l'arsenal. C'est un bélier impuissant mis en mouvement par les efforts peu efficaces des Stoïciens. Je le dis avec franchise, je fais peu de cas du Destin et des Parques. Avec le soldat de Plaute, je n'aurai qu'à souffler sur ce bataillon de vieilles femmes pour le balayer, comme le vent balaie les feuilles sèches. Mais Langius, me regardant d'un œil sévère et presque menaçant, me répondit : Téméraire et inconsidéré ? tu veux échapper au Destin et le supprimer ? Tu ne le peux, à moins que tu ne supprimes en même temps la puissance et la volonté divines. S'il y a un Dieu, il y a une Providence : s'il y a une Providence, il y a une loi et un ordre de choses ; et si cet ordre existe, il y a une nécessité absolue et calculée de tous les événements. Comment pareras-tu ce coup-là ? Avec quelle hache briseras-tu cette chaîne ? En effet, nous ne pouvons concevoir Dieu et cette intelligence éternelle qu'en lui supposant une science et une précision éternelles. Nous sentons qu'il est fixe, ferme, immuable, toujours un, toujours semblable à lui-même, ne faiblissant en rien, n'hésitant en-rien dans ce qu'une fois il a voulu ou vu. Car la pensée des Dieux éternels ne change pas. Si tu avoues que cela est vrai, et tu ne peux te refuser à cet aveu, si tu n'as perdu tout sens et toute raison, il te faut avouer aussi que tous les décrets divins sont fermes et immuables de toute éternité et pour l'éternité. De là ressort la Nécessité, et de la Nécessité ce Destin dont tu ris. La vérité de cette déduction est tellement claire et évidente qu'il n'en est pas d'autre plus ancienne et plus générale parmi les peuples. Presque tous ceux chez qui a brillé quelque lumière de Dieu et de la Providence ont aussi reconnu le Destin. Pour te prouver que ces premières et pures étincelles qui ont révélé Dieu à l'homme, lui ont en même temps fait connaître le Destin, je te renvoie au premier et plus sage des poètes, Homère. Dis que je mens, si cette muse divine a battu et signalé aucune autre route avec autant de persistance que celle de la Fatalité ; en cela, toute la race des poètes a suivi l'exemple du père, et Euripide, et Sophocle, et Pindare ; parmi les nôtres, vois Virgile. En appelleras-tu aux historiens ? Tous, d'une commune voix, nous racontent que tel accident est arrivé par le Destin, que les Empires ont été renversés ou établis par le Destin. Veux-tu consulter les Philosophes dont le soin principal est de rechercher la vérité et de la défendre contre le vulgaire ? Entraînés par le désir fâcheux ou plutôt par la rage de disputer, ils sont en désaccord sur presque toutes les questions : mais admire comme ils s'entendent tous sur un seul point, le commencement de la voie qui conduit au Destin. Je dis le commencement, car ils se séparent bientôt pour suivre des sentiers différents. Ces sentiers peuvent être réduits à quatre, et ils mènent au Destin mathématique, au Destin naturel, au Destin violent, au Destin Véritable. Je t'expliquerai brièvement ces divers systèmes, mais comme en posant à peine le pied sur chacun d'eux, car là règnent généralement la confusion et l'erreur. [1,18] CHAPITRE XVIII. Courte explication des trois premiers systèmes sur le Destin. Leur définition et leur description. Les Stoïciens légèrement et brièvement excusés. J'appelle Destin mathématique CELUI QUI LIE ET RATTACHE FORTEMENT TOUTES LES ACTIONS ET TOUS LES ÉVÉNEMENTS A L'INFLUENCE DES ASTRES ET A LA POSITION DES ÉTOILES. Il a été imaginé d'abord par les Chaldéens et les Astrologues ; et, parmi les Philosophes, son principal adhérent et soutien fut ce sublime Mercurius qui, distinguant avec subtilité, mais non sans raison, la Providence, la Nécessité et le Destin, a dit : La Providence est la raison parfaite et absolue du Dieu Céleste ; elle a deux facultés sœurs, la Nécessité et le Destin. Le Destin sert et aide en même temps la Providence et la Nécessité ; et au Destin lui-même obéissent les Étoiles. Personne ne peut échapper au Destin, ni se mettre à l'abri contre la force et la puissance des Étoiles. Celles-ci sont les traits et les armes du Destin, au gré duquel elles font et parfont toutes choses dans la Nature et dans les hommes. Et dans ce male navire désemparé, nous voyons encore aujourd'hui s'embarquer, à la honte du nom Chrétien, le vulgaire des Astrologues. J'appelle Destin naturel L'ORDRE DES CAUSES NATURELLES QUI, Si elles ne sont empêchées, PRODUISENT PAR LEUR FORCE ET LEUR NATURE PROPRE UN EFFET DÉTERMINÉ, TOUJOURS LE MÊME. Aristote était de ce parti, du moins, si nous nous en rapportons à Alexandre Aphrodisien, son interprète ordinairement fidèle ; de même Théophraste qui a écrit nettement que la nature de chacun dépend du Destin. De l'avis de ces Philosophes, lorsqu'un homme engendre un homme, ou lorsqu'il meurt par des causes internes et non par une violence étrangère, c'est par l'effet du Destin. Mais, au contraire, c'est en dehors du Destin qu'un homme engendrerait un serpent ou un monstre, ou qu'il périt par le glaive et par le feu. Cette opinion ne pèche pas beaucoup, parce qu'elle ne s'élève pas jusqu'à la véritable doctrine du Destin : il est facile d'éviter de tomber quand on ne monte pas. C'est ce que fait assez généralement Aristote en ce qui concerne les choses divines. J'en excepte toutefois son livre du Monde qui est tout or et qui me paraît inspiré par un souffle plus céleste. Il y a plus encore : je lis dans un auteur grec qu'Aristote a pensé que le Destin n'est pas une cause, mais un accident survenu à l'une de ces causes qui ont été réglées par la Nécessité. Quel cœur de Philosophe qui ose compter sérieusement la Fortune et le Hasard parmi les causes, et qui n'ose y mettre le Destin ! Mais je laisse Aristote et je viens à mes Stoïciens, car je ne cache pas mon estime et ma prédilection pour cette école. Ce sont eux qui ont imaginé le Destin violent que je définis avec Sénèque LA NÉCESSITÉ DE TOUTES LES CHOSES ET DE TOUTES LES ACTIONS, QU'AUCUNE FORCE NE PEUT ROMPRE, ou avec Chrysippe, LA FORCE SPIRITUELLE QUI GOUVERNE CET UNIVERS AVEC ORDRE. Ces définitions ne s'éloignent pas trop du juste et du vrai, pourvu qu'on les interprète sainement et sans exagération ; il en serait peut-être de même de toute leur doctrine, si elle n'était depuis longtemps discréditée par le mauvais sens que lui a donné le vulgaire. On leur attribue deux propositions impies, la première que Dieu même est attaché au char du Destin, la seconde que le Destin dirige nos actes intérieurs, les mouvements de notre volonté ; et, à la vérité, je n'entreprendrais pas avec beaucoup de confiance de les justifier absolument de cette double faute. Dans le petit nombre de leurs écrits qui nous restent, il en est quelques uns d'où tu pourrais tirer ces conclusions, et d'autres qui présentent une doctrine plus saine. Sénèque, un des plus fermes piliers de ce portique, semble incliner vers la première proposition, précisément dans le livre où il aurait dû le plus l'éviter, dans son traité de la Providence. Il dit : La même nécessité enchaîne les Dieux mêmes, et son cours irrévocable emporte également les choses humaines et les choses divines. C'est le Créateur et le modérateur de tout ce qui existe qui a écrit le livre des Destins : mais il s'y conforme. Toujours il obéit à ce qu'il a une fois ordonné. Cette chaîne indissoluble et cet enlacement des causes qui enchaîne tout et tous, parait clairement faire violence au libre arbitre de l'homme. Mais cependant les vrais et purs Stoïciens n'ont jamais ouvertement professé de telles doctrines : ou, si quelque chose de semblable a pu leur échapper dans la chaleur de la composition, comme il peut arriver quand on écrit ou quand on disserte, c'est plutôt dans les mots que dans la réalité et dans le sens. Ce même Chrysippe qui, le premier, par la subtilité pointilleuse de ses questions, a corrompu et énervé cette école virile, la justifie et la défend, comme on le voit dans Aulu-Gelle, d'avoir porté aucune atteinte à la liberté de l'homme ; et notre Sénèque lui-même n'a soumis Dieu au Destin que par manière de parler, car sa pensée était plus saine que son expression, et c'est Dieu lui-même qu'il soumettait à Dieu. Ceux d'entre eux qui ont le plus approché du vrai donnent le nom de Destin, tantôt à la Providence, tantôt à Dieu. C'est pourquoi lorsque Zénon définit le Destin la force qui met la matière en mouvement suivant une même loi et de la même manière, il ajoute aussitôt : et il n'importe en rien qu'on lui donne aussi le nom de Nature, ou de Providence. Déjà, le Stoïcien Panœtius avait dit que le Destin c'est Dieu lui-même. Il est manifeste que Sénèque était animé d'un sentiment semblable dans ce passage : Il t'est permis, tant que tu le voudras, d'invoquer sous un autre nom le Créateur des choses et de la nature, le Jupiter très bon et très grand ; tu peux l'appeler Tonnant ou Stator. Ce dernier nom ne rient pas, comme les historiens l'ont prétendu, de ce qu'a la suite d'un vœu, Jupiter a arrêté dans sa fuite l'armée des Romains en déroule, mais de ce que toutes choses sont rendues stables par son bienfait, parce que c'est lui qui établit et qui consolide. Tu ne mentiras pas non plus si tu dis qu'il est le Destin. Car le Destin n'est rien autre que la série et l'enchaînement des causes, et Dieu est la cause première à laquelle se rattachent toutes les autres. Ces dernières paroles sont si pieuses, que la calomnie elle-même ne parviendrait pas à les calomnier. En cela Aristote ne s'est pas éloigné des Stoïciens, quand ce grand écrivain, s'adressant au grand Roi dans son traité du Monde, disait : J'estime que la Nécessité ne doit pas être dite autre chose que Dieu, comme la Nature stable et le Destin lui-même qui enchaîne tout et qui marche librement et sans empêchement. Tous ces discours, s'ils peuvent laisser quelque chose à désirer, n'ont pourtant rien d'impie, et quand on les interprète avec équité, ils ne s'éloignent pas trop de nos idées sur le véritable Destin, Je donne sérieusement cet éloge à la secte des Stoïciens, qu'aucune autre n'a affirmé avec tant de précision et de force la Majesté et la Providence de Dieu ; qu'aucune autre n'a fait des efforts plus efficaces pour entraîner les hommes vers la considération des choses célestes et éternelles. Si dans cette arène glissante de la fatalité ils ont fait quelques faux pas, je crois que ce fut par un zèle bon et louable, pour arracher les aveugles mortels au joug de la Déesse aveugle, la Fortune, dont ils ont vigoureusement combattu et la Divinité et même le nom. [1,19] CHAPITRE XIX. Le quatrième et véritable Destin expliqué. Un mot sur son nom. Sa définition. Qu'il diffère de la Providence. Mais c'est assez du sentiment et du dissentiment des anciens sur cette matière. Pourquoi scruter avec trop de curiosité ou de subtilité des choses aujourd'hui tombées dans l'oubli ? Ma grande affaire c'est le véritable Destin que maintenant j'aborde et vais expliquer. J'appelle ainsi le décret éternel de la Providence, qui ne peut pas davantage être enfreint par les créatures que révoqué par la Providence elle-même. Et qu'on ne me chicane pas sur le nom de Destin (fatum) que je lui donne, car j'affirme avec confiance que la langue Romaine ne m'en fournit aucun autre plus approprié à la chose. Les anciens en ont abusé ? soit : nous, nous en userons ; et tirant ce mot de la prison où les Stoïciens l'avaient resserré, nous le mettrons dans une meilleure lumière. Le mot latin que nous traduisons par Destin est fatum qui vient incontestablement du verbe fari, parler, et il signifie proprement la parole et l'ordre de Dieu. Or c'est précisément ce que nous cherchons ici. Je définis donc le Destin, soit, avec l'illustre Pic de la Mirandole, L'ENCHAÎNEMENT, L'ORDRE DES CAUSES QUI DÉPEND DE LA DÉTERMINATION DE DIEU, Soit, en d'autres termes, d'une façon un peu plus obscure mais aussi plus subtile, LE DÉCRET IMMUABLE DE LA PROVIDENCE INHÉRENT AUX CHOSES MOBILES, ET QUI FIXE IRRÉVOCABLEMENT L'ORDRE, LE LIEU, LE TEMPS DE CHACUNE D'ELLES. J'ai dit le décret de la Providence, et ici je réclame quelque indulgence dans cette libre étude de la vérité, parce que je ne suis pas d'accord avec les théologiens d'aujourd'hui qui confondent sous le même nom, comme étant une même chose, le Destin avec la Providence. Je sais combien il est difficile et même téméraire de vouloir définir et comme limiter par de certains mots cet être super-substantiel et super-céleste, Dieu, et tout ce qui est de lui. Cependant, autant que le puisse comprendre l'intelligence humaine, je persiste à soutenir que la Providence est proprement une chose et notre Destin une autre. Je ne conçois pas et je ne considère pas la Providence autrement que comme étant LA FORCE ET LE POUVOIR EN DIEU DE VOIR, DE CONNAÎTRE ET DE GOUVERNER TOUT : et cette force, je dis qu'elle est universelle, unique, condensée et, j'ajoute avec Lucrèce, homogène et ne faisant qu'une. Or le Destin paraît s'appliquer davantage au détail des choses et se manifester dans chacune d'elles : en sorte que je puis le considérer comme étant la distribution et le développement de cette Providence générale agissant d'une manière distincte et partiellement. La Providence est en Dieu et ne peut être attribuée qu'à lui seul : le Destin est dans les choses et il y est limité. Tu trouves que je fais bien des subtilités, et, comme l'on dit, que je m'étudie à percer un grain de mil ? Eh bien ! Lipse, je prends tout cela dans le langage vulgaire. Quoi de plus fréquent que d'entendre dire cela m'est arrivé par mon bon ou par mon mauvais Destin, ou bien tel fut le Destin de ce Royaume ou de cette ville ? Mais personne ne dira cela de la Providence : personne, à moins d'impiété ou de dérision, n'attribuera la Providence aux choses elles-mêmes. J'ai donc eu raison de dire que la Providence est en Dieu, et que le Destin vient de Dieu mais doit être conçu dans les choses. J'ajoute encore que la Providence, bien qu'inséparable du Destin, paraît cependant avoir quelque chose de supérieur et d'antérieur : de même que le soleil précède la lumière, que l'Éternité précède le temps, que l'intelligence précède la raison, comme nous le disons dans les écoles de philosophie. Je ne veux pas prolonger outre mesure cette discussion austère, bien qu'elle ne soit pas encore suffisamment approfondie : il me suffit de t'avoir montré les causes de mon dissentiment, et pourquoi je maintiens le nom de Destin, malgré le Sénat novice de nos Théologiens. Quant aux anciens Sénateurs, aux saints Pères de l'Église, ils ne me contredisent en rien, ils ne me défendent en rien d'employer avec confiance le nom de Destin dans un sens sain et vrai. Revenons et continuons à expliquer ma définition. J'ai dit le décret inhérent aux choses, pour indiquer que le Destin doit être considéré dans les choses auxquelles il parvient et non dans la source d'où il vient. J'ai ajouté aux choses mobiles, pour signifier que le Destin, quoique immobile lui-même, n'enlève aux choses ni leur mouvement ni leur nature propres, mais qu'il agit doucement et sans violence, suivant les caractères et les propriétés imprimés par Dieu sur chaque chose : nécessairement dans les causes secondes, bien entendu, qui sont nécessaires ; naturellement dans les naturelles ; volontairement dans les volontaires ; accidentellement dans les contingentes. Ainsi donc, même au point de vue des choses, le Destin n'apporte aucune violence-, aucune coaction ; mais il dirige et plie chaque chose de manière à ce qu'elle fasse ou souffre ce pour quoi elle a été créée. Néanmoins, si tu le considères dans son origine, c'est à dire dans la Providence et Dieu, tu peux affirmer hardiment et en toute confiance que tout ce qui se fait par le Destin se fait nécessairement. Enfin j'ai terminé en rappelant l'ordre, le lieu, le temps de chaque chose, pour confirmer, ce que j'ai dit auparavant ; que la Providence exerce son action sur l'ensemble des choses et que le Destin n'est que sa distribution sur chacune d'elles en particulier. Par l'ordre, j'entends la série et l'enchaînement des causes que le Destin détermine ; par le lieu et le temps, cette force merveilleuse et jamais expliquée qui assigne à chaque événement un lieu dans l'espace, un moment dans le temps. Est-ce le Destin qui a renversé Tarquin de son trône ? soit, mais l'adultère a précédé : tu vois l'enchaînement. Est-ce le Destin qui a fait assassiner César ? oui, mais dans la Curie, aux pieds de la statue de Pompée : tu vois le lieu. Le Destin veut que Domitien soit massacré par les siens ? qu'il soit égorgé, mais à cette même heure contre laquelle il cherchait toujours à se prémunir, à la cinquième : tu vois le temps. [1,20] CHAPITRE XX. Que ce Destin diffère de celui des Stoïciens, sous quatre rapports. L'on démontre avec plus de soin comment il ne violente pas la volonté, et que Dieu n'est ni l'inspirateur ni l'auteur du Mal. As-tu suffisamment compris toutes ces choses, jeune homme ? faut-il t'allumer encore un flambeau qui fasse plus clair ? — Oui, plus clair, Langius, répondis-je en secouant la tête, plus clair, ou vous me laisserez éternellement dans cette nuit. Qu'est-ce que ce subtil tissu de distinctions ? ces lacets captieux de questions ? Croyez-moi, j'étais en garde contre des pièges que je redoutais, et j'ai accueilli comme autant d'ennemis vos paroles si bien ordonnées et sans décision. Langius me répondit en souriant : Rassure-toi ; il n'y a point ici d'Annibal : tu es tombé non dans une embuscade, mais dans une place de refuge. Je te donnerai de la lumière. Mais, d'abord, dis-moi : où et dans quelle partie de mes explications ta vue se trouble-t-elle ? — Dans celle, Langius, qui traite de la force et de la nécessité. Je ne comprends pas du tout en quoi votre Destin diffère de celui des Stoïciens dont vous prétendez le distinguer. Il me semble que vous acceptez en fait ce dont vous vous défendez dans les termes, et que ce que vous chassez par la porte, vous le faites rentrer par la fenêtre. — Il n'en est rien, Lipse, répondit vivement Langius, il n'en est rien. Je n'admets pas, même en rêve, le Destin des Stoïciens, et je ne songe nullement à ressusciter ces vieilles Parques mortes depuis longtemps. Je mets en avant un Destin modeste et pieux, que je sépare du Destin violent par quatre délimitations bien tranchées. Les Stoïciens soumettent Dieu au Destin, et, dans Homère, Jupiter lui-même ne peut, malgré son vif désir, arracher au Destin son fils Sarpedon. Nous, au contraire, c'est le Destin que nous soumettons à Dieu, Dieu, que nous voulons être l'auteur et le modérateur infiniment libre de toutes choses, Dieu, à qui nous reconnaissons tout pouvoir de transgresser et de rompre à son gré toutes les mailles et tous les nœuds de la chaîne du Destin. En outre, les Stoïciens supposent un enchaînement continu des causes naturelles, établi de toute éternité : nous n'admettons pas, nous, que cet enchaînement soit continu, car Dieu, dans les prodiges et dans les miracles, peut agir en dehors et même à l'opposé des lois de la nature : ni qu'il soit établi de toute éternité, puisque les causes secondes ne sont pas éternelles et qu'elles ont certainement commencé à la création du Monde. Troisièmement, les Stoïciens paraissent enlever le contingent à l'ordre des choses : nous, nous le restituons et nous admettons, parmi les causes secondes, le contingent et le fortuit dans les événements. Enfin, ces mêmes philosophes semblent avoir opposé à la volonté une force qui la contraint et qui la violente : cette idée est loin de nous. Si nous établissons le Destin, nous le concilions avec le libre arbitre de chacun, et nous échappons ainsi au vent trompeur de la Fortune et du Hasard qui ferait échouer notre esquif sur cet écueil de la Nécessité. Qu'est donc le Destin ? Une cause première qui ne supprime pas les causes secondes et intermédiaires, qui n'agit que par elles, suivant l'ordre établi et le plus souvent. Mais ta volonté fait partie des causes secondes : donc tu ne dois pas croire que Dieu la violente ou la supprime. Là est la source de l'erreur ; là, le brouillard : personne ne sait et ne pense qu'il veut, qu'il veut librement, précisément ce que veut le Destin. Dieu, qui a créé tout, use des choses sans les altérer. De même que le firmament entraîne dans son mouvement tous les globes inférieurs sans contrarier ni arrêter leur mouvement : ainsi Dieu entraîne, par l'impulsion du Destin, la totalité des choses humaines, sans ôter à aucune sa force particulière ni son mouvement propre. Il a ordonné aux arbres et aux fruits de croître ? Ils croissent sans aucune violence, par leur nature ; aux hommes de délibérer et de choisir ? ils délibèrent librement et choisissent à leur gré. Et cependant, Dieu a vu de toute éternité précisément ce que chacun d'eux choisirait ; mais il a vu et il n'a pas forcé ; il a su et il n'a pas réglé ; il a prédit et il n'a pas prescrit. Qu'est-ce donc qui peut offusquer ici nos docteurs ? Les chétifs ! Pour moi, je ne vois rien de plus clair. Il faut pour y contredire un de ces esprits qui, comme un taureau furieux, s'excitent et s'exaspèrent eux-mêmes, emportés par la triste rage de disputer ou de disserter. Comment, disent-ils, si Dieu a prévu que je pêcherais, et si cette prévision ne peut être trompée, est-ce que je ne pèche pas nécessairement ? Je l'avoue, nécessairement, mais non comme tu le comprends : ta libre volonté intervient ici ; car Dieu a prévu que tu pêcherais, mais de la manière dont il l'a prévu : or il a prévu que tu pêcherais librement : donc tu pèches librement et nécessairement. Est-ce assez clair ? Mais ils insistent encore et ils disent : Cependant, puisque Dieu est en nous l'auteur de tout mouvement ? En général, oui, je l'avoue : mais il n'est le fauteur que du bien. Vas-tu vers la vertu ? Dieu le sait et il t'aide. Vas-tu vers le vice ? Il le sait et il te laisse faire. 11 n'y a lit pour lui aucune faute. Je monte et je pousse en avant un cheval faible et boiteux. Que je le pousse en avant, c'est mon fait : mais que ce cheval soit infirme, c'est le sien. Je joue d'une guitare qui n'est pas d'accord, et dont les cordes sont mal tendues : tu conviendras que, s'il n'est pas d'accord, c'est le défaut de l'instrument et non le mien. La terre nourrit d'un même suc tous les arbres et toutes les plantes : mais parmi celles-ci les unes produisent de bons fruits, d'autres du poison : qu'en diras-tu ? Est-ce la faute de la terre ? n'est-ce pas plutôt celle de la nature spéciale de la plante, qui transforme en son virus un aliment bon en lui-même ? C'est la même chose ici. Dieu te donne le mouvement : si tu en profites pour faire mal, cela est de foi et en toi. Enfin, pour conclure sur ce chapitre de la liberté, je dis : Le Destin est comme le Coryphée de la danse ; il mène le branle dans ce monde, niais de telle manière que nous soyons toujours libres, non pas de faire, mais de vouloir ou de ne pas vouloir : rien de plus. Car à l'homme est au moins laissé son libre arbitre qui lui permet de vouloir lutter contre Dieu, de faire des efforts contre Dieu ; mais il n'a pas la force pour le pouvoir. De même que dans un navire je puis me promener, marcher sur le pont, monter sur les bastingages, sans que ce mouvement diminue en rien la marche du navire : ainsi, dans ce vaisseau fatal qui nous emporte tous, nos volontés peuvent librement se manifester en tous sens ; mais nous ne pouvons ni arrêter la course du vaisseau, ni le jeter hors de sa route, La volonté suprême tient toujours les rênes ; elle les modérera toujours à son gré, de manière à diriger le char constamment et sans efforts vers le but qu'elle a fixé d'avance. [1,21] CHAPITRE XXI. Conclusion de la discussion sur le Destin : que c'est une matière scabreuse et pleine de périls ; et qu'il ne faut pas la scruter avec trop de curiosité. Exhortation sérieuse à puiser dans la Nécessité des forces nouvelles pour l'âme. Mais pourquoi vais-je traiter de ces choses ? Je tourne la proue et je m'éloigne au plus vite de cc Charybde funeste à un grand nombre de puissants génies. Là, je vois le naufrage de Cicéron qui a mieux aimé supprimer la Providence que d'ôter quelque chose à la liberté humaine : Ainsi, comme le remarque élégamment que d'Hippone, à force de faire les hommes libres, il les fait sacrilèges. Combien, même de nos jours, n'en voit-on pas nager éperdus sur cette mer, en butte aux flots orageux de la controverse ? Que leurs dangers nous servent de leçon, mon cher Lipse ; gagnons le rivage, et ne nous hasardons pas plus avant en pleine mer. Euclide, à quelqu'un qui le pressait de questions multipliées sur les Dieux, répondit à propos : j'ignore tout le reste ; mais ce que je sais bien, c'est qu'ils détestent les indiscrets : Applique cette même pensée au Destin. On peut le regarder, non le sonder ; y croire, non le connaître. Bias, je crois, a dit : en ce qui concerne les Dieux, borne-toi à assurer qu'ils existent. Ce serait encore avec plus de raison que je dirais cela du Destin. Il te suffit de savoir qu'il existe. Pour le reste, tu peux l'ignorer sans reproche. Revenant au grand chemin que nous avons quitté pour cette diversion embrouillée, crois que la Nécessité est attachée aux maux publics, et cherche dans cette pensée quelque consolation à ta douleur. A quoi bon rechercher curieusement si tu as la liberté morale, ou si tu en es privé ? si ta volonté est contrainte, ou si elle est dirigée ? Infortuné ! ta Syracuse est prise et tu dessines sur la poussière. Voilà que tombent sur ta tête la Guerre, la Tyrannie, la Ruine, la Mort : donc ces maux te viennent d'en haut et ta volonté n'y est pour rien. Tu peux les craindre, non t'en garantir ; les fuir, non les éviter. Revêts une armure pour t'en défendre, et prends ce trait fatal qui n'enlève pas ces douleurs, mais qui les calme ; qui ne les diminue pas, mais qui les dissipe entièrement. Comme l'ortie pique quand on la touche légèrement, mais émousse ses pointes quand on la comprime avec force, de même l'âpreté de la douleur s'augmente si l'on y apporte des remèdes trop doux, mais elle cède à une médication sérieuse et énergique. Or, il n'est rien de plus fort que la Nécessité. Du premier choc elle enfonce et disperse ces faibles bataillons. Pourquoi donc éprouverais-tu de la douleur ? Tu n'en trouveras aucun motif dans des choses qui non seulement peuvent, mais qui doivent forcément arriver. A quoi te sert la plainte ? Tu peux te débattre contre ce joug céleste, tu ne peux t'en débarrasser. N'espère pas fléchir par les plaintes les arrêts du Destin. Il n'est contre la Nécessité d'autre refuge que de consentir à ce qu'elle impose. Le plus excellent des Sages a dit excellemment : tu ne peux éviter la défaite qu'en évitant le combat, car il n'est pas en loi de vaincre. Tel est le combat contre la Nécessité : qui entreprend de lutter contre elle, succombe : bien plus, c'est déjà avoir succombé que d'entreprendre cette lutte. [1,22] CHAPITRE XXII. On se plaint d'ordinaire que le Destin fournit un certain prétexte à la paresse : ce prétexte dévoilé. Que le Destin agit sur les causes intermédiaires, et que celles-là on peut s'en servir. Jusqu'à quel point il faut porter secours à la patrie, et quand il faut s'en abstenir. Fin de ce premier livre. Langius ayant fait ici une pause, j'éclatai tout à coup et je l'interrompis avec vivacité : Si ce bon vent souffle encore quelque temps en poupe, je ne me vois pas loin du port. Déjà j'ose suivre Dieu. J'ose me soumettre à la Nécessité, et je crois pouvoir dire avec Euripide : J'aime mieux lui offrir des sacrifices que de me mettre en colère et de regimber vainement contre ses aiguillons, faible mortel combattant contre Dieu. Cependant, il y a encore dans ma pensée un bouillonnement confus qui m'agite. Insistez sur ce point, Langius : si les maux publics sont l'œuvre du Destin, et si celui-ci ne peut être ni vaincu, ni évité, à quoi bon lutter contre lui et travailler davantage pour la patrie ? Pourquoi ne pas tout abandonner à la gouverne de ce maitre absolu et indomptable, et ne pas nous soumettre à mains jointes devant lui ? Vous convenez vous-même que tout secours et toute prudence sont inutiles contre le Destin. Langius me répondit avec un sourire aimable : Jeune homme, l'esprit d'opposition et de controverse t'entraîne au delà du droit et du vrai. Est-ce là se conformer au Destin, ou l'attaquer et en rire ? Tu dis que tu demeureras les mains jointes. C'est bien. Je voudrais que maintenant tu joignisses les lèvres. Qui jamais t'a dit que le Destin agissait purement et simplement par lui-même, sans le secours d'une cause intermédiaire ? Le Destin veut que tu élèves des enfants : oui, mais il faut d'abord que tu te sois uni à une épouse. Il veut que tu sois guéri d'une maladie ; mais à la condition que tu verras un médecin et que tu suivras ses ordonnances. De même ici. En même temps que le Destin veut que le vaisseau de ta patrie, battu par la tempête, échappe au naufrage qui le menace, il veut que tu combattes pour elle et que tu la défendes. Si tu veux arriver au port, il faut que tu mettes la main à la rame, que tu orientes tes voiles, et non pas que tu restes dails l'oisiveté à attendre qu'il te vienne un bon vent du large. Si le Destin veut que ta patrie soit perdue, tu verras le Destin produire les circonstances qui conduisent à la ruine par des moyens humains : le Peuple en guerre avec la Noblesse et divisé lui-même en factions ; personne, ne voulant obéir, personne ne sachant commander ; beaucoup de gens courageux en parole, mais lâches en action ; la fidélité et le conseil faisant défaut dans les chefs eux-mêmes. C'est avec vérité que, dans le livre II de la vie de César, Velléius Paterculus a dit : la force inéluctable du Destin aveugle les Conseils de celui dont elle veut renverser la fortune ; et aussi : le plus souvent Dieu frappe d'aveuglement celui dont la fortune doit tomber ; il fait, et c'est la le dernier degré du malheur, que ce qui arrive paraît arriver justement. Tu ne dois pas du premier coup te laisser aller à la pensée que ta patrie touche à ses destins extrêmes. Qu'en sais-tu ? Comment distingueras-tu s'il s'agit d'un simple ébranlement d'une commotion passagère ou d'une maladie mortelle ? Porte d'abord secours, si tu le peux : comme dit le proverbe, espère tant que le malade a le souffle. Mais si le fatal renversement t'apparaît à des signes certains et manifestes, alors je te dirai : ne combats point contre Dieu. Je te propose ici l'exemple de Solon. Athènes était dominée par Pisistrate : Solon, jugeant que tous ses efforts pour rétablir la liberté seraient impuissants, alla déposer ses armes et son bouclier devant la porte de la Curie, en disant : ô ma patrie, je l'ai secourue par mes paroles et par mes actions autant que je l'ai pu ; et il rentra chez lui décidé à se tenir désormais dans une tranquille retraite. Fais cela. Cède à Dieu, cède au temps, et, si tu es un bon citoyen, réserve-toi pour des destins plus doux et meilleurs. Cette liberté qui périt aujourd'hui peut revivre. Ta patrie qui tombe peut se relever dans le cours du temps. Pourquoi désespérer et te laisser abattre ? Des deux Consuls qui commandaient à la journée de Cannes, je tiens Varron, qui prit la fuite, pour un citoyen meilleur que Paul Emile qui y périt. Le Sénat et le Peuple Romain n'en ont pas jugé autrement, puisque l'on rendit à Varron de publiques actions de grâces pour n'avoir pas désespéré du salut de la République. Du reste, que la patrie chancelle ou qu'elle tombe ; qu'elle périsse tout à fait ou que seulement elle dépérisse, ne t'afflige pas sans mesure. Emprunte à Cratès un peu de cette largeur d'esprit qui, lorsque Alexandre lui offrait de rétablir Thèbes sa patrie, le porta à répondre : À quoi bon ? Peut-être quelque nouvel Alexandre la détruirait de nouveau. Voilà comme pensent les Sages, les hommes dignes de ce nom. Laissons les douleurs même les plus tristes se calmer dans notre âme, le frisson du désespoir n'est d'aucune utilité : c'est l'avertissement donné dans Homère au bouillant Achille. Rappelle-toi ce Créon de la fable, qui, voyant sa fille enveloppée de flammes, la saisit dans ses bras, ne put lui donner aucun secours et périt avec elle. De même toi, Lipse, tu t'épuiseras plus vite que tu ne parviendras à éteindre par tes larmes ce feu public qui dévore ta Belgique. Pendant que Langius parlait ainsi, on sonna vigoureusement à la porte et l'on introduisit près de nous un jeune domestique envoyé par Lœvinus Torrentius pour nous avertir que c'était l'heure du souper. Langius comme réveillé en sursaut s'écria : Eh quoi ! cette conversation nous a 'mené si tard ! Voilà déjà le jour qui tombe ! Se levant en même temps et me tendant la main : allons, Lipse, dit-il, rendons-nous à cet agréable souper. — Pour moi, m'y refusant, je lui dis : restons plutôt. Je préfère à tous les soupers du monde cet aliment de l'âme que vous me donnez ici, et que je puis véritablement appeler, avec les Grecs, la nourriture des Dieux. A de tels festins, je suis toujours affamé, jamais rassasié. — Mais Langius, m'entraînant malgré moi, me dit : tenons aujourd'hui la parole donnée ; demain, si tu le veux, nous sacrifierons à la Constance.