[0] MISOPOGON, ou L'ENNEMI DE LA BARBE. [1] Le poète Anacréon a fait un grand nombre de chansons élégantes et gracieuses, parce que les Muses l'avaient doué de l'enjouement. Mais Alcée et Archiloque de Paros n'ont pas reçu du ciel le talent de tourner leur muse vers l'agrément et le plaisir. Condamnés tous deux au chagrin, ils se servirent de leur verve pour alléger les maux que leur infligeait la Divinité, et pour se venger par le sarcasme de ceux qui les avaient outragés. Moi, la loi me défend, comme à tout autre, je pense, d'accuser par leur nom des gens que je n'ai point offensés, mais qui veulent, malgré tout, se faire mes ennemis. L'éducation que reçoivent aujourd'hui les hommes libres ne permet pas non plus les chansons à ma muse : l'emploi de cette poésie paraît honteux depuis qu'elle s'est vouée au culte de la richesse injustement acquise. Je ne veux pourtant pas renoncer au secours que m'offrent les Muses. J'ai vu, en effet, les barbares, qui habitent au delà du Rhin, s'égarer dans des airs sauvages, dans des paroles semblables aux cris rauques de certains oiseaux, et prendre à ces accents le plus vif plaisir. Il est à croire que les mauvais musiciens, détestables pour l'auditoire, se ravissent eux-mêmes. Cette réflexion m'a donc conduit à me dire à moi-même en toute confiance : « Chantons pour les Muses et pour moi. » Mon chant est en prose : il renferme beaucoup d'injures, et de sanglantes, non pas contre les autres, j'en atteste Jupiter : le pourrais-je? la loi le défend; mais contre le poète lui-même et contre l'écrivain. Or, aucune loi ne défend de se louer ou de se blâmer soi-même. Me louer, je le voudrais bien, mais je ne le puis; me blâmer, je le puis de mille manières. [2] Et d'abord commençons par le visage. La nature, j'en conviens, ne me l'avait donné ni trop beau, ni agréable, ni séduisant, et moi, par une humeur sauvage et quinteuse, j'y ai ajouté cette énorme barbe, pour punir, ce semble, la nature de ne m'avoir pas fait plus beau. J'y laisse courir les poux, comme des bêtes dans une forêt : je n'ai pas la liberté de manger avidement ni de boire la bouche bien ouverte : il faut, voyez-vous, que je prenne garde d'avaler, à mon insu, des poils avec mon pain. Quant à recevoir ou à donner des baisers, point de nouvelles : car une telle barbe, joint à d'autres inconvénients celui de ne pouvoir, en appliquant une partie nette sur une partie lisse, cueillir d'une lèvre collée à une autre lèvre cette suavité, dont parle un des poètes, inspirés de Pan et de Calliope, un chantre de Daphnis. Vous dites qu'il en faudrait faire des cordes : j'y consens de bon cœur, si toutefois vous pouvez l'arracher et si sa rudesse ne donne pas trop de mal à vos mains tendres et délicates. Que personne de vous ne se figure que je suis chagriné de vos brocards : j'y prête moi-même le flanc, avec mon menton de bouc, lorsque je pourrais, ce me semble, l'avoir doux et poli comme les jolis garçons et comme toutes les femmes à qui la nature a fait don de l'amabilité. Vous, au contraire, même dans la vieillesse, semblables à vos fils et à vos filles, grâce à la mollesse de votre vie, ou peut-être à cause de la simplicité de vos mœurs, vous épilez soigneusement votre menton, et ne vous montrez vraiment hommes que par le front, et non pas comme moi par les joues. Mais pour moi ce n'est pas assez de cette longue barbe, ma tête aussi n'est pas bien ajustée : il est rare que je me fasse couper les cheveux ou rogner les ongles, et mes doigts sont presque toujours noircis d'encre. Voulez-vous entrer dans les secrets? J'ai la poitrine poilue et velue, comme les lions, rois des animaux, et je ne l'ai jamais rendue lisse, soit bizarrerie, soit petitesse d'esprit. Il en est de même du reste de mon corps ; rien n'en est délicat et doux. Je vous dirais bien s'il s'y trouvait quelque verrue, comme en avait Cicéron ; mais c'en est assez ; parlons d'autre chose. [3] Non content d'avoir un corps comme celui-là, je me suis fait un genre de vie qui n'est pas gracieux. Je me prive du théâtre, par excès de niaiserie, et n'admets de représentations à la cour, voyez mon indifférence, qu'au premier jour de l'an : encore est-ce un tribut, une redevance qu'un pauvre fermier paye à un maître exigeant; car alors même, quand j'assiste à ces spectacles, j'ai l'air d'un homme qui les proscrit. Je ne tiens pas du tout, moi qu'on appelle le maître souverain de l'univers, à commander, officier subalterne ou stratège, à des mimes et à des cochers. Témoins de ce fait, il y a peu de temps, vous vous récriiez sur ma jeunesse, mon caractère, mes goûts : sans doute il y avait déjà là de la rudesse et une preuve évidente de ma sombre humeur. Eh bien, voici quelque chose de plus étonnant : je déteste toujours les coureurs de l'hippodrome, comme les débiteurs détestent l'agora. J'y vais donc rarement, aux fêtes des dieux, et je n'y passe point toute la journée comme faisaient d'habitude mon cousin, mon oncle et mon frère ; mais lorsque j'ai vu six courses, en homme peu passionné pour ce genre d'exercice, ou, pour mieux dire, sur ma foi, avec répugnance et avec dégoût, je m'empresse de sortir. Voilà pour ma vie extérieure. Et cependant quelle faible partie j'ai énoncée de mes griefs contre vous ! [4] Parlons de ma vie privée : des nuits sans sommeil sur une natte, des repas, qui calment à peine l'appétit, donnent au caractère une aigreur, qui ne s'accorde point avec la mollesse des villes. N'allez pas croire toutefois que je vis ainsi pour faire contraste avec vous. Une profonde et sotte erreur m'a instruit dès mon enfance à déclarer la guerre à mon ventre. Je ne lui permets point de se remplir d'aliments. Aussi m'est-il arrivé bien rarement de vomir. Je me rappelle que cela ne m'est arrivé qu'une fois depuis que je suis César : encore n'était-ce point par intempérance, mais par accident. Il faut que je vous fasse ce récit; il n'a rien d'agréable, mais, par cela même, il me convient mieux. J'étais alors en quartier d'hiver auprès de ma chère Lutèce : les Celtes appellent ainsi la petite ville des "Parisii" : c'est un îlot jeté sur le fleuve qui l'enveloppe de toutes parts : des ponts de bois y conduisent de deux côtés: le fleuve diminue ou grossit rarement : il est presque toujours au même niveau été comme hiver : l'eau qu'il fournit est très agréable et très limpide à voir et à qui veut boire. Comme c'est une île, les habitants sont forcés de puiser leur eau dans le fleuve. L'hiver y est très doux à cause de la chaleur, dit-on, de l'Océan, dont on n'est pas à plus de neuf cents stades et qui, peut-être, répand jusque-là quelque douce vapeur: or, il paraît que l'eau de mer est plus chaude que l'eau douce. Que ce soit cette cause, ou quelque autre qui m'est inconnue, le fait n'en est pas moins réel : les habitants de ce pays ont de plus tièdes hivers. Il y pousse de bonnes vignes, et quelques-uns se sont ingénié d'avoir des figuiers, en les entourant, pendant l'hiver, comme d'un manteau de paille ou de tout autre objet qui sert à préserver les arbres des injures de l'air. Cette année-là, l'hiver était plus rude que de coutume : le fleuve charriait comme des plaques de marbre. Vous connaissez la pierre de Phrygie. C'est à ces carreaux blancs que ressemblaient les grands glaçons qui roulaient les uns sur les autres : ils étaient sur le point d'établir un passage solide et de jeter un pont sur le courant. Dans cette circonstance, devenu plus dur que jamais, je ne souffris point que l'on chauffe la chambre, où je couchais, à l'aide des fourneaux en usage dans presque toutes les maisons du pays, et bien que j'eusse tout ce qu'il fallait pour me procurer la chaleur du feu. Cela venait, je crois, de ma sauvagerie et d'une inhumanité dont j'étais, on le voit, la première victime. Mais je voulais m'habituer à supporter cette température, que j'aurai dû adoucir par les moyens en mon pouvoir. Cependant; l'hiver prenant le dessus et devenant de plus en plus rigoureux, je permets à mes domestiques de chauffer ma chambre, mais, de peur que la chaleur ne fasse sortir l'humidité des murs, je recommande d'y porter du feu allumé et quelques charbons ardents. Toutefois ce brasier, si faible qu'il soit, attire des murs une vapeur si intense, que je m'endors, la tête appesantie. Je manque d'être asphyxié : on m'emporte dehors ; les médecins m'engagent à rejeter la nourriture que je venais de prendre ; il n'y en avait pas beaucoup, Dieu merci; je la rends et je me sens soulagé au point que, après une nuit tranquille, je vaque le lendemain aux affaires qu'il me plaît. [5] Ainsi vivais-je chez les Celtes, comme le Bourru de Ménandre, me faisant à moi-même la vie dure. La grossièreté des Celtes n'y trouvait rien à redire. Mais une cité florissante, heureuse, peuplée, a bien raison de s'en fâcher, elle qui ne voit chez elle que danseurs, flûteurs, mimes plus nombreux que les citoyens, et pas de respect pour les princes. Rougir ne convient qu'a des lâches ; mais des gens de cœur, comme vous, doivent faire bombance dès le matin et la nuit prendre leurs ébats, sans nul souci des lois, soit en théorie, soit en pratique. Et de fait, les lois ne sont redoutables que par les princes; en sorte que quiconque insulte le prince, celui-là par surcroît foule aux pieds les lois. Le plaisir que vous y prenez éclate partout, mais notamment sur vos places publiques et dans vos théâtres : le peuple, ce sont des applaudissements et des cris ; les magistrats, c'est une illustration, c'est une gloire plus grande d'avoir fait des dépenses pour de pareilles têtes que n'en a eu Solon d'Athènes en conversant avec Crésus, roi des Lydiens; là tout le monde est beau, grand, épilé, fraîchement rasé, les jeunes comme les vieux, tous rivaux du bonheur des Phéaciens, préférant à la vertu les vêtements brodés, les bains chauds et les lits. [6] Et tu crois que ta rusticité, ta grossièreté, ta rudesse peuvent s'accorder avec tout cela? Jusque-là va la folie et la nullité, ô le plus insensé et le plus détestable des hommes, de ce que les grands esprits appellent ton âme sensée, de cette âme que tu crois devoir parer et embellir par la tempérance ! C'est une erreur. D'abord, cette tempérance, nous ne savons ce que c'est : nous en entendons prononcer le nom, mais nous ne voyons pas la chose. Si c'est vivre comme tu vis, si elle consiste à savoir qu'il faut être l'esclave des dieux et des lois, pratiquer l'égalité avec ses semblables, accepter sans peine leur supériorité, veiller prudemment à ce que les pauvres ne soient jamais opprimés par les riches, et, pour cela, braver tous les déboires, que tu as sans doute affrontés plus d'une fois, haines, colères, outrages; supporter tout avec résignation, sans se fâcher, sans se laisser aller à son ressentiment, maîtriser son cœur, comme il convient, et le conduire dans la voie de la sagesse, si la tempérance consiste encore à s'abstenir de tout plaisir, qui ne soit ni honorable, ni décent, ni visible aux yeux de tous, à croire qu'on ne peut être tempérant chez soi et en secret, quand on se montre dissolu au dehors et en public et passionné pour les théâtres; si c'est là ce qu'on appelle la tempérance, tu te perds et tu nous perds avec toi, nous qui ne pouvons pas même entendre prononcer le mot de servitude envers les dieux ni envers les lois. Vive en tout la liberté ! Quelle dérision ! Tu dis que tu n'es pas seigneur, tu ne peux souffrir qu'on te donne ce nom ; il te fâche à ce point que beaucoup de gens, rompant avec une vieille habitude, ne prononcent plus ce mot odieux de seigneurie, et tu veux nous rendre esclaves des princes et des lois ! Ah! qu'il vaudrait bien mieux te faire appeler notre seigneur, et dans le fait nous laisser libres, toi qui es si clément de figure et si dur en action! C'est nous tuer que de forcer les riches à ne point abuser de leur crédit dans les tribunaux, et d'interdire aux pauvres le métier de délateur. En nous ôtant la scène, les mimes, les danses, tu as ruiné notre patrie; et tout le bien que tu nous procures, c'est de nous écraser depuis six mois du poids de ta dureté; ce qui fait que, dans notre désir de nous délivrer complètement de ce fléau, nous nous sommes adressés aux vieilles qui rôdent autour des tombeaux. Du reste, nos traits d'esprit ont atteint le but; nous t'avons percé de nos sarcasmes comme de flèches. Aussi, comment feras-tu, mon brave, pour affronter les traits des Perses, toi qui trembles devant nos brocards? [7] Voyons, je veux m'attaquer maintenant sur un autre chapitre. Tu te rends souvent aux temples, homme chagrin, brutal, méchant. Sur tes pas un flot de peuple se précipite dans l'édifice sacré, ainsi qu'un grand nombre de magistrats : on t'y accueille avec des cris et des applaudissements bruyants, comme dans les théâtres. Pourquoi ne pas louer, ne pas approuver cette conduite? Mais non; tu te prétends là-dessus plus sage que le dieu Pythien, tu harangues le peuple, tu blâmes amèrement ceux qui crient et tu dis à ceux qui agissent ainsi : « Vous venez rarement dans les temples des dieux, et, quand vous y accourez, vous mettez le lieu saint en désordre. Il conviendrait à des hommes parés de sagesse, qui savent faire des prières efficaces, d'implorer en silence les faveurs des dieux et de se rappeler la loi d'Homère : "Silence parmi vous"! Autrement Ulysse aurait-il fermé la bouche à Eurycléa, tout étonnée de la grandeur de son exploit : "Vieille, réjouis-toi, mais au fond de ton cœur, Et défends à tes cris de trahir ton bonheur". Les Troyens ne prient ni Priam, ni ses filles, ni ses fils, pas même Hector, quoique le poète dise que les Troyens s'adressent à lui comme à un dieu; mais enfin on ne voit prier dans son poème ni les femmes, ni les hommes. C'est vers Minerve que toutes les femmes élèvent leurs mains avec des cris lamentables. Cela sent son barbare et convient à des femmes; mais ce n'est pas une impiété envers les dieux, comme ce que vous faites. Vous nous louez comme des dieux, nous qui ne sommes que des hommes, et vous nous flattez. Il vaudrait beaucoup mieux, ce me semble, non pas flatter les dieux, mais les honorer sagement. » [8] Vous voyez, je reproduis ici mes petites remontrances habituelles, non pas que je prenne la liberté grande de vous parler carrément et en toute franchise ; mais ma rusticité ordinaire me porte à m'accuser moi-même. Qu'un autre tienne donc ce langage à des hommes qui veulent être indépendants à l'égard non seulement des princes, mais des dieux, afin de passer à leurs yeux pour un bon cœur, un père indulgent, lorsque, au fond, ce n'est qu'un méchant comme moi. Souffre donc qu'ils te haïssent, qu'ils te déchirent en secret ou en public, puisque tu regardes comme des flatteurs ceux que tu vois te louer dans les temples. Aussi bien tu n'as jamais songé, ce me semble, à t'ajuster à leurs goûts, à leur train de vie, à leurs mœurs. Passe encore, mais le moyen de tolérer ce qui nuit? Tu dors toutes tes nuits seul, sans que rien apprivoise ce cœur sauvage et dur. Tu as fermé toute issue à la douceur, et, pour comble de maux, cette vie-là fait ton bonheur, et tu prends plaisir à la malédiction publique. Après cela, tu te lâches, si tu entends quelqu'un t'adresser ces reproches; tandis que tu devrais remercier ceux dont la bonté te conseille si justement dans leurs vers anapestes de te raser les joues, et, en commençant par toi, de donner toutes sortes de spectacles à ce peuple ami du rire, des mimes, des danses, des femmes éhontées, des garçons beaux comme des femmes, des hommes pilés non seulement au menton, mais par tout le reste du corps, afin de paraître aux spectateurs plus lisses que l'autre sexe, des fêtes, des assemblées, à condition toutefois qu'elles te soient point sacrées, parce qu'il y faudrait de la décence. Or, on en a assez, comme du chêne, on en est dégoûté. En effet, César a sacrifié une fois dans le temple de Jupiter, puis dans celui de la Fortune, et il est allé trois fois de suite à celui le Cérès : j'ai oublié combien de fois il s'est rendu au temple le Daphné, livré par la négligence des gardiens à l'audace des athées qui l'ont réduit en cendres. Arrive la néoménie des Syriens, et César se rend de nouveau au temple de Jupiter Philius ; ensuite une fête générale, et César se rend au temple le la Fortune. Il laisse passer un jour néfaste, et il retourne au temple de Jupiter Philius offrir les prières et les sacrifices traditionnels. Comment souffrir qu'un César se rende si souvent aux temples, quand il pourrait n'importuner les dieux que deux ou trois fois, et donner alors de ces fêtes communes à tout le peuple, auxquelles peuvent prendre part non seulement ceux qui connaissent les dieux, mais la population entière de la ville? Quel plaisir, quelle joie l'on goûterait sans désemparer, en voyant danser un tas d'hommes, de garçons et de femmes! [9] Pour ma part, quand j'y songe, je vous félicite de votre bonheur, et cependant je ne me plains pas de mon sort : un dieu sans doute me le fait aimer. Ainsi, croyez-moi, je ne sais point mauvais gré à ceux qui me reprochent ma vie et ma conduite. J'ajoute même à ces reproches tous les brocards que je puis décocher contre moi; surtout je m'en veux grandement de ce que ma faiblesse d'esprit n'a pas compris, dès le principe, quelles étaient les mœurs de cette cité. Et cependant j'ai lu, si je ne m'abuse, autant de livres que qui que ce soit des gens de mon âge. [10] Or, l'on dit que le roi, qui prit son nom de votre ville ou plutôt qui lui donna le sien, puisqu'elle a été fondée par Séleucus, mais qu'elle porte le nom du fils de Séleucus prince livré, dit-on, à une excessive mollesse, porté vers la table et vers l'amour, finit par se prendre d'une passion incestueuse pour sa belle-mère. Il veut cacher son feu, mais il n'y peut parvenir. A la longue son corps se dessèche ; ses forces peu à peu s'en vont et s'épuisent; sa respiration devient plus faible qu'à l'ordinaire. Sa maladie, à vrai dire, semble à tous une énigme, dont on ne peut pénétrer ni la cause, ni les effets. Cependant l'affaiblissement du jeune homme étant un fait notoire, un médecin de Samos se pose à lui-même la grave question de savoir quelle est cette maladie. Ce médecin se demandant, d'après Homère, quels peuvent être ces soucis qui dévorent les membres, et si, bien souvent, ce qu'on prend pour une faiblesse du corps n'est point une maladie de l'âme qui fait que le corps se dessèche; voyant d'ailleurs que le jeune homme et par son âge et par ses habitudes était enclin à l'amour, suit la piste que voici sur les traces du mal. Il s'assied auprès du lit, l'œil sur le visage du jeune homme et fait appeler les beaux et les belles, en commençant par la reine. Dès qu'elle entre comme pour faire visite au malade, aussitôt le jeune prince éprouve tous les symptômes de sa maladie : il perd haleine comme un homme qui étouffe : il veut, et ne peut réprimer le mouvement qui l'agite ; sa respiration devient haletante; son visage se colore d'une vive rougeur. A cette vue le médecin lui met la main sur la poitrine : son cœur bat avec violence, comme s'il s'élançait au dehors. Voilà ce qu'il éprouve en présence de la reine. Elle partie et tous les autres sortis, le prince se calme et reprend l'apparence d'un homme qui ne souffre point. Erasistrate devinant la maladie, en fait part au roi, et celui-ci, qui était bon père, cède sa femme à son enfant. Pour le moment Antiochus refuse; mais son père étant mort peu de temps après, il poursuit avec chaleur l'union qu'il avait généreusement refusée. [11] Voilà ce que fit Antiochus. On aurait mauvaise grâce à se plaindre que vous, ses descendants, vous imitiez votre fondateur ou du moins celui qui vous a donné son nom. En effet, de même que l'on voit se répandre dans les plantes presque toutes les qualités de la plante primitive, à ce point qu'il se peut faire qu'elles soient parfaitement semblables à celle dont elles sont issues, de même chez les hommes, il est à croire que les mœurs des descendants ressemblent à celles de leurs aïeux. J'ai remarqué, pour ma part, que les Athéniens sont les plus généreux et les plus humains des Grecs, bien que j'aie trouvé chez tous les Grecs une grande douceur de caractère. Ainsi je puis dire qu'ils ont tous un grand fonds de piété envers les dieux et de cordialité envers les étrangers : c'est une qualité propre à tous les Grecs; mais je dois ce témoignage aux Athéniens qu'ils la possèdent à un plus haut degré. Or, s'ils conservent dans leurs mœurs l'empreinte de la vertu des vieux sages, je ne vois pas pourquoi il n'en serait pas de même des Syriens, des Arabes, des Celtes, des Thraces, des Péoniens et des peuples situés entre la Thrace et la Péonie, sur les bords mêmes de l'Ister, les Mysiens. C'est d'eux que je tiens mon humeur rustique, austère, gauche, insensible à l'amour, ferme et inébranlable dans ce que j'ai résolu, toutes marques d'une affreuse sauvagerie. [12] Je commence donc par vous demander la grâce d'imiter mes ancêtres, et en échange je vous accorde celle d'imiter les vôtres. Par conséquent ce n'est pas à titre de reproche que je vous appelle "Menteurs, qui n'êtes bons qu'à danser en cadence"; au contraire je dis que c'est faire votre éloge que de vous montrer fidèles aux goûts et aux usages de vos aïeux. Ainsi Homère loue Autolycus en disant qu'il est le premier de tous "En larcin, en parjure". De mon côté, j'avoue que je suis un grossier, un malappris, un bourru qui ne se laisse point aisément fléchir par ceux qui le prient et le supplient d'entendre mieux ses intérêts, et qui ne cède point aux clameurs. Oui, je me plais à ces outrages. Quelle est la plus supportable de ces humeurs, les dieux le savent peut-être, mais il n'y a pas d'homme capable d'être choisi pour arbitre de notre différend : notre amour- propre le récuserait. Il est dans la nature humaine que chacun admire ce qu'il a et méprise ce qu'ont les autres. Toutefois celui qui montre de l'indulgence pour des habitudes contraires aux siennes, me paraît avoir le meilleur caractère. [13] Pour ma part, en y songeant, je vois que je me suis fait bien d'autres torts à moi-même. En venant dans une ville libre, qui ne peut pas souffrir qu'on ait le poil négligé, je suis arrivé, comme s'il n'y avait plus de barbiers, sans me faire raser et le menton garni d'un épais pelage. On croyait voir un Smicrinès ou un Thrasyléon, un vieillard bourru ou un soldat extravagant, lorsque j'aurais pu, avec la parure, me donner l'air d'un joli garçon, et me faire jeune, sinon d'âge, au moins de manières et d'aimable physionomie. Mais tu ne sais pas vivre au milieu des hommes, tu ne suis pas le conseil de Théognis, tu n'imites pas le polype qui prend la couleur des rochers; mais la grossièreté, la bêtise, la stupidité proverbiale de l'huître, voilà ce que tu recherches avec empressement. As-tu donc oublié que nous sommes bien loin d'être des Celtes, des Thraces, des Illyriens? Tu ne vois donc pas tout ce qu'il y a de boutiques dans cette ville? Car tu te mets à dos les boutiquiers en ne leur permettant pas de vendre au prix qu'ils veulent leurs marchandises au peuple et aux étrangers. Les boutiquiers crient contre ceux qui possèdent des terres; et toi, tu t'en fais aussi des ennemis, en les contraignant d'être justes. Des magistrats, qui m'ont tout l'air de profiter de ce double fléau de la ville, se réjouissaient jadis de leur double profit, comme propriétaires et comme marchands, mais aujourd'hui ils sont tout naturellement vexés de se voir privés de ces deux sources d'avantages. Enfin le peuple syrien, qui ne peut ni s'enivrer, ni danser le cordace, est furieux. Tu crois, en lui fournissant du blé à foison, le nourrir bel et bien ; mais ta gracieuseté ne s'aperçoit pas qu'il n'y a pas de coquillages dans la ville. L'autre jour quelqu'un se plaignit de ce qu'on ne trouve au marché ni volaille, ni poisson, tu te mis à rire d'un air moqueur, en disant qu'une ville frugale doit se contenter de pain, de vin et d'huile : manger de la viande, c'est déjà faire le délicat; mais demander du poisson et de la volaille, c'est un raffinement, c'est un excès inconnu même aux prétendants de Pénélope. Ainsi, prendre plaisir à manger de la viande de porc ou de mouton, parce que toi, tu te nourris de légumes, tu crois devoir le défendre, et tu te figures donner des lois à des Thraces, tes compatriotes, ou à de stupides Gaulois, qui ont fait de toi, pour notre malheur, un homme de chêne, d'érable, non pas toutefois un héros de Marathon, mais une moitié d'Acharnien, un être désagréable et odieux à tous les hommes. Ne valait-il pas mieux exhaler tes parfums sur l'agora dans tes promenades, avec une avant-garde de jolis garçons, fixant sur eux les regards des citoyens, et une escorte de femmes, comme on en voit chez nous chaque jour? [14] Mais moi, ces regards tendres, ces roulements d'yeux, cette préoccupation de vous paraître beau de visage, et non d'âme, ma manière d'être ne me le permet point. Pour vous la vraie beauté de l'âme c'est la vie efféminée. Moi, mon précepteur m'a instruit à tenir les yeux baissés, en me rendant chez mes maîtres, à ne point aller au théâtre, que je n'eusse la barbe plus longue que les cheveux. Et de fait dans mon jeune âge, je n'y allai seul et de mon propre mouvement que trois ou quatre fois, sachez-le bien, et cela par ordre de l'empereur. Qui voulait se montrer agréable à Patrocle, et auquel m'unissaient les liens du sang et de l'amitié. Or, je n'étais alors que simple sujet : il faut donc me le pardonner, puisque je vous livre ce maudit précepteur que vous aurez raison de haïr plutôt que moi, lui qui me molestait alors en ne me permettant qu'une seule route. C'est lui qui est l'auteur de la haine soulevée contre moi, pour avoir fait pénétrer et comme imprimé dans mon âme des maximes, contre lesquelles je me révoltais alors. Et lui, comme s'il faisait une chose qui me fût agréable, il revenait sans cesse à la charge, appelant, je le vois bien, gravité ce qui n'est que rudesse, tempérance ce qui n'est qu'indifférence, force d'âme la résistance aux passions et le mépris du bonheur qu'elles procurent. Bien souvent, j'en atteste Jupiter et les Muses, quand je n'étais encore qu'un enfant, mon précepteur me disait : « Ne te laisse point entraîner par la foule de tes camarades au plaisir du théâtre et au goût des spectacles. Veux-tu voir des courses de chars? Il y en a dans Homère, qui sont merveilleusement écrites. Prends le livre, et lis. On te parle de danseurs pantomimes? Laisse-les de côté : la jeunesse phéacienne a des danses plus viriles. Là aussi tu as le joueur de lyre Phémios, le chanteur Démodocos. Il y a encore chez Homère une foule d'arbres plus beaux que ceux des décors : "Car jadis, abordant à la sainte Délos, Je vis près d'Apollon, à son autel de pierre, Un palmier, don du ciel, merveille de la terre". Et puis l'île boisée de Calypso, et les grottes de Circé, et les jardins d'Alcinoüs. Crois-moi, tu ne verras rien de plus charmant. » Voulez-vous que je vous dise le nom de ce précepteur et quelle était sa patrie? C'était, j'en prends à témoin les dieux et les déesses, un barbare, un Scythe d'origine, et il portait le même nom que l'homme qui conseilla jadis à Xerxès de faire la guerre à la Grèce et à l'illustre Argos. Il était eunuque, titre adoré il y a vingt mois, et qui n'est plus aujourd'hui qu'une injure et un outrage. Mon aïeul l'avait élevé pour expliquer à ma mère les poèmes d'Homère et d'Hésiode. Ma mère, dont je fus le premier et l'unique enfant, mourut quelques mois après ma naissance. Laissé orphelin, comme une jeune fille, et dérobé maintes fois à de terribles dangers, je fus remis aux mains de ce gouverneur. Il me fit croire, en me conduisant aux écoles, qu'il n'y avait qu'une seule route, ne voulant m'en apprendre lui-même ni me permettre d'en suivre une autre. Et voilà comment il me vaut votre haine. [15] Cependant, si vous le voulez bien, nous lui ferons grâce, vous et moi, et nous terminerons là nos différends. Il ne savait pas que je viendrais chez vous, et, en supposant que j'y vinsse, il ne s'attendait point à ce que je fusse empereur, pouvoir souverain que m'ont donné les dieux, en dépit, n'en doutez pas, de celui qui me l'a cédé et de moi qui l'ai reçu. En effet, la répugnance était égale et de la part du donneur, qui m'octroyait une dignité, une faveur, un tout ce que vous voudrez, et de celle du preneur, qui, les dieux le savent, refusait sans arrière-pensée. Mais il en a été comme le veulent et le voudront les dieux. Peut-être que, si mon précepteur l'eût prévu, il aurait pris tontes sortes de mesures pour que je vous parusse un prince aimable. Maintenant il n'y a plus moyen de quitter ni de désapprendre ce qu'il peut y avoir de doux ou de sauvage dans mon humeur. L'habitude, dit-on, est une seconde nature ; lutter contre elle, c'est toute une affaire. Or, il est bien difficile de détruire une œuvre de trente années, qui a coûté tant de difficultés. [16] Soit; mais pourquoi t'ingérer dans la connaissance de nos affaires commerciales et prétendre les décider? Je ne pense pas que ton précepteur te l'ait enseigné, lui qui n'a pas deviné que tu serais empereur. C'est pourtant ce maudit vieillard qui m'y a poussé : vous avez raison de l'accuser avec moi d'être le principal auteur de mes façons de vivre; mais il faut que vous sachiez que lui-même a été trompé. Vous n'êtes pas sans avoir entendu quelquefois certains noms dont se rit la comédie, un Platon, un Socrate, un Aristote, un Théophraste. Ce vieillard s'y était laissé prendre par simplesse; et, me trouvant jeune, ami des lettres, il me persuada que, en me faisant sans réserve leur disciple, je deviendrais meilleur, non pas que tous les autres hommes, je n'ai la prétention de lutter avec personne, mais du moins que moi-même. Alors moi, car comment faire? je me laisse convaincre, et je ne puis désormais me changer : je l'ai tenté souvent, et je m'en veux de ne pas accorder toute sécurité aux abus; mais il me vient aussitôt à l'esprit le passage de Platon où l'hôte athénien s'exprime en ces termes : « Honorable est celui qui ne commet aucune injustice; mais celui qui détourne les autres d'un acte injuste mérite deux fois autant et plus d'honneurs que le premier : l'un n'est juste que pour un seul, et l'autre l'est pour un grand nombre, en révélant l'injustice des autres aux magistrats. Quant à celui qui s'unit aux magistrats pour châtier de tout son pouvoir les méchants, c'est un grand homme, un homme accompli, qui mérite la palme de la vertu. Et cet honneur qu'on doit rendre à la justice, je l'applique également à la tempérance, à la prudence, à toutes les vertus qu'on peut non seulement posséder par soi-même, mais encore communiquer aux autres. » Voilà ce que m'enseignait mon précepteur, croyant que je resterais simple citoyen. Car il ne prévoyait pas que Jupiter m'enverrait la fortune où ce dieu m'a élevé. Et moi, craignant, devenu prince, d'être pire que de simples citoyens, je vous ai communiqué, sans le vouloir et mal à propos, quelque chose de ma rusticité. Une autre loi de Platon, que je me suis rappelée à moi-même, a soulevé votre inimitié contre moi : c'est celle qui dit que la vie des hommes en place et des vieillards doit être un modèle de pudeur et de tempérance, dont la vue inspire aux masses la même pureté de sentiment. Seul ou du moins avec un petit nombre d'amis, je m'attache aujourd'hui à cette manière de vivre, mais la chose a tourné autrement que je ne croyais et m'a valu une honte bien méritée. Nous sommes ici chez vous sept étrangers, sept intrus ; joignez-y l'un de vos concitoyens, cher à Mercure et à moi-même, habile artisan de paroles. Séparés de tout commerce, nous ne suivons ici qu'une seule route, celle qui mène au temple des dieux, et encore la prenons-nous rarement : jamais de théâtre, le spectacle nous paraissant la plus honteuse des occupations, le but le plus blâmable de la vie. Tous ceux des Grecs qui sont sages me permettront volontiers de nous caractériser par notre qualité la plus éminente; et comme je ne trouve rien de plus saillant en nous, c'est celle-là surtout que je fais valoir; tant nous désirons vous molester et soulever votre haine, au lieu de chercher à vous plaire et de vous flatter. [17] Un tel en a lésé un autre. Qu'est-ce que cela te fait? Tu pourrais avec de l'indulgence tirer profit de ces injustices, et tu cours après les haines. Et en agissant ainsi, tu crois que tu fais bien et que tu entends tes intérêts. Tu devrais réfléchir que l'homme à qui l'on fait tort n'en accuse pas les gouvernants, mais celui qui commet l'injustice, tandis que celui qui commet l'injustice, en se voyant réprimé, n'a garde d'accuser sa victime, mais tourne sa haine contre les gouvernants. Ce raisonnement aurait dû te faire abandonner le dessein d'imposer la justice par force et de laisser à chacun le choix de faire ce qu'il veut ou ce qu'il peut, Or, tel est, à mon avis, l'humeur de cette cité, une complète indépendance. Faute de comprendre ce qu'il en est, tu veux qu'on se soumette avec docilité. Mais tu ne vois donc pas quelle liberté on laisse même aux ânes et aux chameaux? Leurs cornacs les conduisent sous les portiques, comme des épousées : les rues en plein air et les voies spacieuses n'ont pas été faites pour l'usage des baudets : ce n'est qu'un simple ornement, un étalage de magnificence; mais grâce à la liberté, les ânes veulent se prélasser sous les portiques, et personne ne les en empêche, pour ne pas attaquer les principes d'indépendance. Voilà comment la ville entend la liberté! Et toi, tu exiges que les jeunes gens y soient tranquilles, qu'ils ne pensent que ce qui te plaît, ou du moins, qu'ils ne disent que ce qu'il t'agrée d'entendre. Mais la liberté les a accoutumés à faire la débauche : tous les jours, ils s'en donnent à cœur joie, et les jours de fête encore plus. [18] Jadis les Romains tirèrent une vengeance éclatante de semblables outrages que leur avaient faits les Tarentins en insultant leurs députés dans les fumées du vin et dans les Bacchanales. Vous, vous êtes de tous points plus heureux que les Tarentins : au lieu de quelques jours, vous fêtez toute l'année; au lieu d'insulter des envoyés étrangers, vous vous moquez des princes eux-mêmes, vous riez des poils qu'ils ont au menton et de l'effigie de leurs monnaies. Courage, citoyens sensés, aimables badins, qui encouragez et qui goûtez fort ce badinage. Car on voit bien que les uns prennent plaisir à lancer ces brocards et les autres à les entendre. Pour ma part, je suis ravi avec vous de cet accord, et vous faites bien de ne former là-dessus qu'une seule ville. Certes, il ne serait ni beau ni convenable de corriger et de réfréner la conduite effrénée de la jeunesse. C'est détruire, c'est décapiter la liberté que d'enlever aux hommes le droit de dire et de faire tout ce qu'ils veulent. Convaincus avec raison qu'il faut en tout la liberté absolue, vous permettez d'abord à vos femmes d'être absolument libres et sans frein. Ensuite vous leur abandonnez l'éducation des enfants, de peur que nous ne leur imposions une discipline trop sévère, et qu'ils ne vous semblent esclaves. Devenus hommes, ils commenceraient par apprendre à respecter les vieillards, habitude qui les rendrait respectueux envers les gouvernants; de sorte que, rangés désormais non point parmi les hommes, mais parmi les esclaves, ils finiraient par être tempérants, réglés, modestes, c'est-à-dire gâtés tout à fait. Mais que font vos femmes? Elles les attirent à leur religion au moyen du plaisir qui paraît le souverain bien, le seul digne d'envie non seulement aux hommes, mais encore aux animaux. Voilà, je crois, la source de votre bonheur, c'est votre indépendance d'abord vis-à-vis des dieux, puis des lois, et enfin de nous-mêmes, qui en sommes les gardiens. Mais nous serions étranges, quand les dieux ne se soucient ni ne se vengent de votre cité libre, de nous laisser aller à l'indignation et à la colère. Car vous savez bien que nous partageons avec les dieux l'honneur d'être insultés par votre cité. [19] Jamais, dites-vous, le Chi n'a fait de tort à votre ville, non plus que le Kappa. L'énigme inventée là par votre finesse n'est pas facile à comprendre. Cependant quelques-uns des vôtres me l'ont expliquée. Nous avons appris quels sont les noms que désignent ces initiales. Chi veut dire Christ, et Kappa Constance. Laissez-moi donc vous parler avec franchise. Constance vous a causé du tort, en un seul point, c'est que, m'ayant fait César, il m'a laissé la vie. Que les dieux, entre attires faveurs, vous accordent à vous seuls, parmi tous les Romains, de faire l'épreuve de plusieurs Constance ou plutôt de la rapacité des amis de ce prince! Car lui, il était mon oncle et mon ami. Aussi, quand il eut préféré la haine à l'amitié, et que les dieux eurent terminé à l'amiable le différend soulevé entre nous, je devins pour lui un ami plus fidèle qu'il ne l'eût espéré avant notre rupture. Comment alors pouvez-vous croire que je m'offense de l'entendre louer, moi qui me fâche contre ceux qui l'insultent? Mais vous aimez Christ; vous en faites votre divinité tutélaire à la place de Jupiter, d'Apollon Daphnéen et de Calliope, qui a mis à nu votre perfidie. Ceux d'Émèse aimaient-ils Christ, eux qui mirent le feu aux tombeaux des Galiléens ? Et moi ai-je fait le moindre chagrin à quelqu'un d'Émèse? Vous, au contraire, je vous ai presque tous offensés, sénat, riches et peuple. La plus grande partie du peuple, ou, pour mieux dire, le peuple entier, qui fait profession d'athéisme, m'en veut en me voyant attaché à la religion de mes pères; les riches, parce que je les empêche de vendre tout à un prix exorbitant; les pauvres, à cause des danses et des théâtres, dont je ne les prive point, il est vrai, mais dont je ne me soucie pas plus que les grenouilles des marais. Et n'ai-je pas raison de m'accuser moi-même, quand j'offre tant de prise à une si grande haine? [20] Vous connaissez un Romain nominé Caton. Comment avait-il la barbe? Je l'ignore. Ce que je sais, c'est que pour la tempérance, la grandeur d'âme, et, ce qui est au-dessus du reste, pour la hauteur virile des sentiments, il était digne d'éloges. Un jour donc qu'il approchait de cette ville si peuplée, si voluptueuse et si riche, il voit, dans le faubourg, les jeunes gens sous les armes, magistrats en tête, comme pour former la haie : il s'imagine que vos ancêtres veulent le recevoir en grande cérémonie. Aussitôt, il descend de cheval et s'avance à pied, accusant les amis qu'il avait envoyés en avant d'avoir annoncé l'arrivée de Caton et conseillé de venir à sa rencontre. Pendant qu'il en est là, incertain et rougissant, le gynmasiarque se détachant du cortège et courant vers lui :« Étranger, lui dit-il, où est donc Dèmétrius? » Or, c'était un affranchi de Pompée, qui avait amassé de prodigieuses richesses. Si vous voulez savoir la quantité, car je pense que de tout ce que je vous dis, c'est ce point qui intéresse le plus votre oreille, je vous indiquerai où se trouve ce document : c'est dans Damophile de Bithynie, auteur d'un recueil, où, en glanant de toutes mains, il raconte des anecdotes très agréables aux jeunes gens curieux et aux vieillards. La vieillesse, en effet, ramène d'ordinaire même les moins curieux à la curiosité de la jeunesse : ce qui fait, je crois, que tout le monde, jeunes et vieux, aime à entendre des récits. Quoi qu'il en soit, je vais vous dire ce que Caton répondit au gymnasiarque. Ne me soupçonnez pas de médire de votre ville. Ce n'est pas moi qui parle. La renommée vous a sans doute fait connaître un certain homme de Chéronée, appartenant à la méprisable engeance, comme on dit, des philosophes vantards, où je n'ai pu encore parvenir, mais à la société et au commerce desquels aspire mon ignorance. Il raconte que Caton ne répondit rien, mais qu'il s'écria, comme un extravagant et un insensé : « Pauvre ville! » et il passa. [21] Vous ne devez donc pas vous étonner si je suis aujourd'hui dans les mêmes sentiments envers vous, moi, un sauvage, plus farouche et plus fier que Caton, comme les Celtes le sont plus que les Romains. Caton, restant dans la ville qui l'avait vu naître, parvint à une grande vieillesse au milieu de ses concitoyens. Et moi, à peine arrivé à l'âge viril, j'ai séjourné parmi les Celtes et les Germains, en pleine forêt Hercynienne, et j'ai vécu avec eux durant longtemps, comme un chasseur en lutte et en guerre avec les bêtes fauves, mêlé à des gens qui ne savent ni faire la cour, ni flatter et qui préfèrent à tout le reste la simplicité, la liberté et l'égalité. Ainsi, après ma première éducation, je fus dirigé, jeune homme, vers l'étude des ouvrages de Platon et d'Aristote, incapable de m'abandonner à la vie commune et à trouver mon bonheur dans la mollesse. Puis, devenu maître de moi, je me trouvai chez les plus belliqueuses et les plus vaillantes des nations, ou l'on ne connaît Vénus conjugale et Bacchus qui donne l'ivresse, qu'en vue du mariage et de la reproduction de l'espèce ou de la quantité de vin qu'il faut à chacun pour étancher sa soif. Là, jamais l'impudence et l'obscénité qu'on voit sur vos théâtres, jamais de cordace introduit sur la scène. [22] On raconte que naguère il y vint un homme, exilé de Cappadoce, et nourri dans votre ville chez un orfèvre. Vous savez sans doute qui je veux dire. Avant appris (où l'avait-il appris?) qu'il ne faut point avoir commerce avec des femmes, mais avec des garçons, et avant fait et subi toutes sortes de choses que je ne sais pas, il se rendit chez un roi de ce pays-là. En souvenir de ce qui se fait ici, il commença par exhiber un grand nombre de danseurs, suivis de plusieurs raretés de cette ville. A la fin, comme il lui manquait un cotyliste (vous connaissez le nom et la chose), il en fait venir un de votre cité, par un sentiment de regret et d'amour pour vos sages coutumes. Les Celtes n'avaient jamais vu de cotyliste : on le fit entrer aussitôt dans le palais ; mais quand les danseurs eurent déployé leur talent sur le théâtre, on les laissa là, trouvant qu'ils avaient l'air d'être fous. Et moi aussi le théâtre me paraissait souverainement ridicule ; mais là-bas le plus grand nombre riait du plus petit, ici je suis, avec le plus petit nombre, un objet de risée pour tout le peuple. Du reste, je ne m'en plains pas : il y aurait injustice de ma part à ne pas être satisfait du présent, après avoir été ravi du passé. Les Gaulois m'aimaient d'une affection si vive, à cause de la ressemblance de nos mœurs, qu'ils ne craignirent point de prendre pour moi les armes et de m'offrir de fortes sommes d'argent; plus d'une fois, comme je refusais, ils me forcèrent d'accepter, et se montraient en tout d'une obéissance parfaite; mais le point capital, c'est que de chez eux le bruit de ma gloire et de mon nom passa jusqu'à vous : tous me proclamaient brave, intelligent, juste, redoutable à la guerre, habile dans la paix, affable et bon. Vous, vous leur avez répondu d'abord que j'ai bouleversé le monde. Or, j'ai la conscience de n'avoir rien bouleversé, à mon escient ou à mon insu. Vous ajoutez qu'il faudrait faire des cordes avec ma barbe, et que je fais la guerre au Chi, et puis vous regrettez le Kappa. Plaise aux dieux tutélaires de votre ville de vous en donner deux pour avoir calomnié, à ce propos, les cités voisines, villes saintes et vouées au même culte que moi, en faisant croire que les satires composées contre moi émanaient d'elles ! Moi, je sais qu'elles m'aiment plus que leurs propres enfants, elles qui se sont hâtées de relever les temples des dieux et de détruire tous les tombeaux des athées sur un de mes ordres récents : zèle ardent, fougue emportée, qui se déchaîna sur les impies plus que ne le souhaitait ma volonté. Chez vous, au contraire, nombre de gens ont renversé les autels nouvellement élevés, et ma douceur a eu grand-peine à les maintenir dans le devoir. Après la translation du mort de Daphné, quelques-uns de vous, impies envers les dieux, ont livré le temple du dieu daphnéen à ceux qui s'étaient tachés à propos des reliques du mort; et alors, soit négligence des premiers, soit intelligence avec eux, ils ont mis le feu au temple : spectacle horrible pour les étrangers, mais agréable à vous ainsi qu'au peuple, et indifférent au Sénat, qui ne se préoccupe point des coupables. Moi, je suis certain que le dieu avait abandonné le temple avant l'incendie. Dès mon entrée, sa statue me le fit connaître, et j'invoque contre les incrédules le témoignage du Grand Soleil. [23] Mais je veux vous rappeler un autre motif d'aversion pour moi, et puis, suivant mon habitude, je vais bien m'en accuser, me charger de blâmes et de reproches. On était au dixième mois, celui que, d'après votre manière de compter, vous appelez, je crois, Loüs (mois d'août). Il y a alors une fête solennelle du dieu, et l'on s'empresse ordinairement d'accourir à Daphné. Je quitte donc le temple de Jupiter Casios, croyant que j'allais avoir plus que jamais le coup d'œil de vos richesses et de votre magnificence. Je me figurais déjà la pompe sacrée : je voyais comme une vision de saintes images, les libations, les chœurs en l'honneur du dieu, l'encens, les jeunes gens rangés autour du temple, l'âme remplie de sentiments religieux et le corps paré de splendides robes blanches. J'entre dans le temple : je ne trouve ni encens, ni gâteaux, ni victimes. Tout étonné, je crois que vous êtes hors du temple à attendre respectueusement que, en ma qualité de souverain pontife, je donne le signal. Je demande quel sacrifice la ville va offrir au dieu pour fêter cette solennité annuelle. Le prêtre me répond : « J'arrive apportant de chez moi pour le dieu une oie que je lui sacrifie, mais la ville n'a rien préparé pour aujourd'hui. Sur ce point, mauvaise tête que je suis, j'adresse au Sénat ce discours tout à fait inconvenant qu'il n'est pas peut-être hors de propos de rappeler ici : « C'est un grand scandale, lui dis-je, qu'une cité comme la vôtre traite les dieux avec plus de mépris que la plus chétive bourgade des extrémités du Pont. Avec d'immenses propriétés territoriales, quand arrive la fête d'un dieu de ses pères, dans un temps où les dieux ont dissipé les ténèbres de l'athéisme, ne pas faire la dépense d'un oiseau, elle qui devrait s'imposer le sacrifice d'un bœuf par tribu ! Si la chose était difficile pour un simple particulier, la cité tout entière ne pouvait-elle pas sacrifier un taureau? Il n'en est pas un parmi vous qui ne répande l'argent à pleines mains pour des repas ou pour les fêtes du Maïouma » ; et, pour vous-mêmes, pour le salut de votre ville, pas un citoyen ne fait de sacrifice, ni privé, ni commun. Seul, le prêtre sacrifie, qui, en bonne justice, aurait dû, ce me semble, emporter chez lui quelque partie du grand nombre de victimes offertes par vous au dieu. Les dieux, en effet, n'exigent des prêtres d'autres honneurs qu'une vie irréprochable, la pratique de la vertu et l'exercice de leur ministère ; et c'est à la ville, selon moi, d'accomplir les cérémonies privées ou publiques. Mais non, chacun de vous permet à sa femme de porter tout son avoir aux Galiléens; et celles-ci, en nourrissant les pauvres avec votre bien, offrent un grand spectacle d'impiété à ceux qui sont dans la détresse. Or, si je ne m'abuse, il y a une foule innombrable de gens dans cette situation. Et vous, qui donnez ainsi les premiers l'exemple de mépriser les dieux, vous ne vous croyez pas coupables ! Pas un indigent ne se présente aux temples : c'est que pas un, je présume, n'y trouverait un peu de nourriture. Vienne cependant votre jour de naissance, ce ne sont que festins, diners et soupers splendidement servis, convocation des amis autour d'une table somptueuse. Et puis, dans une fête solennelle, personne n'apporte d'huile dans la lampe du dieu, pas de libations, pas de victimes, pas d'encens. Je ne sais pas ce que pourrait penser chez vous un homme de bien qui verrait cela ; mais je crois que cela ne plaît point aux dieux. » [24] Voilà ce que je me souviens d'avoir dit, et le dieu a confirmé mes paroles. Et plût au ciel qu'il n'eût jamais quitté le séjour voisin de la ville, qu'il avait habitée si longtemps, afin de pouvoir, dans ces temps calamiteux, changer l'esprit et arrêter les mains de la violence devenue maîtresse! Mais en m'emportant contre vous, j'ai fait un acte de folie. J'aurais dû, je crois, garder le silence, comme tant d'autres entrés avec moi dans le temple, et ne point m'ingérer dans vos affaires pour vous adresser des reproches. J'ai cédé à un mouvement d'étourderie et de flatterie ridicule. Car il ne faut pas croire que la bienveillance m'ait dicté les paroles que je vous adresse : non, j'ai couru sans doute après le renom d'un zèle ardent envers les dieux et d'une affection sincère envers vous. C'est là, je présume, une flatterie vraiment risible, et voilà pourquoi je vous ai vainement accablés de mes traits. Vous avez donc raison de vous venger de ces reproches, même en changeant la place des interlocuteurs. Car moi, c'est en face du dieu, devant son autel, aux pieds de sa statue, et devant un petit nombre de témoins que j'ai couru sus à vos méfaits; vous, c'est en plein agora, devant le peuple et par la bouche de citoyens pleins de talent, que vous me faites ces gracieusetés. Or, sachez-le bien, tous ceux qui parlent se font des complices de ceux qui les écoutent; et ceux qui écoutent avec plaisir des calomnies, tout en goûtant un plaisir moins immédiat que celui qui parle, deviennent pourtant les complices de sa langue. On a donc dit et entendu dans votre cité toutes les plaisanteries décochées contre cette pauvre barbe et contre le barbu qui ne vous a jamais fait voir et ne vous fera voir jamais un aimable caractère. Car il ne vous fera point voir un train de vie semblable â celui que vous ne cessez de mener et que vous désirez voir dans ceux qui vous gouvernent. [25] Quant aux injures que votre malice a vomies contre moi, soit en particulier, soit en public, dans des vers anapestes, je vous ai permis, en m'accusant moi-même, d'user encore d'une plus grande liberté. Non, jamais je ne vous ferai pour cela le moindre mal : pas de tête coupée, de fouet, de fers, de prison, d'amende. A quoi bon? Puisque la vie réglée que vous me voyez mener avec mes amis, vous semble méprisable et importune, puisque je ne vous offre point un spectacle qui vous agrée, j'ai résolu de quitter cette ville et de m'éloigner; non que j'aie l'espoir assuré de plaire à ceux chez qui je vais, mais parce que je crois qu'il vaut mieux, si je suis frustré de l'espérance de leur paraître beau et bon, leur communiquer quelque chose de ma rudesse et ne plus infecter cette cité florissante du mauvais parfum de ma modération et de la sagesse de mes amis. Et de fait pas un de nous n'a acheté ici ni champ, ni jardin, pas un n'a bâti de maison, contracté de mariage ou marié sa fille à l'un de vous, nous n'avons point aimé ce que vous estimez beau, ni envié votre opulence assyrienne; nous ne nous sommes point partagé les préfectures, nous n'avons point souffert qu'aucun magistrat abusât de son autorité, ni poussé le peuple aux dépenses des festins et des théâtres : au contraire, nous lui avons fait la vie si douce, que, grâce aux loisirs de l'abondance, il a décoché les anapestes contre les auteurs de sa prospérité. Nous n'avons point imposé de tribut d'or, demandé de l'argent et augmenté les impôts, mais, sans compter la remise de l'arriéré, nous avons diminué d'un cinquième la taxe accoutumée. Il y a plus : j'ai pensé que ce n'était pas assez d'être moi-même plein de modération. j'ai un procurateur qui, je le crois et j'en atteste Jupiter et les dieux, est le plus modéré des hommes; et cependant vous le déchirez à belles dents, parce qu'il est vieux, que son front est dégarni, et que vu sa rudesse, il ne rougit point de ne porter de cheveux que par derrière, comme les Abantes de la poésie homérique. J'ai encore autour de moi, deux, trois et même quatre personnes d'un mérite égal au sien; et, si vous en voulez un cinquième, je puis citer mon oncle maternel et mon homonyme, qui vous a gouvernés avec la plus grande justice, tant que les dieux lui ont accordé de vivre avec nous et de prendre part à nos affaires, bien qu'on puisse lui reprocher de n'avoir pas montré toujours une grande prudence dans la gestion de votre cité. [26] Nous nous étions donc imaginé qu'il est beau de commander aux citoyens avec douceur, et nous croyions que cette bonne pensée nous ferait paraître suffisamment beaux. Mais puisque la longueur de notre barbe vous offusque, ainsi que l'état inculte de nos cheveux, notre aversion pour le théâtre et notre désir de conserver aux temples leur majesté, sans parler avant tout de notre vigilance à faire observer la justice et à réprimer la cupidité des vendeurs, nous nous éloignons sans regret de votre ville. Car je ne pourrais guère, je crois, en me changeant dans ma vieillesse, éviter le sort du milan, dont parle la fable. On dit que le milan, qui chantait jadis comme les autres oiseaux, voulut hennir comme les chevaux de race : il désapprit le chant, ne put apprendre à hennir, fut ainsi privé de l'un et l'autre avantage, et devint l'oiseau le plus disgracié pour la voix. Je crains d'éprouver le même sort et de perdre ma rusticité, sans acquérir de l'élégance; car vous le voyez vous-mêmes, je touche, puisque le ciel le veut, à l'âge où, comme le dit le poète de Téos : "Aux cheveux noirs se mêle un peu de cheveux blancs". [27] Mais tenez, j'en prends à témoin les dieux et Jupiter protecteur de l'agora et de la cité, vous n'êtes que des ingrats. Vous ai-je fait quelque injustice, soit publique, soit privée, et, ne pouvant vous en venger ouvertement, avez-vous pris la voie des anapestes, comme les poètes comiques acharnés à déchirer Hercule et Bacchus, pour m'insulter chaque jour sur vos places? Ou bien me suis-je abstenu de sévir contre vous, pour que vous me forciez à me venger avec les mêmes armes? Quelle est donc enfin la cause de vos outrages et de votre inimitié? Car enfin, je suis sûr de n'avoir rien fait de désagréable à personne de vous, rien qui pût blesser soit les citoyens en particulier, soit la ville en général; je sais n'avoir rien dit de désobligeant : loin de là, je vous ai loués, le cas échéant; et pour ce qui est d'un certain Christ, je vous ai fait toutes les concessions qu'on est en droit d'attendre d'un prince qui veut et qui peut faire du bien aux hommes. Seulement il est impossible, sachez-le, de faire la remise de tous les impôts à ceux qui les payent, et de payer tout soi-même quand on a l'habitude de recevoir. Ainsi, quand il est évident que je n'ai rien retranché des largesses publiques, ce que fait d'ordinaire le trésor impérial, et que cependant je vous ai accordé des remises considérables d'impôts, n'est-ce point une véritable énigme? Mais ce n'est point ici le lieu de parler du bien, dont la masse de mes sujets m'est redevable. Je ne veux pas avoir l'air, comme de parti pris, de chanter moi-même mes louanges, surtout après avoir annoncé que j'allais me répandre en sanglantes invectives. Cependant ce qui me touche personnellement, ma conduite étourdie et folle à votre égard, bien que ne méritant point tout à fait votre haine, il n'est pas malséant, je crois, d'en parler, vu que ces débuts, à savoir la négligence de ma tête et mon aversion pour les plaisirs de Vénus, sont complètement miens et d'autant plus graves, comparés aux autres, qu'ils sont plus vrais et qu'ils touchent de plus près à l'âme. [28] Et d'abord, j'ai commencé par faire votre éloge aussi chaleureusement qu'il m'était possible, avant de vous avoir pratiqués et de m'être demandé comment nous prendrions ensemble. Je me disais que vous étiez fils de Grecs et que moi, malgré mon origine thrace, j'étais Grec d'inclination. Je me figurais donc que nous nous aimerions : premier grief imputable à mon étourderie. En second lieu, quand vinrent vos envoyés, après tous les autres peuples, même après les Alexandrins d'Égypte, je vous fis remise de sommes considérables d'or et d'argent et de nombreux impôts, faveur toute spéciale que je n'accordais point à d'autres villes; je complétai la liste de votre Sénat en nommant deux cents sénateurs ; en un mot, n'épargnant rien pour atteindre le but que je me proposais, c'est-à-dire de rendre votre cité plus grande et plus puissante. Je vous donnai donc de mes officiers du trésor ou des prévôts de la monnaie, et des plus riches, pour gérer vos finances. Qu'avez-vous fait? Vous n'avez point choisi ceux d'entre eux qui étaient capables, mais, profitant de l'occasion, vous avez agi comme agit une ville mal administrée et comme il convenait à votre caractère. Voulez-vous que je vous rappelle un de ces actes? Vous nommez un sénateur, avant que son nom soit sur la liste et que son procès soit jugé; puis, avec l'aide de je ne sais quelles gens, vous traînez sur l'agora cet homme pauvre, appartenant à cette espèce de gens qu'on délaisse partout ailleurs, mais que votre rare sagacité vous fait préférer à la foule opulente, et vous vous adjoignez un malheureux du plus médiocre avoir. Presque toutes vos élections s'étant opérées avec aussi peu d'à-propos, et n'ayant pas obtenu notre assentiment, vous nous avez dénié le gré du bien que nous vous avions fait, ainsi que de l'indulgence dont la justice nous avait permis d'user, et vous ne nous avez témoigné que votre animosité. Mais ce n'étaient encore là que des bagatelles, incapables de soulever contre nous les hostilités de toute la ville. Voici le grand motif de cette grande haine. [29] A peine suis-je arrivé chez vous que le peuple, écrasé par les riches, s'écrie au théâtre : « On a de tout et tout est hors de prix! » Le lendemain j'ai une conversation avec vos notables et je cherche à leur faire comprendre qu'il vaut mieux sacrifier un gain injuste et faire du bien à leurs concitoyens et aux étrangers. Ils me promettent de s'occuper de l'affaire, que je perds de vue et dont j'attends l'issue pendant trois mois, tant ils y mettent d'inconcevable négligence ! Moi, voyant que les plaintes du peuple sont fondées, et que la cherté des denrées ne vient pas de la disette, mais de l'insatiable cupidité des propriétaires, je taxe chaque objet à un taux raisonnable et je fais publier le tarif. Or, il y avait de tout en abondance, du vin, de l'huile et le reste : le blé seul était rare parce que la sécheresse de l'année précédente avait fait manquer la récolte. Je prends soin d'envoyer à Chalcis, à Hiérapolis et aux villes des environs : j'en fais venir pour vous trente myriades de mesures. Lorsque cette provision est consommée, je prends d'abord cinq mille, puis sept mille et enfin dix mille autres mesures, de celles que vous nommez muids, c'est-à-dire tout le blé qu'on m'avait envoyé d'Égypte, je vous le donne, sans exiger d'autre payement pour quinze mesures que ce que vous paviez auparavant pour dix. Si, dès l'été, cette quantité de blé valait déjà un statère d'or, que deviez-vous vous attendre à le payer dans la saison où? comme dit le poète béotien : "La rigueur de la faim sévit sur la maison"? N'auriez-vous pas été contents d'en recevoir même moins de cinq pendant l'hiver et surtout un hiver aussi rude? Pourquoi donc alors vos concitoyens riches vendaient-ils en cachette le blé qu'ils avaient à la campagne et grevaient-ils leur cité natale à leurs propres dépens? Car aujourd'hui ce n'est pas seulement le peuple de la ville, mais celui des champs qui accourt acheter du pain, que l'on trouve en abondance et à bon marché. Or, quel est celui de vous qui se souvient d'avoir vu vendre ici, aux époques les plus florissantes, quinze mesures de blé pour un statère d'or? Ainsi la cause de votre haine, c'est que je n'ai pas souffert que l'on vendit au poids de l'or le vin, les légumes et les produits de l'automne, ni que le blé gardé sous clef par les riches dans leurs greniers se trouvât tout à coup changé par eux en or et en argent. En effet, ils l'ont vendu bel et bien hors de la ville et ont fait fondre sur les citoyens la famine, que le dieu, condamnant ceux qui se livrent à ces manœuvres, appelle le fléau des mortels. [30] Seulement la ville, avec du pain en abondance, n'a pourtant que du pain. Je savais donc bien, en agissant ainsi dans le moment, que je ne plairais pas à tout le monde ; mais je n'en avais point de souci, convaincu que mon devoir était de venir en aide au peuple opprimé, aux étrangers venus ici à cause de moi et aux magistrats qui m'entouraient. Mais puisqu'il arrive, si je ne me trompe, que ces derniers se retirent et que la ville, unanime sur mon compte, me paye de sa haine ou de son ingratitude, après avoir été nourrie par mes soins, je m'en remets du tout à Adrastée, et je m'en vais chez une autre nation, chez un autre peuple, sans vous rappeler le souvenir de l'acte de justice réciproque que vous avez accompli, il y a neuf ans, lorsque le peuple se rua, la flamme à la main, avec des cris, sur les maisons des riches, massacra le gouverneur, et fut puni de ce qu'avait commis sa colère juste, mais excessive. [31] Dites-moi donc, au nom des dieux, pourquoi je vous déplais? Est-ce parce que je vous nourris de mon bien , ce qui n'est arrivé jusqu'ici à aucune autre ville, et que je vous nourris largement? Est-ce parce que j'ai augmenté la liste de vos sénateurs? Est-ce parce que je n'ai pas été sévère avec ceux que j'ai pris à voler? Voulez-vous que j'articule un ou deux faits, afin qu'on ne prenne pas la chose pour une figure de rhétorique, une pure invention? Vous dites qu'il y a trois mille lots de terre en friche, vous me les demandez, je vous les donne, et les voilà partagés entre tous gens qui n'en ont pas besoin. On fait une enquête, l'abus est notoire ; je dépouille les détenteurs illégitimes, et, sans exiger des citoyens, jadis exempts d'impôts, ceux qu'ils auraient dû payer plutôt que les autres, j'affecte le produit de leurs terres aux dépenses les plus lourdes de votre cité. Aussi, maintenant que ceux qui élèvent des chevaux pour vos courses annuelles possèdent trois mille lots de terre, francs de tout impôt, grâce à la prévoyante économie de l'oncle qui portait le même nom que moi et à ma propre libéralité, moi qui châtie si bien les méchants et les voleurs, vous avez raison de dire que je renverse le monde. C'est vrai comme vous le dites; la démence envers les êtres de cette espèce ne fait qu'accroître et nourrir la perversité humaine. [32] Voilà donc mon discours revenu par ce détour au point où je voulais. C'est moi qui suis l'auteur de tous mes maux, pour avoir comblé de grâces des cœurs ingrats ; mais la faute en est à ma sottise plutôt qu'à votre liberté. Aussi je tacherai désormais d'être plus avisé avec vous. En attendant, plaise aux dieux, en retour de l'affection et du respect que vous m'avez publiquement témoignés, de vous rendre la pareille!