[50] Cependant pour en venir à un détail plus particulier, je dis, en premier lieu, que le magistrat ne doit tolérer aucun dogme qui soit contraire au bien de l’État et aux bonnes mœurs, si nécessaires pour la conservation de la société civile. Mais, à dire vrai, il y a peu d’Églises où l’on trouve quelque exemple d’une pareille doctrine. En effet, quelle secte porterait la folie jusqu’à ce point que d’enseigner, comme article de foi, des dogmes qui tendent non seulement à la ruine de la société civile, et sont combattus par l’opinion générale de tous les hommes, mais qui vont aussi à la priver elle-même de son repos, de ses biens, de sa réputation, ’et de tout ce qu’elle a de plus cher au monde ? [51] Mais il y a un autre mal plus caché et plus dangereux que celui-là : je veux dire le privilège que certaines gens s’attribuent contre toute sorte de droit, et à l’exclusion de toutes les autres sectes, et qu’ils couvrent d’une belle apparence et sous l’enveloppe de grands mots propres à éblouir. Par exemple, on ne trouvera presque nulle part des personnes qui enseignent expressément et ouvertement que l’on n’est pas obligé de tenir sa parole ; que les princes peuvent être détrônés par ceux qui ne sont pas de leur religion ; des gens, en un mot, qui prétendent qu’eux seuls doivent gouverner tout le reste du monde. S’ils proposaient la chose d’une manière si crue, il ne faut pas douter qu’ils n’excitassent d’abord le magistrat et la république à prévenir les suites de ce poison mortel qu’ils couvent dans leur sein. Cependant, on voit des personnes qui disent la même chose en d’autres termes ; car que veulent dire ceux qui enseignent qu’on ne doit pas garder la foi aux hérétiques ? ne demandent-ils pas, en effet, qu’on leur accorde le privilège de manquer de parole aux autres, puisqu’ils tiennent pour hérétiques tous ceux qui ne sont pas de leur communion, ou qu’ils peuvent déclarer tels toutes les fois que bon leur semble ? Quel est le but de ceux qui avancent qu’un roi excommunié est déchu de son trône, si ce n’est de faire voir qu’ils s’attribuent le droit de dépouiller les rois de leurs couronnes, puisqu’ils soutiennent que le droit d’excommunication n’appartient qu’à leur hiérarchie ? Ceux qui supposent que la domination est fondée sur la grâce, ne prétendent-ils pas jouir en maîtres de tous les biens que les autres possèdent, puisqu’ils ne sont pas assez ennemis d’eux-mêmes pour ne pas croire, ou ne pas dire du moins qu’ils sont les vrais fidèles et le peuple de Dieu ? Ces gens-là et tous ceux qui accordent aux fidèles et aux orthodoxes, c’est-à-dire, qui s’attribuent à eux-mêmes un pouvoir tout particulier dans les affaires civiles, et qui, sous prétexte de religion, veulent dominer sur la conscience des autres, n’ont droit à aucune tolérance de la part du magistrat, non plus que ceux qui refusent d’admettre et de prêcher ce support mutuel en faveur de tous ceux qui ne sont pas de leur communion. Qu’est-ce, en effet, qu’enseignent ces intolérants ? Leur doctrine n’insinue-t-elle pas qu’ils n’attendent qu’une occasion favorable pour envahir les droits de la société, les biens et les privilèges de leurs compatriotes, et qu’ils ne demandent la tolérance du magistrat que pour en priver les autres, dès qu’ils auront les moyens et la force d’en venir à bout ? [52] De plus, une Église dont tous les membres, du moment où ils y entrent, passent, ipso facto, au service et sous la domination d’un autre prince, n’a nul droit à être tolérée par le magistrat, puisque celui-ci permettrait alors qu’une juridiction étrangère s’établît dans son propre pays, et qu’on employât ses sujets à lui faire la guerre. On a beau distinguer ici entre la Cour et l’Église, c’est une distinction vaine et trompeuse, qui n’apporte aucun remède au mal, puisque l’une et l’autre sont soumises à l’empire absolu du même homme, qui, dans tout ce qui regarde le spirituel, et dans tout ce qui peut y avoir quelque rapport, insinue tout ce qu’il veut aux membres de son Église, ou le leur commande même sous peine de damnation éternelle. Ne serait-il pas ridicule qu’un mahométan prétendit être le bon et fidèle sujet d’un prince chrétien, s’il avouait d’un autre côté qu’il doit une obéissance aveugle au moufti de Constantinople, qui est soumis lui-même aux ordres de l’empereur ottoman, dont la volonté lui sert de règle dans tous les faux oracles qu’il prononce sur le chapitre de sa religion ? mais ce Turc ne renoncerait-il pas plus ouvertement à la société chrétienne où il se trouve, s’il reconnaissait que la même personne est tout à la fois le souverain de l’État et le chef de son Église ? [53] Enfin, ceux qui nient l’existence d’un Dieu, ne doivent pas être tolérés, parce que les promesses, les contrats, les serments et la bonne foi, qui sont les principaux liens de la société civile, ne sauraient engager un athée à tenir sa parole ; et que si l’on bannit du monde la croyance d’une divinité, on ne peut qu’introduire aussitôt le désordre et la confusion générale. D’ailleurs, ceux qui professent l’athéisme n’ont aucun droit à la tolérance sur le chapitre de la religion, puisque leur système les renverse toutes. Pour ce qui est des autres opinions qui regardent la pratique, quoiqu’elles ne soient pas exemptes de toute sorte d’erreurs, si elles ne tendent point à faire dominer un parti, ni à secouer le joug du gouvernement civil, je ne vois pas qu’il y ait aucun lieu de les exclure de la tolérance. [54] Il me reste à parler de ces assemblées qu’on croit former le plus grand obstacle au dogme de la tolérance, je veux dire ces Églises qu’on nomme des conventicules, et les pépinières des factions et des révoltes. J’avoue qu’elles peuvent en avoir produit quelquefois ; mais l’on doit plutôt en attribuer la cause à la liberté opprimée ou mal établie qu’à l’esprit particulier de ces assemblées. Si toutes les Églises qui ont droit à la tolérance étaient obligées d’enseigner et de poser, comme le fondement de la liberté dont elles jouissent, qu’elles se doivent supporter les unes les autres, et qu’il ne faut contraindre personne sur la religion, toutes ces accusations s’évanouiraient bientôt, et ces assemblées ne seraient ni moins nuisibles, ni plus en danger de troubler l’État que toute autre réunion. Mais considérons plus particulièrement les principaux reproches qu’on leur adresse. [55] On craint, en effet, que ces assemblées nombreuses ne soient dangereuses pour l’État, et ne troublent la tranquillité publique. Mais si cela est, pourquoi permet-on, je vous prie, que le peuple se rende en foule aux marchés publics et dans les cours de judicature ? Pourquoi souffre-t-on ce concours de peuple dans les villes, et cette foule qui se réunit à la bourse ? Vous me répliquerez que ces dernières assemblées ne regardent que le civil, au lieu que les autres, dont il s’agit, ont en vue le spirituel. Est-ce donc que, plus on s’éloigne du maniement des affaires civiles, plus on est disposé à les embrouiller et à y causer du désordre ? Ce n’est pas cela, me direz-vous ; mais les hommes qui s’assemblent pour traiter de leurs intérêts civils sont de différentes religions, au lieu que les membres des assemblées ecclésiastiques professent tous la même croyance. Comme si l’accord en matière de religion était une conspiration contre l’État, ou comme si l’on ne voyait pas tous les jours que moins les sectes ont la liberté de s’assembler en public, plus elles sont unies dans leurs sentiments ? Mais il est permis à tout le monde, ajouterez-vous, de se trouver aux assemblées où il ne s’agit que de la police et du civil, au lieu qu’il n’y a que les sectaires qui se rendent à leurs conventicules, où il est ainsi facile de tramer des machinations secrètes au préjudice de l’État. Cela n’est pas exactement vrai, puisqu’il y a des assemblées où l’on ne traite que d’affaires temporelles, et où l’on n’admet point toute sorte de gens. D’un autre côté, si quelques personnes font des assemblées clandestines pour servir Dieu à leur manière, qui doit-on blâmer, je vous prie, ou ceux qui les célèbrent, ou ceux qui s’y opposent ? Mais la communion du même culte, insisterez-vous, unit étroitement les esprits, et c’est ce qui la rend beaucoup plus dangereuse. je vous dirai à mon tour : Si cela est, d’où vient que le magistrat n’appréhende pas la même chose de la part de son Église, et qu’il ne lui défend pas de s’assembler ? Est-ce parce qu’il en est le chef et l’un de ses membres ? mais n’est-il pas aussi le chef et l’un des membres de tout le peuple ? Avouons la vérité : il craint les Églises non conformistes, et non pas la sienne, parce qu’il protège celle-ci et la comble de ses faveurs, pendant qu’il maltraite et opprime les autres ; parce qu’il caresse les uns comme les enfants de la maison, et qu’il a pour eux une indulgence presque aveugle, pendant qu’il regarde les autres comme des esclaves, qui ne doivent attendre le plus souvent, pour toute récompense d’une vie innocente, que la prison, les fers, l’exil, la perte de leurs biens et la mort même ; enfin, parce qu’il souffre tout aux uns, et que les autres sont punis pour le moindre sujet. Qu’il prenne des mesures tout opposées, ou que les non-conformistes jouissent des mêmes privilèges civils que leurs concitoyens, et il verra bientôt qu’il n’a rien à craindre des assemblées religieuses. Si les hommes pensent à la révolte, ce n’est pas à leur religion ni à leurs conventicules qu’on doit en attribuer la cause, mais plutôt aux châtiments et à l’oppression qu’ils endurent. La tranquillité règne partout où le gouvernement est doux et modéré ; au lieu que l’injustice et la tyrannie causent presque toujours le trouble et le désordre. Je sais bien qu’il s’élève souvent des séditions sous le prétexte de la religion : mais il est également vrai que les sujets sont souvent maltraités et persécutés à cause de leur religion. Croyez-moi, cet esprit de révolte, dont on fait tant de bruit, n’est pas attaché à quelques Églises particulières, ou à certaines sociétés religieuses ; il est commun à tous les hommes, qui n’oublient rien pour secouer le joug sous le poids duquel ils gémissent. Supposez, la religion mise à part, qu’un prince s’avisât de distinguer ses sujets, selon la différence du teint ou des traits de leur visage, en sorte que ceux qui auraient les cheveux noirs et les yeux bleus, ne pussent faire aucun commerce, ni exercer aucun métier ; qu’on les dépouillât du soin et de l’éducation de leurs enfants, et qu’on ne leur rendît aucune justice ; ne croirez-vous pas que le prince aurait autant à craindre de la part de ces hommes, que leur ressemblance enveloppe dans la même disgrâce, que de la part de ceux que la même religion associe ? Le désir du gain et des richesses excite les uns à former des sociétés pour le trafic ; l’envie de se divertir fait que les autres ont leur rendez-vous ; le voisinage produit la liaison de ceux-ci, et la religion porte ceux-là à se rendre dans le même temple pour adorer la divinité ; mais il n’y a que l’oppression toute seule qui engage le peuple à s’attrouper, à se porter à la révolte, et à courir aux armes. [56] Quoi donc ! me direz-vous ; faut-il que le peuple célèbre des assemblées religieuses contre la volonté du magistrat ? Eh pourquoi contre sa volonté ? n’est-ce pas une chose qui doit être permise, et qui est même nécessaire ? Contre sa volonté ? dites-vous, c’est cela même dont je me plains, c’est là la source de tout le mal. D’où vient que le concours des hommes dans une Église, choque plus qu’au théâtre ou à la promenade ? Sont-ils moins vicieux et moins turbulents ici que là ? non, sans doute, mais le fait est qu’on les maltraite lorsqu’ils s’assemblent pour prier Dieu, et l’on prétend, à cause de cela, qu’ils ne méritent aucune tolérance. Qu’on cesse d’être partial à leur égard ; qu’on rende la même justice à tous ; qu’on les délivre des peines et des amendes, et l’on verra bientôt le calme succéder à l’orage, la paix et la tranquillité publique aux murmures et aux séditions. Plus les non-conformistes trouveront de douceur sous un gouvernement, plus ils travailleront à maintenir la paix de l’État ; et toutes les différentes Églises qui le composent, persuadées qu’elles ne peuvent jouir nulle part ailleurs des mêmes avantages, seront comme les gardes fidèles du repos public, et s’observeront les unes les autres, pour empêcher les troubles et les révoltes. Que si l’Église, qui est de la religion du souverain, est regardée comme le plus ferme appui du gouvernement, par cela seul que les lois et le magistrat la favorisent, quelle ne sera pas la force d’un État dans lequel tous les bons citoyens jouiront également de la faveur du prince et de la protection des lois, sans qu’il y ait aucune différence entre eux sous le rapport de leur religion quelle qu’elle soit, et lorsque la sévérité des lois ne sera à craindre que pour les criminels qui cherchent à troubler le repos public ? [57] Ajoutons, pour conclure, que tout consiste à accorder les mêmes droits à tous les citoyens d’un État. Est-il permis aux uns de servir Dieu selon les rites de l’Église romaine, qu’il soit permis aux autres de l’adorer à la manière de celle de Genève. L’usage de la langue latine est-il reçu en public, qu’on le permette aussi dans les temples. Peut-on se mettre à genoux chez soi, se tenir debout, demeurer assis ou tenir quelque autre posture, faire tels ou tels gestes, porter un habit blanc ou noir, une robe longue ou une courte : qu’on souffre tout cela dans les Églises, pourvu qu’on ne choque point les règles de la bienséance. Qu’il soit permis d’y manger du pain, d’y boire du vin, d’y faire des ablutions, si quelqu’une de leurs cérémonies le demande ; en un mot, que l’on puisse faire, dans l’exercice de sa religion, tout ce qui est légitime dans l’usage ordinaire de la vie ; que, pour toutes ces choses, ou d’autres semblables, on ne fasse souffrir à personne aucun tort, ni dans sa liberté, ni dans ses biens. Vous est-il permis de suivre la discipline presbytérienne dans votre Église, pourquoi ne voudriez-vous pas que les autres eussent la liberté de recevoir l’épiscopale ; le gouvernement ecclésiastique, qu’il soit administré par un seul ou par plusieurs, est partout le même ; il n’a nul droit sur les affaires civiles, ni le pouvoir de contraindre ; et il n’a pas besoin, pour se soutenir, de gros revenus annuels. La coutume autorise les assemblées religieuses ; et si vous les accordez à une Église ou à une secte, pourquoi les défendriez-vous aux autres ? Si l’on conspire dans quelqu’une de ces assemblées contre le bien de l’État, ou que l’on y tienne des discours séditieux, il faut punir cette action de la même manière, et non autrement, que si elle s’était passée dans un lieu public. Les églises ne doivent pas servir d’asile aux rebelles et aux criminels ; mais le concours des hommes doit y être aussi libre que dans une foire ou dans un marché, et je ne vois pas pour quelle raison l’un serait plus blâmable que l’autre. Chacun doit être responsable de ses propres actions, et l’on ne doit pas rendre un homme odieux ni suspect pour la faute qu’un autre a commise. Qu’on châtie rigoureusement les séditieux, les meurtriers, les brigands, les voleurs, les adultères, les injustes, les calomniateurs, en un mot, toute sorte de criminels, de quelque religion qu’ils soient ; mais qu’on épargne, et qu’on traite avec la même douceur que les autres citoyens, ceux dont la doctrine est pacifique, et dont les mœurs sont pures et innocentes. Si l’on permet aux uns de célébrer des assemblées solennelles et certains jours de fête, de prêcher en public et d’observer d’autres cérémonies religieuses, on ne peut refuser la même liberté aux presbytériens, aux indépendants, aux arminiens, aux quakers, aux anabaptistes et autres ; et même, pour dire franchement la vérité, comme les hommes se la doivent les uns aux autres, l’on ne doit exclure des droits de la société civile ni les païens, ni les mahométans, ni les Juifs, à cause de la religion qu’ils professent. Du moins, l’Église, qui ne juge point ceux qui sont dehors, comme dit l’apôtre (Cor., V, 12, 13), n’en a pas besoin ; et l’État, qui embrasse et reçoit les hommes, pourvu qu’ils soient honnêtes, paisibles et industrieux, ne l’exige pas. Quoi ! vous permettriez à un païen de négocier chez vous, et vous l’empêcheriez de prier Dieu et de l’honorer à sa manière ! Les juifs peuvent séjourner au milieu de nous, et habiter vos maisons ; pourquoi donc leur refuserait-on des synagogues ? Leur doctrine est-elle plus fausse, leur culte est-il plus abominable et leur union est-elle plus dangereuse en public qu’en particulier ? Mais si l’on doit accorder toutes ces choses aux infidèles, la condition de quelques chrétiens sera-t-elle pire que la leur, dans un État qui professe l’Évangile de Jésus-Christ ? [58] Peut-être me direz-vous : « Oui, sans doute, il le faut bien ; puisque ceux-ci ont plus de penchant aux factions, aux tumultes et aux guerres civiles. » Mais est-ce la faute, je vous prie, du christianisme ? Si cela est, nous devons reconnaître que c’est la plus dangereuse de toutes les religions du monde ; et, bien loin que vous deviez l’embrasser, elle ne mérite pas qu’aucun magistrat la tolère. Si elle est ennemie du repos public, et qu’elle soit d’un esprit turbulent, l’Église, que le souverain protège, court grand risque de n’être pas toujours innocente. Mais, à Dieu ne plaise que nous ayons une telle idée de la religion chrétienne, qui réprouve l’avarice, l’ambition, les querelles, les animosités et tous les désirs criminels, et qui ne respire que la paix, la douceur et la modération ! Il faut donc chercher une autre cause des maux qu’on lui impute ; et, si nous examinons la chose de près, nous trouverons la solution de cette question dans le sujet même que je traite. Ce n’est pas la diversité des opinions, qu’on ne saurait éviter, mais le refus de la tolérance qu’on pourrait accorder, qui a été la source de toutes les guerres et de tous les démêlés qu’il y a eu parmi les chrétiens, sur le fait de la religion. Les chefs et les conducteurs de l’Église, remplis d’avarice et d’un désir insatiable de domination, se prévalant de l’ambition des souverains et de la superstition crédule des peuples inconstants, les ont animés et soulevés contre ceux qui n’adoptaient pas leurs opinions, en leur prêchant, contre les lois de l’Évangile et de la charité chrétienne, qu’il fallait priver de leurs biens les hérétiques et les schismatiques, et les exterminer entièrement ; et c’est ainsi qu’ils ont mêlé et confondu deux choses tout à fait différentes, l’Église et l’État. Or, il est bien difficile que des hommes souffrent avec patience qu’on les dépouille des biens qu’ils ont acquis par leur industrie, et que, contre toute sorte de lois divines et humaines, on les livre à la fureur de leurs compatriotes, surtout d’ailleurs lorsqu’ils sont très innocents, et qu’on les maltraite pour une affaire de conscience qui ne relève que de Dieu. N’est-il pas naturel que, lassés de tous les maux dont on les accable, ils viennent enfin à se persuader qu’il leur est permis de repousser la force par la force, et de prendre les armes pour la défense des droits que Dieu et la nature leur accordent, convaincus que le crime seul les en doit priver, et non pas la religion qu’ils professent ? L’histoire ne témoigne que trop que tel a été jusqu’ici le cours ordinaire des choses ; et il n’y a nul doute que cela ne continue dans la suite, tant que les magistrats et les peuples croiront qu’il faut persécuter les hérétiques, et que les ministres de l’Évangile, qui devraient être les hérauts de la paix et de la concorde, exciteront, par tous les moyens possibles, les peuples à s’armer, et emboucheront les trompettes de la guerre. Cependant on pourrait s’étonner que les princes laissent agir ces incendiaires et ces perturbateurs du repos public, si l’on n’avait pas lieu de s’apercevoir qu’ils les ont invités au partage des dépouilles et que les princes se sont prévalu de leur avarice et de leur orgueil, pour augmenter leur propre pouvoir. Qui ne voit, en effet, que ces bonnes gens ont plutôt été des ministres d’État que des ministres de l’Évangile ; que, par une lâche complaisance, ils ont flatté l’ambition et le despotisme des princes et des grands de la terre, et qu’ils ont tout mis en œuvre pour établir dans l’État une tyrannie, qu’autrement ils n’auraient pas pu introduire dans l’Église ? Tel est le funeste concert que nous voyons exister entre ces deux sortes de gouvernement ; au lieu que si chacun se tenait dans ses justes bornes, il n’y aurait pas la moindre occasion de trouble et de discordes, puisque les uns ne doivent travailler qu’au bien temporel de leurs sujets, et que les autres ne doivent chercher que le salut éternel des âmes. "Sed pudet haec opprobria", etc. J’aurais honte de pousser plus loin mes tristes réflexions là-dessus. Dieu veuille que l’Évangile de paix soit enfin annoncé ; que les magistrats civils aient plus de soin de se conformer à ses préceptes, que de lier la conscience des autres par des lois humaines ; et qu’en bons pères de la patrie, ils tournent toute leur application à procurer le bonheur temporel de tous leurs enfants, excepté de ceux qui sont revêches, arrogants et injustes envers leurs frères ! Dieu veuille que les ecclésiastiques, qui se vantent d’être les successeurs des apôtres, marchent sur les traces de ces premiers hérauts de l’Évangile ; qu’ils ne se mêlent jamais des affaires d’État ; qu’ils soient modestes et paisibles dans toute leur conduite, et qu’ils s’occupent uniquement du salut des âmes, dont ils doivent un jour rendre compte ! Adieu. [59] Peut-être qu’il ne sera pas mal à propos d’ajouter ici quelque chose sur ce qu’on appelle hérésie et schisme. Un mahométan, par exemple, ne saurait être hérétique, ni schismatique à l’égard d’un chrétien ; et si quelqu’un passe de la religion chrétienne au mahométisme, il ne devient pas non plus schismatique ou hérétique, mais un infidèle et un apostat. Il n’y a personne qui doute de ceci : de sorte que les hommes de différentes religions ne peuvent être ni hérétiques ni schismatiques l’un à l’égard de l’autre. Il faut donc examiner qui sont ceux qui professent ou ne professent pas une même religion ; et, sur cela, il est clair que ceux qui admettent la même règle, dans le culte et dans la foi, sont de la même religion ; au lieu que ceux qui ne suivent pas une même règle, dans le culte et dans la foi, sont de différentes religions. Car, puisque tout ce qui appartient à une religion est contenu dans une certaine règle, il s’ensuit de toute nécessité que ceux qui reçoivent la même règle sont de la même religion, et tout au contraire les autres. Ainsi, les Turcs et les chrétiens sont de différentes religions, parce que les uns suivent l’Alcoran, et les autres l’Écriture sainte, pour la règle de leur religion. De même, parmi les chrétiens, il peut y avoir de différentes religions ; les catholiques romains, par exemple, et les luthériens, quoique les uns et les autres professent le christianisme, ne sont pas pour cela de la même religion, parce que ceux-ci n’admettent que l’Écriture sainte pour règle de leur foi ; au lieu que les premiers y ajoutent des traditions et les décrets des papes. De même encore les chrétiens qu’on appelle de Saint-Jean, et ceux de Genève, sont de différentes religions, parce que les derniers ne reçoivent que l’Écriture sainte pour leur guide dans le chemin du salut ; au lieu que les autres y joignent je ne sais quelles traditions. [60] Cela posé, il s’ensuit : Premièrement, que l’hérésie est une séparation dans la communion ecclésiastique (entre des hommes qui professent la même religion), à cause de certaines opinions qui ne sont pas contenues dans la règle elle-même. Secondement, qu’entre ceux qui ne reconnaissent que l’Écriture sainte pour règle de leur foi, l’hérésie est la séparation dans la communion chrétienne, pour des opinions qui ne se trouvent pas dans les termes exprès de l’Écriture. Or cette séparation peut arriver en deux manières. 1. Quand la plus nombreuse partie, ou celle qui est la plus forte partie d’une Église, à cause de la faveur du magistrat, abandonne les autres, et les exclut de sa communion, parce qu’ils ne veulent pas professer la croyance de certains dogmes, qui ne sont pas fondés sur les termes exprès de l’Écriture : mais ni le petit nombre de ces derniers, ni l’autorité du magistrat ne saurait jamais faire qu’une personne soit hérétique ; celui-là seul mérite ce titre qui, à cause de pareilles opinions, déchire le sein de l’Église, introduit des noms et des marques de distinction, et se sépare volontairement des autres. 2. Quand on s’éloigne de la communion d’une Église, parce que cette Église ne fait pas une profession publique de certaines opinions, qui ne se trouvent pas dans l’Écriture sainte en termes clairs et positifs. Les uns et les autres sont hérétiques, parce qu’ils errent dans ce qu’il y a de fondamental, et qu’ils errent obstinément contre la connaissance. En effet, après avoir admis l’Écriture sainte pour l’unique fondement de leur créance, ils admettent néanmoins comme fondamentales d’autres propositions qui ne sont pas dans l’Écriture ; et, sur ce que leurs frères ne veulent pas recevoir ces opinions qu’ils ont ajoutées, ni les regarder comme fondamentales ou nécessaires pour le salut, ils font une séparation dans l’Église, en se retirant d’avec les autres, ou en les chassant de leur communion. Il ne leur sert à rien de dire que leurs symboles et les articles de leur croyance sont conformes à l’Écriture sainte et à l’analogie de la foi : car, s’ils sont conçus dans les termes exprès de l’Écriture, il ne saurait y avoir de dispute à ce sujet, puisque tous les chrétiens avouent que ce livre est inspiré, et qu’ainsi tout ce qu’il nous enseigne est fondamental. Que s’ils disent que les articles dont ils exigent la profession sont des conséquences tirées de l’Écriture sainte, ils font bien sans doute d’y ajouter foi ; mais ils ont tort de vouloir les imposer à ceux qui ne les trouvent pas conformes à l’Écriture ; et ils deviennent eux-mêmes hérétiques si, pour des dogmes qui ne sont ni ne sauraient être fondamentaux, ils se séparent de la communion générale. Du moins, je ne crois pas qu’il y ait un homme assez extravagant pour oser donner ses explications de l’Écriture sainte et les conséquences qu’il en tire pour des inspirations divines, ni pour comparer à l’autorité de ce même livre les articles de foi qu’il en a composés, selon les faibles lumières de son esprit. Il est vrai qu’il y a de certaines propositions si évidentes, quoiqu’elles ne soient pas conçues dans les termes de l’Écriture, qu’il est facile de s’apercevoir qu’elles en découlent : ce n’est pas aussi de celles-là dont on peut discuter. Je dis seulement que, si clairement que telle ou telle doctrine nous paraisse être déduite de l’Écriture, nous ne devons pas pour cela l’imposer aux autres comme un article de foi nécessaire, a moins que nous ne consentions que d’autres doctrines nous soient imposées de la même manière, et qu’on puisse nous forcer à recevoir et à professer toutes les opinions diverses et contradictoires des Luthériens, des Calvinistes, des Remontrants, des Anabaptistes et des autres sectes que les faiseurs de symboles, de systèmes et de confessions, ont coutume de donner à leurs adeptes pour des déductions naturelles et nécessaires de la sainte Écriture. Pour moi, je ne puis m’empêcher d’être surpris de l’extravagante arrogance de ces gens qui croient pouvoir expliquer les choses nécessaires au salut plus clairement que le Saint Esprit lui-même, que l’éternelle et infinie sagesse de Dieu. [61] Voilà ce que j’avais à dire au sujet de l’hérésie, mot qui, dans sa signification ordinaire, ne s’applique qu’à la partie dogmatique de la religion. Considérons maintenant le schisme, genre de crime ou d’imputation qui s’en rapproche beaucoup ; du moins, il me semble que l’un et l’autre de ces termes signifient séparation mal fondée à l’égard de la communion ecclésiastique, pour des choses qui ne sont pas nécessaires au salut. Mais, puisque l’usage, qui est la loi suprême du langage, a établi qu’on nommerait hérésie les erreurs dans la foi, et schisme celles qui regardent le culte et la discipline, je prendrai ces mots dans le sens de cette distinction. Le schisme donc n’est autre chose qu’une séparation faite dans la communion de l’Église, à l’occasion de quelque chose dans le culte divin, ou dans la discipline ecclésiastique, qui n’en est pas une partie nécessaire. Or, il ne peut y avoir de nécessaire à une communion chrétienne, dans le culte ou la discipline, que ce que Jésus-Christ lui-même, notre souverain Législateur, ou ce que ses apôtres, par l’inspiration du Saint Esprit, ont commandé en termes tout exprès. En un mot, celui qui ne nie rien de tout ce qui est enseigné en termes exprès dans l’Écriture sainte, et qui n’abandonne aucune Église à cette occasion, ne peut être schismatique ni hérétique, de quelque nom odieux qu’on le charge d’ailleurs, et quand même toutes les sectes chrétiennes en corps le déclareraient déchu du christianisme. Je pourrais mettre cela dans un plus grand jour, et m’y étendre davantage ; mais ce peu de mots doivent suffire pour une personne aussi éclairée, et qui a autant de pénétration que vous.